Un article paru en février 2014, assez daté, forcément, puisqu’à l’époque, la plateforme Rap Genius faisait encore office de semi-nouveauté. Un petit texte à mi-chemin entre entretien, portrait et courte analyse.
Depuis bientôt 4 ans, l’ampoule de Rap Genius éclaire les recoins les plus sombres des allées alambiquées du rap et du hip hop français. Et 2014 s’annonce déjà comme une année clé pour le site, entre la sortie d’une application, celle de la Rap Genius Tape et bientôt la diffusion d’un EP mensuel.
Un Wikipédia sur l’air du rap, il fallait l’inventer : en 2009, 3 étudiants de Yale se prennent la tête sur les paroles de Family Ties, par Cam’ron. Pour se départager, et puisque les Américains ne font rien à moitié, ils se lancent dans un site web participatif : Rap Genius est né. Ou plutôt, Rap Exegesis, le nom qu’il porte pendant quelques mois.
En 2010, Clément, l’un des deux responsables de la version francophone du site (avec Brandon), fait un tour sur le site US : « J’écoutais l’album Arabian Panthers, de Médine, et j’ai cherché des explications sur Rap Genius. J’ai remarqué qu’il n’y avait aucune track en français. Je leur ai envoyé un mail et j’ai commencé à ajouter des morceaux de mon côté. »
Aujourd’hui, l’équipe s’est considérablement étendue : 70 personnes contribuent régulièrement, dont une soixantaine d’éditeurs, et 10 en formation, qui valident les contributions extérieures. Car c’est ici que Rap Genius puise sa force : plusieurs centaines de volontaires expliquent, décryptent, se disputent autour des paroles écrites par les artistes. Outre-Atlantique, ils sont des milliers à augmenter le champ du site, quotidiennement.
Le fonctionnement du site est désormais bien connu : les phases et punchlines sont expliquées, avec des contributions directement publiées sur le site, en rouge. La validation par les éditeurs vient a posteriori, ce qui occasionne parfois quelques perles WTF… Dans tous les cas, les explications non validées sont distinctes, pour assurer la crédibilité et l’exactitude de la plateforme.
Le rap français n’a pas oublié de rendre hommage au Genius… (voir plus bas)
Mais la vraie consécration, pour ces passionnés, vient quand un artiste valide une interprétation : « Pour le moment, on compte à peu près une centaine de comptes artistes en France, pour plusieurs milliers dans le monde. 99 % d’entre eux sont très enthousiastes à la lecture des contributions », détaille Clément. Il y a de quoi : en plus de recenser la totalité des paroles, le site offre la possibilité d’approfondir et de mettre en valeur les textes, quand le rap game chéri des médias a tendance à ne jouer que de clips et bitchs.
Repartons de l’autre côté de l’Atlantique : en quelques années, Rap Genius est devenu un point de rendez-vous pour tous les passionnés. L’investissement massif (15 millions $) de Ben Horowitz, homme d’affaires fan de rap, dans la plateforme lui a permis de se développer considérablement, et d’écarter les problèmes de modèles économiques. Jusqu’à attirer les convoitises : en novembre 2013, le lobby des labels qu’est la National Music Publishers Association, aux États-Unis, réclame le retrait des paroles pour infraction aux droits d’auteur. Un litige toujours en cours, qui oblige le site à s’arranger avec certains majors. En France, toutefois, « un travail important se fait avec les majors, notamment Def Jam et Because Music », précise Clément.
Et pour cause : mine de rien, Rap Genius Fr dispose désormais d’une force de frappe impressionnante dans le milieu. Avec des clins d’oeil réguliers de la part des artistes eux-mêmes : « Quand Médine, dont les paroles ont «inauguré» Rap Genius Fr, nous a cité dans une chanson [« Biopic, NdR »], j’étais très honoré. Quand Disiz a fait son morceau, pareil, ça fait chaud au coeur… »
Outre la sortie d’une appli mobile, l’actualité de Rap Genius est brûlante : la semaine dernière, le site proposait sa première mixtape, la Rap Genius Net Tape. 19 morceaux inédits, dont 4 composés par les vainqueurs (Kila Kali et Ou2s, Malik, Phases Cachées et Tekilla) d’un concours qui a rassemblé près de 400 participants. « Les artistes ont vraiment assuré, en nous fournissant des tracks masterisées et mixées de bout en bout. Il y en a certains avec lesquels nous avions déjà travaillé, dont L’indis et Zekwe Ramos, pour des interviews ou des validations de compte, d’autres qui voulaient y être, et d’autres qui étaient nos coups de coeurs personnels », explique Clément. Une suite prévue ? « Pour le moment, on va se reposer, en profiter. Nous y réfléchissons, peut-être un format album avec un concept derrière… »
Le 12 février, le site deviendra également partenaire d’un concert, le showroom privé de Tito Prince, Black Kent et 3010, avec Rap Mag, Générations et Canal Street. Un des signes de l’audience grandissante de la plateforme, tout comme les 5.000 téléchargements cumulés pour la tape #RGNT, en moins d’une semaine. Rap Genius proposera également, dès le mois prochain, un EP 3 titres mensuel, sous le titre The Big Three by Rapgenius, et diffusé par ses soins. Et la lumière fut…
Comme indiqué en fin d’article, cet entretien a été réalisé dans un cadre assez inattendu pour une rencontre avec Kent, un vrai “enfant terrible” du rock britannique, côté journalisme et critique. Le festival Livres et Musique de Deauville, aussi qualitatif soit-il, est traversé par une ambiance petite-bourgeoise, dans une ville clinquante hantée par des rockers vieillissants… Nick Kent, rangé des comportements outranciers, n’alluma qu’un seul joint de toute l’interview, mais fut particulièrement affable.
De passage à Deauville pour le Festival Livres et Musique, l’enfant terrible de la… critique rock britannique, Nick Kent. Morrissey sait des choses sur lui « à défriser un afro », mais autant demander au trublion en personne, qui n’a pas perdu son souffle pour nous répondre entre deux bouffées, d’enthousiasme et de tabac.
Vous travaillez en ce moment sur une réédition de Sticky Fingers des Rolling Stones, en quoi cela consiste-t-il ?
Nick Kent : Ces trois dernières années, j’ai bossé avec les Rolling Stones, j’ai fait l’assistant. Mick Jagger m’a appelé, parce qu’ils veulent que des gens plongent dans leurs archives, en vue de les ressortir avec des inédits. Ils ont déjà fait Exile il y a 4 ans, Some Girls aussi, et ils veulent maintenant sortir Sticky Fingers. Sticky Fingers est un album sur lequel il est difficile d’écrire, surtout à propos du processus créatif. Il a été enregistré par phases, et il y a des problèmes judiciaires entre Decca, leur premier label et Atlantic, le suivant, sur lequel allait sortir Sticky Fingers. Les Stones n’étaient pas sous contrat lors de l’enregistrement.
Avez-vous accès à beaucoup d’enregistrements ?
Nick Kent : J’ai accès à toutes leurs archives, et il y des putains de milliers d’enregistrements de cette période. Ils enregistraient toutes les nuits, tout et n’importe quoi. Les archives des Beatles ou de Bob Dylan sont très bien classées : voilà « « Yesterday », takes D ». J’ai passé énormément de temps à écouter ses archives, qui sont majoritairement constituées de vieux blues/jazz. Il faut écouter 8 heures de merde pour trouver 5 minutes d’enregistrements corrects : les Stones étaient comme ça, pouvaient être le pire groupe du monde. En enregistrement, en répétition, si Richards ou Jagger n’étaient pas motivés, c’était horrible.
Cherchez-vous également à recueillir les souvenirs des gens présents ?
Nick Kent : Aucun de ceux qui étaient présents n’a les mêmes souvenirs de ces enregistrements, personne ne se souvient du lieu et de l’endroit où les chansons de Sticky Fingers ont été enregistrées. La batterie ou la guitares ont pu être enregistrées en avril, mais en décembre, ses parties sont à nouveau réenregistrées. Ils jouaient la même chanson pendant des mois. « Can’t You Hear Me Knocking », avec ses 5 minutes de jam, vient de deux sessions : une pour la chanson, et une autre pour le jam avec Mick Taylor. Cet album a véritablement été piloté par Mick Jagger et Jimmy Miller, Keith Richards n’était pas en grande forme à ce moment-là.
Il n’était même pas là pour la moitié des sessions, il ne venait même pas. Mick Jagger jouait de la guitare. Richards est sur Brown Sugar, même si Mick Jagger l’a intégralement écrite, y compris le riff. Il a écrit Wild Horses, et il est dessus. Il est là pour le riff du début de « Can’t You Hear Me Knocking », pendant les 2 premières minutes de la chanson. Mais l’instrumental est assuré par Mick Taylor, Billy Preston, Bobby Keys, Charlie Watson, Bill Wyman. Keith Richards n’est pas souvent là.
Mick Taylor s’en souvient bien, il était dans deux chansons de Let It Bleed, mais Sticky Fingers est son premier album avec les Stones. Marshall Chess, qui était à la tête de Rolling Stones Records, il était là à toutes les sessions. Keith Richards ne se souvient de rien, parce qu’il n’était pas là, ou «absent» pendant les enregistrements. Les 2⁄3 de Exile on Main Street ont été enregistrés pendant les sessions de Sticky Fingers. Ils ont emmené les bandes à Nellcôte, en France, et aux États-Unis. Il y a peut-être six chansons qui viennent de Nellcôte, « Tumbling Dice », « Casino Boogie », « Ventilator Blues », « Happy » et deux autres. Les autres viennent des enregistrements de Sticky Fingers. Les Stones ont toujours enregistré comme cela : Keith Richards pouvait reprendre des enregistrements et refaire la basse. Bill Wyman n’est pas sur beaucoup d’albums des Stones, même s’il était avec eux en live.
À quand remonte votre première rencontre avec les Stones ?
Nick Kent : Je suis né à Londres, mais ma famille et moi avons déménagé au Pays de Galles à mes huit ans. Quand j’avais douze ans, un de mes camarades avait son père qui organisait un événement local de catch, mais aussi des concerts à Cardiff. Il m’a invité à un concert des Rolling Stones, lorsqu’ils n’avaient que deux singles à leur actif, et aucun hit. J’avais douze ans, et je rencontrais les Stones, avec Brian Jones en leader, vingt ans à l’époque, très sympathique. Ils étaient très énergiques, trois concerts par jour.
L’écriture de livrets, les articles du Guardian ou de Libé, ce sont des choses qui vous occupent, à présent ?
Nick Kent : Je suis plus connu pour mes observations sur les groupes dans leur vie commune, ou musicale, mais l’exercice ne me déplaît pas. Je suis un retraité du journalisme print. Je n’ai pas écrit d’articles pour un magazine depuis très longtemps. J’ai aimé The Guardian, ils payaient bien et ne foutaient pas le bordel dans ce que j’écrivais. Probablement un des meilleurs journaux en Angleterre, avec le Times [sa compagne Laurence Romance y publie régulièrement des articles, dernièrement sur Kurt Cobain NdR]. J’ai 62 ans, maintenant, et puis il n’y a plus tellement de groupes avec lesquels je voudrais traîner. Je ne voudrais pas traîner avec Coldplay, U2 ou même les Foo Fighters.
Quand a eu lieu votre rencontre avec Lester Bangs, et quels souvenirs en gardez-vous ?
Nick Kent : J’ai rencontré Lester Bangs en février 1973, quelqu’un m’avait dit où il habitait et je me suis pointé chez lui. Il les avait prévenus de mon arrivée. Je suis arrivé à côté de Detroit, dans une petite ville appelé Birmingham, au milieu d’un grand état comme le Michigan, de là où venait Cream.
J’étais un peu allumé, ils voulaient se débarrasser de moi, je voulais surtout me droguer avec de quoi fumer. Ils ont décidé de me refiler à Lester Bangs, parce que j’étais écrivain. Quelqu’un m’avait filé un tranquilisant, cela s’appellait Mandrax, parce que j’étais nerveux à l’idée de rencontrer Bangs. Du coup, j’avais l’air bourré, ce n’était pas très malin. Je me souviens que nous avions écouté une des premières copies de Raw Power. Iggy et les Stooges me l’avaient joué, très grossièrement, en Angleterre, avant de partir à Los Angeles.
À ce moment-là, vous travaillez déjà au New Musical Express ?
Nick Kent : J’ai eu ce premier boulot au NME très facilement, j’ai été très chanceux. Mais j’ai eu peur que cela ne dure qu’un temps, je voulais m’améliorer, je lui demandais comment il écrivait. Il ne faisait que parler, nous avions des méthodes d’écriture très proches. Lui prenait du speed, et écrivait, écrivait, écrivait comme un obsédé. Il tenait un journal, ce que je ne faisais pas. Je n’écrivais pas de lettres non plus. Je n’écris que lorsque je sais que je dois écrire mes idées sur du papier. Je suis plus paresseux.
Mon premier problème, c’est que je ne pouvais pas taper au clavier, je n’ai jamais eu le temps d’apprendre. Je suis devenu écrivain très soudainement. En 1972, j’étais écrivain depuis 3 ou 4 mois, et les gens du NME essayaient de relancer le magazine avec une nouvelle formule. Je faisais partie de ces jeunes types, plutôt marrants, sur lesquels on comptait au début des année 70. Tout le monde attendait le retour des sixties, la reformation des Beatles et le retour de Dylan. Le seul groupe qui avait survécu au passage des 60 au 70, c’était les Rolling Stones, le meilleur groupe du monde à ce moment-là. Le NME m’a donc engagé, en me promettant que quelqu’un taperait mes articles à la machine. Cela devait être un cauchemar pour ces secrétaires, j’écrivais particulièrement mal. Mais je connaissais mon sujet, avec un grand spectre d’écoutes en matière de musique, de la pop au classique, avec une bonne compréhension du jazz. Et j’avais surtout de bons instincts.
Le magazine se vendait bien, à l’époque ?
Nick Kent : Le NME avait 60.000 lecteurs par semaine quand je suis arrivé. 6 mois plus tard, il y en avait 200.000 par semaine. L’éditeur m’avait appelé dans son bureau pour m’annoncer la nouvelle. La maison, qui s’appelait IPC, avait mené un sondage pour en savoir la raison. J’espérais que cela allait être moi, qu’il allait me féliciter… Mais les gens ne lisaient pas le journal, ils s’intéressaient surtout aux photos. Ils voulaient voir les fringues de Roxy Music, la dernière coupe de David Bowie, si Led Zep allait faire un concert… La télévision ne s’intéressait pas à la musique. Les gens voulaient de l’information, pas forcément de l’opinion. C’est aussi pour cela que la presse musicale disparaît, parce que la «news» s’est reportée sur Internet. Plus besoin d’attendre, et les images sont directement là, plus besoin de quelqu’un pour raconter. C’était l’Âge d’Or, mais surtout parce que la presse musicale était le seul endroit où trouver ces infos.
