Rap Genius : que la lumière soit

Un article paru en février 2014, assez daté, forcément, puisqu’à l’époque, la plateforme Rap Genius faisait encore office de semi-nouveauté. Un petit texte à mi-chemin entre entretien, portrait et courte analyse.


Depuis bien­tôt 4 ans, l’ampoule de Rap Genius éclaire les recoins les plus som­bres des allées alam­biquées du rap et du hip hop français. Et 2014 s’annonce déjà comme une année clé pour le site, entre la sor­tie d’une appli­ca­tion, celle de la Rap Genius Tape et bien­tôt la dif­fu­sion d’un EP mensuel.

Un Wikipé­dia sur l’air du rap, il fal­lait l’inventer : en 2009, 3 étu­di­ants de Yale se pren­nent la tête sur les paroles de Fam­ily Ties, par Cam’ron. Pour se départager, et puisque les Améri­cains ne font rien à moitié, ils se lan­cent dans un site web par­tic­i­patif : Rap Genius est né. Ou plutôt, Rap Exe­ge­sis, le nom qu’il porte pen­dant quelques mois.

En 2010, Clé­ment, l’un des deux respon­s­ables de la ver­sion fran­coph­one du site (avec Bran­don), fait un tour sur le site US : « J’écoutais l’album Ara­bian Pan­thers, de Médine, et j’ai cher­ché des expli­ca­tions sur Rap Genius. J’ai remar­qué qu’il n’y avait aucune track en français. Je leur ai envoyé un mail et j’ai com­mencé à ajouter des morceaux de mon côté. »

Aujourd’hui, l’équipe s’est con­sid­érable­ment éten­due : 70 per­son­nes con­tribuent régulière­ment, dont une soix­an­taine d’éditeurs, et 10 en for­ma­tion, qui vali­dent les con­tri­bu­tions extérieures. Car c’est ici que Rap Genius puise sa force : plusieurs cen­taines de volon­taires expliquent, décryptent, se dis­putent autour des paroles écrites par les artistes. Outre-​Atlantique, ils sont des mil­liers à aug­menter le champ du site, quotidiennement.

Le fonc­tion­nement du site est désor­mais bien connu : les phases et punch­lines sont expliquées, avec des con­tri­bu­tions directe­ment pub­liées sur le site, en rouge. La val­i­da­tion par les édi­teurs vient a pos­te­ri­ori, ce qui occa­sionne par­fois quelques per­les WTF… Dans tous les cas, les expli­ca­tions non validées sont dis­tinctes, pour assurer la crédi­bil­ité et l’exactitude de la plateforme.

Le rap français n’a pas oublié de ren­dre hom­mage au Genius… (voir plus bas)

Mais la vraie con­sécra­tion, pour ces pas­sion­nés, vient quand un artiste valide une inter­pré­ta­tion : « Pour le moment, on compte à peu près une cen­taine de comptes artistes en France, pour plusieurs mil­liers dans le monde. 99 % d’entre eux sont très ent­hou­si­astes à la lec­ture des con­tri­bu­tions », détaille Clé­ment. Il y a de quoi : en plus de recenser la total­ité des paroles, le site offre la pos­si­bil­ité d’approfondir et de met­tre en valeur les textes, quand le rap game chéri des médias a ten­dance à ne jouer que de clips et bitchs.

Repar­tons de l’autre côté de l’Atlantique : en quelques années, Rap Genius est devenu un point de rendez-​vous pour tous les pas­sion­nés. L’investissement mas­sif (15 mil­lions $) de Ben Horowitz, homme d’affaires fan de rap, dans la plate­forme lui a per­mis de se dévelop­per con­sid­érable­ment, et d’écarter les prob­lèmes de mod­èles économiques. Jusqu’à attirer les con­voitises : en novem­bre 2013, le lobby des labels qu’est la National Music Pub­lish­ers Asso­ci­a­tion, aux États-​Unis, réclame le retrait des paroles pour infrac­tion aux droits d’auteur. Un lit­ige tou­jours en cours, qui oblige le site à s’arranger avec cer­tains majors. En France, toute­fois, « un tra­vail impor­tant se fait avec les majors, notam­ment Def Jam et Because Music », pré­cise Clément.

Et pour cause : mine de rien, Rap Genius Fr dis­pose désor­mais d’une force de frappe impres­sion­nante dans le milieu. Avec des clins d’oeil réguliers de la part des artistes eux-​mêmes : « Quand Médine, dont les paroles ont «inau­guré» Rap Genius Fr, nous a cité dans une chan­son [« Biopic, NdR »], j’étais très hon­oré. Quand Disiz a fait son morceau, pareil, ça fait chaud au coeur… »

Outre la sor­tie d’une appli mobile, l’actualité de Rap Genius est brûlante : la semaine dernière, le site pro­po­sait sa pre­mière mix­tape, la Rap Genius Net Tape. 19 morceaux inédits, dont 4 com­posés par les vain­queurs (Kila Kali et Ou2s, Malik, Phases Cachées et Tekilla) d’un con­cours qui a rassem­blé près de 400 par­tic­i­pants. « Les artistes ont vrai­ment assuré, en nous four­nissant des tracks mas­ter­isées et mixées de bout en bout. Il y en a cer­tains avec lesquels nous avions déjà tra­vaillé, dont L’indis et Zekwe Ramos, pour des inter­views ou des val­i­da­tions de compte, d’autres qui voulaient y être, et d’autres qui étaient nos coups de coeurs per­son­nels », explique Clé­ment. Une suite prévue ? « Pour le moment, on va se reposer, en prof­iter. Nous y réfléchissons, peut-​être un for­mat album avec un con­cept der­rière… »

Le 12 février, le site devien­dra égale­ment parte­naire d’un con­cert, le show­room privé de Tito Prince, Black Kent et 3010, avec Rap Mag, Généra­tions et Canal Street. Un des signes de l’audience gran­dis­sante de la plate­forme, tout comme les 5.000 télécharge­ments cumulés pour la tape #RGNT, en moins d’une semaine. Rap Genius pro­posera égale­ment, dès le mois prochain, un EP 3 titres men­suel, sous le titre The Big Three by Rap­ge­nius, et dif­fusé par ses soins. Et la lumière fut…

Pour télécharger la Rap Genius Net Tape, c’est par ici

Interview – Nick Kent : « Pour attirer l’attention, il faut verser dans l’extrême »

Comme indiqué en fin d’article, cet entretien a été réalisé dans un cadre assez inattendu pour une rencontre avec Kent, un vrai “enfant terrible” du rock britannique, côté journalisme et critique. Le festival Livres et Musique de Deauville, aussi qualitatif soit-il, est traversé par une ambiance petite-bourgeoise, dans une ville clinquante hantée par des rockers vieillissants… Nick Kent, rangé des comportements outranciers, n’alluma qu’un seul joint de toute l’interview, mais fut particulièrement affable.


De pas­sage à Deauville pour le Fes­ti­val Livres et Musique, l’enfant ter­ri­ble de la… cri­tique rock bri­tan­nique, Nick Kent. Mor­ris­sey sait des choses sur lui « à défriser un afro », mais autant deman­der au trublion en per­sonne, qui n’a pas perdu son souf­fle pour nous répon­dre entre deux bouf­fées, d’enthousiasme et de tabac.

Vous tra­vaillez en ce moment sur une réédi­tion de Sticky Fin­gers des Rolling Stones, en quoi cela consiste-​t-​il ?

Nick Kent : Ces trois dernières années, j’ai bossé avec les Rolling Stones, j’ai fait l’assistant. Mick Jag­ger m’a appelé, parce qu’ils veu­lent que des gens plon­gent dans leurs archives, en vue de les ressor­tir avec des inédits. Ils ont déjà fait Exile il y a 4 ans, Some Girls aussi, et ils veu­lent main­tenant sor­tir Sticky Fin­gers. Sticky Fin­gers est un album sur lequel il est dif­fi­cile d’écrire, surtout à pro­pos du proces­sus créatif. Il a été enreg­istré par phases, et il y a des prob­lèmes judi­ci­aires entre Decca, leur pre­mier label et Atlantic, le suiv­ant, sur lequel allait sor­tir Sticky Fin­gers. Les Stones n’étaient pas sous con­trat lors de l’enregistrement.

Avez-​vous accès à beau­coup d’enregistrements ?

Nick Kent : J’ai accès à toutes leurs archives, et il y des putains de mil­liers d’enregistrements de cette péri­ode. Ils enreg­is­traient toutes les nuits, tout et n’importe quoi. Les archives des Bea­t­les ou de Bob Dylan sont très bien classées : voilà « « Yes­ter­day », takes D ». J’ai passé énor­mé­ment de temps à écouter ses archives, qui sont majori­taire­ment con­sti­tuées de vieux blues/​jazz. Il faut écouter 8 heures de merde pour trou­ver 5 min­utes d’enregistrements cor­rects : les Stones étaient comme ça, pou­vaient être le pire groupe du monde. En enreg­istrement, en répéti­tion, si Richards ou Jag­ger n’étaient pas motivés, c’était horrible.

Cherchez-​vous égale­ment à recueil­lir les sou­venirs des gens présents ?

Nick Kent : Aucun de ceux qui étaient présents n’a les mêmes sou­venirs de ces enreg­istrements, per­sonne ne se sou­vient du lieu et de l’endroit où les chan­sons de Sticky Fin­gers ont été enreg­istrées. La bat­terie ou la gui­tares ont pu être enreg­istrées en avril, mais en décem­bre, ses par­ties sont à nou­veau réen­reg­istrées. Ils jouaient la même chan­son pen­dant des mois. « Can’t You Hear Me Knock­ing », avec ses 5 min­utes de jam, vient de deux ses­sions : une pour la chan­son, et une autre pour le jam avec Mick Tay­lor. Cet album a véri­ta­ble­ment été piloté par Mick Jag­ger et Jimmy Miller, Keith Richards n’était pas en grande forme à ce moment-​là.

Il n’était même pas là pour la moitié des ses­sions, il ne venait même pas. Mick Jag­ger jouait de la gui­tare. Richards est sur Brown Sugar, même si Mick Jag­ger l’a inté­grale­ment écrite, y com­pris le riff. Il a écrit Wild Horses, et il est dessus. Il est là pour le riff du début de « Can’t You Hear Me Knock­ing », pen­dant les 2 pre­mières min­utes de la chan­son. Mais l’instrumental est assuré par Mick Tay­lor, Billy Pre­ston, Bobby Keys, Char­lie Wat­son, Bill Wyman. Keith Richards n’est pas sou­vent là.

Mick Tay­lor s’en sou­vient bien, il était dans deux chan­sons de Let It Bleed, mais Sticky Fin­gers est son pre­mier album avec les Stones. Mar­shall Chess, qui était à la tête de Rolling Stones Records, il était là à toutes les ses­sions. Keith Richards ne se sou­vient de rien, parce qu’il n’était pas là, ou «absent» pen­dant les enreg­istrements. Les 23 de Exile on Main Street ont été enreg­istrés pen­dant les ses­sions de Sticky Fin­gers. Ils ont emmené les ban­des à Nell­côte, en France, et aux États-​Unis. Il y a peut-​être six chan­sons qui vien­nent de Nell­côte, « Tum­bling Dice », « Casino Boo­gie », « Ven­ti­la­tor Blues », « Happy » et deux autres. Les autres vien­nent des enreg­istrements de Sticky Fin­gers. Les Stones ont tou­jours enreg­istré comme cela : Keith Richards pou­vait repren­dre des enreg­istrements et refaire la basse. Bill Wyman n’est pas sur beau­coup d’albums des Stones, même s’il était avec eux en live.

À quand remonte votre pre­mière ren­con­tre avec les Stones ?

Nick Kent : Je suis né à Lon­dres, mais ma famille et moi avons démé­nagé au Pays de Galles à mes huit ans. Quand j’avais douze ans, un de mes cama­rades avait son père qui organ­i­sait un événe­ment local de catch, mais aussi des con­certs à Cardiff. Il m’a invité à un con­cert des Rolling Stones, lorsqu’ils n’avaient que deux sin­gles à leur actif, et aucun hit. J’avais douze ans, et je ren­con­trais les Stones, avec Brian Jones en leader, vingt ans à l’époque, très sym­pa­thique. Ils étaient très énergiques, trois con­certs par jour.

L’écriture de livrets, les arti­cles du Guardian ou de Libé, ce sont des choses qui vous occu­pent, à présent ?

Nick Kent : Je suis plus connu pour mes obser­va­tions sur les groupes dans leur vie com­mune, ou musi­cale, mais l’exercice ne me déplaît pas. Je suis un retraité du jour­nal­isme print. Je n’ai pas écrit d’articles pour un mag­a­zine depuis très longtemps. J’ai aimé The Guardian, ils payaient bien et ne foutaient pas le bor­del dans ce que j’écrivais. Prob­a­ble­ment un des meilleurs jour­naux en Angleterre, avec le Times [sa com­pagne Lau­rence Romance y pub­lie régulière­ment des arti­cles, dernière­ment sur Kurt Cobain NdR]. J’ai 62 ans, main­tenant, et puis il n’y a plus telle­ment de groupes avec lesquels je voudrais traîner. Je ne voudrais pas traîner avec Cold­play, U2 ou même les Foo Fighters.

Quand a eu lieu votre ren­con­tre avec Lester Bangs, et quels sou­venirs en gardez-​vous ?

Nick Kent : J’ai ren­con­tré Lester Bangs en février 1973, quelqu’un m’avait dit où il habitait et je me suis pointé chez lui. Il les avait prévenus de mon arrivée. Je suis arrivé à côté de Detroit, dans une petite ville appelé Birm­ing­ham, au milieu d’un grand état comme le Michi­gan, de là où venait Cream.

J’étais un peu allumé, ils voulaient se débar­rasser de moi, je voulais surtout me droguer avec de quoi fumer. Ils ont décidé de me refiler à Lester Bangs, parce que j’étais écrivain. Quelqu’un m’avait filé un tran­quil­isant, cela s’appellait Man­drax, parce que j’étais nerveux à l’idée de ren­con­trer Bangs. Du coup, j’avais l’air bourré, ce n’était pas très malin. Je me sou­viens que nous avions écouté une des pre­mières copies de Raw Power. Iggy et les Stooges me l’avaient joué, très grossière­ment, en Angleterre, avant de par­tir à Los Angeles.

À ce moment-​là, vous tra­vaillez déjà au New Musi­cal Express ?

Nick Kent : J’ai eu ce pre­mier boulot au NME très facile­ment, j’ai été très chanceux. Mais j’ai eu peur que cela ne dure qu’un temps, je voulais m’améliorer, je lui demandais com­ment il écrivait. Il ne fai­sait que par­ler, nous avions des méth­odes d’écriture très proches. Lui pre­nait du speed, et écrivait, écrivait, écrivait comme un obsédé. Il tenait un jour­nal, ce que je ne fai­sais pas. Je n’écrivais pas de let­tres non plus. Je n’écris que lorsque je sais que je dois écrire mes idées sur du papier. Je suis plus paresseux.

Mon pre­mier prob­lème, c’est que je ne pou­vais pas taper au clavier, je n’ai jamais eu le temps d’apprendre. Je suis devenu écrivain très soudaine­ment. En 1972, j’étais écrivain depuis 3 ou 4 mois, et les gens du NME essayaient de relancer le mag­a­zine avec une nou­velle for­mule. Je fai­sais par­tie de ces jeunes types, plutôt mar­rants, sur lesquels on comp­tait au début des année 70. Tout le monde attendait le retour des six­ties, la ref­or­ma­tion des Bea­t­les et le retour de Dylan. Le seul groupe qui avait survécu au pas­sage des 60 au 70, c’était les Rolling Stones, le meilleur groupe du monde à ce moment-​là. Le NME m’a donc engagé, en me promet­tant que quelqu’un taperait mes arti­cles à la machine. Cela devait être un cauchemar pour ces secré­taires, j’écrivais par­ti­c­ulière­ment mal. Mais je con­nais­sais mon sujet, avec un grand spec­tre d’écoutes en matière de musique, de la pop au clas­sique, avec une bonne com­préhen­sion du jazz. Et j’avais surtout de bons instincts.

Le mag­a­zine se vendait bien, à l’époque ?

Nick Kent : Le NME avait 60.000 lecteurs par semaine quand je suis arrivé. 6 mois plus tard, il y en avait 200.000 par semaine. L’éditeur m’avait appelé dans son bureau pour m’annoncer la nou­velle. La mai­son, qui s’appelait IPC, avait mené un sondage pour en savoir la rai­son. J’espérais que cela allait être moi, qu’il allait me féliciter… Mais les gens ne lisaient pas le jour­nal, ils s’intéressaient surtout aux pho­tos. Ils voulaient voir les fringues de Roxy Music, la dernière coupe de David Bowie, si Led Zep allait faire un con­cert… La télévi­sion ne s’intéressait pas à la musique. Les gens voulaient de l’information, pas for­cé­ment de l’opinion. C’est aussi pour cela que la presse musi­cale dis­paraît, parce que la «news» s’est reportée sur Inter­net. Plus besoin d’attendre, et les images sont directe­ment là, plus besoin de quelqu’un pour racon­ter. C’était l’Âge d’Or, mais surtout parce que la presse musi­cale était le seul endroit où trou­ver ces infos.

Com­ment avez-​vous réagi à la nouvelle ?

Nick Kent : C’est à ce moment-​là que j’ai décidé de verser dans l’extrême. Quand j’avais 15 ans, j’ai vu Jimi Hen­drix en con­cert, il y avait Pink Floyd, avec Syd Bar­rett, sur la même affiche. Et The Move, un groupe presque aussi bon que celui d’Hendrix. Ils ont fait deux pas­sages, de 18 heures à minuit, devant un mil­lier de per­son­nes, pas plus. Le pre­mier se déroulait devant des écol­iers, et Jimi Hen­drix était incroy­able­ment puis­sant, très sex­uel. L’équivalent, ce serait de met­tre une classe devant un porno, parce que Hen­drix jouait de sa gui­tare comme avec un sexe, com­plète­ment extrême, mais il avait leur atten­tion. L’assemblée venait voir de gen­tils groupes Blancs bien mis, et les écol­ières se retrou­vaient devant un Noir por­tant l’afro et jouant une musique ter­ri­ble­ment sex­uelle, quand on voy­ait encore peu de gens de couleur. Les extrêmes, comme Jerry Lee Lewis au piano ou les Who et leurs gui­tares qu’ils explo­saient. Il faut attirer l’attention.

Face à la con­cur­rence, c’est ce qui vous a per­mis de vous démarquer ?

Nick Kent : Il y a le risque de n’être iden­ti­fié plus que par ça, cette par­tie «choc». Les gens ne pren­nent plus for­cé­ment au sérieux. C’était le prob­lème de Jimi Hen­drix : un des plus grands musi­ciens de la fin du XXe siè­cle, avec John Coltrane et Miles Davies, mais quand les gens ont vu qu’il jouait avec les dents, ils ont cru que c’était une putain de blague. Les musi­ciens de jazz ne le pre­naient pas au sérieux, aussi bon pouvait-​il être. Il avait pour­tant le tal­ent qu’il faut dévelop­per pour ren­forcer ce côté improb­a­ble. Les jour­nal­istes rock étaient bons, mais ils oubli­aient qu’ils avaient pour inter­locu­teurs une audi­ence aux faibles capac­ités de con­cen­tra­tion, des ado­les­cents. Il faut les attraper, et faire en sorte qu’ils n’oublient pas.

Com­ment vous regar­daient les musi­ciens de l’époque, étant donné votre réputation ?

Nick Kent : Les musi­ciens autori­saient alors les jour­nal­istes à les suivre parce qu’ils voulaient mon­trer qu’ils étaient grands, qu’ils avaient leur avion, ceci ou cela. Sou­vent, pour con­va­in­cre leurs pro­pres par­ents qu’ils n’étaient pas des bran­leurs. C’était très impor­tant pour eux. Je me sou­viens du Vel­vet Under­ground qui m’avait appelé en me deman­dant de sup­primer toutes les références à la drogue, parce que ses par­ents devaient lire l’interview. Avec Maxime Lefor­estier, ok, mais c’était les putains de Vel­vet Under­ground, ils ont fait « Heroin » !

Chez les musi­ciens que vous avez fréquen­tés, les extrêmes som­bres sem­blent vous intéresser… L’aviez vous perçu comme tel avant d’écrire The Dark Stuff [recueil d’articles sur l’autodestruction de cer­tains artistes] ?

Nick Kent : Pour verser dans ces extrêmes, il faut un peu les vivre. Et cela con­duit à une part d’autodestruction, parce qu’on vit des choses sans les endurer réelle­ment. Quand Iggy Pop fait son truc, il devient un guer­rier viking, un Mohammed Ali, dif­fi­cile d’avoir envie de se mesurer à lui. Mais, quand il y avait une bagarre, il n’était jamais au pre­mier rang. Keith Richards a des flingues, mais je ne sais pas s’il pour­rait s’en servir.

Ce n’était donc sou­vent que pure image ?

Nick Kent : Ils ont créé cette image de gros durs, et ont com­mencé à y croire. Ils ont du s’entourer de per­son­nes qui étaient vrai­ment infréquenta­bles pour com­mencer à y croire. C’est ce qu’il s’est passé avec Led Zep­pelin, qui voulaient asseoir leur autorité, leur puis­sance. Ils se sont entourés de véri­ta­bles crim­inels psy­chopathes, à la fin. Keith Richards con­nais­sait aussi de fameux las­cars, parce qu’il pre­nait de l’héroïne. Les Stones ne con­nais­saient pas San Fran­cisco, ni les Hell’s Angels. Alta­mont, c’était pour ce côté démo­ni­aque qui plai­sait alors à Jag­ger, et qu’il voulait que l’on ressente dans le film [Gimme Shel­ter, NdR], avec la magie noire. Le film Per­for­mance suit exacte­ment le même déroulé. Jag­ger se frotte à des ani­maux, mais on ne rigole pas avec ces hors-​la-​loi.

Quelle a été votre édu­ca­tion musicale ?

Nick Kent : Mes par­ents n’aimaient pas les Rolling Stones, surtout avec les gros titres. Ils ne m’auraient jamais autorisé à aller aux con­certs, mais j’y allais quand même. Ils n’aimaient pas le rock, ni la pop, il n’aimaient pas Frank Sina­tra, ou même Glenn Miller. Unique­ment de la musique clas­sique. J’avais un radi­ogramme, avec une petite pla­tine sur le dessus. J’écoutais beau­coup Radio Lux­em­bourg, c’est là où j’entendais cette musique entre 18 et 21 heures. Des clas­siques Motown, ou les pre­mières chan­sons des Beach Boys. Mon père était pre­neur de son, il a tra­vaillé pour Radio Lux­em­bourg dans les années 1950, sous un autre for­mat, avec des per­for­mances live en direct de groupes pop bri­tan­niques un peu pour­ris. Ils n’aimaient pas la musique, ni l’influence qu’elle avait sur moi. Mais il n’y avait pas vrai­ment de grande cause de rébel­lion : aux États-​Unis, ils avaient le Viét­nam, et nous avions juste la longueur de nos cheveux.J’ai appris la gui­tare quand j’étais jeune, et la lec­ture des notes pour des cours de piano. Je peux en jouer avec dix doigts. Je n’en ai pas joué depuis des années, mais je n’étais pas mau­vais. J’aurais pu être dans un groupe de rock pro­gres­sif, parce que je jouais très bien du Debussy. Mais pas du Jerry Lee Lewis.

Votre car­rière est jalon­née de pas­sages dans des groupes : pourquoi ces expéri­ences étaient-​elles temporaires ?

Nick Kent : Mon pre­mier groupe, c’était les Sex Pis­tols, avant John Lydon, où je jouais sim­ple­ment de la gui­tare. Steve Jones pou­vait à peine en jouer, je devais lui mon­trer les accords de base. J’ai tra­vaillé avec le groupe The Damned, avec qui nous avions sorti la pre­mière ver­sion de New Rose, qui est cen­sée être la pre­mière chan­son punk bri­tan­nique. J’avais mon pro­pre groupe, The Sub­ter­raneans, avec Glen Mat­lock, Henry Padovani… Je n’avais pas le tem­péra­ment d’un musi­cien pro­fes­sion­nel. Et quand on était leader, il fal­lait trier les gens, les rem­bar­rer par­fois, je n’aime pas faire ça. Faire de la musique ne m’a pas aidé dans ma carrière.Je cher­chais dans la musique l’idée du groupe, de ce mélange musi­cal avec d’autres per­son­nes. Écrire, c’est être seul et suer de son côté, la musique paraît totale­ment dif­férente. Je n’aurais pas aimer voy­ager, avoir toutes ces responsabilités.

Qu’aviez-vous voulu faire à tra­vers Apa­thy for the Devil ?