Comment avez-vous réagi à la nouvelle ?
Nick Kent : C’est à ce moment-là que j’ai décidé de verser dans l’extrême. Quand j’avais 15 ans, j’ai vu Jimi Hendrix en concert, il y avait Pink Floyd, avec Syd Barrett, sur la même affiche. Et The Move, un groupe presque aussi bon que celui d’Hendrix. Ils ont fait deux passages, de 18 heures à minuit, devant un millier de personnes, pas plus. Le premier se déroulait devant des écoliers, et Jimi Hendrix était incroyablement puissant, très sexuel. L’équivalent, ce serait de mettre une classe devant un porno, parce que Hendrix jouait de sa guitare comme avec un sexe, complètement extrême, mais il avait leur attention. L’assemblée venait voir de gentils groupes Blancs bien mis, et les écolières se retrouvaient devant un Noir portant l’afro et jouant une musique terriblement sexuelle, quand on voyait encore peu de gens de couleur. Les extrêmes, comme Jerry Lee Lewis au piano ou les Who et leurs guitares qu’ils explosaient. Il faut attirer l’attention.
Face à la concurrence, c’est ce qui vous a permis de vous démarquer ?
Nick Kent : Il y a le risque de n’être identifié plus que par ça, cette partie «choc». Les gens ne prennent plus forcément au sérieux. C’était le problème de Jimi Hendrix : un des plus grands musiciens de la fin du XXe siècle, avec John Coltrane et Miles Davies, mais quand les gens ont vu qu’il jouait avec les dents, ils ont cru que c’était une putain de blague. Les musiciens de jazz ne le prenaient pas au sérieux, aussi bon pouvait-il être. Il avait pourtant le talent qu’il faut développer pour renforcer ce côté improbable. Les journalistes rock étaient bons, mais ils oubliaient qu’ils avaient pour interlocuteurs une audience aux faibles capacités de concentration, des adolescents. Il faut les attraper, et faire en sorte qu’ils n’oublient pas.
Comment vous regardaient les musiciens de l’époque, étant donné votre réputation ?
Nick Kent : Les musiciens autorisaient alors les journalistes à les suivre parce qu’ils voulaient montrer qu’ils étaient grands, qu’ils avaient leur avion, ceci ou cela. Souvent, pour convaincre leurs propres parents qu’ils n’étaient pas des branleurs. C’était très important pour eux. Je me souviens du Velvet Underground qui m’avait appelé en me demandant de supprimer toutes les références à la drogue, parce que ses parents devaient lire l’interview. Avec Maxime Leforestier, ok, mais c’était les putains de Velvet Underground, ils ont fait « Heroin » !
Chez les musiciens que vous avez fréquentés, les extrêmes sombres semblent vous intéresser… L’aviez vous perçu comme tel avant d’écrire The Dark Stuff [recueil d’articles sur l’autodestruction de certains artistes] ?
Nick Kent : Pour verser dans ces extrêmes, il faut un peu les vivre. Et cela conduit à une part d’autodestruction, parce qu’on vit des choses sans les endurer réellement. Quand Iggy Pop fait son truc, il devient un guerrier viking, un Mohammed Ali, difficile d’avoir envie de se mesurer à lui. Mais, quand il y avait une bagarre, il n’était jamais au premier rang. Keith Richards a des flingues, mais je ne sais pas s’il pourrait s’en servir.
Ce n’était donc souvent que pure image ?
Nick Kent : Ils ont créé cette image de gros durs, et ont commencé à y croire. Ils ont du s’entourer de personnes qui étaient vraiment infréquentables pour commencer à y croire. C’est ce qu’il s’est passé avec Led Zeppelin, qui voulaient asseoir leur autorité, leur puissance. Ils se sont entourés de véritables criminels psychopathes, à la fin. Keith Richards connaissait aussi de fameux lascars, parce qu’il prenait de l’héroïne. Les Stones ne connaissaient pas San Francisco, ni les Hell’s Angels. Altamont, c’était pour ce côté démoniaque qui plaisait alors à Jagger, et qu’il voulait que l’on ressente dans le film [Gimme Shelter, NdR], avec la magie noire. Le film Performance suit exactement le même déroulé. Jagger se frotte à des animaux, mais on ne rigole pas avec ces hors-la-loi.
Quelle a été votre éducation musicale ?
Nick Kent : Mes parents n’aimaient pas les Rolling Stones, surtout avec les gros titres. Ils ne m’auraient jamais autorisé à aller aux concerts, mais j’y allais quand même. Ils n’aimaient pas le rock, ni la pop, il n’aimaient pas Frank Sinatra, ou même Glenn Miller. Uniquement de la musique classique. J’avais un radiogramme, avec une petite platine sur le dessus. J’écoutais beaucoup Radio Luxembourg, c’est là où j’entendais cette musique entre 18 et 21 heures. Des classiques Motown, ou les premières chansons des Beach Boys. Mon père était preneur de son, il a travaillé pour Radio Luxembourg dans les années 1950, sous un autre format, avec des performances live en direct de groupes pop britanniques un peu pourris. Ils n’aimaient pas la musique, ni l’influence qu’elle avait sur moi. Mais il n’y avait pas vraiment de grande cause de rébellion : aux États-Unis, ils avaient le Viétnam, et nous avions juste la longueur de nos cheveux.J’ai appris la guitare quand j’étais jeune, et la lecture des notes pour des cours de piano. Je peux en jouer avec dix doigts. Je n’en ai pas joué depuis des années, mais je n’étais pas mauvais. J’aurais pu être dans un groupe de rock progressif, parce que je jouais très bien du Debussy. Mais pas du Jerry Lee Lewis.
Votre carrière est jalonnée de passages dans des groupes : pourquoi ces expériences étaient-elles temporaires ?
Nick Kent : Mon premier groupe, c’était les Sex Pistols, avant John Lydon, où je jouais simplement de la guitare. Steve Jones pouvait à peine en jouer, je devais lui montrer les accords de base. J’ai travaillé avec le groupe The Damned, avec qui nous avions sorti la première version de New Rose, qui est censée être la première chanson punk britannique. J’avais mon propre groupe, The Subterraneans, avec Glen Matlock, Henry Padovani… Je n’avais pas le tempérament d’un musicien professionnel. Et quand on était leader, il fallait trier les gens, les rembarrer parfois, je n’aime pas faire ça. Faire de la musique ne m’a pas aidé dans ma carrière.Je cherchais dans la musique l’idée du groupe, de ce mélange musical avec d’autres personnes. Écrire, c’est être seul et suer de son côté, la musique paraît totalement différente. Je n’aurais pas aimer voyager, avoir toutes ces responsabilités.
Qu’aviez-vous voulu faire à travers Apathy for the Devil ?
Nick Kent : Un livre a propos des seventies, à la fois un mémoire, mais aussi un peu plus… Les années 1970 sont plus que les Sex Pistols ou Bruce Springsteen, ils ne prenaient qu’une chose dans la décennie. Je voulais montrer que c’était Marc Bolan pendant un mois, puis David Bowie, et ensuite Bohemian Rapsody de Queen, et seulement les Sex Pistols. C’était aussi un moyen de rassembler ce que je savais sur des gens que je connaissais bien, comme Iggy Pop ou Keith Richards, avec un point de vue unique. Quand je traînais avec les Stones, j’étais déjà en contact avec Malcolm McLaren, avant les premiers jours des Sex Pistols.
McLaren ne jouait pas, il n’était pas musicien. Il fournissait les idées, il était le concepteur de tout ça, la force pensante. Il avait le nom des Sex Pistols, qui étaient un moyen pour lui de prendre sa revanche sur les New York Dolls, qui l’avaient remerciés quand il avait proposé ses services.
Nick Kent : J’ai écrit la moitié d’un roman, qui se déroule dans le milieu de la musique et met en scène des musiciens, mais c’est une fiction complète, pas un roman à clefs. J’espère, du moins, qu’ils seront entièrement fictifs.
Entretien réalisé le 19 avril 2014 à Deauville, pour le Festival Livres et Musique
Profitant d’une courte brèche dans le long tunnel de fermeture qui s’impose aux salles de cinéma depuis les débuts de la pandémie, deux mégacorporations étatsuniennes du divertissement, Disney d’un côté et WarnerMedia de l’autre, ont chacune mis en avant leur blockbuster. Et une certaine approche de la nostalgie des spectateurs.
Matrix Resurrections commence comme un remake et termine comme un reboot. Le glissement sonne comme une défense de la créativité, de la seconde chance et de la réinvention de sa vie plutôt que de l’éternel retour, mais peut-être ne faut-il rien y voir d’autre qu’une solution choisie par Lana Wachowski, parce qu’il fallait bien donner une direction au film.
On présente souvent les suites, remake, reboot et autres comme des choix de production paresseux, mercantiles et dénués de prise de risques. Pourtant, rien ne semble plus complexe que satisfaire un spectateur qui sait à quoi s’attendre, qui espère, voire envisage des éléments précis. Dans les cas de Spider-Man: No Way Home et Matrix Resurrections, la diffusion de multiples bandes-annonces aidant, les attentes étaient fermes, et les films autant craints qu’espérés.
Inutile de souligner que tous deux s’appuyaient sur un sentiment commun : la nostalgie du spectateur. Dans le cas de Matrix, la trilogie des années 2000 reste pour certains spectateurs une référence du « blockbuster réfléchi », une classification dans laquelle elle rejoignait Blade Runner, quelques films de Stanley Kubrick (2001 et Shining, notamment), et serait suivie par une bonne quantité de films de Christopher Nolan. Cette catégorie s’appliquant aux films mettant en avant un sous-texte philosophique, ou un discours assez évident, revendiqué même, sur l’époque. Ses effets spéciaux ont particulièrement marqué, tout comme l’esthétique et les chorégraphies des combats (celui mettant Neo face à Morpheus reste un sommet) – il faut se souvenir des milliers de parodies qui essaimèrent un peu partout après le premier volet.
Pour Spider-Man, la nostalgie des spectateurs est plus subtile, car No Way Home est le dernier volet d’une trilogie qui ne s’appuyait pas spécifiquement sur cette nostalgie, à l’origine. Spider-Man Homecoming et Spider-Man: Far From Home mettaient ainsi en scène un « nouveau » Spider-Man, interprété par Tom Holland, tout compte fait pas si nouveau — toujours jeune, aussi bien en âge qu’en expérience, Blanc, Peter Parker —, mais entouré d’éléments qui tranchaient avec les films des années 2000 et 2010 – de nouveaux amis, pas d’histoire d’origine, un lien avec les Avengers.
Aussi, No Way Home aurait-il pu fonctionner sans nostalgie, à partir du seul plaisir de voir ce personnage évoluer à l’écran : rien ne rattachait ce film à une expérience de cinéma autre que la trilogie où il s’insérait (ou l’Univers Marvel depuis Iron Man, si l’on veut étendre). Cependant, Disney et Sony ont, grâce aux bandes-annonces également, donné un coup de coude aux spectateurs des premiers films, ceux-là mêmes qui avaient peut-être échappé à cette nouvelle version cinématographique du personnage. D’anciens méchants étaient de retour, et avec eux la promesse d’« anciennes versions » du Spider-Man cinématographique.
Matrix comme Spider-Man ont donc choisi tous les deux de s’appuyer sur la nostalgie du spectateur, un ressort devenu extrêmement puissant au cinéma, comme ailleurs dans la société, en particulier dans le discours politique. Quand l’avenir peut faire peur, la nostalgie, au contraire, n’est que positif, chaleur et (ré)confort, comme une habitude. Une grande partie des blockbusters n’échappe pas à cette nostalgie ambiante, et en fait même un levier. Ghostbusters: Afterlife, un autre blockbuster sorti presque en même temps que Matrix4 et Spider-Man, mobilisait a priori (je ne l’ai pas vu) cette même émotion. West Side Story, la version de Steven Spielberg, s’insère aussi dans cette tendance, nonobstant ce que le réalisateur a voulu faire du matériau original (pas vu non plus).
Il serait faux de prétendre qu’aucun blockbuster ne parvient à s’exonérer de cette nostalgie aujourd’hui, mais tout aussi erroné d’ignorer cet état de fait. Le développement de l’accès à la vidéo dans les dernières décennies du XXe siècle, avec la possibilité d’acheter, de louer, de copier, et à présent de voir à la demande, immédiatement, a considérablement facilité une forme de cinéphilie du souvenir et de la répétition. On cite des répliques de films, on les visionne à certains moments précis de l’année, on les as vu au cinéma avec untel, on préfère l’original… Ce sont des films cultes, autour desquels se construit logiquement une croyance.
Cette croyance, aidée par la mondialisation et la puissance commerciale des studios de cinéma derrière ces mêmes films d’exploitation (Universal, Warner Bros., Disney, des groupes qui ne semblent que pouvoir s’agrandir au fil des rachats), est devenue planétaire. Star Wars, Harry Potter, Spider-Man, Superman, Batman sont devenus les termes d’une langue universelle. Ces nouvelles marques – des licences – apprécient le cinéma comme une efficace publicité, suscitant ou renouvelant un intérêt pour des produits ou des services dérivés. Mais les studios et productions, les bras chargés de ces licences, se retrouvent à devoir progresser, autrement dit, faire mieux à chaque film, sans voir le chemin devant eux. Or, comment contenter des publics si larges, qui n’ont en commun que les références, justement, venant des films précédents ? La possibilité retenue, car la plus prometteuse, reste d’évoquer ces mêmes précédents films, tout simplement, ce qui permet en théorie de s’arroger un succès d’habitude, pourrait-on dire. Mais, même dans ce cas, l’accident industriel n’est pas totalement écarté, comme le prouve la trilogie Star Wars des années 2010 de Disney/Lucasfilm, engagée et menée sans grande conviction malgré la présence d’artisans appliqués et volontaires, sans aucun doute, ou les vaines tentatives de nouveaux films Terminator (où la nostalgie et le retour en arrière se justifiaient toutefois par les voyages dans le temps, au coeur de cet univers).
Matrix Resurrections, sans surprise, est le film qui s’amuse le plus de cette croyance en des films cultes, indépassables par nature. D’une part, parce que les soeurs Wachowski n’auraient sans doute jamais espéré une telle adhésion à Matrix, premier du nom, film à grand spectacle, certes, mais assez austère dans ces décors et son esthétique d’une part, et assez dépressif, bien qu’optimiste, en fin de compte, dans son discours. D’autre part, parce que Lana Wachowski, même sans sa soeur, n’est pas dupe quant aux attentes de WarnerMedia – ou celles des spectateurs. Toute la première moitié du film, d’ailleurs, joue, parfois de manière pas très subtile, avec l’exploitation orchestrée par les producteurs et le marketing, les souvenirs des spectateurs – la fameux déjà vu – et l’inévitable déception de ces derniers.