Nick Kent : Un livre a pro­pos des sev­en­ties, à la fois un mémoire, mais aussi un peu plus… Les années 1970 sont plus que les Sex Pis­tols ou Bruce Spring­steen, ils ne pre­naient qu’une chose dans la décen­nie. Je voulais mon­trer que c’était Marc Bolan pen­dant un mois, puis David Bowie, et ensuite Bohemian Rap­sody de Queen, et seule­ment les Sex Pis­tols. C’était aussi un moyen de rassem­bler ce que je savais sur des gens que je con­nais­sais bien, comme Iggy Pop ou Keith Richards, avec un point de vue unique. Quand je traî­nais avec les Stones, j’étais déjà en con­tact avec Mal­colm McLaren, avant les pre­miers jours des Sex Pistols.

McLaren ne jouait pas, il n’était pas musi­cien. Il four­nis­sait les idées, il était le con­cep­teur de tout ça, la force pen­sante. Il avait le nom des Sex Pis­tols, qui étaient un moyen pour lui de pren­dre sa revanche sur les New York Dolls, qui l’avaient remer­ciés quand il avait pro­posé ses services.

Avez-​vous envis­agé d’autres for­mats d’écriture ?

Nick Kent : J’ai écrit la moitié d’un roman, qui se déroule dans le milieu de la musique et met en scène des musi­ciens, mais c’est une fic­tion com­plète, pas un roman à clefs. J’espère, du moins, qu’ils seront entière­ment fictifs.

Entre­tien réal­isé le 19 avril 2014 à Deauville, pour le Fes­ti­val Livres et Musique

La nostalgie du spectateur, un moteur du blockbuster moderne

Profitant d’une courte brèche dans le long tunnel de fermeture qui s’impose aux salles de cinéma depuis les débuts de la pandémie, deux mégacorporations étatsuniennes du divertissement, Disney d’un côté et WarnerMedia de l’autre, ont chacune mis en avant leur blockbuster. Et une certaine approche de la nostalgie des spectateurs.

Matrix Resurrections commence comme un remake et termine comme un reboot. Le glissement sonne comme une défense de la créativité, de la seconde chance et de la réinvention de sa vie plutôt que de l’éternel retour, mais peut-être ne faut-il rien y voir d’autre qu’une solution choisie par Lana Wachowski, parce qu’il fallait bien donner une direction au film.

On présente souvent les suites, remake, reboot et autres comme des choix de production paresseux, mercantiles et dénués de prise de risques. Pourtant, rien ne semble plus complexe que satisfaire un spectateur qui sait à quoi s’attendre, qui espère, voire envisage des éléments précis. Dans les cas de Spider-Man: No Way Home et Matrix Resurrections, la diffusion de multiples bandes-annonces aidant, les attentes étaient fermes, et les films autant craints qu’espérés.

Inutile de souligner que tous deux s’appuyaient sur un sentiment commun : la nostalgie du spectateur. Dans le cas de Matrix, la trilogie des années 2000 reste pour certains spectateurs une référence du « blockbuster réfléchi », une classification dans laquelle elle rejoignait Blade Runner, quelques films de Stanley Kubrick (2001 et Shining, notamment), et serait suivie par une bonne quantité de films de Christopher Nolan. Cette catégorie s’appliquant aux films mettant en avant un sous-texte philosophique, ou un discours assez évident, revendiqué même, sur l’époque. Ses effets spéciaux ont particulièrement marqué, tout comme l’esthétique et les chorégraphies des combats (celui mettant Neo face à Morpheus reste un sommet) – il faut se souvenir des milliers de parodies qui essaimèrent un peu partout après le premier volet.

Pour Spider-Man, la nostalgie des spectateurs est plus subtile, car No Way Home est le dernier volet d’une trilogie qui ne s’appuyait pas spécifiquement sur cette nostalgie, à l’origine. Spider-Man Homecoming et Spider-Man: Far From Home mettaient ainsi en scène un « nouveau » Spider-Man, interprété par Tom Holland, tout compte fait pas si nouveau — toujours jeune, aussi bien en âge qu’en expérience, Blanc, Peter Parker —, mais entouré d’éléments qui tranchaient avec les films des années 2000 et 2010 – de nouveaux amis, pas d’histoire d’origine, un lien avec les Avengers.

Aussi, No Way Home aurait-il pu fonctionner sans nostalgie, à partir du seul plaisir de voir ce personnage évoluer à l’écran : rien ne rattachait ce film à une expérience de cinéma autre que la trilogie où il s’insérait (ou l’Univers Marvel depuis Iron Man, si l’on veut étendre). Cependant, Disney et Sony ont, grâce aux bandes-annonces également, donné un coup de coude aux spectateurs des premiers films, ceux-là mêmes qui avaient peut-être échappé à cette nouvelle version cinématographique du personnage. D’anciens méchants étaient de retour, et avec eux la promesse d’« anciennes versions » du Spider-Man cinématographique.

Matrix comme Spider-Man ont donc choisi tous les deux de s’appuyer sur la nostalgie du spectateur, un ressort devenu extrêmement puissant au cinéma, comme ailleurs dans la société, en particulier dans le discours politique. Quand l’avenir peut faire peur, la nostalgie, au contraire, n’est que positif, chaleur et (ré)confort, comme une habitude. Une grande partie des blockbusters n’échappe pas à cette nostalgie ambiante, et en fait même un levier. Ghostbusters: Afterlife, un autre blockbuster sorti presque en même temps que Matrix 4 et Spider-Man, mobilisait  a priori (je ne l’ai pas vu) cette même émotion. West Side Story, la version de Steven Spielberg, s’insère aussi dans cette tendance, nonobstant ce que le réalisateur a voulu faire du matériau original (pas vu non plus).

Il serait faux de prétendre qu’aucun blockbuster ne parvient à s’exonérer de cette nostalgie aujourd’hui, mais tout aussi erroné d’ignorer cet état de fait. Le développement de l’accès à la vidéo dans les dernières décennies du XXe siècle, avec la possibilité d’acheter, de louer, de copier, et à présent de voir à la demande, immédiatement, a considérablement facilité une forme de cinéphilie du souvenir et de la répétition. On cite des répliques de films, on les visionne à certains moments précis de l’année, on les as vu au cinéma avec untel, on préfère l’original… Ce sont des films cultes, autour desquels se construit logiquement une croyance. 

Cette croyance, aidée par la mondialisation et la puissance commerciale des studios de cinéma derrière ces mêmes films d’exploitation (Universal, Warner Bros., Disney, des groupes qui ne semblent que pouvoir s’agrandir au fil des rachats), est devenue planétaire. Star Wars, Harry Potter, Spider-Man, Superman, Batman sont devenus les termes d’une langue universelle. Ces nouvelles marques – des licences – apprécient le cinéma comme une efficace publicité, suscitant ou renouvelant un intérêt pour des produits ou des services dérivés. Mais les studios et productions, les bras chargés de ces licences, se retrouvent à devoir progresser, autrement dit, faire mieux à chaque film, sans voir le chemin devant eux. Or, comment contenter des publics si larges, qui n’ont en commun que les références, justement, venant des films précédents ? La possibilité retenue, car la plus prometteuse, reste d’évoquer ces mêmes précédents films, tout simplement, ce qui permet en théorie de s’arroger un succès d’habitude, pourrait-on dire. Mais, même dans ce cas, l’accident industriel n’est pas totalement écarté, comme le prouve la trilogie Star Wars des années 2010 de Disney/Lucasfilm, engagée et menée sans grande conviction malgré la présence d’artisans appliqués et volontaires, sans aucun doute, ou les vaines tentatives de nouveaux films Terminator (où la nostalgie et le retour en arrière se justifiaient toutefois par les voyages dans le temps, au coeur de cet univers).

Matrix Resurrections, sans surprise, est le film qui s’amuse le plus de cette croyance en des films cultes, indépassables par nature. D’une part, parce que les soeurs Wachowski n’auraient sans doute jamais espéré une telle adhésion à Matrix, premier du nom, film à grand spectacle, certes, mais assez austère dans ces décors et son esthétique d’une part, et assez dépressif, bien qu’optimiste, en fin de compte, dans son discours. D’autre part, parce que Lana Wachowski, même sans sa soeur, n’est pas dupe quant aux attentes de WarnerMedia – ou celles des spectateurs. Toute la première moitié du film, d’ailleurs, joue, parfois de manière pas très subtile, avec l’exploitation orchestrée par les producteurs et le marketing, les souvenirs des spectateurs – la fameux déjà vu – et l’inévitable déception de ces derniers.

À un méta-discours qui ronronne assez rapidement (voici le film qui révèle la supercherie des films précédents — les multiples écrans où la caméra entrait, dans le premier film, constituaient un dispositif visuel suffisant et intéressant, pour le même discours), Lana Wachowski préfère finalement se jeter dans une invention de nouveaux éléments de l’univers Matrix : des machines qui collaborent avec des humains, un ennemi inédit, une réorganisation de la matrice… Et la réinvention d’autres, comme Morpheus, l’Agent Smith ou l’Oracle, parmi les plus appréciés des spectateurs. Ne restent que Neo et Trinity, le couple qui a été fixé comme le centre des films Matrix (il est d’ailleurs curieux que, à l’exception des pouvoirs révélés à la fin du film, l’un comme l’autre n’ait pas subi plus de transformations, d’amputations ou d’extensions à l’occasion de ce Matrix 4 — voire une transformation en machines ou en programmes).

C’est bien une mise à jour de Matrix qui attend le spectateur (dans tous les sens du terme, avec l’apparition du « modal », du mode meute ou, visuellement, la disparition du filtre vert qui habillait les images des trois premiers volets), tandis que la réalisatrice esquive la dialectique du choix de la trilogie originale. La servitude peut être volontaire, l’ennemi devenir un allié et la machine un moteur de vie naturelle : une suite n’aura pas à être meilleure ou pire que l’original. Elle sera simplement une autre proposition. Elle pourra même être une suite pour rien, comme la présence et le discours du Mérovingien semblent le sous-entendre : reboot, remake, suite, tout cela à la fois, pourquoi pas. 

Spider-Man: No Way Home, pour sa part, use de la nostalgie des autres films de plusieurs manières. La plus simple est la convocation des personnages venus du passé, ce qui permet de concrétiser le multivers, mais aussi de doter le film de super-vilains marquants, à défaut d’être vraiment intéressants (leur évolution n’est que technique pour certains — Ock et Electro —, et nulle pour d’autres). L’autre manière consiste en un discours finalement assez proche de Matrix 4 dans sa relativité et son refus de la binarité. Peter Parker (Tom Holland) se retrouve en effet dans le film face aux vilains affrontés par Peter Parker (Tobey McGuire) et Peter Parker (Andrew Garfield) dans leurs films respectifs, qui ont presque tous trouvé la mort dans leurs combats. Animé par les idéaux transmis par sa Tante May (portés par l’oncle et, parfois, la tante de Peter dans les autres films), il cherchera à faire mieux, en les corrigeant (littéralement, sans combat) dans sa réalité avant de les renvoyer vers la leur. Il échouera, seul, mais l’irruption de ses deux homologues lui permettra d’y parvenir.

L’univers cinématographique Marvel avait déjà eu recours à la nostalgie, de manière très forte et assez amusante, dans Avengers: Endgame, où les héros revisitaient différentes scènes des films précédents pour changer le cours du temps. Ici aussi, le film proclamait que tout était relatif, et qu’un bon souvenir de spectateur pouvait finalement toujours être dépassé, revisité, parfois en mieux, parfois en moins bien. Ce faisant, le film célébrait sa propre mythologie, d’une manière assez réjouissante selon moi. Je m’attendais au même dispositif dans No Way Home, finalement évité — c’est heureux, pour éviter la redite. 

Pour revenir à la nostalgie dans Spider-Man: No Way Home, son usage reste assez superficiel — des ennemis, des aides au héros, une leçon sur les idéaux, des scènes comiques attendues, mais efficaces —, mais il est clairement réconfortant, efficace (du moins pour les spectateurs attachés aux précédentes versions du personnage) et bien dosé. Par sa fin, No Way Home proclame aussi qu’il n’y a de légende que celle que l’on se construit, à la manière de Matrix 4. Il laisse toutefois un peu dubitatif, à ce titre, et déçu pour le Peter Parker incarné par Tom Holland, qui ne semble toujours pas avoir trouvé sa voie. Même l’épreuve initiatique du décès de Tante May lui est un peu « gâchée » par les présences des Peter McGuire et Garfield, qui semblent signifier « Nous sommes déjà passés par là », aussi bien dans nos récits de personnages que dans nos films. Ici, la trilogie semble presque avoir été faite pour rien, puisque Peter « reboot » le monde entier afin de faire oublier son identité : le retour au point de départ qui clôt le film, et qu’un prochain devrait heureusement rattraper, fait presque regretter un troisième volet mieux mené que les précédents. N’aurait-il pas dû être le premier ?