À un méta-discours qui ronronne assez rapidement (voici le film qui révèle la supercherie des films précédents — les multiples écrans où la caméra entrait, dans le premier film, constituaient un dispositif visuel suffisant et intéressant, pour le même discours), Lana Wachowski préfère finalement se jeter dans une invention de nouveaux éléments de l’univers Matrix : des machines qui collaborent avec des humains, un ennemi inédit, une réorganisation de la matrice… Et la réinvention d’autres, comme Morpheus, l’Agent Smith ou l’Oracle, parmi les plus appréciés des spectateurs. Ne restent que Neo et Trinity, le couple qui a été fixé comme le centre des films Matrix (il est d’ailleurs curieux que, à l’exception des pouvoirs révélés à la fin du film, l’un comme l’autre n’ait pas subi plus de transformations, d’amputations ou d’extensions à l’occasion de ce Matrix 4 — voire une transformation en machines ou en programmes).
C’est bien une mise à jour de Matrix qui attend le spectateur (dans tous les sens du terme, avec l’apparition du « modal », du mode meute ou, visuellement, la disparition du filtre vert qui habillait les images des trois premiers volets), tandis que la réalisatrice esquive la dialectique du choix de la trilogie originale. La servitude peut être volontaire, l’ennemi devenir un allié et la machine un moteur de vie naturelle : une suite n’aura pas à être meilleure ou pire que l’original. Elle sera simplement une autre proposition. Elle pourra même être une suite pour rien, comme la présence et le discours du Mérovingien semblent le sous-entendre : reboot, remake, suite, tout cela à la fois, pourquoi pas.
Spider-Man: No Way Home, pour sa part, use de la nostalgie des autres films de plusieurs manières. La plus simple est la convocation des personnages venus du passé, ce qui permet de concrétiser le multivers, mais aussi de doter le film de super-vilains marquants, à défaut d’être vraiment intéressants (leur évolution n’est que technique pour certains — Ock et Electro —, et nulle pour d’autres). L’autre manière consiste en un discours finalement assez proche de Matrix 4 dans sa relativité et son refus de la binarité. Peter Parker (Tom Holland) se retrouve en effet dans le film face aux vilains affrontés par Peter Parker (Tobey McGuire) et Peter Parker (Andrew Garfield) dans leurs films respectifs, qui ont presque tous trouvé la mort dans leurs combats. Animé par les idéaux transmis par sa Tante May (portés par l’oncle et, parfois, la tante de Peter dans les autres films), il cherchera à faire mieux, en les corrigeant (littéralement, sans combat) dans sa réalité avant de les renvoyer vers la leur. Il échouera, seul, mais l’irruption de ses deux homologues lui permettra d’y parvenir.
L’univers cinématographique Marvel avait déjà eu recours à la nostalgie, de manière très forte et assez amusante, dans Avengers: Endgame, où les héros revisitaient différentes scènes des films précédents pour changer le cours du temps. Ici aussi, le film proclamait que tout était relatif, et qu’un bon souvenir de spectateur pouvait finalement toujours être dépassé, revisité, parfois en mieux, parfois en moins bien. Ce faisant, le film célébrait sa propre mythologie, d’une manière assez réjouissante selon moi. Je m’attendais au même dispositif dans No Way Home, finalement évité — c’est heureux, pour éviter la redite.
Pour revenir à la nostalgie dans Spider-Man: No Way Home, son usage reste assez superficiel — des ennemis, des aides au héros, une leçon sur les idéaux, des scènes comiques attendues, mais efficaces —, mais il est clairement réconfortant, efficace (du moins pour les spectateurs attachés aux précédentes versions du personnage) et bien dosé. Par sa fin, No Way Home proclame aussi qu’il n’y a de légende que celle que l’on se construit, à la manière de Matrix 4. Il laisse toutefois un peu dubitatif, à ce titre, et déçu pour le Peter Parker incarné par Tom Holland, qui ne semble toujours pas avoir trouvé sa voie. Même l’épreuve initiatique du décès de Tante May lui est un peu « gâchée » par les présences des Peter McGuire et Garfield, qui semblent signifier « Nous sommes déjà passés par là », aussi bien dans nos récits de personnages que dans nos films. Ici, la trilogie semble presque avoir été faite pour rien, puisque Peter « reboot » le monde entier afin de faire oublier son identité : le retour au point de départ qui clôt le film, et qu’un prochain devrait heureusement rattraper, fait presque regretter un troisième volet mieux mené que les précédents. N’aurait-il pas dû être le premier ?
Avec un recul différent, et un cynisme plus ou moins assumé, ces deux films imprégnés de nostalgie se posent des questions salutaire sur l’influence de cette dernière sur le blockbuster moderne. Mais un seul lui propose une réponse satisfaisante, selon moi, puisque l’autre choisit l’amnésie pure et simple, y compris des deux films qui l’accompagnaient. Comme si le poids de la nostalgie supposait d’oblitérer totalement le passé, l’héritage visuel et narratif : un aveu d’impuissance, aux yeux du spectateur que je suis.
Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.
D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les amateurs s’accordent sur une origine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pionniers du genre), le film Man From Tomorrow de Jacqueline Caux, réalisé en proche collaboration avec Jeff Mills, rappelle cette source anticipée.
Les regards se tournent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lactée. Ce soir-là, la scène de l’auditorium du Louvre est garnie de baffles, comme pour un concert. Les amateurs de cinéma expérimental, les fans de techno et autres journaleux se sont retrouvés sous la Pyramide pour y trouver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un portrait, Man From Tomorrow ne se soumet à aucun canon, y préférant les compositions de Mills.
Dès les premières secondes de projection, il devient évident que le film a été pensé à deux, les créations individuelles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, auditive, toutes deux sensorielles. Le premier mouvement (comme un opéra, une symphonie) scrute de manière épileptique, non elliptique, sur une lumière stroboscopique, la silhouette et le visage, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique originale du compositeur techno, même cette première approche ne serait pas effective.
Rapidement, Man From Tomorrow s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera question de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, viendront d’ailleurs. De conceptions particulières de l’espace et de l’avenir, par exemple, vu sans crainte de la technologie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réactions hostiles à l’électronique, vue comme la déperdition d’un « caractère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y compris avec l’outil technologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libérateur, où la main démêle le câble de la fée électricité).
Et ce ne sont peut-être pas les outils qui sont limités, mais la façon dont nous nous en servons : « Le problème avec la musique, c’est que nous sommes persuadé de ce qu’elle doit être », souligne en substance la voix off de Jeff Mills. Une limitation comme une autre, qui ferme la voie à une nouvelle créativité. Il en va de même du cinéma (et, plus largement, de toutes les activités huaines), et du statut que nous accordons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomorrow semble un peu s’égarer dans les images assez communes d’un asservissement de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manipulant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacqueline Caux fait apparaître des plans bien plus évocateurs, et en même temps totalement ouverts à la perception individuelle de chacun. Car, que voit-on, sur cette dernière image, limitée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Certains diront les pistons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, empruntée par un art qui a encore suffisamment d’essence pour y arriver.
Suite à la projection, nous avons pu rencontrer Jeff Mills pour lui poser quelques questions sur Man From Tomorrow (full interview in english at the end of the article).
Vous avez composé de nouvelles bande originales de films pour Metropolis ou Les Trois Âges, comment avez-vous abordé ces compositions ?
Jeff Mills : Il s’avère utile de connaître l’histoire du film, et la réaction des premiers spectateurs. Même la connaissance de l’époque est utile, parce elle renseigne sur la raison pour laquelle un tel film a été tourné et projeté. Après ces recherches, je commence la production en regardant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs parties. Ensuite, je commence à composer des ébauches de musique pour chaque section. Une fois cette étape terminée, je synchronise la musique aux sections pour voir si celle-ci est conforme aux émotions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je compose à nouveau. Quand la musique est conforme, je commence à la modifier légèrement pour qu’elle colle aux mouvements des acteurs et au déroulé de la scène. Finalement, je connecte les segments et j’ajoute si besoin quelques transitions, avant un overdub pour rendre la bande originale plus cohérente. Quand j’interprète ces bandes originales en live, j’apporte toutes les pistes séparement, et je les programme en live avec le film. Pas avec un ordinateur, à mains nues. C’est pourquoi la mémorisation du film est importante.
Bien que le film soit très expérimental, il est centré sur vous : avez-vous composé la bande originale comme un enregistrement autobiographique ?
Jeff Mills : Bien avant que nous ne commencions le tournage, nous [Jeff Mills et Jacqueline Caux, NdR] avons longuement discuté musique électronique, ma carrière, mes convictions et d’autres sujets. L’intention a été façonnée en duo, et validée dans la même perspective. Celle-ci devait traduire ce que je ressentais avec la musique techno, ma méthode de production, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que portrait, il était important pour le film de comprendre pourquoi j’avais choisi cette profession, cette existence. La plupart des morceaux ont été composés en amont, mais pas enregistrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacqueline [Caux] m’a envoyé un sample préparatoire de chaque partie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélection de morceaux, en expliquant quels titres seraient appropriés pour quelle partie, en détaillant la signification de chaque track.
D’ailleurs, la bande originale sera-t-elle disponible chez Axis Records ?
Jeff Mills : Nous allons laisser la bande originale liée au film. Par contre, je prépare un album pour ce printemps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Wonder Years.
J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spécialement la bande originale. Pour quelle raison ? Pensez-vous que la bande originale doive « coller » aux images du film ?
Jeff Mills : J’admire beaucoup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représentent pour moi la plus grande influence et inspiration. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande originale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas forcément se synchroniser aux mouvements, elle doit être suffisamment présente pour se fondre dans le scénario.
Avec quels instruments avez-vous composé la bande originale ?
Jeff Mills : Sur différents synthés analogiques classiques. Sans séquençage informatique, ni aucun ordinateur utilisé.
Qui a écrit le texte lu dans le film ?
Jeff Mills : Cette narration provient de différentes interviews que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores viennent de là.
Quand avez-vous rencontré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tournage de votre documentaire Cycles of the Mental Machine, mais peut-être plus tôt ?) Aviez-vous déjà collaboré avec des musiciens techno pour une bande originale ?
Jacqueline Caux : Je connais la musique de Jeff depuis des décennies, et je l’avais rapidement rencontré lors de concerts parisiens. Puis, au moment du tournage de mon film Cycles of the Mental Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis partie pour Chicago. Là, j’ai pu le rencontrer plus longuement dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nouveau rencontré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne commencions notre film. Autant de moments et de conversations nécessaires pour approcher de la meilleure manière possible ses préoccupations personnelles et musicales.
Quelle caméra avez-vous utilisé pour le film ? Où celui-ci a-t-il été tourné ?
Jacqueline Caux : J’ai utilisé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la première partie dans un studio spécialement prévu pour les images du film, et la seconde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Christian de Portzamparc.
Avez-vous manipulé la lumière d’une façon spécifiquement «techno» ? Dans le film, une citation de Jeff Mills explique que la musique est trop souvent limitée par l’idée que nous en avons, abordez-vous le cinéma de la même manière ?
Jacqueline Caux : Je n’ai pas travaillé la lumière d’une manière spécialement «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beaucoup de réalisateurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu donner des sensations avec la lumière, selon celles que la musique produisait en moi. D’une manière abstraite, et non narrative. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seulement dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me propose des musiques en retour, liées aux images, en me laissant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonctionner ensemble, ou être distincts pour éviter une redondance. Parfois, être en opposition avec la musique est aussi très intéressant. Travailler sur des contrastes.
Man From Tomorrow doit être vu dans de parfaites conditions sonores : quelle est la meilleure configuration ?
Jacqueline Caux : Le plus important est d’avoir un très bon projecteur — dans le cas contraire, ce serait comme exposer une toile en diluant les couleurs avec une éponge — et évidemment un bon soundsystem. Il est primordial d’offrir aux spectateurs une entrée dans un monde de sensations, comme un bain sonore…
Merci à Jacqueline Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)
You worked on new versions of soundtracks for movies such as Metropolis and Three Ages, how do you handle the composition of an original soundtrack ? How do you compose the soundtrack ? While watching the images ?
Jeff Mills : It helps to learn about the history of the film and the reaction of the first audiences. Even the era is relevant, because it provides an impression on why such a film was made and released. After that, I start the production by watching and memorizing the film. I then, section off the film into segments. Next, I start composing music sketches for each section. Once these are done, I begin to match the music to the section to see if the feeling of the scene is reflected in the music. If not, I’ll compose more. If so, I’ll being to modify the music to fit perfectly into the movement of the actors and the motion of the scene. Connect all the segments to together and maybe add a few small transitional parts and overdubbing to make the flow of the soundtrack consistent throughout and its practically ready. When performing the soundtrack live, I’ll bring all the separate tracks and program them in real time and in sync with the film. Not by computer, but by hand. This is why I must memorize the film.
Although the movie is very experimental, it is focused on you : do you compose the original soundtrack as an autobiographical release ?
Jeff Mills : Long before we started filming, we spent many hours talking about Electronic Music, my career, belief system and many other topics. The intent was jointly understand and agree on a perspective. One that translated how I felt about Techno Music, the methods I choose to produce, what I believe, how I see the World, etc. As a portrait, it was crucial to understand why I’ve chosen this profession and life. Most of the compositions were already composed, but not released before the film was made. After filming, Jacqueline [Caux] sent a sample batch of each of the segments of the film. From those small sample of frames, I forwarded a large collection of music and suggested which track should go where and with what — explaining the meaning of each track.
By the way, will the soundtrack be available at Axis Records ?
Jeff Mills : We’ll leave the soundtrack connected to the film. Though I’m preparing a release for this spring/summer that is similar in style entitled «The Wonder Years».
I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main reference for you, especially the soundtrack. Why ? Do you think soundtrack have to closely stick to the images of a movie ?
Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main reference. Actually, its the Stars and what we know of them [so far] that is the greatest influence and inspiration. Stars, planets and all that in between. I think the soundtrack should serve the film well. It doesn’t need to stick to every movement, but it should be only present enough so that it possibly disappears into the storyline.
On which instruments have you composed the soundtrack for Man From Tomorrow ?
Jeff Mills : Various classic analogue synths. No computer sequencing or laptop is ever used to compose the music.
Who wrote the text read during the movie ?
Jeff Mills : The narration is from many interviews that were conducted throughout the filming. Extracts were taken from those interviews.
When did you meet Jeff Mills (I guess for your documentary The Cycles of The Mental Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?
Jacqueline Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I probably meet him breefly in some concerts in Paris. Then, when I went to Detroit for filming my movie «The Cycles of the Mental Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet several times in Paris before starting our movie. Necessary times and conversations to better approach his personal and musical preoccupations.
Which type of camera do you use for filming ? Where was the movie shot ?
Jacqueline Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a special studio for pictures mode, and the second part at La Cité de la Musique, from Christian de Portzamparc architect.
Do you work on lightning in a special «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote during the movie about how we consider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cinema and images (a common idea wants that «true cinema images» aren’t blurred, tell a story, follow a character, and so on…) ?
Jacqueline Caux : I did not work at all on lightning in a special «techno» way, you can see it… Too many people did that before me… I just wanted to try to give some lights sensations related to my musical sensations, but in an abstract way, not in a narrative way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff propose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redondant. Sometime being in opposition to the music is very interesting too. It is always interesting to work with contrasts.
Man From Tomorrow have to be viewed in ideal listening conditions : which configuration is the best to see the movie ?
Jacqueline Caux : The most important is to have a real good projector — otherwise it’s like a painter you would withdraw the color with a sponge before exposing his work — and also have a very good sound system. It is necessary to be able to offer the audience to enter a world of sensations, like in a sound bath..
Un des entretiens qui aura marqué mes quelques mois à écrire pour Coup d’Oreille : Kozi m’avait ouvert la porte de son domicile pendant tout un après-midi, parlant pendant des heures, expliquant avec une patience infinie et répondant sans jamais se lasser à mes questions. Anecdote improbable : quelques semaines après cet entretien, je l’avais croisé à Deauville, dans un contexte bien différent, où il n’avait pas abandonné sa gentillesse. Très respecté dans le milieu, Kozi y laisse un vide depuis son décès en décembre 2020. Entretien publié en janvier 2014.
La méthode de rangement de Kozi s’apparente au bordel organisé : dans sa collection ou ses archives, Kozi a imposé son propre ordre d’idées. Il prend un album, mais surtout des maxis, les passe le temps de quelques phases ou d’un beat, avant de les déposer à l’endroit où il les retrouvera à coup sûr, peu importe quand. Entendu à la Balle au Bond, DJ Kozi nous a accordé un entretien au long cours, et un voyage dans sa carrière.
Il y a des signes qui feraient croire à l’existence du destin : le cahier des souvenirs du DJ propose nombre de variations orthographiques sur son nom, au fil des tracts de concerts. Kosie, Kosy, Koosi… Un surnom tiré de la mini-série sud-africaine Shaka Zulu, diffusée sur La Cinq en 1987, qui conte l’histoire du roi de la nation Zulu, Shaka. Quelques années et pas mal de pass pass de la vie plus tard, après une tournée avec Khondo, Kalash et Dany Dan, Kozi sera repéré par Dee Nasty (premier membre français de l’organisation internationale d’Afrika Bambaataa) et intronisé au sein de la Zulu Nation. « Je n’ai des contacts qu’avec Dee Nasty et quelques autres, maintenant, mais il y a des réunions et tout. Je n’y vais plus, c’était un peu «On va casser les institutions !». » Kozi sait tout de suite où trouver le pendentif validé par Bambaataa : à côté de ses vinyles.
Comme la plupart des DJ turntablists qui travaillent avec des vinyles, Kozi fait ses débuts sur une machine particulièrement peu adaptée : outre les platines familiales (qu’il a « sévèrement poncées »), Kozi met les mains sur sa première Technics (SL-1800) au tout début des années 1990 : « Il n’y avait pas de «Start-Stop», et le pitch, c’était en fait deux boutons pivotants – et non une glissière — pour accélérer ou ralentir la vitesse du vinyle, c’est tout. Mais le plateau, lui, était exactement le même que celui de la Technics MK 2, que j’ai finalement réussi à avoir 3 ans plus tard », explique le DJ.
Les premiers mois, Kozi s’échine sur sa machine, reproduit les scratchs qu’il a entendus chez Afrika Bambaataa, Newcleus, Kurtis Blow ou Boogie Down Productions… « C’est ce qui m’a bercé très tôt, avec les cassettes que mon frère avait par deux ou trois potes… Newcleus, c’est le premier album qui m’a vraiment rendu fou. Ensuite, les films Beat Street et Break Street sont sortis, ça en a encore rajouté… Je voulais toujours en entendre plus. »
Né d’un père musicien (piano, basse, batterie…), Kozi essuie tous les soupçons qui pouvaient être jetés, à l’époque, sur le DJing, et fait avec les moyens du bord pour s’habiller comme ses modèles : « Le premier survet que je trouvais, je prenais, idem pour les Nike ! »
Kozi accumule les sons, pioche dans les disques de ses frères plus âgés. Les premières années de 1990 mettent évidemment en avant Public Enemy, Eric B. and Rakim ou LL Cool J, mais… « Je préférais Sugar Bear, Sweety G, Tuff Crew, UTFO… Toute la période Golden Era, y compris la phase «samples de James Brown». Du coup, j’ai écouté pas mal de funk, Zapp, Midnight Star, Kleer. Quand j’étais petit, dans les boums, je ramenais des skeuds avec des mecs torses nus sur la pochette, je paraissais un peu bizarre… »
« Comme d’autres de ma génération, j’ai appris qui était Malcolm X, Marcus Garvey, Angela Davies avec Public Enemy
De ces écoutes, Kozi garde en mémoire les sons si particuliers qui sont imprimés sur les vinyles, et sa mémoire ne lui fait jamais défaut. Le matos peu adapté de ses débuts lui permet tout de même d’apprendre toutes les techniques du Djing. Kozi est un authentique autodidacte.
« J’étais fasciné par Too Tuff, le DJ de Tuff Crew, DJ Jazzy Jeff, et DJ Cash Money. Que des mecs de Philadelphie… Un peu plus tard, j’ai commencé à apprécier EPMD, à partir de « So What You’re Sayin » ou « Rampage », pour lesquels les scratchs sont juste dingues. »
Il y a eu quelques coups du sort : en 1990, il pousse la porte de Ticaret, célèbre boutique hip hop à Stalingrad : « Je me suis ramené avec mon premier bac de vinyles, Moda m’a accueilli en m’envoyant un peu bouler quand je lui ai demandé si je pouvais mixer dans la boutique, les samedi… » Quelques jours plus tard, Kozi s’obstine et ne lâche rien. Il tombe sur Dan, un autre disquaire, qui accepte cette fois sa proposition. Au début des années 1990, le lieu est un point de rendez-vous pour les diggers et fans de hip hop pour les baskets et chaînes en or, quand les plus grands DJ ont leur sac de skeuds réservés… « Je m’en sortais plutôt pas mal, et Dan me lâchait parfois un ou deux disques… »
Très vite, à force d’observations, mais surtout d’écoutes attentives, Kozi sait qu’il doit se concentrer sur les maxis, qui feront de lui une véritable tête chercheuse des bombes musicales. « Je crois que le déclenchement s’est produit à la salle Heidenheim de Clichy, j’y passais des après-midi entières à écouter Dee Nasty, Cut Killer ou DJ Abdel… J’étais hyper fan du morceau «Don’t Scandalize Mind» de Sugar Bear. Il n’existait pas en CD, j’en avais marre de n’avoir que la moitié sur un bout de cassette… Mon pote Kezo l’avait eu, mais se l’était fait voler, et il n’avait pas fait long feu dans les bacs au moment de la sortie. Autant dire que si tu avais ce disque-là, tu étais respecté, mais d’une force ! » Le morceau de 4 minutes en tête, Kozi use ses Nike élimées sur le sol des disquaires, jusqu’à dénicher la perle rare. En plus de vingt années de diggin, Kozi a désormais accumulé une collection impressionnante, et son appartement contient probablement plus de vinyles au m2 que d’oxygène. Sa mémoire ne le trahit jamais, et il cite même son premier vinyle, acheté en 1989 : « MC Duke et DJ Leader 1, un groupe anglais, ce qui est plutôt étonnant de ma part… »
Pour nourrir son appétit musical, Kozi passe des après-midi à Heidenheim, mais aussi au Chapelet (entre La Fourche et Place de Clichy, entrée à 15 francs), pour grappiller quelques références : « Le milieu était rude entre les DJ. Si tu passais derrière la table pour essayer de voir le titre qui passait, tu te rendais compte qu’il y avait un gros morceau de scotch sur le vinyle… La musique que tu passais, c’était véritablement toi, il fallait chercher tes sources et ta technique. » Au Chapelet, il rencontre DJ Noise, qui officiera quelques années plus tard avec 2Bal2Neg ou Mr R., et les deux hommes deviennent amis.
Départ pour la cité phocéenne, mère de tous les mix
À 18 ans, en 1994, Kozi quitte la capitale pour une autre ville, elle aussi capitale du rap : Marseille. Il y découvre rapidement une autre scène, et, souhaitant rencontrer d’autres DJs, entre en contact avec DJ Majestix. Ce dernier l’invite à venir faire une session (hors antenne) à Radio Grenouille où il rencontre DJ Rebel et DJ Ralph. Très vite, et puisque le DJ s’entête, il se rapproche de toute l’équipe qui anime alors les soirées de la légendaire station. « Quand je les ai entendus cuter pour la première fois, j’étais ouf… Très en avance sur des phases, ça m’a mis grave la pression », se souvient Kozi. Plus tard, Soon l’accueillera sur Toulon, et travaillera avec Kozi les pass pass, le beat juggling et le scratch. « Je scratchais que de la main droite, et, en bossant des phases comme le transforming que j’arrivais pas à faire à droite, ça m’a obligé à me servir de la main gauche, c’est comme ça que j’ai pu devenir ambidextre. »
C’est également lors de ce séjour prolongé à Marseille que Kozi se rend à ses premières soirées, devant ou derrière la scène. Il joue au dôme de Marseille ou à l’Espace Julien, voit notamment la Fonky Family, Puissance Nord, et assure la première partie de Mellowman, le 9 décembre 1995. Dès lors, Kozi cherche avant tout à accumuler les dates, et assure les premières parties ou le remplacement à la volée d’un DJ absent, perdu on ne sait où. Une certaine maîtrise de la situation qui lui servira, des années plus tard. En 1996, il décide de rentrer à Paris.
Entre-temps, Kozi est rattrapé par le service militaire. Il retrouve durant ses permissions ses amis d’enfance, notamment Kezo (aka Kezo Killblack, de la Dailand Crew), avec lequel il s’échangeait des K7 de Eric B. and Rakim. Tandis que ses grands frères s’éloignaient du hip hop, il avait trouvé un interlocuteur idéal, passionné comme lui. « Il avait rencontré Bams [rappeuse membre de C2labal, souvent avec Ziko, Tony Fresh, Nysay, L’Skadrille] et, vu qu’il ne scratchait pas, il m’a dit qu’elle cherchait un DJ. »
« On se retrouve tous les trois au foyer de Saint-Gratien, elle cherchait la phase «That’s Why I Compose These Verses» : on a réécouté Ain’t The Devil Happy ? de Jeru… La semaine suivante, nous étions au studio Black Door pour enregistrer «Fais tourner». »
La chanson se retrouve sur la compilation Hostile Hip Hop vol.2, et Kozi démarre un véritable parcours aux côtés de Bams, et fréquente rapidement les artistes qui entourent la jeune MC : Kut Effekt, Skeez, D-namite ou Midas, mais aussi la Man Chu School. « On traînait que dans les trucs coupe-gorge. »
C’est là que la scène parisienne a commencé. « Quand j’ai fait le premier concert de Bams, je ne suis pas rentré de ma permission ce soir-là pour pouvoir le faire. » Kozi ne prend pas le risque pour rien : les MC se succèdent, le DJ reste. La Brigade, L’Skadrille, les 2Bal ou encore Mr.R chauffent la foule. « Le concert était mortel, souvenir de ouf !». De là, il participe aux côtés de Bams aux Festivals XXL Performances 1, 2, 3 et 4 à Bobigny où se produisent entre autre les artistes tels que Mic Geronimo, Channel Live, Walkin’ Large.
En novembre 97, il jouera pour le concert privé de Mic Geronimo qui « scratche sur [s]a PMX2 » (avec Wicked Profayt et Noise, Cut Killer avec Mic). Il collabore également avec Ad’Hoc-1 (Philo et Mah Jong) pour qui il assure les concerts ainsi que les scratchs sur leur deuxième album, Musiques du Monde. Il les pose également quelques mois plus tard sur « Anticonstitutionnellement » de Mr.R.
Passer de la musique, ce n’est pas seulement enchaîner les vinyles
De toutes ces expériences en tant que DJ, qui culmineront avec des tournées aux côtés de Kohndo dès 2002, Kozi tire une dextérité certaine derrière les platines. Sans que cela ne le mène à la production : « Je ne me produis qu’aux platines », explique-t-il, « J’ai déjà fait quelques sons, j’ai probablement le matos nécessaire, mais je n’ai pas eu le déclic. Les seules que j’ai faites, c’était sur les conseils de DJ Lyrik. » Kozi rencontre son collègue en 1997, alors que ce dernier mixe au Slow Club, à Paris, avec Noise. « J’allais beaucoup chez lui, on s’entraînait ensemble. Lui s’est rapidement mis à la prod. » Lorsque Lyrik et Dajzoelski décident de créer le label CoffeeBreakRecord, Kozi est de la partie (« On est tous de gros buveurs de café, alors… »).
Il s’agit maintenant de gagner sa vie : si Kozi a pu expérimenter (bénévolement) les premiers concerts, il entend bien désormais subvenir à ses besoins avec son talent. C’est Ou-mar, et son équipe Hard Level (Ou-Mar, Noise et Ewone), qui mettent la main sur Kozi, en 2006 : « Ou-mar m’a proposé une collaboration, j’étais dans le délire turntablist à fond. » Dans des soirées plus orientées clubbing, Kozi passe « Sound of da Police » et « Chief Rocka ». Un peu trop à son goût: « Je voulais passer autre chose que des classics HH trop évidents, genre des morceaux moins connus mais tout aussi bien pour être joués en club… Je pense que c’est à ce moment-là que les DJ ne voulaient plus prendre de risques, et étaient de plus en plus formatés… »
Kozi nous sert du café, cherche dans sa collection de vinyles ou son dossier de MP3, allume une clope, sort des flyers… C’est lorsqu’il nous lâche « «Je parle avec mes mains», comme Terminator X [DJ de Public Enemy, NdR] » que vous réalisez les mouvements, incessants. Mais il parle beaucoup, aussi, et il devient ainsi difficile de le croire lorsqu’il évoque ses premières émissions avec DJ Fab et Dr Awer dans Underground Explorer, pour la radio Générations, entre 2006 et 2012 : « Pendant les enregistrements, je faisais mon truc mais je ne parlais pas beaucoup. Je suis pas un pro de la discussion, surtout à la radio… »
Néanmoins, lorsque DJ Fab et Dr Awer le repèrent, ils n’hésitent pas et demandent à Kozi de rejoindre leur crew. Un fameux crew : Hip Hop Résistance, créé en 1999 par ces deux passionnés. « Je pouvais mettre mes connaissances et mes compétences en pratique, sortir l’anecdote qui allait. Je préfère la culture, faire le passeur. Je trouve que c’est important de parler de la musique, de son histoire. Je suis un vrai passionné de cette culture, c’était idéal pour partager nos idées entre 3 geeks de hip hop ! »
Parmi les interviews préférées de Kozi, il y a eu celle de DJ Scratch (EPMD) : Kozi l’interroge sur les conditions d’enregistrement de « Rampage », tiré de Business As Usual, avec une idée derrière la tête : « Il paraît que vous veniez de partir en vacances, quand Erick Sermon et Parrish Smith vous ont appelés «Mec, on a des scratchs, il faut que tu viennes poser à Long Island». Vous étiez furax, vous avez pris la phrase de Marley Marl, extraite de «The Symphony » et vous avez fait le tout en une seule prise avant de repartir. C’est vrai ? » Scratch acquiesce, et tout le studio reste bouche bée.