Avec un recul différent, et un cynisme plus ou moins assumé, ces deux films imprégnés de nostalgie se posent des questions salutaire sur l’influence de cette dernière sur le blockbuster moderne. Mais un seul lui propose une réponse satisfaisante, selon moi, puisque l’autre choisit l’amnésie pure et simple, y compris des deux films qui l’accompagnaient. Comme si le poids de la nostalgie supposait d’oblitérer totalement le passé, l’héritage visuel et narratif : un aveu d’impuissance, aux yeux du spectateur que je suis.

Interview – Jeff Mills et Jacqueline Caux, dans l’air du futur

Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.


D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les ama­teurs s’accordent sur une orig­ine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pio­nniers du genre), le film Man From Tomor­row de Jacque­line Caux, réal­isé en proche col­lab­o­ra­tion avec Jeff Mills, rap­pelle cette source anticipée.

Les regards se tour­nent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lac­tée. Ce soir-​là, la scène de l’auditorium du Lou­vre est gar­nie de baf­fles, comme pour un con­cert. Les ama­teurs de cinéma expéri­men­tal, les fans de techno et autres jour­naleux se sont retrou­vés sous la Pyra­mide pour y trou­ver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un por­trait, Man From Tomor­row ne se soumet à aucun canon, y préférant les com­po­si­tions de Mills.

Dès les pre­mières sec­on­des de pro­jec­tion, il devient évi­dent que le film a été pensé à deux, les créa­tions indi­vidu­elles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, audi­tive, toutes deux sen­sorielles. Le pre­mier mou­ve­ment (comme un opéra, une sym­phonie) scrute de manière épilep­tique, non ellip­tique, sur une lumière stro­bo­scopique, la sil­hou­ette et le vis­age, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique orig­i­nale du com­pos­i­teur techno, même cette pre­mière approche ne serait pas effective.

Rapi­de­ment, Man From Tomor­row s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera ques­tion de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, vien­dront d’ailleurs. De con­cep­tions par­ti­c­ulières de l’espace et de l’avenir, par exem­ple, vu sans crainte de la tech­nolo­gie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réac­tions hos­tiles à l’électronique, vue comme la déperdi­tion d’un « car­ac­tère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-​ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y com­pris avec l’outil tech­nologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libéra­teur, où la main démêle le câble de la fée électricité).

Et ce ne sont peut-​être pas les out­ils qui sont lim­ités, mais la façon dont nous nous en ser­vons : « Le prob­lème avec la musique, c’est que nous sommes per­suadé de ce qu’elle doit être », souligne en sub­stance la voix off de Jeff Mills. Une lim­i­ta­tion comme une autre, qui ferme la voie à une nou­velle créa­tiv­ité. Il en va de même du cinéma (et, plus large­ment, de toutes les activ­ités huaines), et du statut que nous accor­dons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomor­row sem­ble un peu s’égarer dans les images assez com­munes d’un asservisse­ment de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manip­u­lant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacque­line Caux fait appa­raître des plans bien plus évo­ca­teurs, et en même temps totale­ment ouverts à la per­cep­tion indi­vidu­elle de cha­cun. Car, que voit-​on, sur cette dernière image, lim­itée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Cer­tains diront les pis­tons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, emprun­tée par un art qui a encore suff­isam­ment d’essence pour y arriver.

Suite à la pro­jec­tion, nous avons pu ren­con­trer Jeff Mills pour lui poser quelques ques­tions sur Man From Tomor­row (full inter­view in eng­lish at the end of the arti­cle).

Vous avez com­posé de nou­velles bande orig­i­nales de films pour Metrop­o­lis ou Les Trois Âges, com­ment avez-​vous abordé ces compositions ?

Jeff Mills : Il s’avère utile de con­naître l’histoire du film, et la réac­tion des pre­miers spec­ta­teurs. Même la con­nais­sance de l’époque est utile, parce elle ren­seigne sur la rai­son pour laque­lle un tel film a été tourné et pro­jeté. Après ces recherches, je com­mence la pro­duc­tion en regar­dant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs par­ties. Ensuite, je com­mence à com­poser des ébauches de musique pour chaque sec­tion. Une fois cette étape ter­minée, je syn­chro­nise la musique aux sec­tions pour voir si celle-​ci est con­forme aux émo­tions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je com­pose à nou­veau. Quand la musique est con­forme, je com­mence à la mod­i­fier légère­ment pour qu’elle colle aux mou­ve­ments des acteurs et au déroulé de la scène. Finale­ment, je con­necte les seg­ments et j’ajoute si besoin quelques tran­si­tions, avant un over­dub pour ren­dre la bande orig­i­nale plus cohérente. Quand j’interprète ces ban­des orig­i­nales en live, j’apporte toutes les pistes sépare­ment, et je les pro­gramme en live avec le film. Pas avec un ordi­na­teur, à mains nues. C’est pourquoi la mémori­sa­tion du film est importante.

Bien que le film soit très expéri­men­tal, il est cen­tré sur vous : avez-​vous com­posé la bande orig­i­nale comme un enreg­istrement autobiographique ?

Jeff Mills : Bien avant que nous ne com­men­cions le tour­nage, nous [Jeff Mills et Jacque­line Caux, NdR] avons longue­ment dis­cuté musique élec­tron­ique, ma car­rière, mes con­vic­tions et d’autres sujets. L’intention a été façon­née en duo, et validée dans la même per­spec­tive. Celle-​ci devait traduire ce que je ressen­tais avec la musique techno, ma méth­ode de pro­duc­tion, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que por­trait, il était impor­tant pour le film de com­pren­dre pourquoi j’avais choisi cette pro­fes­sion, cette exis­tence. La plu­part des morceaux ont été com­posés en amont, mais pas enreg­istrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacque­line [Caux] m’a envoyé un sam­ple pré­para­toire de chaque par­tie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélec­tion de morceaux, en expli­quant quels titres seraient appro­priés pour quelle par­tie, en détail­lant la sig­ni­fi­ca­tion de chaque track.

D’ailleurs, la bande orig­i­nale sera-​t-​elle disponible chez Axis Records ?

Jeff Mills : Nous allons laisser la bande orig­i­nale liée au film. Par con­tre, je pré­pare un album pour ce print­emps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Won­der Years.

J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spé­ciale­ment la bande orig­i­nale. Pour quelle rai­son ? Pensez-​vous que la bande orig­i­nale doive « coller » aux images du film ?

Jeff Mills : J’admire beau­coup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représen­tent pour moi la plus grande influ­ence et inspi­ra­tion. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande orig­i­nale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas for­cé­ment se syn­chro­niser aux mou­ve­ments, elle doit être suff­isam­ment présente pour se fon­dre dans le scénario.

Avec quels instru­ments avez-​vous com­posé la bande originale ?

Jeff Mills : Sur dif­férents syn­thés analogiques clas­siques. Sans séquençage infor­ma­tique, ni aucun ordi­na­teur utilisé.

Qui a écrit le texte lu dans le film ?

Jeff Mills : Cette nar­ra­tion provient de dif­férentes inter­views que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores vien­nent de là.

Quand avez-​vous ren­con­tré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tour­nage de votre doc­u­men­taire Cycles of the Men­tal Machine, mais peut-​être plus tôt ?) Aviez-​vous déjà col­laboré avec des musi­ciens techno pour une bande originale ?

Jacque­line Caux : Je con­nais la musique de Jeff depuis des décen­nies, et je l’avais rapi­de­ment ren­con­tré lors de con­certs parisiens. Puis, au moment du tour­nage de mon film Cycles of the Men­tal Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis par­tie pour Chicago. Là, j’ai pu le ren­con­trer plus longue­ment dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nou­veau ren­con­tré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne com­men­cions notre film. Autant de moments et de con­ver­sa­tions néces­saires pour approcher de la meilleure manière pos­si­ble ses préoc­cu­pa­tions per­son­nelles et musicales.

Quelle caméra avez-​vous util­isé pour le film ? Où celui-​ci a-​t-​il été tourné ?

Jacque­line Caux : J’ai util­isé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la pre­mière par­tie dans un stu­dio spé­ciale­ment prévu pour les images du film, et la sec­onde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Chris­t­ian de Portzamparc.

Avez-​vous manip­ulé la lumière d’une façon spé­ci­fique­ment «techno» ? Dans le film, une cita­tion de Jeff Mills explique que la musique est trop sou­vent lim­itée par l’idée que nous en avons, abordez-​vous le cinéma de la même manière ?

Jacque­line Caux : Je n’ai pas tra­vaillé la lumière d’une manière spé­ciale­ment «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beau­coup de réal­isa­teurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu don­ner des sen­sa­tions avec la lumière, selon celles que la musique pro­dui­sait en moi. D’une manière abstraite, et non nar­ra­tive. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seule­ment dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me pro­pose des musiques en retour, liées aux images, en me lais­sant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonc­tion­ner ensem­ble, ou être dis­tincts pour éviter une redon­dance. Par­fois, être en oppo­si­tion avec la musique est aussi très intéres­sant. Tra­vailler sur des contrastes.

Man From Tomor­row doit être vu dans de par­faites con­di­tions sonores : quelle est la meilleure configuration ?

Jacque­line Caux : Le plus impor­tant est d’avoir un très bon pro­jecteur — dans le cas con­traire, ce serait comme exposer une toile en dilu­ant les couleurs avec une éponge — et évidem­ment un bon soundsys­tem. Il est pri­mor­dial d’offrir aux spec­ta­teurs une entrée dans un monde de sen­sa­tions, comme un bain sonore…

Merci à Jacque­line Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)

You worked on new ver­sions of sound­tracks for movies such as Metrop­o­lis and Three Ages, how do you han­dle the com­po­si­tion of an orig­i­nal sound­track ? How do you com­pose the sound­track ? While watch­ing the images ?

Jeff Mills : It helps to learn about the his­tory of the film and the reac­tion of the first audi­ences. Even the era is rel­e­vant, because it pro­vides an impres­sion on why such a film was made and released. After that, I start the pro­duc­tion by watch­ing and mem­o­riz­ing the film. I then, sec­tion off the film into seg­ments. Next, I start com­pos­ing music sketches for each sec­tion. Once these are done, I begin to match the music to the sec­tion to see if the feel­ing of the scene is reflected in the music. If not, I’ll com­pose more. If so, I’ll being to mod­ify the music to fit per­fectly into the move­ment of the actors and the motion of the scene. Con­nect all the seg­ments to together and maybe add a few small tran­si­tional parts and over­dub­bing to make the flow of the sound­track con­sis­tent through­out and its prac­ti­cally ready. When per­form­ing the sound­track live, I’ll bring all the sep­a­rate tracks and pro­gram them in real time and in sync with the film. Not by com­puter, but by hand. This is why I must mem­o­rize the film.

Although the movie is very exper­i­men­tal, it is focused on you : do you com­pose the orig­i­nal sound­track as an auto­bi­o­graph­i­cal release ?

Jeff Mills : Long before we started film­ing, we spent many hours talk­ing about Elec­tronic Music, my career, belief sys­tem and many other top­ics. The intent was jointly under­stand and agree on a per­spec­tive. One that trans­lated how I felt about Techno Music, the meth­ods I choose to pro­duce, what I believe, how I see the World, etc. As a por­trait, it was cru­cial to under­stand why I’ve cho­sen this pro­fes­sion and life. Most of the com­po­si­tions were already com­posed, but not released before the film was made. After film­ing, Jacque­line [Caux] sent a sam­ple batch of each of the seg­ments of the film. From those small sam­ple of frames, I for­warded a large col­lec­tion of music and sug­gested which track should go where and with what — explain­ing the mean­ing of each track.

By the way, will the sound­track be avail­able at Axis Records ?

Jeff Mills : We’ll leave the sound­track con­nected to the film. Though I’m prepar­ing a release for this spring/​summer that is sim­i­lar in style enti­tled «The Won­der Years».

I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main ref­er­ence for you, espe­cially the sound­track. Why ? Do you think sound­track have to closely stick to the images of a movie ?

Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main ref­er­ence. Actu­ally, its the Stars and what we know of them [so far] that is the great­est influ­ence and inspi­ra­tion. Stars, plan­ets and all that in between. I think the sound­track should serve the film well. It doesn’t need to stick to every move­ment, but it should be only present enough so that it pos­si­bly dis­ap­pears into the storyline.