Avec Underground Explorer, Kozi peut diffuser le hip hop qu’il aime : DITC, Lord Finesse, Buckwild ou Showbiz & A.G….. Un léger survol de la collection de Kozi permet de prendre un peu de hauteur : le DJ entraîne son oreille très souvent. Et les réécoute encore une fois, en encodant les albums, par la même occasion. Vu le fond d’écran généré par son ordinateur avec les pochettes d’albums MP3, il s’est définitivement laissé séduire par le pratique des nouvelles technologies. « Dans la trap d’aujourd’hui, il y a des choses qui m’intéressent », souligne-t-il en citant U.O.E.N.O. de Rick Ross.
Depuis un an à présent, Kozi part régulièrement en tournée avec Casey, pour tester « une autre gestion du rythme », sur scène. « Construire un show ensemble, tout ça, ça déchire. Si t’as pas fait de concert, si t’as pas accompagné d’artistes, ton parcours est faussé. » En concert, Kozi mixe désormais sur un Serato, mais toujours sans montage, en direct. « Avec Casey, j’ai ma séquence beat juggling, scratch… Je connais mes disques, mon sujet. »
L’Asocial Club (Al, Prodige, Vîrus et Casey) ne s’y est pas trompé, et tous travaillent désormais ensemble, quand ils ne font pas une apparition au concert de Rocé, au Bataclan. 8 minutes de misanthropie, et des platines laissées sur les jantes.
Un style musical populaire court toujours le risque de tourner en rond dans un enclos bien défini, avec la garantie que le public sera de retour en masse pour le prochain numéro. Et le rap n’y a pas coupé. Pour leur premier album, Delirium, les deux compères de Bang Bang, M.I.T.C.H. et Émotion Lafolie, ont préféré entraîner le hip hop, le rock et l’électro dans leur ride de rêve…
Plus encore que la télévision, les écrans réduits des smartphones ont popularisé l’imagerie des gangstas californiens, roulant paresseusement sous les rayons du soleil balnéaire en voiture sur suspension, ou faisant la loi dans des clubs sous tension. S’associant au rap dès Straight From Compton, l’album de N.W.A. (Eazy-E, Dr. Dre, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), la musique des riders ne tardera pas à voyager jusqu’en France, où elle rencontre un succès à sa démesure. Comme ailleurs, 2Pac et Snoop Dogg ont leurs fidèles. Dans tout l’Est parisien, et particulièrement à Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), les basses résonnent un peu plus fort qu’ailleurs…
Dans les sillons creusés par Aelpéacha et Desty Corleone se forment deux crews notables, Club Splifton et Réservoir Dogues, qui participent à la diffusion de la ride. Émotion Lafolie, tignasse impressionnante et tatouages innombrables, se souvient de la façon dont il est entré en contact avec ce véritable mode de vie après des débuts au sein du collectif ATK : « Une fois le freestyle avec ATK enregistré, en 1995, j’ai fait quelques concerts et des passages en radio avec un autre groupe dont je faisais partie, Les Maquisards. Mon frère, Sloa [aussi membre d’ATK à l’époque, NdR], avait monté Réservoir Dogues avec Nine-O, Desty Corleone et Pimp Cynic. Ils ont sorti un album avec le Club Splifton, constitué autour d’Aelpéacha, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à rider, avec les voitures américaines et tout le reste… »
M.I.T.C.H., l’autre Bang de Bang Bang, n’était pas très loin non plus : dans le même lycée Paul Valery qui a réuni quelques membres d’ATK, il ne tarde pas à fréquenter Desty Corleone, mais aussi DJ Shone, DJ Feadz et DJ Soper, lequel « avait déjà créé son label de drum’n’ bass et de jungle à l’époque, et avait sa renommée ». À la sortie du lycée, Shone, Soper et M.I.T.C.H. se retrouvent dans Digithugz, dont le premier maxi est remixé façon screwed’n’chopped par DJ Raze.
Marqué par des sonorités électroniques, le premier album du groupe sonne drum’n’bass, et Routine assassine se joue surtout en club. « Je n’ai jamais eu une approche trop hip hop, où tu écris des cahiers de textes. Je préfère poser au jour le jour, et me libérer en live. J’adore les Svinkels pour ça, leur folie pendant les concerts », explique M.I.T.C.H.
Interride
Après un séjour de quelques années aux États-Unis, Emotion Lafolie revient en France aux débuts des années 2000 et découvre une toute nouvelle façon de faire de la musique : « Je récupère tout ce qu’il me faut, Atari, Expander, clavier, et je créé mon home studio. Entre 2001 et 2006, j’ai produit : j’achetais les vinyles par carton entier, je balançais les sons sur MySpace, et j’ai commencé à voir que ma musique intéressait du monde. » Il retrouve en 2010 Tony Lunettes (aka Test), Waslo (Sloa) et Riski Metekson dans Noir Fluo, qui pourvoit rapidement une mixtape, La ride (200 exemplaires en physique, collector), propulsée dans la capitale avec un hommage.
À force de se retrouver au cours des rides, M.I.T.C.H. et Emotion Lafolie profitent de leur mobilité pour enregistrer un maximum : cartes son, valises, ordinateurs et micros les suivent dans leurs périples. « On a enregistré une vingtaine de morceaux un peu partout, on ride : on boit, on fume et on chante… » commence Lafolie, « …on a commencé pendant l’été 2012, avec un ticket Interrail pour rider dans toute la France », termine M.I.T.C.H..
Certes, le duo reconnaît pouvoir aisément enchaîner nuit de débauches et passage en studio, mais pas question de badiner avec les instrus : les 15 prods de Delirium proviennent des États-Unis, du Portugal, des studios de DJ Raze ou de Nist… Et d’un peu partout où Bang Bang a laissé sa trace en concert. Le mastering de Freeze DBH, du Booty Call Crew, apporte aux enregistrements secoués une cohésion inattendue, et le cocktail se boit jusqu’au bout de la ride.
« On laisse la musique jouer sur nous »
« Il y a beaucoup de feeling dans nos textes et notre façon de chanter », explique Emotion Lafolie, « mais cela suppose des heures et des heures passées à choisir les instrus » : cela s’entend, dès la première écoute. « Le verre et le couvert » convoque une guitare électro, « Delirium » quelques notes de piano, quand « Je suis » n’hésite pas à se perdre dans une voix d’enfant, ou peut-être bien d’adulte, modifiée, avec tous ces éléments toujours liés aux chants écorchés ou énervés de M.I.T.C.H. et Emotion.
Si leur premier titre, « Je suis », utilisait pour base un instru de Dom Kennedy, Bang Bang a su conserver à distance des références (Wacka Flocka avec lequel les deux ont tourné un clip, Gucci Mane, Lil Wayne, Juicy J, 3 – 6 Mafia) qui auraient pu transformer Delirium en une mixtape gangsta rap comme tant d’autres. L’ambiance est clairement celle de la ride, mais les textes de Bang Bang oscillent entre l’attitude (comme celle de N.W.A., dans « Million Dollar Baby ») et une sorte de mélancolie face à l’altitude prise en planant (« Ride de Rêve », « Petits Yeux »), le tout sur des sonorités peu entendues.
Le duo s’autorise même l’autotune, particulièrement bien intégré aux prods électroniques : « J’ai découvert ça avec le genre de musiques passées dans les salons de coiffure indiens, j’aimais bien la sonorité particulière des voix », explique M.I.T.C.H.. Dans les morceaux, les voix sous autotune deviennent autant de nouveaux instruments qui apportent leur lot d’harmonies et de ruptures. Celui qui assume le couplet peut à tout moment être rejoint par cet alter ego qui lui fait écho.
C’est en concert que la musique de Bang Bang se révèle entièrement : « Quand on va en club, on emmène toujours une clé USB, pour chanter quelques morceaux si l’occasion de présente », explique Emotion. Au Workshop, à la Block Party du 21 juin à Bercy ou dans un club propice au Delirium, Bang Bang n’attend qu’un signal de la foule pour répandre la musique comme une traînée de poudre. « Nos morceaux sont plutôt scéniques, ils nous faut des trucs accrocheurs », assure la moitié de Bang Bang. « Quand on fait «Baskets neuves» en live, le «tac tac tac tac tac» fonctionne bien : tu sens d’un coup des vibrations sur scène, parce que tout le public tape du pied dans la salle. »
Sur les bras des gangstas s’affiche « Fuck the World What the Fuck », antienne du ghetto et d’un certain état d’esprit qui guidera les projets futurs de Bang Bang, en l’absence de plan de carrière. Les bras, quant à eux, tiendront encore longtemps les micros, les guidons des vélos de riders, rouleront les joints ou les instrus pour un Delirium partagé.
Une nouvelle tentative de dossier sur un sujet sans fond, les liens entre le rap et les jeux vidéo. Depuis la parution de l’article en novembre 2013, les exemples ont du se multiplier…
Bien avant Guitar Hero, bien avant Singstar, les rappeurs ont posés mic et sticks pour mettre un joystick entre leurs mains. Affamés de pop culture, emcees et djs se sont rapidement approprié les codes du secteur, et l’industrie n’a pas tardé à leur rendre l’appareil (électronique).
Kraftwerk aurait pu composer la musique de Tron (1982), première incursion du jeu vidéo dans une culture autre que celle de l’électronique et de l’informatique. Malgré un succès mitigé, la production Disney ouvre l’horizon vidéoludique à une plus large part de la société. Par ailleurs, la modernité fait toujours rêver à une vie plus simple, libérée du travail et élevée par les espaces infinis.
Décollage imminent : le « Planet Rock » d’Afrikaa Bambaataa (1982) promet une terre protégée à jamais des projectiles de Missil Command. Avec cette première partie, le hip hop est branché, laissant au créateur de la Zulu Nation et à Grandmaster DST le soin d’y apporter leur dose d’ingéniosité virtuelle. Mantronics, ou Terminator X, les blazes et les gimmicks évoquent les bornes d’arcade ou les cartouches des premières consoles.
Il faut dire que les bruitages associés aux 8-bits fournissent un matériau plutôt adapté aux standards de l’époque. « I’m the Packman (Eat Everything I Can) » (1982) emprunte tout au jeu vidéo homonyme, qui devient en même temps le plus célèbre de la planète, pour créer une variante geek de l’électro hip hop. Bruits de mastication du Pacman sous pilule inclus.
Quelques années plus tard, les compositeurs sont aussi des joueurs : DJ Jazzy Jeff et le Fresh Prince Will Smith payent un tribut à Donkey Kong avec « Human Video Game », en 1988, extrait de He’s the DJ, pochette sur laquelle ce dernier a les airs du geek contemporain. La chanson évoque les débuts des jeux vidéos, entre les bornes d’arcade de Tron et Donkey Kong, et conte l’histoire d’un player, incapable de se détacher de l’écran. Rock Ready C, beatboxer de renom, peut même faire intro et musique de ce dernier, de tête…
Simple logique historique : pour intégrer les références vidéoludiques, il fallait bien que les rappeurs soient déjà joueurs, et aient pu pleinement profiter des jeux vidéos, au même titre que le cinéma, la littérature ou la street. Les années 1980 et 1990 fourmillent alors de références aux jeux vidéos, principalement musicales, comme l’illustre cette vidéo du site Spin [Les différents morceaux sont classés selon l’année de sortie du jeu vidéo, NdR].
Pas vraiment difficile d’imaginer les rappeurs aligner quelques lignes de textes tout en terrassant leurs adversaires à Street Fighter ou en combinant les sorts de Final Fantasy. Curren$y, rappeur de la Nouvelle-Orléans né en 1981, fut aux premières loges pour s’installer devant sa console préférée, un jeu culte dans le lecteur. Pour This ain’t no mixtape (2009), il s’inspire de la saga Grand Theft Auto, et plus précisément de Vice City (2002), « le meilleur de la série grâce à sa BO et ses voitures. J’en ai acheté quelques-unes à cause de Vice City, putain. »
Et, désormais, la sortie d’un jeu se fait en quasi simultanée avec celles des chansons qui y font référence. « Got That Work » de Fabolous (« It’s about this call of duty, and this shit ain’t no game ho »), Freddie Gibs dans « The Return » de Danny Brown (« This shit get real as shit thats on your Playstation controller Call of Duty ass nigga, dick in the booty ass nigga ») ou Waka Flocka Flame dans le « 848 » de Jim Jones (« We got automatic big guns like call of duty Keep it … that’s my Call of Duty »).
Depuis, les références se multiplient, et jouer aux jeux vidéos n’a plus rien d’une honte : Tyler the Creator, Orelsan et même Booba affichent fièrement leur high score. Début 2013, le rappeur Wilow Amsgood lance la net tape #NOCRACKS sur laquelle figure « Grown Up » (sur le thème de Danny Brown) et son cortège de noms de jeux vidéo. Tiré à quatre épingles, le rappeur arbore d’énormes bagues-consoles.
Les jeux vidéo, de leur côté, ont bien compris l’intérêt commercial du rap : pour Call of Duty : Ghosts (2013), Activision invite Eminem à rapper dans la BO du jeu. Cela donne « Survival », avec Eminem masqué par le foulard tête de mort rendu célèbre par la série. Et toute précommande du jeu sur le site Gamestop donnait droit à un code pour télécharger l’attendu MMLP2. Finalement, le jeu vidéo et le nom du rappeur se retrouvent au sommet des classements de vente.