On which instru­ments have you com­posed the sound­track for Man From Tomor­row ?

Jeff Mills : Var­i­ous clas­sic ana­logue synths. No com­puter sequenc­ing or lap­top is ever used to com­pose the music.

Who wrote the text read dur­ing the movie ?

Jeff Mills : The nar­ra­tion is from many inter­views that were con­ducted through­out the film­ing. Extracts were taken from those interviews.

When did you meet Jeff Mills (I guess for your doc­u­men­tary The Cycles of The Men­tal Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?

Jacque­line Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I prob­a­bly meet him breefly in some con­certs in Paris. Then, when I went to Detroit for film­ing my movie «The Cycles of the Men­tal Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet sev­eral times in Paris before start­ing our movie. Nec­es­sary times and con­ver­sa­tions to bet­ter approach his per­sonal and musi­cal preoccupations.

Which type of cam­era do you use for film­ing ? Where was the movie shot ?

Jacque­line Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a spe­cial stu­dio for pic­tures mode, and the sec­ond part at La Cité de la Musique, from Chris­t­ian de Portzam­parc architect.

Do you work on light­ning in a spe­cial «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote dur­ing the movie about how we con­sider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cin­ema and images (a com­mon idea wants that «true cin­ema images» aren’t blurred, tell a story, fol­low a char­ac­ter, and so on…) ?

Jacque­line Caux : I did not work at all on light­ning in a spe­cial «techno» way, you can see it… Too many peo­ple did that before me… I just wanted to try to give some lights sen­sa­tions related to my musi­cal sen­sa­tions, but in an abstract way, not in a nar­ra­tive way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff pro­pose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redon­dant. Some­time being in oppo­si­tion to the music is very inter­est­ing too. It is always inter­est­ing to work with contrasts.

Man From Tomor­row have to be viewed in ideal lis­ten­ing con­di­tions : which con­fig­u­ra­tion is the best to see the movie ?

Jacque­line Caux : The most impor­tant is to have a real good pro­jec­tor — oth­er­wise it’s like a painter you would with­draw the color with a sponge before expos­ing his work — and also have a very good sound sys­tem. It is nec­es­sary to be able to offer the audi­ence to enter a world of sen­sa­tions, like in a sound bath..

Portrait – DJ Kozi, Zulu scratcheur de feu

Un des entretiens qui aura marqué mes quelques mois à écrire pour Coup d’Oreille : Kozi m’avait ouvert la porte de son domicile pendant tout un après-midi, parlant pendant des heures, expliquant avec une patience infinie et répondant sans jamais se lasser à mes questions. Anecdote improbable : quelques semaines après cet entretien, je l’avais croisé à Deauville, dans un contexte bien différent, où il n’avait pas abandonné sa gentillesse. Très respecté dans le milieu, Kozi y laisse un vide depuis son décès en décembre 2020. Entretien publié en janvier 2014.


La méth­ode de range­ment de Kozi s’apparente au bor­del organ­isé : dans sa col­lec­tion ou ses archives, Kozi a imposé son pro­pre ordre d’idées. Il prend un album, mais surtout des maxis, les passe le temps de quelques phases ou d’un beat, avant de les déposer à l’endroit où il les retrou­vera à coup sûr, peu importe quand. Entendu à la Balle au Bond, DJ Kozi nous a accordé un entre­tien au long cours, et un voy­age dans sa carrière.

Il y a des signes qui feraient croire à l’existence du des­tin : le cahier des sou­venirs du DJ pro­pose nom­bre de vari­a­tions orthographiques sur son nom, au fil des tracts de con­certs. Kosie, Kosy, Koosi… Un surnom tiré de la mini-​série sud-​africaine Shaka Zulu, dif­fusée sur La Cinq en 1987, qui conte l’histoire du roi de la nation Zulu, Shaka. Quelques années et pas mal de pass pass de la vie plus tard, après une tournée avec Khondo, Kalash et Dany Dan, Kozi sera repéré par Dee Nasty (pre­mier mem­bre français de l’organisation inter­na­tionale d’Afrika Bam­baataa) et intro­n­isé au sein de la Zulu Nation. « Je n’ai des con­tacts qu’avec Dee Nasty et quelques autres, main­tenant, mais il y a des réu­nions et tout. Je n’y vais plus, c’était un peu «On va casser les insti­tu­tions !». » Kozi sait tout de suite où trou­ver le pen­den­tif validé par Bam­baataa : à côté de ses vinyles.

Comme la plu­part des DJ turntab­lists qui tra­vail­lent avec des vinyles, Kozi fait ses débuts sur une machine par­ti­c­ulière­ment peu adap­tée : outre les platines famil­iales (qu’il a « sévère­ment pon­cées »), Kozi met les mains sur sa pre­mière Tech­nics (SL-​1800) au tout début des années 1990 : « Il n’y avait pas de «Start-​Stop», et le pitch, c’était en fait deux bou­tons piv­otants – et non une glis­sière — pour accélérer ou ralen­tir la vitesse du vinyle, c’est tout. Mais le plateau, lui, était exacte­ment le même que celui de la Tech­nics MK 2, que j’ai finale­ment réussi à avoir 3 ans plus tard », explique le DJ.

Les pre­miers mois, Kozi s’échine sur sa machine, repro­duit les scratchs qu’il a enten­dus chez Afrika Bam­baataa, New­cleus, Kur­tis Blow ou Boo­gie Down Pro­duc­tions… « C’est ce qui m’a bercé très tôt, avec les cas­settes que mon frère avait par deux ou trois potes… New­cleus, c’est le pre­mier album qui m’a vrai­ment rendu fou. Ensuite, les films Beat Street et Break Street sont sor­tis, ça en a encore rajouté… Je voulais tou­jours en enten­dre plus. »

Dee Nasty et DJ Kozi

Né d’un père musi­cien (piano, basse, bat­terie…), Kozi essuie tous les soupçons qui pou­vaient être jetés, à l’époque, sur le DJing, et fait avec les moyens du bord pour s’habiller comme ses mod­èles : « Le pre­mier survet que je trou­vais, je pre­nais, idem pour les Nike ! »

Kozi accu­mule les sons, pioche dans les dis­ques de ses frères plus âgés. Les pre­mières années de 1990 met­tent évidem­ment en avant Pub­lic Enemy, Eric B. and Rakim ou LL Cool J, mais… « Je préférais Sugar Bear, Sweety G, Tuff Crew, UTFO… Toute la péri­ode Golden Era, y com­pris la phase «sam­ples de James Brown». Du coup, j’ai écouté pas mal de funk, Zapp, Mid­night Star, Kleer. Quand j’étais petit, dans les boums, je rame­nais des skeuds avec des mecs torses nus sur la pochette, je parais­sais un peu bizarre… »

« Comme d’autres de ma généra­tion, j’ai appris qui était Mal­colm X, Mar­cus Gar­vey, Angela Davies avec Pub­lic Enemy

De ces écoutes, Kozi garde en mémoire les sons si par­ti­c­uliers qui sont imprimés sur les vinyles, et sa mémoire ne lui fait jamais défaut. Le matos peu adapté de ses débuts lui per­met tout de même d’apprendre toutes les tech­niques du Djing. Kozi est un authen­tique autodidacte.

« J’étais fasciné par Too Tuff, le DJ de Tuff Crew, DJ Jazzy Jeff, et DJ Cash Money. Que des mecs de Philadel­phie… Un peu plus tard, j’ai com­mencé à apprécier EPMD, à par­tir de « So What You’re Sayin » ou « Ram­page », pour lesquels les scratchs sont juste dingues. »

Il y a eu quelques coups du sort : en 1990, il pousse la porte de Ticaret, célèbre bou­tique hip hop à Stal­in­grad : « Je me suis ramené avec mon pre­mier bac de vinyles, Moda m’a accueilli en m’envoyant un peu bouler quand je lui ai demandé si je pou­vais mixer dans la bou­tique, les samedi… » Quelques jours plus tard, Kozi s’obstine et ne lâche rien. Il tombe sur Dan, un autre dis­quaire, qui accepte cette fois sa propo­si­tion. Au début des années 1990, le lieu est un point de rendez-​vous pour les dig­gers et fans de hip hop pour les bas­kets et chaînes en or, quand les plus grands DJ ont leur sac de skeuds réservés… « Je m’en sor­tais plutôt pas mal, et Dan me lâchait par­fois un ou deux dis­ques… »

Très vite, à force d’observations, mais surtout d’écoutes atten­tives, Kozi sait qu’il doit se con­cen­trer sur les maxis, qui fer­ont de lui une véri­ta­ble tête chercheuse des bombes musi­cales. « Je crois que le déclenche­ment s’est pro­duit à la salle Hei­den­heim de Clichy, j’y pas­sais des après-​midi entières à écouter Dee Nasty, Cut Killer ou DJ Abdel… J’étais hyper fan du morceau «Don’t Scan­dal­ize Mind» de Sugar Bear. Il n’existait pas en CD, j’en avais marre de n’avoir que la moitié sur un bout de cas­sette… Mon pote Kezo l’avait eu, mais se l’était fait voler, et il n’avait pas fait long feu dans les bacs au moment de la sor­tie. Autant dire que si tu avais ce disque-​là, tu étais respecté, mais d’une force ! » Le morceau de 4 min­utes en tête, Kozi use ses Nike élimées sur le sol des dis­quaires, jusqu’à dénicher la perle rare. En plus de vingt années de dig­gin, Kozi a désor­mais accu­mulé une col­lec­tion impres­sion­nante, et son apparte­ment con­tient prob­a­ble­ment plus de vinyles au m2 que d’oxygène. Sa mémoire ne le trahit jamais, et il cite même son pre­mier vinyle, acheté en 1989 : « MC Duke et DJ Leader 1, un groupe anglais, ce qui est plutôt éton­nant de ma part… »

Pour nour­rir son appétit musi­cal, Kozi passe des après-​midi à Hei­den­heim, mais aussi au Chapelet (entre La Fourche et Place de Clichy, entrée à 15 francs), pour grap­piller quelques références : « Le milieu était rude entre les DJ. Si tu pas­sais der­rière la table pour essayer de voir le titre qui pas­sait, tu te rendais compte qu’il y avait un gros morceau de scotch sur le vinyle… La musique que tu pas­sais, c’était véri­ta­ble­ment toi, il fal­lait chercher tes sources et ta tech­nique. » Au Chapelet, il ren­con­tre DJ Noise, qui officiera quelques années plus tard avec 2Bal2Neg ou Mr R., et les deux hommes devi­en­nent amis.

Départ pour la cité phocéenne, mère de tous les mix

À 18 ans, en 1994, Kozi quitte la cap­i­tale pour une autre ville, elle aussi cap­i­tale du rap : Mar­seille. Il y décou­vre rapi­de­ment une autre scène, et, souhai­tant ren­con­trer d’autres DJs, entre en con­tact avec DJ Majestix. Ce dernier l’invite à venir faire une ses­sion (hors antenne) à Radio Grenouille où il ren­con­tre DJ Rebel et DJ Ralph. Très vite, et puisque le DJ s’entête, il se rap­proche de toute l’équipe qui anime alors les soirées de la légendaire sta­tion. « Quand je les ai enten­dus cuter pour la pre­mière fois, j’étais ouf… Très en avance sur des phases, ça m’a mis grave la pres­sion », se sou­vient Kozi. Plus tard, Soon l’accueillera sur Toulon, et tra­vaillera avec Kozi les pass pass, le beat jug­gling et le scratch. « Je scratchais que de la main droite, et, en bossant des phases comme le trans­form­ing que j’arrivais pas à faire à droite, ça m’a obligé à me servir de la main gauche, c’est comme ça que j’ai pu devenir ambidex­tre. »

C’est égale­ment lors de ce séjour pro­longé à Mar­seille que Kozi se rend à ses pre­mières soirées, devant ou der­rière la scène. Il joue au dôme de Mar­seille ou à l’Espace Julien, voit notam­ment la Fonky Fam­ily, Puis­sance Nord, et assure la pre­mière par­tie de Mel­low­man, le 9 décem­bre 1995. Dès lors, Kozi cherche avant tout à accu­muler les dates, et assure les pre­mières par­ties ou le rem­place­ment à la volée d’un DJ absent, perdu on ne sait où. Une cer­taine maîtrise de la sit­u­a­tion qui lui servira, des années plus tard. En 1996, il décide de ren­trer à Paris.