D’ailleurs, une des sociétés les plus cotées de l’industrie du jeu vidéo, Rockstar Games, s’est créée sur le modèle d’un label de rap : Sam Houser, cofondateur et tête pensante, songeait à Def Jam Recordings en s’imaginant créateur de jeux vidéo. « Pour moi, un type comme Rick Rubin [fondateur de Def Jam, producteur de LL Cool J et des Beastie Boys, NdR] est un putain de héros, un vrai pionnier, capable de transformer le hip-hop en quelque chose d’aussi culte. Il a fait cet album, Electric ! Entendre ces rockeurs de Newcastle avec la production hip-hop de Rick Rubin, c’est dingue ! Et quand j’ai entendu ce mec plonger d’un seul coup dans le rock le plus dur, avec Slayer, je me suis dit que les membres du groupe ne feraient jamais mieux et qu’il n’y aurait jamais rien de plus cool que ça. Et non, le mec continue à sortir des trucs géniaux… Ce genre de personne m’inspire énormément », explique-t-il.
Ce qui explique la qualité notable des épisodes de la série GTA : pour le dernier épisode en date, GTA V, DJ Pooh est nommé programmateur de la radio fictive West Coast Classics quand A$AP Rocky enregistre avec plaisir un inédit pour le jeu, qui s’appuie évidemment sur sa propre expérience du jeu. Les autres productions, comme Thrasher : Skate and Destroy (Nintendo 64, 1999), bénéficient de la même attention musicologique : le jeu compte Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash, A Tribe Called Quest, et pas mal d’autres classiques. Une sorte de réponse à Tony Hawk’s Pro Skater (1999), en gros.
L’un des premiers jeux marquants à utiliser le hip hop comme élément central est un OVNI, ces jeux aux concepts atypiques qui deviennent cultes à force de bouche-à-oreille : PaRappa the Rapper (1996). Le joueur y incarne un jeune chien, PaRappa, amoureux de Sunny Funny, une fille-fleur. Un simple jeu de réflexe, où il suffit d’appuyer en rythme sur la bonne touche (triangle, rond, croix, carré).
Les jeux de chant n’arriveront que plus tard, via Singstar (2004) et son dérivé spécialement dédié au rap, Def Jam Rapstar (PlayStation 3, Xbox 360, Wii). Développé sous l’égide du célèbre label, sorti en 2010, le parcours du jeu est brusquement interrompu, un an plus tard, par un procès intenté par EMI, qui rend la plupart des chansons additionnelles indisponibles. Le jeu recevait pourtant de bonnes critiques, et le système de jeu avait été adapté au rap. Pour la version française, des chansons de NTM, La Fouine, Disiz la Peste ou Psy 4 de la Rime sont incluses. La culture de masse frappe toutefois assez bassement, en censurant tous les mots grossiers des chansons…
Malgré l’évidente possibilité de créer un jeu basé sur les mouvements du breakdance, aucun dispositif de danse matériel n’a vraiment émergé dans les salles d’arcade. Bien sûr, les jeux présentaient des danses hip hop, mais se devaient d’adopter un gameplay accessible à tous. Cela n’a pas empêché des équipes de breakdancers de s’approprier les commandes…
Jouer aux jeux vidéo, c’est bien, avoir le sien, c’est encore mieux : les rappeurs se prêtent volontiers à la pixelisation, et plus encore aux critères des classiques du genre. Avec Wu-Tang : Shaolin Style (1999), le groupe new-yorkais combine Tekken (1994) et Mortal Kombat (1992) pour un jeu violent, où les coups s’échangent au son du Wu, manette au design du logo incluse. Dans le même genre, les 3 volets de la série Def Jam offrent immense galerie de personnages et pléthores de suites pour un jeu de combat efficace, mais un peu poussif. Le bonheur d’incarner Slick Rick pour éclater Fat Joe est doublé de bonnes idées dans chaque volet, comme l’usage du scratch pour attaquer dans Def Jam : Icon (2007, Playstation 3 et Xbox 360).
Certains rappeurs osent même se placer au centre d’une production vidéoludique : 50 Cent s’inspire ainsi du guet-apens tendu à 2Pac, sa référence, pour orchestrer un jeu de vengeance en vue à la troisième personne, 50 Cent Bulletproof (2006). Aidé par les soldats de G-Unit, son crew, le rappeur dézingue et croise Eminem, Dre et DJ Whoo Kid en caméos. Le rappeur a des suites dans les idées (2 pour le moment), et prête sa voix dans Call of Duty…
L’apparition des jeux mobiles facilite évidemment la production des jeux, et peut donner un peu de punch à une campagne de communication. Ainsi, 2Chainz s’associe à Adidas pour mettre sur pied Live in Color, un jeu 8-bit qui présente à la fois la collection de sneakers Adicolor et l’univers du rappeur. Depuis le Japon, des fans se sont chargés du boulot pour Kanye West en sortant Kanye 3030, un jeu de rôle jouable sous Windows. Réalisé selon les canons du genre, mélange de Zelda et Pokémon, le jeu propose des phases de combat contre Dre, 2Pac dans un univers qui mêle Deltron 3030 et 808s & Heartbreak.
Logiquement, le jeu Battle Rap Stars, disponible en application pour iOS, propose de mener des battles avec son smartphone collé sur l’oreille. Rap game over : Play again ?
Avec la simpsonwave, sans doute un des phénomènes musicaux les plus curieux et sympathiques popularisés par internet : le mash-up mélange des éléments de deux chansons, en s’appuyant sur le sample, cherchant généralement à réunir les genres les plus éloignés possible. Un autre dossier sur un sujet sans fin, curieusement négligé par les spécialistes, à mon humble avis. Publié en juin 2014 dans Coup d’Oreille.
Ce qui est pratique avec la musique, et la création en général, c’est qu’on ne sait jamais vraiment où elle va aller. Tandis que le XXe siècle a vu les genres majeurs, jazz, rock, pop et hip hop devenir tour à tour des produits de consommation de masse, l’apparition des différents supports de lecture, de plus en plus maniables, a permis à chacun de multiplier ses écoutes. Peu à peu, les engagements musicaux forts ont disparu, pour laisser place à un appétit d’écoute grandissant. Une circulation ultra-rapide qui a ses carambolages, sans victimes. Le mash-up, construction musicale à partir de plusieurs morceaux d’artistes et de genres différents, a logiquement fait son apparition. Un monstre bâtard ou la musique du futur ?
La première écoute d’un mashup provoque des réactions contradictoires : le plaisir d’entendre deux morceaux, connus et aimés, depuis une perspective renouvelée, et la culpabilité honteuse d’apprécier ce qui ne relève pas du tout de la volonté des auteurs des originaux. Un plaisir trop facile, trop jouissif, en somme : la mashup s’est vite retrouvé affublé de la dénomination peu avenante de « bastard pop ».
Le mashup se découvre le plus souvent au hasard, particulièrement sur le web : il accroche facilement l’oreille, habituée aux mélodies qu’elle croise. Ce n’est qu’après quelques recherches supplémentaires que l’on décèle les musiciens derrière les collages, et la création derrière l’exercice. Des… artistes seraient à l’origine de ces compositions : des hommes et des femmes dotés d’un talent particulier pour le mashup. Et pourtant, qui saura citer plus de quatre ou cinq représentants du genre ?
Frank Zappa est probablement un des plus connus. Il développe dans les années 1970 une méthode de travail commune à plusieurs morceaux, qu’il créé en mixant les instruments de différents enregistrements. « Rubber Shirt » (1979) combine ainsi basse et batterie de deux enregistrements live différents. La « xenochronie » se présentait comme une forme de mash-up à la Zappa, un geste artistique qui n’étonne pas venant d’un musicien si attentif à soi-même, quant à la place qu’il occupe dans ce monde. Zappa réécoutait ses enregistrements live avec l’envie d’en tirer quelque chose d’inédit, parce qu’il considérait que chacun de ses gestes était sujet à création.
Difficile de dater précisément la création du mashup. Après tout, le blues consistait déjà en une tradition orale de morceaux échangés, déformés, remontés et réécrits, qui ont constitué un répertoire multiple et les premières notes de folk, elle aussi issue de multiples réappropriations, Bob Dylan en chef de file. Mais le genre a incontestablement bénéficié de l’apparition des clubs et des DJ, qui s’échangeaient des maxis proposant à la fois l’instrumental et l’a capella d’une même chanson. Né dans le club, créé dans la chambre ?
Pas tout à fait, puisque toute une vague de mashup a vu le jour dans les clubs, dans les années 1980, pas forcément pour le meilleur… Citons Pink Project, groupe italo-disco qui s’est taillé un petit succès en mélangeant « Another Brick In the Wall » des Pink Floyd et « Mammagamma » d’Alan Parsons Project, sans oublier l’intro bien connue d’« Eyes in the Sky », également du second. Les différentes parties de guitare ont toutes été réenregistrées pour le morceau, fait plutôt rare par la suite. Mais la pochette façon KKK gothique fait définitivement flipper.
La décennie suivante verra le mashup s’inviter dans toute une constellation de genres musicaux annexes, rassemblés sous l’étiquette « fusions » : si les morceaux sont des originaux et ne relèvent donc pas techniquement du mashup, le terrain est préparé. La musique est devenue si simple à écouter que les différents « clans » musicaux ont disparu. Difficile d’imaginer, dans les années 2000, un revival de la Disco Demolition Night, quand, en juillet 1979, un stade de Chicago devient le bûcher expiatoire de la disco, avec des centaines de disques brûlés…
Le hip hop et le mash-up, les pires ennemis du copyright ?
Par les similitudes qu’il présente avec le hip hop, qui sample lui aussi avec délectation, le mashup a été considérablement influencé par les aventures des DJ et producteurs avec le copyright. Souvent malheureuses : si les 2 Live Crew ont probablement été les plus inquiétés au cours des années 1990, le procès de Biz Markie est resté comme l’un des plus impitoyables. En 1991, ce rappeur de la scène new-yorkaise, proche de Marley Marl, utilise un sample de Gilbert O’Sullivan, tiré de « Alone Again » (1972) pour une chanson du même titre. Les labels réagissent au quart de (33) tour pour défendre ce classique, considérant qu’une chanson de rap n’est pas légitime à se la réapproprier… La Cour Fédérale assimile le morceau à un vol de propriété intellectuelle, et ordonne le retrait des albums. Pour les DJ, le ton est donné : il faudra désormais déclarer les samples, et s’acquitter d’un pécule pour l’utilisation. Quant à la carrière de Markie, elle vient de prendre un sérieux coup dans l’aile…
Pour le hip hop, difficile de faire sans les samples : dès lors, les options sont restreintes, entre déclarer les morceaux originaux et casquer, ou se servir en espérant que les interprètes originaux (et, surtout, les labels) ne reconnaîtront pas les notes dans le nouveau morceau… Le Wu-Tang, à l’occasion de l’album Wu-Tang Forever, aurait ainsi lâché près de 350.000 $ à Syl Johnson pour les sonorités de ses titres de l’âge d’or. Pas mauvais joueur, Johnson a reconnu avoir fait monter les enchères… Mais tout le monde ne fait pas partie du crew de Long Island, et, pour la plupart, c’est une époque de scratchs maigres qui s’annonce…
Heureusement, en 1996, un album culte et incontournable de la culture hip hop vient remettre les horloges tournantes à l’heure : DJ Shadow, un fou du diggin’, balance Endtroducing..…. Celui qui déclare ne pas aimer les mots propose des compositions totalement originales, ou, surtout, les samples originaux sont totalement méconnaissables. « The Number Song », 3e titre de l’album, contient ainsi des sonorités de Metallica, Kurtis Blow, T LA Rock, Jimmy Smith, A Tribe Called Quest, Grand Wizard Theodore, Grandmaster Flash… Un travail de recherche et de composition incroyable, encore méconnu à ce jour. Le « abstract hip hop » a trouvé son maître, et le DJ prouve définitivement que l’usage du sample n’est pas un moyen de gagner de l’argent en capitalisant sur de vieux classiques. Bien évidemment, Shadow n’a pas fait de chèque à chacun des artistes, ce qui aurait représenté le PIB de plusieurs pays…
Le principal obstacle à la diffusion des mixtapes est longtemps resté le support : pas évident de se procurer les a capellas, les instumentaux, ainsi que le matos nécessaire, sans compter les moyens pour faire passer les mashups… En 1994, Evolution Control Committee propose un des tout premier album du genre, avec Gunderphonic, sur… cassette. Les « Mix Crème Fouettée » (Whipped Cream Mix) mélangent des a capellas de Public Enemy et des instrus du Tijuana Brass Ensemble, et ne seront édités en vinyles que quelques années plus tard, une fois qu’une communauté de fans suffisante aura été rassemblée.
Pour cette raison aussi, les pratiquants du mashup sont restés dans l’ombre pendant très longtemps. D’abord, comme on l’a vu, pour éviter la censure et les ennuis judiciaires, mais aussi parce que l’exercice suppose un certain effacement. La perception traditionnelle de l’artiste seul penché sur son oeuvre est en effet pas mal secouée…
La technologie façonne l’écoute
Les K7, l’autoradio, les CD, la possibilité de graver ses mixtapes, sans même parler du MP3, ont changé notre façon d’écouter la musique, ou, plutôt les musiques. Le producteur Danger Mouse se souvient des années 1980, quand le hip hop qui sortait de la chambre de sa soeur se mêlait au métal mainstream diffusé par la radio… Deux décennies plus tard, avec l’aide du logiciel ACID Pro, il balance en écoute sur le Web The Grey Album, une des productions les plus controversées de ces dernières années. Et pour cause : Danger Mouse s’est attaqué à l’un des répertoires musicaux les mieux protégés, celui des Beatles, et plus particulièrement le White Album qu’il a mélangé au Black Album de Jay-Z. Si ce dernier, sachant ce qu’il doit au sample, a gardé un silence approbateur, EMI, gestionnaire du catalogue des Fabs Four, s’est empressé de faire retirer l’album de Danger Mouse. En guise de riposte, 150 sites ont proposé l’album en téléchargement gratuit, afin de protester contre cette censure à la tronçonneuse.
Et oui, Internet est là, et il s’agit probablement du meilleur ami du mashup : des titres facilement accessibles, une diffusion ouverte, et le soutien d’adeptes à travers le monde. Parallèlement à l’avancée technologique qui fournit des logiciels de plus en plus simples (Ableton Live, ACID Pro, Cubase, Wavelab, Cool Edit Pro…), le haut débit et les sites de partage généralisent la pratique du mashup. Des milliers d’amateurs s’essayent à l’exercice, et certains le relèvent si bien qu’ils deviennent des références : Mick Boogie, Terry Urban, Wait What, The Hood Internet, DJ BC…
Les mashuppers deviennent parfois des producteurs, tant leur travail est respecté. D’autres, comme The Avalanches ou les 2 Many DJ’s, donnent un coup d’accélérateur au genre en le faisant entendre d’un plus grand public. Avec le risque, déjà, d’utiliser des samples devenus communs dans l’exercice du mashup… Malgré tout, il a su garder ce côté blague, groupe de rêve, grande fantasmagorie musicale, selon le bon vouloir du compositeur…
Alors, la musique du futur ? Peut-être, si l’on estime que l’histoire de la musique, et particulièrement de la musique populaire, est cyclique, consistant en un retour des mêmes codes, rythmes et inspirations : la théorie a essaimé ces dernières années, chez Simon Reynolds (Rip It Up and Start Again), Michka Assayas, ou David Quantick (journaliste du NME, a développé le concept de la « pop qui se dévore elle-même »). Il restera toutefois à surmonter le désintérêt des labels pour le mashup, et le durcissement des lois sur le droit d’auteur lié à Internet : « Ces remix numériques, cette culture du mashup sont facilités par les nouvelles technologies, mais illégaux selon le droit d’auteur actuel. Nous devons décider si cette créativité doit être étouffée par la loi, ou si la loi doit être réécrite pour protéger ce qui doit l’être, tout en permettant à ce genre de créativité de se développer », résume Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford et spécialiste du copyright. Mais peut-être que le mash-up, dérive imaginaire, s’attache uniquement dans les marges de la machine.