Entre-​temps, Kozi est rat­trapé par le ser­vice mil­i­taire. Il retrouve durant ses per­mis­sions ses amis d’enfance, notam­ment Kezo (aka Kezo Kill­black, de la Dai­land Crew), avec lequel il s’échangeait des K7 de Eric B. and Rakim. Tan­dis que ses grands frères s’éloignaient du hip hop, il avait trouvé un inter­locu­teur idéal, pas­sionné comme lui. « Il avait ren­con­tré Bams [rappeuse mem­bre de C2labal, sou­vent avec Ziko, Tony Fresh, Nysay, L’Skadrille] et, vu qu’il ne scratchait pas, il m’a dit qu’elle cher­chait un DJ. »

« On se retrouve tous les trois au foyer de Saint-​Gratien, elle cher­chait la phase «That’s Why I Com­pose These Verses» : on a réé­couté Ain’t The Devil Happy ? de Jeru… La semaine suiv­ante, nous étions au stu­dio Black Door pour enreg­istrer «Fais tourner». »

La chan­son se retrouve sur la com­pi­la­tion Hos­tile Hip Hop vol.2, et Kozi démarre un véri­ta­ble par­cours aux côtés de Bams, et fréquente rapi­de­ment les artistes qui entourent la jeune MC : Kut Effekt, Skeez, D-​namite ou Midas, mais aussi la Man Chu School. « On traî­nait que dans les trucs coupe-​gorge. »

C’est là que la scène parisi­enne a com­mencé. « Quand j’ai fait le pre­mier con­cert de Bams, je ne suis pas ren­tré de ma per­mis­sion ce soir-​là pour pou­voir le faire. » Kozi ne prend pas le risque pour rien : les MC se suc­cè­dent, le DJ reste. La Brigade, L’Skadrille, les 2Bal ou encore Mr.R chauf­fent la foule. « Le con­cert était mor­tel, sou­venir de ouf !». De là, il par­ticipe aux côtés de Bams aux Fes­ti­vals XXL Per­for­mances 1, 2, 3 et 4 à Bobigny où se pro­duisent entre autre les artistes tels que Mic Geron­imo, Chan­nel Live, Walkin’ Large.

En novem­bre 97, il jouera pour le con­cert privé de Mic Geron­imo qui « scratche sur [s]a PMX2 » (avec Wicked Pro­fayt et Noise, Cut Killer avec Mic). Il col­la­bore égale­ment avec Ad’Hoc-1 (Philo et Mah Jong) pour qui il assure les con­certs ainsi que les scratchs sur leur deux­ième album, Musiques du Monde. Il les pose égale­ment quelques mois plus tard sur « Anti­con­sti­tu­tion­nelle­ment » de Mr.R.

Passer de la musique, ce n’est pas seule­ment enchaîner les vinyles

De toutes ces expéri­ences en tant que DJ, qui cul­mineront avec des tournées aux côtés de Kohndo dès 2002, Kozi tire une dex­térité cer­taine der­rière les platines. Sans que cela ne le mène à la pro­duc­tion : « Je ne me pro­duis qu’aux platines », explique-​t-​il, « J’ai déjà fait quelques sons, j’ai prob­a­ble­ment le matos néces­saire, mais je n’ai pas eu le déclic. Les seules que j’ai faites, c’était sur les con­seils de DJ Lyrik. » Kozi ren­con­tre son col­lègue en 1997, alors que ce dernier mixe au Slow Club, à Paris, avec Noise. « J’allais beau­coup chez lui, on s’entraînait ensem­ble. Lui s’est rapi­de­ment mis à la prod. » Lorsque Lyrik et Daj­zoel­ski déci­dent de créer le label Cof­fee­BreakRecord, Kozi est de la par­tie (« On est tous de gros buveurs de café, alors… »).

Le fes­ti­val Can I Kick It ?, en 2012, à Annecy

Il s’agit main­tenant de gag­ner sa vie : si Kozi a pu expéri­menter (bénév­ole­ment) les pre­miers con­certs, il entend bien désor­mais sub­venir à ses besoins avec son tal­ent. C’est Ou-​mar, et son équipe Hard Level (Ou-​Mar, Noise et Ewone), qui met­tent la main sur Kozi, en 2006 : « Ou-​mar m’a pro­posé une col­lab­o­ra­tion, j’étais dans le délire turntab­list à fond. » Dans des soirées plus ori­en­tées club­bing, Kozi passe « Sound of da Police » et « Chief Rocka ». Un peu trop à son goût: « Je voulais passer autre chose que des clas­sics HH trop évi­dents, genre des morceaux moins con­nus mais tout aussi bien pour être joués en club… Je pense que c’est à ce moment-​là que les DJ ne voulaient plus pren­dre de risques, et étaient de plus en plus for­matés… »

Kozi nous sert du café, cherche dans sa col­lec­tion de vinyles ou son dossier de MP3, allume une clope, sort des fly­ers… C’est lorsqu’il nous lâche « «Je parle avec mes mains», comme Ter­mi­na­tor X [DJ de Pub­lic Enemy, NdR] » que vous réalisez les mou­ve­ments, inces­sants. Mais il parle beau­coup, aussi, et il devient ainsi dif­fi­cile de le croire lorsqu’il évoque ses pre­mières émis­sions avec DJ Fab et Dr Awer dans Under­ground Explorer, pour la radio Généra­tions, entre 2006 et 2012 : « Pen­dant les enreg­istrements, je fai­sais mon truc mais je ne par­lais pas beau­coup. Je suis pas un pro de la dis­cus­sion, surtout à la radio… »

Néan­moins, lorsque DJ Fab et Dr Awer le repèrent, ils n’hésitent pas et deman­dent à Kozi de rejoin­dre leur crew. Un fameux crew : Hip Hop Résis­tance, créé en 1999 par ces deux pas­sion­nés. « Je pou­vais met­tre mes con­nais­sances et mes com­pé­tences en pra­tique, sor­tir l’anecdote qui allait. Je préfère la cul­ture, faire le passeur. Je trouve que c’est impor­tant de par­ler de la musique, de son his­toire. Je suis un vrai pas­sionné de cette cul­ture, c’était idéal pour partager nos idées entre 3 geeks de hip hop ! »

Parmi les inter­views préférées de Kozi, il y a eu celle de DJ Scratch (EPMD) : Kozi l’interroge sur les con­di­tions d’enregistrement de « Ram­page », tiré de Busi­ness As Usual, avec une idée der­rière la tête : « Il paraît que vous veniez de par­tir en vacances, quand Erick Ser­mon et Par­rish Smith vous ont appelés «Mec, on a des scratchs, il faut que tu viennes poser à Long Island». Vous étiez furax, vous avez pris la phrase de Mar­ley Marl, extraite de «The Sym­phony » et vous avez fait le tout en une seule prise avant de repar­tir. C’est vrai ? » Scratch acqui­esce, et tout le stu­dio reste bouche bée.

Le flyer de l’émission Under­ground Explorer, inspiré de la série The Wire

Avec Under­ground Explorer, Kozi peut dif­fuser le hip hop qu’il aime : DITC, Lord Finesse, Buck­wild ou Show­biz & A.G….. Un léger sur­vol de la col­lec­tion de Kozi per­met de pren­dre un peu de hau­teur : le DJ entraîne son oreille très sou­vent. Et les réé­coute encore une fois, en enco­dant les albums, par la même occa­sion. Vu le fond d’écran généré par son ordi­na­teur avec les pochettes d’albums MP3, il s’est défini­tive­ment laissé séduire par le pra­tique des nou­velles tech­nolo­gies. « Dans la trap d’aujourd’hui, il y a des choses qui m’intéressent », souligne-​t-​il en citant U.O.E.N.O. de Rick Ross.

Depuis un an à présent, Kozi part régulière­ment en tournée avec Casey, pour tester « une autre ges­tion du rythme », sur scène. « Con­stru­ire un show ensem­ble, tout ça, ça déchire. Si t’as pas fait de con­cert, si t’as pas accom­pa­gné d’artistes, ton par­cours est faussé. » En con­cert, Kozi mixe désor­mais sur un Ser­ato, mais tou­jours sans mon­tage, en direct. « Avec Casey, j’ai ma séquence beat jug­gling, scratch… Je con­nais mes dis­ques, mon sujet. »

L’Asocial Club (Al, Prodige, Vîrus et Casey) ne s’y est pas trompé, et tous tra­vail­lent désor­mais ensem­ble, quand ils ne font pas une appari­tion au con­cert de Rocé, au Bat­a­clan. 8 min­utes de mis­an­thropie, et des platines lais­sées sur les jantes.

Portrait – Bang Bang, prière de rider

Un style musi­cal pop­u­laire court tou­jours le risque de tourner en rond dans un enc­los bien défini, avec la garantie que le pub­lic sera de retour en masse pour le prochain numéro. Et le rap n’y a pas coupé. Pour leur pre­mier album, Delir­ium, les deux com­pères de Bang Bang, M.I.T.C.H. et Émo­tion Lafolie, ont préféré entraîner le hip hop, le rock et l’électro dans leur ride de rêve…

Plus encore que la télévi­sion, les écrans réduits des smart­phones ont pop­u­lar­isé l’imagerie des gangstas cal­i­forniens, roulant paresseuse­ment sous les rayons du soleil bal­néaire en voiture sur sus­pen­sion, ou faisant la loi dans des clubs sous ten­sion. S’associant au rap dès Straight From Comp­ton, l’album de N.W.A. (Eazy-​E, Dr. Dre, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), la musique des rid­ers ne tardera pas à voy­ager jusqu’en France, où elle ren­con­tre un suc­cès à sa démesure. Comme ailleurs, 2Pac et Snoop Dogg ont leurs fidèles. Dans tout l’Est parisien, et par­ti­c­ulière­ment à Joinville-​le-​Pont (Val-​de-​Marne), les basses réson­nent un peu plus fort qu’ailleurs…

Dans les sil­lons creusés par Aelpéacha et Desty Cor­leone se for­ment deux crews nota­bles, Club Splifton et Réser­voir Dogues, qui par­ticipent à la dif­fu­sion de la ride. Émo­tion Lafolie, tig­nasse impres­sion­nante et tatouages innom­brables, se sou­vient de la façon dont il est entré en con­tact avec ce véri­ta­ble mode de vie après des débuts au sein du col­lec­tif ATK : « Une fois le freestyle avec ATK enreg­istré, en 1995, j’ai fait quelques con­certs et des pas­sages en radio avec un autre groupe dont je fai­sais par­tie, Les Maquis­ards. Mon frère, Sloa [aussi mem­bre d’ATK à l’époque, NdR], avait monté Réser­voir Dogues avec Nine-​O, Desty Cor­leone et Pimp Cynic. Ils ont sorti un album avec le Club Splifton, con­sti­tué autour d’Aelpéacha, et c’est à ce moment-​là que j’ai com­mencé à rider, avec les voitures améri­caines et tout le reste… »

M.I.T.C.H., l’autre Bang de Bang Bang, n’était pas très loin non plus : dans le même lycée Paul Valery qui a réuni quelques mem­bres d’ATK, il ne tarde pas à fréquenter Desty Cor­leone, mais aussi DJ Shone, DJ Feadz et DJ Soper, lequel « avait déjà créé son label de drum’n’ bass et de jun­gle à l’époque, et avait sa renom­mée ». À la sor­tie du lycée, Shone, Soper et M.I.T.C.H. se retrou­vent dans Dig­ithugz, dont le pre­mier maxi est remixé façon screwed’n’chopped par DJ Raze.

Mar­qué par des sonorités élec­tron­iques, le pre­mier album du groupe sonne drum’n’bass, et Rou­tine assas­sine se joue surtout en club. « Je n’ai jamais eu une approche trop hip hop, où tu écris des cahiers de textes. Je préfère poser au jour le jour, et me libérer en live. J’adore les Svinkels pour ça, leur folie pen­dant les con­certs », explique M.I.T.C.H.

Inter­ride

Après un séjour de quelques années aux États-​Unis, Emo­tion Lafolie revient en France aux débuts des années 2000 et décou­vre une toute nou­velle façon de faire de la musique : « Je récupère tout ce qu’il me faut, Atari, Expander, clavier, et je créé mon home stu­dio. Entre 2001 et 2006, j’ai pro­duit : j’achetais les vinyles par car­ton entier, je bal­ançais les sons sur MySpace, et j’ai com­mencé à voir que ma musique intéres­sait du monde. » Il retrouve en 2010 Tony Lunettes (aka Test), Waslo (Sloa) et Riski Metek­son dans Noir Fluo, qui pour­voit rapi­de­ment une mix­tape, La ride (200 exem­plaires en physique, col­lec­tor), propul­sée dans la cap­i­tale avec un hommage.

À force de se retrou­ver au cours des rides, M.I.T.C.H. et Emo­tion Lafolie prof­i­tent de leur mobil­ité pour enreg­istrer un max­i­mum : cartes son, valises, ordi­na­teurs et micros les suiv­ent dans leurs périples. « On a enreg­istré une ving­taine de morceaux un peu partout, on ride : on boit, on fume et on chante… » com­mence Lafolie, « …on a com­mencé pen­dant l’été 2012, avec un ticket Inter­rail pour rider dans toute la France », ter­mine M.I.T.C.H..

Certes, le duo recon­naît pou­voir aisé­ment enchaîner nuit de débauches et pas­sage en stu­dio, mais pas ques­tion de badiner avec les instrus : les 15 prods de Delir­ium provi­en­nent des États-​Unis, du Por­tu­gal, des stu­dios de DJ Raze ou de Nist… Et d’un peu partout où Bang Bang a laissé sa trace en con­cert. Le mas­ter­ing de Freeze DBH, du Booty Call Crew, apporte aux enreg­istrements sec­oués une cohé­sion inat­ten­due, et le cock­tail se boit jusqu’au bout de la ride.

« On laisse la musique jouer sur nous »

« Il y a beau­coup de feel­ing dans nos textes et notre façon de chanter », explique Emo­tion Lafolie, « mais cela sup­pose des heures et des heures passées à choisir les instrus » : cela s’entend, dès la pre­mière écoute. « Le verre et le cou­vert » con­voque une gui­tare élec­tro, « Delir­ium » quelques notes de piano, quand « Je suis » n’hésite pas à se per­dre dans une voix d’enfant, ou peut-​être bien d’adulte, mod­i­fiée, avec tous ces élé­ments tou­jours liés aux chants écorchés ou énervés de M.I.T.C.H. et Emotion.

Si leur pre­mier titre, « Je suis », util­i­sait pour base un instru de Dom Kennedy, Bang Bang a su con­server à dis­tance des références (Wacka Flocka avec lequel les deux ont tourné un clip, Gucci Mane, Lil Wayne, Juicy J, 3 – 6 Mafia) qui auraient pu trans­former Delir­ium en une mix­tape gangsta rap comme tant d’autres. L’ambiance est claire­ment celle de la ride, mais les textes de Bang Bang oscil­lent entre l’attitude (comme celle de N.W.A., dans « Mil­lion Dol­lar Baby ») et une sorte de mélan­colie face à l’altitude prise en planant (« Ride de Rêve », « Petits Yeux »), le tout sur des sonorités peu entendues.

Le duo s’autorise même l’autotune, par­ti­c­ulière­ment bien inté­gré aux prods élec­tron­iques : « J’ai décou­vert ça avec le genre de musiques passées dans les salons de coif­fure indi­ens, j’aimais bien la sonorité par­ti­c­ulière des voix », explique M.I.T.C.H.. Dans les morceaux, les voix sous auto­tune devi­en­nent autant de nou­veaux instru­ments qui appor­tent leur lot d’harmonies et de rup­tures. Celui qui assume le cou­plet peut à tout moment être rejoint par cet alter ego qui lui fait écho.

C’est en con­cert que la musique de Bang Bang se révèle entière­ment : « Quand on va en club, on emmène tou­jours une clé USB, pour chanter quelques morceaux si l’occasion de présente », explique Emo­tion. Au Work­shop, à la Block Party du 21 juin à Bercy ou dans un club prop­ice au Delir­ium, Bang Bang n’attend qu’un sig­nal de la foule pour répan­dre la musique comme une traînée de poudre. « Nos morceaux sont plutôt scéniques, ils nous faut des trucs accrocheurs », assure la moitié de Bang Bang. « Quand on fait «Bas­kets neuves» en live, le «tac tac tac tac tac» fonc­tionne bien : tu sens d’un coup des vibra­tions sur scène, parce que tout le pub­lic tape du pied dans la salle. »

Sur les bras des gangstas s’affiche « Fuck the World What the Fuck », anti­enne du ghetto et d’un cer­tain état d’esprit qui guidera les pro­jets futurs de Bang Bang, en l’absence de plan de car­rière. Les bras, quant à eux, tien­dront encore longtemps les micros, les guidons des vélos de rid­ers, rouleront les joints ou les instrus pour un Delir­ium partagé.

Dossier – Press Play : les jeux vidéo et le hip hop

Une nouvelle tentative de dossier sur un sujet sans fond, les liens entre le rap et les jeux vidéo. Depuis la parution de l’article en novembre 2013, les exemples ont du se multiplier…


Bien avant Gui­tar Hero, bien avant Singstar, les rappeurs ont posés mic et sticks pour met­tre un joy­stick entre leurs mains. Affamés de pop cul­ture, emcees et djs se sont rapi­de­ment appro­prié les codes du secteur, et l’industrie n’a pas tardé à leur ren­dre l’appareil (électronique).

Kraftwerk aurait pu com­poser la musique de Tron (1982), pre­mière incur­sion du jeu vidéo dans une cul­ture autre que celle de l’électronique et de l’informatique. Mal­gré un suc­cès mit­igé, la pro­duc­tion Dis­ney ouvre l’horizon vidéoludique à une plus large part de la société. Par ailleurs, la moder­nité fait tou­jours rêver à une vie plus sim­ple, libérée du tra­vail et élevée par les espaces infi­nis.

Décol­lage immi­nent : le « Planet Rock » d’Afrikaa Bam­baataa (1982) promet une terre pro­tégée à jamais des pro­jec­tiles de Mis­sil Com­mand. Avec cette pre­mière par­tie, le hip hop est branché, lais­sant au créa­teur de la Zulu Nation et à Grand­mas­ter DST le soin d’y apporter leur dose d’ingéniosité virtuelle. Mantron­ics, ou Ter­mi­na­tor X, les blazes et les gim­micks évo­quent les bornes d’arcade ou les car­touches des pre­mières con­soles.

Il faut dire que les bruitages asso­ciés aux 8-​bits four­nissent un matériau plutôt adapté aux stan­dards de l’époque. « I’m the Pack­man (Eat Every­thing I Can) » (1982) emprunte tout au jeu vidéo homonyme, qui devient en même temps le plus célèbre de la planète, pour créer une vari­ante geek de l’électro hip hop. Bruits de mas­ti­ca­tion du Pac­man sous pilule inclus.

Quelques années plus tard, les com­pos­i­teurs sont aussi des joueurs : DJ Jazzy Jeff et le Fresh Prince Will Smith payent un tribut à Don­key Kong avec « Human Video Game », en 1988, extrait de He’s the DJ, pochette sur laque­lle ce dernier a les airs du geek con­tem­po­rain. La chan­son évoque les débuts des jeux vidéos, entre les bornes d’arcade de Tron et Don­key Kong, et conte l’histoire d’un player, inca­pable de se détacher de l’écran. Rock Ready C, beat­boxer de renom, peut même faire intro et musique de ce dernier, de tête…

Sim­ple logique his­torique : pour inté­grer les références vidéoludiques, il fal­lait bien que les rappeurs soient déjà joueurs, et aient pu pleine­ment prof­iter des jeux vidéos, au même titre que le cinéma, la lit­téra­ture ou la street. Les années 1980 et 1990 four­mil­lent alors de références aux jeux vidéos, prin­ci­pale­ment musi­cales, comme l’illustre cette vidéo du site Spin [Les dif­férents morceaux sont classés selon l’année de sor­tie du jeu vidéo, NdR].

Pas vrai­ment dif­fi­cile d’imaginer les rappeurs aligner quelques lignes de textes tout en ter­ras­sant leurs adver­saires à Street Fighter ou en com­bi­nant les sorts de Final Fan­tasy. Curren$y, rappeur de la Nouvelle-​Orléans né en 1981, fut aux pre­mières loges pour s’installer devant sa con­sole préférée, un jeu culte dans le lecteur. Pour This ain’t no mix­tape (2009), il s’inspire de la saga Grand Theft Auto, et plus pré­cisé­ment de Vice City (2002), « le meilleur de la série grâce à sa BO et ses voitures. J’en ai acheté quelques-​unes à cause de Vice City, putain. »

Et, désor­mais, la sor­tie d’un jeu se fait en quasi simul­tanée avec celles des chan­sons qui y font référence. « Got That Work » de Fabolous (« It’s about this call of duty, and this shit ain’t no game ho »), Fred­die Gibs dans « The Return » de Danny Brown (« This shit get real as shit thats on your Playsta­tion con­troller Call of Duty ass nigga, dick in the booty ass nigga ») ou Waka Flocka Flame dans le « 848 » de Jim Jones (« We got auto­matic big guns like call of duty Keep it … that’s my Call of Duty »).

Depuis, les références se mul­ti­plient, et jouer aux jeux vidéos n’a plus rien d’une honte : Tyler the Cre­ator, Orel­san et même Booba affichent fière­ment leur high score. Début 2013, le rappeur Wilow Ams­good lance la net tape #NOC­RACKS sur laque­lle fig­ure « Grown Up » (sur le thème de Danny Brown) et son cortège de noms de jeux vidéo. Tiré à qua­tre épin­gles, le rappeur arbore d’énormes bagues-​consoles.

Les jeux vidéo, de leur côté, ont bien com­pris l’intérêt com­mer­cial du rap : pour Call of Duty : Ghosts (2013), Activi­sion invite Eminem à rap­per dans la BO du jeu. Cela donne « Sur­vival », avec Eminem masqué par le foulard tête de mort rendu célèbre par la série. Et toute pré­com­mande du jeu sur le site Gamestop don­nait droit à un code pour télécharger l’attendu MMLP2. Finale­ment, le jeu vidéo et le nom du rappeur se retrou­vent au som­met des classe­ments de vente.

D’ailleurs, une des sociétés les plus cotées de l’industrie du jeu vidéo, Rock­star Games, s’est créée sur le mod­èle d’un label de rap : Sam Houser, cofon­da­teur et tête pen­sante, songeait à Def Jam Record­ings en s’imaginant créa­teur de jeux vidéo. « Pour moi, un type comme Rick Rubin [fon­da­teur de Def Jam, pro­duc­teur de LL Cool J et des Beastie Boys, NdR] est un putain de héros, un vrai pio­nnier, capa­ble de trans­former le hip-​hop en quelque chose d’aussi culte. Il a fait cet album, Elec­tric ! Enten­dre ces rockeurs de New­cas­tle avec la pro­duc­tion hip-​hop de Rick Rubin, c’est dingue ! Et quand j’ai entendu ce mec plonger d’un seul coup dans le rock le plus dur, avec Slayer, je me suis dit que les mem­bres du groupe ne feraient jamais mieux et qu’il n’y aurait jamais rien de plus cool que ça. Et non, le mec con­tinue à sor­tir des trucs géni­aux… Ce genre de per­sonne m’inspire énor­mé­ment », explique-​t-​il.

Ce qui explique la qual­ité notable des épisodes de la série GTA : pour le dernier épisode en date, GTA V, DJ Pooh est nommé pro­gram­ma­teur de la radio fic­tive West Coast Clas­sics quand A$AP Rocky enreg­istre avec plaisir un inédit pour le jeu, qui s’appuie évidem­ment sur sa pro­pre expéri­ence du jeu. Les autres pro­duc­tions, comme Thrasher : Skate and Destroy (Nin­tendo 64, 1999), béné­fi­cient de la même atten­tion musi­cologique : le jeu compte Afrika Bam­baataa, Grand­mas­ter Flash, A Tribe Called Quest, et pas mal d’autres clas­siques. Une sorte de réponse à Tony Hawk’s Pro Skater (1999), en gros.

L’un des pre­miers jeux mar­quants à utiliser le hip hop comme élé­ment cen­tral est un OVNI, ces jeux aux con­cepts atyp­iques qui devi­en­nent cultes à force de bouche-​à-​oreille : PaRappa the Rap­per (1996). Le joueur y incarne un jeune chien, PaRappa, amoureux de Sunny Funny, une fille-​fleur. Un sim­ple jeu de réflexe, où il suf­fit d’appuyer en rythme sur la bonne touche (tri­an­gle, rond, croix, carré).