Un entretien publié en mars 2014 dans Coup d’Oreille.
Il serait facile de présenter Blitz comme un exilé : facile mais un peu réducteur. Certes, il quitte son Ghana natal en 2001, pour New York et le rêve américain que le hip hop lui a susurré à l’oreille. Mais il reste un ambassadeur, perpétuellement en transit sans jamais être parti. Avec un message, oui, même à l’heure où ce mot effraie.
Il y a d’abord chez Blitz the Ambassador une passion pour les arts visuels, le dessin, l’usage de la couleur, la précision du trait… Cela lui sera utile pour les pochettes d’albums, sans aucun doute, mais avant tout pour développer un solide sens de l’observation. Qui va de pair avec la musique : « Fin 1980, début 1990, j’ai entendu pour la première fois du hip hop grâce à mon grand frère : Big Daddy Kane, KRS-One, Chuck D, Public Enemy, A Tribe Called Quest, Jungle Brothers, Queen Latifah, Monie Love, MC Lyte… Je dessinais beaucoup, en compagnie des rappeurs, j’apprenais leurs textes en les écoutant. »
Dans l’énumération de Blitz, on retrouve un dénominateur commun : ces rappeurs «old school», s’ils se sont distingués par d’une image rude, parfois violente, du rappeur (« Public Enemy No 1 », par exemple), ont surtout développé un « message » authentique. Autrement dit, la retranscription sans fard d’un quotidien rugueux, si ce n’est hideux, pour eux et pour leurs pairs. Ce quotidien était essentiellement américain, mais s’effaçait occasionnellement pour faire place à un message afrocentriste (de manière plus évidente chez les Jungle Brothers).
Lorsque celui qui n’était pas encore Blitz the Ambassador débarque à New York, en 2001, pour poursuivre ses études, l’atterrissage est quelque peu brutal : « Ce que je croyais savoir sur l’Amérique n’était pas vrai : le métro sentait mauvais, il y avait beaucoup de gens sans abri… Quand on vient d’Afrique, on a juste vu des films et on croit que tout est parfait. » Alors, sans le savoir, le futur ambassadeur, qui écrit déjà ses textes, a trouvé sa vocation. « Le rêve américain, je le cherchais à l’époque, c’est ce que j’avais en tête. Il a évolué en Afropolitan Dream », reconnaît-il.
Afropolitan Dreams, c’est aussi le titre du troisième album du musicien, après Stereotype (2009) et Native Sun (2011). Un album important, pour Blitz, précédé l’EP The Warm Up, qui annonçait la couleur : sur des rythmes qui empruntent aussi bien l’afrobeat, qu’au funk ou à la samba, le rappeur déroule un débit sans relâche. Mais la technique n’est pas son seul atout : à chacune de ses escales autour du monde, dans sa ville natale d’Accra ou à São Paulo, Blitz tente se rapprocher de l’esprit du pays traversé. Le double clip, pour les titres All « Around The World » et « Respect Mine », est particulièrement révélateur de ce véritable engagement : une partie a été tournée au Brésil, peu avant la Coupe du Monde de Football, alors que la population manifestait sa colère et son dégoût face aux dépenses faramineuses du gouvernement pour l’événement sportif.
C’est aussi en live que le rappeur révèle toute l’énergie et la soif de découverte qui motive ses compositions : cuivres, guitare, basse, batterie, la joyeuse troupe emporte la foule de Paris à Kinshasa, dans un voyage sans billet. « J’aime m’accompagner de beaucoup de musiciens, car je crois que chacun apporte sa propre identité. Si je suis au Brésil, par exemple, je veux un percussionniste brésilien, ou un trompettiste. Ils vont apporter un rythme samba que je n’ai pas forcément, dans mon équipe ou moi-même. Ils me rendent meilleur musicien, d’une certaine manière », explique Blitz.
Comme pour poursuivre le partage, Blitz a invité de nombreux artistes à venir partager le mic avec lui : presque tous les featurings du dernier album se justifient, après écoute. Seun Kuti, Amma What, Nneka, Angelique Kidjo, Oxmo Puccino et quelques autres viennent rejoindre l’ambassadeur en transit : « L’album est une histoire, et je souhaitais avoir les bons personnages pour celle-ci. » C’est aussi avec ces figures ajoutées à son album que Blitz crée son originalité, en invitant ces « corps étrangers » dans sa musique. Lui-même se sait « African in New York », d’après un de ses titres : « Je ne serai jamais un Américain à 100 %, je le sais. Mais je crois que c’est une bonne chose, parce qu’une grande partie des Américains n’a jamais cessé d’être des immigrés. Ils emmènent leur culture avec eux, c’est ce qui fait tourner New York. Les immigrés devraient célébrer cette différence, et ne pas essayer avec tant d’ardeur d’oublier d’où ils viennent. »
En somme, par ses compositions, Blitz célèbre une réalité qui deviendra sans aucun doute planétaire au cours des prochaines années : des individus non plus définis par leur nationalité, mais plutôt par leur culture. « Ce que j’ai immédiatement aimé à New York, c’est que des gens des quatre coins du monde vivent les uns à côté des autres », se souvient-il. De même, c’est ce hip hop, mondial, qui l’intéresse le plus : « Le hip hop le plus intéressant ne vient plus des USA, les histoires qu’il raconte ont été vues et revues. Quand on écoute Kendrick Lamar, l’histoire est la même que celle de Boys N the Hood, celles de South Central LA, de Snoop… Bien sûr, il l’exprime de façon moderne, mais c’est la même histoire, et l’auditeur a ses attentes. »
À l’inverse, les histoires de son pays restées méconnues, Blitz les emmène avec lui en tournée mondiale, conscient de ce qu’il peut faire pour cette terre : « C’est une sorte de mission pour moi, je trouve très important de rester en contact avec l’Afrique. Ce n’est pas évident de jouer là-bas, à cause de la politique, de l’organisation, de l’argent… Mais je fais toujours mon possible, car le message que je véhicule est en premier lieu pour l’Afrique. Le Ghana me suit beaucoup, en retour », explique-t-il. Malgré son statut d’ambassadeur toujours en vadrouille, le décalage, chez Blitz, n’est pas que horaire.
Le genre de sujet qui n’a pas de fin, et sur lequel il est assez compliqué d’écrire : le hip hop et les comics. Autant dire que je n’ai pas manqué de matière pour cet article publié en août 2014 sur Coup d’Oreille. Depuis, Marvel a publié plusieurs séries de comics avec des couvertures alternatives reprenant différentes pochettes cultes du hip hop…
Plongés dans des battles, porteurs d’un don particulier qu’il leur faut sans cesse entretenir et imposer, et parfois réunis en équipes démesurées, les rappeurs, DJs et super-héros partagent un gène commun. Comics et hip hop se sont soutenus dès l’orée des années 1980, et ont poursuivi depuis leur ascension, pour le meilleur comme pour le pire…
À l’aube des années 1980, que peut faire un gamin du Bronx ou de Harlem pour sortir de la nuit dans laquelle sont plongés son quartier, sa famille ? Les comics existent depuis à peu près un demi-siècle, mais ils sont devenus un objet de consommation de masse pour les classes moyennes et pauvres des États-Unis, et commencent même à être lu par des adultes depuis une petite décennie.
Certes, la censure s’applique encore à ces publications colorées destinées pour la jeunesse, mais, au niveau du lectorat, un pas est franchi. Surtout, les parents ne s’inquiètent plus vraiment de voir les fascicules aux mains des adolescents. Après tout, les super-héros véhiculent des valeurs telles l’honneur, la bravoure, la loyauté… Et puis, au moins, ils lisent, sans être forcément des jeunes renfermés sur eux-mêmes. La seule chose qui pourrait leur faire lever le nez des cases et des exploits des surhommes, à la fin des années 1970, ce sont peut-être les rythmes en provenance du coin de rue, ou du parc à quelques pâtés de maisons…
Les block parties ou rendez-vous sauvages ne sont pas pour les enfants, pas avant que l’industrie du disque ne s’empare du phénomène, mais le hip hop se fait entendre sur les postes de radio, qui ne sont désormais plus seulement réservés à l’autorité parentale. La platine familiale fait peut-être entendre de la soul ou du funk, mais le poste dans la chambre diffuse d’autres artistes, les Cold Crush Brothers, Stetsasonic, ou, bientôt Grandmaster Flash and the Furious Five…
Avant le combat, constituer son équipe et équipement
Si l’exercice du DJing constitue en soi un spectacle susceptible d’impressionner, la formation initiale de la musique hip hop, associant un DJ et un ou plusieurs Masters of Ceremony (MCs) évoque immédiatement les super-héros dans les équipes qu’ils forment (X-Men, Fantastic Four, Avengers, Ligue des Justiciers) ou peuvent former à l’occasion, à travers des crossovers (histoire croisant deux ou plusieurs univers de super-héros indépendants). Les noms des crews de l’époque ne se privent pas de faire le parallèle, il suffit de penser à Grandwizard Theodore & the Fantastic Five…
Stetsasonic, le groupe de Brooklyn cité plus haut, attaque directement avec « In Full Gear » sur son album du même titre, en 1988 : l’« équipement complet » décrit dans le morceau est « aérodynamique », particulièrement adapté pour « arrêter » les MCs faibles, qui commettent des « crimes » en osant monter sur scène… Quant aux cris qui scandent le titre, on les confondrait presque avec des onomatopées.
De l’éclair de Grandmaster Flash au logo iconique de Public Enemy, en passant par le « A » d’Assassin, l’identité visuelle du groupe est tout aussi importante. Celui de Public Enemy fut créé par Chuck D lui-même, le MC « sérieux » du groupe, quand Flavor Flav, l’autre, allait lui donner la réplique sur un mode débridé et empreint de folie. Ce dernier relève d’ailleurs du véritable personnage de comics, avec son énorme horloge autour du cou… S’il est bien un logo, qui atteint la popularité des symboles de Batman ou de Superman, c’est bien celui du Wu-Tang Clan, dessiné par le DJ Allah Mathematics, compagnon du groupe depuis les débuts…
En matière d’extravagances, la palme revient sans doute à Rammellzee, un rappeur, graffeur et sculpteur actif à New York dans les années 1980 : son nom avait tout un tas de significations ésotériques et mystiques, et il s’était fabriqué plusieurs costumes empruntant autant au samurai qu’à Iron Man. Bien loin de cet underground obscur, les “combinaisons” des rappeurs se sont rapidement déclinées en dizaines de vêtements streetwear et autres accessoires, que le public se plaît à adopter pour rejoindre, au moins un peu, l’équipe superhéroïque… Suffit de penser aux Adidas de Run DMC.
De la même manière, le quartier que représentent les rappeurs est au moins aussi primordial, dans leurs textes, que la défense de la ville et des citoyens dans l’esprit des super-héros. Comment imaginer Superman sans Métropolis, Batman sans Gotham, ou Spider-Man sans New York et ses gratte-ciels ? Et que seraient Orly-Choisy-Vitry sans Ideal J, la Seine-Saint-Denis sans NTM ?
À force de décrire le quotidien dans sa violence et sa brutalité crue, et en guise de rançon du succès, comics et rap se sont tous deux trouvés frappés par une forme de contrôle, voire de censure. La Comics Code Authority voit le jour en 1954, près de deux décennies après les premiers exemples du genre, suite à la publication d’une étude du psychiatre Fredric Wertham, Seduction of the Innocent. Dans cette dernière, il déplore l’influence des comics, perçu comme des colporteurs de vulgarité et de violence auprès des jeunes publics, considérés comme vulnérables.
La musique hip hop connaît sa propre autorité de salubrité avec le sticker Parental Advisory Explicit Content apposé sur les différents albums et singles, et mise en place aux États-Unis par l’industrie du disque elle-même (Recording Industry Association of America), en 1990. Si c’est une chanson de Prince (« Darling Nikki ») qui lance les procédures, le rap sera une cible de choix pour les censeurs de tous bords, pour violences, vulgarité, ou même pornographie.
Au coeur de la bataille, exploits, superpouvoirs et vertu
Le vif du sujet, et le feu de la battle : le parallèle entre les rappeurs et les super-héros — ou vilains — devient alors évident. Hors de la scène, le MC ou le DJ sont des individus lambda, du moins dans une certaine approche de la musique hip hop, ce qui rassure par ailleurs quant à leur authenticité. Mais, une fois face à la foule, ou mis devant le MC à coucher, le DJ à distancer, la bête se réveille. La double personnalité des artistes, semblable à celle de Batman, Superman, Spider-Man et consorts, va parfois jusqu’à rejoindre la fureur de Hulk : une fois transformé, l’individu sur scène devient simplement incontrôlable.
« Super héros du rap français rappe dans les films d’action
Un kilo de rimes trois barres, prêt pour la transaction »
Booba dans « Les Bidons veulent le Guidon », Timebomb
Le rap, principalement celui tourné vers les battles, contient nombre de métaphores, assez simples, dans lesquelles le MC adopte les caractéristiques d’un super-héros, simplement pour affirmer sa supériorité. Dans « Raise the Roof », sur Yo! Bum Rush the Show (Public Enemy, 1987), Chuck D se compare à Thor, et fait pleuvoir la foudre sur ses adversaires, ou au Prince Namor, « qui est craint sur les deux côtes », autrement dit la East Coast comme la West Coast des États-Unis. Snoop Dogg, lui, s’imagine bien en Batman dans « Batman and Robin » sur une prod de DJ Premier, avec Lady of Rage en Robin et RBX en Commissioner X, sorte d’alter ego du Commissaire Gordon. Bon, rayon exploits super-héroïques, le chien atomique propose, entre autres, de donner de l’herbe excitante à Catwoman… Et comment ne pas citer les quelques membres du Wu-Tang qui représentent à eux seuls une partie du catalogue Marvel ? Ghostface Killah se fait surnommer Ironman, Captain America ou Tony Starks (sans le –s des comics), Method Man Johnny Blaze (aka Ghost Rider), quand le producteur et MC RZA, lui, s’est créé son propre personnage, Bobby Digital. Tous, en tout cas, ne sont pas avares de références à leurs surhommes préférés.
« Swinging through your town like your neighborhood Spiderman »
« Je me balance dans vos rues comme votre fidèle Spiderman »
Inspectah Deck dans Protect Ya Neck, Wu-Tang Clan
En 1999, un MC bientôt repéré par KRS-One, Dr. Dre, Def Squad ou Common imagine pour s’amuser « Secret Wars », freestyle de 5 minutes 30. La chanson reprend le titre d’une célèbre série Marvel des années 1984 – 1985, la première à pratiquer le crossover en masse : les super-héros et vilains de plusieurs univers se croisent dans un combat titanesque rassemblant entre autres Les 4 Fantastiques, Spider-Man, Fatalis, les Avengers, Fatalis, Octopus, le Lézard, Galactus… Dans son freestyle devenu culte, The Last Emperor les convoque face à ces MCs préférés : KRS affronte le Professeur X, Dr. Strange se mesure à GZA, Redman combat Hulk, Storm est défaite par Lauryn Hill… Un combat légendaire, qui connaîtra une seconde partie, de 10 minutes, à la fin de l’album Music, Magic, Myth, le premier de The Last Emperor, en 2003.
Mais celui qui les couche tous, en termes d’érudition comics, c’est probablement Marshall Mathers et sa rude diction comique, aka Eminem. Slim Shady posséderait même un exemplaire d’Amazing Fantasy #15, dans lequel le lecteur découvrait pour la première fois Spider-Man. Sa collection personnelle serait « gigantesque », d’après Rigo «Riggs» Morales, directeur artistique de Shady Records. Le rappeur de Detroit voulait devenir dessinateur de comics, il les aura finalement collectionnés, avec une appétence particulière pour Hulk, et le graphisme de John Romita Senior, un des grands maîtres de la Maison des Idées. La maison d’édition a d’ailleurs sauté sur l’occasion, en faisant apparaître le rappeur dans son propre rôle à deux reprises, aux côtés du Punisher (hors-série, mai 2009, assez mauvais) et de Iron Man, même si cette dernière apparition est limitée à la couverture, en édition limitée (Mighty Avengers #3, 2013). Dans les deux cas, le rappeur est dessiné par l’espagnol Salvador Larroca.
Pour beaucoup de rappeurs, le super-héros était un modèle de vertu, au milieu de la pauvreté, du crack, et de l’immobilier qui prend à la gorge les habitants des quartiers défavorisés. Et les artistes, en adoptant, parfois malgré eux, le rôle de modèles, se font alors le relais d’un comportement, si ce n’est exemplaire, plus sage que la voie de la criminalité. À l’inverse, la référence aux super-vilains peut fournir l’incarnation de ce qu’il faut combattre. Venom, DJ, producteur et MC fondateur du label Marvel Records, n’a pas adopté l’identité du personnage de comics doté d’un symbiote en vain. Son premier album, Un justicier dans la ville (2009), fait dans l’horrorcore et l’hardcore, sans céder aux thématiques creuses du rap ambiant. Dans « Le Caïd », Venom utilise le personnage corrompu, adversaire de Spider-Man et Daredevil, notamment, pour incarner la corruption, la cupidité, la pourriture du monde contemporain. La pochette, signée par le dessinateur Melki comme toutes celles de Marvel Records, vaut aussi son pesant d’or.
« Son costume est blanc
Sorti du pressing de la justice
Pourtant les mains pleines de sang »
« Le Caïd », Venom, Un justicier dans la ville
En 1983, un maxi de la Motown fait apparaître le rap « The Crown » par Gary Bird & The BG Experience, intégralement produit par Stevie Wonder. La pochette ne laisse aucun doute : Bird est ici pour faire la leçon, ce qu’il revendique ouvertement. Toutefois, le « message », qui ne dure pas moins de 10 minutes, utilise ici les références aux comics (Superman et Hulk) pour attirer l’attention des plus jeunes tout en leur rappelant leurs origines africaines, par l’histoire et la conscience du groupe ethnique. Clairement à destination des jeunes, le message est important, peut-être un peu trop martelé, pour un hip hop qui voulait faire danser et penser en même temps.
Longtemps perçu comme une musique réservée aux jeunes, le rap s’est aussi retrouvé associé à des opérations ouvertement commerciales, qui liaient comics et hip hop pour s’assurer les faveurs des moins de 13 ans, et le portefeuille des parents. On passera rapidement sur la contribution de Vanilla Ice, le rappeur blanc créé de toutes pièces par les maisons de disques, et son « Go Ninja » destiné à la bande originale du film Tortues Ninja (1990). Les deux films Batman, Forever (1995) et Batman & Robin (1997) firent eux aussi appel au hip hop dans leurs bandes originales, particulièrement diversifiées. Le premier invitait Method Man pour « The Riddler », aka l’Homme-Mystère, quand le second se rabattait sur Bone Thugs-n-Harmony (« Look Into My Eyes »). Les clips sont comme les films, kitschs à souhait. Mais, niveau rap, Method Man s’en sort bien. Au sein des studios de cinéma, la recette n’a pas vraiment changé : Ghostface Killah s’est ainsi fendu d’un titre, « Slept with Tony », pour la BO du premier Iron Man, ainsi que d’une apparition dans le film, relativement inutile et coupée au montage. Ou peut-être est-ce un clin d’oeil de Marvel à son rival DC, rapport au Batman…
Un exemple à suivre ?
Dans le comics comme dans le hip hop, la fin des années 1980 et le début des années 1990 sonnent le début d’une remise en question du « rôle » de la musique hip hop. Les super-héros, dans leur toute-puissance, leur justice parfois aveugle et leur ingérence, perdent peu à peu la confiance de ceux qu’ils sont censés protéger : Batman : Dark Knight ou Watchmen, tous deux chez DC, mettent le doute dans l’esprit des surhommes. « Who’s watches the watchmen ? » (« Qui garde les gardiens ? »), gimmick extrait de cette seconde série, incarne parfaitement cette crise profonde de statut. Dans le hip hop, le rôle d’éducateur que l’on confiait souvent aux rappeurs disparaît, à la faveur du gangsta rap ou, simplement, d’une seule expression artistique et personnelle.
« Toujours rien de neuf, la vie d’artiste c’est tardif
Au ptit dèj des news rouges coulent et le sang se tartine
Une rafale de flash fauche cash une princesse au Ritz
Les USA super-héros et Bush est Professor X »
Lavokato dans « Boboch Connexion », Nakk Mendosa ft. Les 10
Évidemment, le meilleur exemple en la matière, le producteur/rappeur le plus extrémiste, c’est bien MF Doom : MF pour Metal Face ou MotherFucker, c’est selon, mais Doom fait bien référence au Dr. Doom (aka Docteur Fatalis en VF) des comics Marvel. « La façon dont les comics sont écrits vous fait voir la dualité de la réalité, de telle manière que le méchant n’en est plus vraiment un quand on considère les choses de son point de vue. En découvrant cette écriture, je me suis dit que je pouvais l’adapter au hip hop, quelque chose que personne n’avait jamais fait. C’est à ce moment-là que j’ai créé ce personnage et que j’ai commencé à embrouiller tous ces éléments — la naissance du Vilain », explique l’homme masqué dans sa célèbre interview pour Wired. Le producteur reprendra des samples basiques, iconiques du hip hop, pour les distordre, les malmener et créer le son MF Doom.
Aujourd’hui, les rappeurs plus jeunes ont tendance, à tort ou à raison, à ne plus accorder de crédit aux anciens, et à se concentrer sur une ligne purement hédoniste, associant costumes les plus clinquants et étalage des featurings les plus impressionnants. Il faut dire que les combats de l’ancien temps ont beau avoir eu lieu, les situations n’ont pas vraiment évolué. On entend un peu plus de hip hop dans les publicités, mais la reconnaissance n’est pas encore là.
« Kill a fuckin’ superhero, I watch the Watchmen
I’m a super-negro, my watch the rocks in
My Glock that’s cocked, loaded, and ready to lock in
Who’s sending niggas to the dirt? Ostriches
Captain holding them captive fucking hostages »
« Tuer un putain de super-héros, je garde les Gardiens
Je suis un super-négro, des diamants sertis sur ma montre
Mon Glock est tendu, chargé, prêt à tirer
Qui envoie les négros à terre ? Des autruches
Captain [America] les retient captifs, des putains d’otages »
Hodgy Beats, « Oooh » de Pusha T ft. Hodgy Beats, Liva Don & Tyler The Creator
À voir si cette génération talentueuse deviendra comparable aux hordes de surhumains aveuglés par leurs pouvoirs, décrites et dessinées par Mark Waid et Alex Ross dès 1996, dans la mini-série Kingdom Come, chez DC Comics. Batman, Superman et Wonder Woman avaient alors repris du service pour mettre de l’ordre, sans manquer de s’interroger sur leur droit d’ingérence, au passage…
Des exploits à rapporter
Outre les apparitions d’Eminem citées plus haut, l’intérêt du hip hop pour le comics, notamment par le graff, s’est retrouvé dans plusieurs publications. La plupart sont ouvertement à but commercial, et ne font intervenir des rappeurs dans le seul but d’attirer un nombre d’acheteurs plus importants, comprenant les fans du groupe. En la matière, Vanilla Ice a une nouvelle fois eu droit aux honneurs, avec un titre rapidement oublié chez un éditeur enterré, Rock’n’Roll Comics (sic).
Le Wu-Tang s’est également transposé au format comics, à plusieurs reprises : Wu Massacre devait accompagner l’album du même nom, rassemblant Raekwon, Ghostface Killah et Method Man. Le comics devait être assuré par Alex Haldi et le dessinateur Chris Bachalo, passé chez DC Comics pour dessiner Batman ou Sandman, avant d’atterrir chez Marvel pour des participations remarquées séries Uncanny X-Men ou Amazing Spider-Man. « Devait être », car le comics ne fut jamais achevé, probablement pour des raisons économiques, même si quelques planches circulent. La rencontre définitive ne s’est donc toujours pas faite sur le papier, à l’exception d’un médiocre titre, The Nine Rings of Wu-Tang, paru au début des années 1990 chez Image Comics. Ghostface Killah a eu un peu plus de chance en solo, dans Cell Block Z, écrit avec Marlon Chapman et Shauna Garr, et illustré par Chris Walker.
50 Cent ou ou Onyx ont eux aussi tenté la transposition, sans plus de succès dans les boutiques de comics. Le premier avait pourtant un parcours digne des super-héros les plus torturés : il faut chercher du côté de l’underground pour trouver un essai réussi de récit de vie. MF Grimm, qui n’est pas l’un des multiples alias de MF Doom, a ainsi « profité » d’un passage en prison après trafic de drogues pour composer un triple album, American Hunger. Il l’accompagne, à sa sortie (la sienne et celle de l’album), d’un livre et d’un comics, Sentences, ce dernier étant dessiné par Ronald Wimberly. Il y raconte son parcours, qui lui a fait côtoyer les plus grands (Dre et Suge Knight à la création de Death Row) et les bas-fonds (il devient dealer à Los Angeles, par manque d’argent, une agression le laisse paralysé des deux jambes). Sincère et touchant, le comics reçoit un bon accueil, y compris de la part de la critique spécialisée.
Peut-être plus inattendu, le groupe Public Enemy a aussi eu droit à ses aventures sous forme de silhouettes fortement encrées, sous le pinceau d’Adam “Illus” Wallenta. Le scénario est impossible, faisant de Public Enemy une organisation secrète de badass luttant pour le bien public, mais les graphismes sont suffisamment convaincants pour faire fonctionner le tout. Et quel meilleur gimmick de super-héros que le « Yeah, boyeeeeee » de Flavor Flav ?
Au rayon des collectors ultimes associés aux sorties album des artistes, il faut savoir que De La Soul s’était fendu d’un comics, inclus en édition ultra limitée à quelques exemplaires de leur deuxième sortie, De La Soul Is Dead (1991). MF Doom ne pouvait pas couper à l’exercice, et il s’y est plié avec Meanwhile… (Madvillain), qui poursuit les incroyables aventures de Doom commencées dans le clip de « All Caps », définitivement à voir. ET à lire, avec un peu de chance : l’ouvrage était proposé dans l’album de remix Madvillainy 2, en coffret spécial.
Du côté des dessinateurs de comics, les réussites sont à trouver dans les publications qui ne font pas forcément apparaître des rappeurs, des DJs ou des albums cultes, mais celles qui, l’air de rien, se rapprochent de « l’esprit hip hop », celui du mouvement global. Dans ce domaine, le dessinateur Eric Orr fut un pionnier, et il distribua de manière indépendante en 1986 Rappin’ Max Robot, l’histoire d’un robot qui fait du rap, tout simplement. Si l’histoire est basique, le style fit sensation parce qu’il était le premier à représenter les éléments du hip hop de manière graphique, avec les mouvements du mouvement, graff, breakdance et MCing au premier plan. Par la suite, Orr collaborera avec Ultimate Force, Jazzy Jay ou D.I.T.C.
Un an plus tard, Marvel Comics publie le roman graphique Wolfpack, par Larry Hama (scénario) et Ron Wilson (dessin) : l’histoire de cinq jeunes du South Bronx (un des premiers territoires à être représenté par les groupes de musique hip hop), entraînés pour devenir les justiciers de cette partie de New York. La couverture et le comics font apparaître les détails d’un des quartiers les plus pauvres de la ville, quand les cinq jeunes héros permettent aux lecteurs de s’identifier parfaitement avec eux. Le titre laissera une trace particulière auprès des lecteurs, auditeurs du genre.
Wilson tente aujourd’hui de publier Battle Rappers, réalisé avec l’auteur Keith Thomas, pour faire revenir le hip hop allié au comics sur le devant de la scène. Toutefois, le scénario (des rappeurs aliens mettent à mal le hip hop avec des labels) et le graphisme laissent augurer du pire… Ronal Wimberly, qui avait collaboré avec MF Grimm, a de son côté signé un beau succès d’estime avec The Prince of Cats, relecture hip hop de Romeo et Juliette.
Graphisme, narration et style d’écriture, vocabulaire, hip hop et comics ont la particularité d’avoir considérablement marqué la fin du XXe siècle, et durablement influencé les premières années du XXIe. Si le comics reste une pratique essentiellement américaine, le rap a su s’exporter dès sa naissance dans l’Hexagone et le reste du monde, peut-être pour de simples critères de diffusion (absence de diffusion, exportation rapide par quelques pionniers). Toutefois, les illustrateurs français n’ont pas à rougir… sauf pour rendre les explosions des combats héroïques plus éclatantes…
Image en-tête : Hip Hop Family Tree, vol.1, par Ed Piskor