Les jeux de chant n’arriveront que plus tard, via Singstar (2004) et son dérivé spé­ciale­ment dédié au rap, Def Jam Rap­star (PlaySta­tion 3, Xbox 360, Wii). Développé sous l’égide du célèbre label, sorti en 2010, le par­cours du jeu est brusque­ment inter­rompu, un an plus tard, par un procès intenté par EMI, qui rend la plu­part des chan­sons addi­tion­nelles indisponibles. Le jeu rece­vait pour­tant de bonnes cri­tiques, et le sys­tème de jeu avait été adapté au rap. Pour la ver­sion française, des chan­sons de NTM, La Fouine, Disiz la Peste ou Psy 4 de la Rime sont incluses. La cul­ture de masse frappe toute­fois assez basse­ment, en cen­surant tous les mots grossiers des chansons…

Mal­gré l’évidente pos­si­bil­ité de créer un jeu basé sur les mou­ve­ments du break­dance, aucun dis­posi­tif de danse matériel n’a vrai­ment émergé dans les salles d’arcade. Bien sûr, les jeux présen­taient des danses hip hop, mais se devaient d’adopter un game­play acces­si­ble à tous. Cela n’a pas empêché des équipes de break­dancers de s’approprier les commandes…

Jouer aux jeux vidéo, c’est bien, avoir le sien, c’est encore mieux : les rappeurs se prê­tent volon­tiers à la pix­eli­sa­tion, et plus encore aux critères des clas­siques du genre. Avec Wu-​Tang : Shaolin Style (1999), le groupe new-​yorkais com­bine Tekken (1994) et Mor­tal Kom­bat (1992) pour un jeu vio­lent, où les coups s’échangent au son du Wu, manette au design du logo incluse. Dans le même genre, les 3 volets de la série Def Jam offrent immense galerie de per­son­nages et pléthores de suites pour un jeu de com­bat effi­cace, mais un peu pous­sif. Le bon­heur d’incarner Slick Rick pour éclater Fat Joe est dou­blé de bonnes idées dans chaque volet, comme l’usage du scratch pour atta­quer dans Def Jam : Icon (2007, Playsta­tion 3 et Xbox 360).

Cer­tains rappeurs osent même se placer au cen­tre d’une pro­duc­tion vidéoludique : 50 Cent s’inspire ainsi du guet-​apens tendu à 2Pac, sa référence, pour orchestrer un jeu de vengeance en vue à la troisième per­sonne, 50 Cent Bul­let­proof (2006). Aidé par les sol­dats de G-​Unit, son crew, le rappeur dézingue et croise Eminem, Dre et DJ Whoo Kid en caméos. Le rappeur a des suites dans les idées (2 pour le moment), et prête sa voix dans Call of Duty…

L’apparition des jeux mobiles facilite évidem­ment la pro­duc­tion des jeux, et peut don­ner un peu de punch à une cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion. Ainsi, 2Chainz s’associe à Adi­das pour met­tre sur pied Live in Color, un jeu 8-​bit qui présente à la fois la col­lec­tion de sneak­ers Adi­color et l’univers du rappeur. Depuis le Japon, des fans se sont chargés du boulot pour Kanye West en sor­tant Kanye 3030, un jeu de rôle jouable sous Win­dows. Réal­isé selon les canons du genre, mélange de Zelda et Poké­mon, le jeu pro­pose des phases de com­bat con­tre Dre, 2Pac dans un univers qui mêle Del­tron 3030 et 808s & Heartbreak.

Logique­ment, le jeu Bat­tle Rap Stars, disponible en appli­ca­tion pour iOS, pro­pose de mener des bat­tles avec son smart­phone collé sur l’oreille. Rap game over : Play again ?

Dossier – Mash-up ou shut up

Avec la simpsonwave, sans doute un des phénomènes musicaux les plus curieux et sympathiques popularisés par internet : le mash-up mélange des éléments de deux chansons, en s’appuyant sur le sample, cherchant généralement à réunir les genres les plus éloignés possible. Un autre dossier sur un sujet sans fin, curieusement négligé par les spécialistes, à mon humble avis. Publié en juin 2014 dans Coup d’Oreille.


« Ghosts of the past », Staffan Scherz, CC BY 2.0

Ce qui est pra­tique avec la musique, et la créa­tion en général, c’est qu’on ne sait jamais vrai­ment où elle va aller. Tan­dis que le XXe siè­cle a vu les gen­res majeurs, jazz, rock, pop et hip hop devenir tour à tour des pro­duits de con­som­ma­tion de masse, l’apparition des dif­férents sup­ports de lec­ture, de plus en plus mani­ables, a per­mis à cha­cun de mul­ti­plier ses écoutes. Peu à peu, les engage­ments musi­caux forts ont dis­paru, pour laisser place à un appétit d’écoute gran­dis­sant. Une cir­cu­la­tion ultra-​rapide qui a ses caram­bo­lages, sans vic­times. Le mash-​up, con­struc­tion musi­cale à par­tir de plusieurs morceaux d’artistes et de gen­res dif­férents, a logique­ment fait son appari­tion. Un mon­stre bâtard ou la musique du futur ?

La pre­mière écoute d’un mashup provoque des réac­tions con­tra­dic­toires : le plaisir d’entendre deux morceaux, con­nus et aimés, depuis une per­spec­tive renou­velée, et la cul­pa­bil­ité hon­teuse d’apprécier ce qui ne relève pas du tout de la volonté des auteurs des orig­in­aux. Un plaisir trop facile, trop jouis­sif, en somme : la mashup s’est vite retrouvé affublé de la dénom­i­na­tion peu avenante de « bas­tard pop ».

Le mashup se décou­vre le plus sou­vent au hasard, par­ti­c­ulière­ment sur le web : il accroche facile­ment l’oreille, habituée aux mélodies qu’elle croise. Ce n’est qu’après quelques recherches sup­plé­men­taires que l’on décèle les musi­ciens der­rière les col­lages, et la créa­tion der­rière l’exercice. Des… artistes seraient à l’origine de ces com­po­si­tions : des hommes et des femmes dotés d’un tal­ent par­ti­c­ulier pour le mashup. Et pour­tant, qui saura citer plus de qua­tre ou cinq représen­tants du genre ?

Frank Zappa est prob­a­ble­ment un des plus con­nus. Il développe dans les années 1970 une méth­ode de tra­vail com­mune à plusieurs morceaux, qu’il créé en mix­ant les instru­ments de dif­férents enreg­istrements. « Rub­ber Shirt » (1979) com­bine ainsi basse et bat­terie de deux enreg­istrements live dif­férents. La « xenochronie » se présen­tait comme une forme de mash-​up à la Zappa, un geste artis­tique qui n’étonne pas venant d’un musi­cien si atten­tif à soi-​même, quant à la place qu’il occupe dans ce monde. Zappa réé­coutait ses enreg­istrements live avec l’envie d’en tirer quelque chose d’inédit, parce qu’il con­sid­érait que cha­cun de ses gestes était sujet à création.

Dif­fi­cile de dater pré­cisé­ment la créa­tion du mashup. Après tout, le blues con­sis­tait déjà en une tra­di­tion orale de morceaux échangés, défor­més, remon­tés et réécrits, qui ont con­sti­tué un réper­toire mul­ti­ple et les pre­mières notes de folk, elle aussi issue de mul­ti­ples réap­pro­pri­a­tions, Bob Dylan en chef de file. Mais le genre a incon­testable­ment béné­fi­cié de l’apparition des clubs et des DJ, qui s’échangeaient des maxis pro­posant à la fois l’instrumental et l’a capella d’une même chan­son. Né dans le club, créé dans la chambre ?

Pas tout à fait, puisque toute une vague de mashup a vu le jour dans les clubs, dans les années 1980, pas for­cé­ment pour le meilleur… Citons Pink Project, groupe italo-​disco qui s’est taillé un petit suc­cès en mélangeant « Another Brick In the Wall » des Pink Floyd et « Mam­magamma » d’Alan Par­sons Project, sans oublier l’intro bien con­nue d’« Eyes in the Sky », égale­ment du sec­ond. Les dif­férentes par­ties de gui­tare ont toutes été réen­reg­istrées pour le morceau, fait plutôt rare par la suite. Mais la pochette façon KKK goth­ique fait défini­tive­ment flipper.

La décen­nie suiv­ante verra le mashup s’inviter dans toute une con­stel­la­tion de gen­res musi­caux annexes, rassem­blés sous l’étiquette « fusions » : si les morceaux sont des orig­in­aux et ne relèvent donc pas tech­nique­ment du mashup, le ter­rain est pré­paré. La musique est dev­enue si sim­ple à écouter que les dif­férents « clans » musi­caux ont dis­paru. Dif­fi­cile d’imaginer, dans les années 2000, un revival de la Disco Demo­li­tion Night, quand, en juil­let 1979, un stade de Chicago devient le bûcher expi­a­toire de la disco, avec des cen­taines de dis­ques brûlés…

Le hip hop et le mash-​up, les pires enne­mis du copyright ?

Par les simil­i­tudes qu’il présente avec le hip hop, qui sam­ple lui aussi avec délec­ta­tion, le mashup a été con­sid­érable­ment influ­encé par les aven­tures des DJ et pro­duc­teurs avec le copy­right. Sou­vent mal­heureuses : si les 2 Live Crew ont prob­a­ble­ment été les plus inquiétés au cours des années 1990, le procès de Biz Markie est resté comme l’un des plus impi­toy­ables. En 1991, ce rappeur de la scène new-​yorkaise, proche de Mar­ley Marl, utilise un sam­ple de Gilbert O’Sullivan, tiré de « Alone Again » (1972) pour une chan­son du même titre. Les labels réagis­sent au quart de (33) tour pour défendre ce clas­sique, con­sid­érant qu’une chan­son de rap n’est pas légitime à se la réap­pro­prier… La Cour Fédérale assim­ile le morceau à un vol de pro­priété intel­lectuelle, et ordonne le retrait des albums. Pour les DJ, le ton est donné : il fau­dra désor­mais déclarer les sam­ples, et s’acquitter d’un pécule pour l’utilisation. Quant à la car­rière de Markie, elle vient de pren­dre un sérieux coup dans l’aile…

Pour le hip hop, dif­fi­cile de faire sans les sam­ples : dès lors, les options sont restreintes, entre déclarer les morceaux orig­in­aux et cas­quer, ou se servir en espérant que les inter­prètes orig­in­aux (et, surtout, les labels) ne recon­naîtront pas les notes dans le nou­veau morceau… Le Wu-​Tang, à l’occasion de l’album Wu-​Tang For­ever, aurait ainsi lâché près de 350.000 $ à Syl John­son pour les sonorités de ses titres de l’âge d’or. Pas mau­vais joueur, John­son a reconnu avoir fait mon­ter les enchères… Mais tout le monde ne fait pas par­tie du crew de Long Island, et, pour la plu­part, c’est une époque de scratchs mai­gres qui s’annonce…

Heureuse­ment, en 1996, un album culte et incon­tourn­able de la cul­ture hip hop vient remet­tre les hor­loges tour­nantes à l’heure : DJ Shadow, un fou du dig­gin’, bal­ance Endtro­duc­ing..…. Celui qui déclare ne pas aimer les mots pro­pose des com­po­si­tions totale­ment orig­i­nales, ou, surtout, les sam­ples orig­in­aux sont totale­ment mécon­naiss­ables. « The Num­ber Song », 3e titre de l’album, con­tient ainsi des sonorités de Metal­lica, Kur­tis Blow, T LA Rock, Jimmy Smith, A Tribe Called Quest, Grand Wiz­ard Theodore, Grand­mas­ter Flash… Un tra­vail de recherche et de com­po­si­tion incroy­able, encore méconnu à ce jour. Le « abstract hip hop » a trouvé son maître, et le DJ prouve défini­tive­ment que l’usage du sam­ple n’est pas un moyen de gag­ner de l’argent en cap­i­tal­isant sur de vieux clas­siques. Bien évidem­ment, Shadow n’a pas fait de chèque à cha­cun des artistes, ce qui aurait représenté le PIB de plusieurs pays…

Le prin­ci­pal obsta­cle à la dif­fu­sion des mix­tapes est longtemps resté le sup­port : pas évi­dent de se pro­curer les a capel­las, les ins­tu­men­taux, ainsi que le matos néces­saire, sans compter les moyens pour faire passer les mashups… En 1994, Evo­lu­tion Con­trol Com­mit­tee pro­pose un des tout pre­mier album du genre, avec Gun­der­phonic, sur… cas­sette. Les « Mix Crème Fou­et­tée » (Whipped Cream Mix) mélan­gent des a capel­las de Pub­lic Enemy et des instrus du Tijuana Brass Ensem­ble, et ne seront édités en vinyles que quelques années plus tard, une fois qu’une com­mu­nauté de fans suff­isante aura été rassemblée.

Pour cette rai­son aussi, les pra­ti­quants du mashup sont restés dans l’ombre pen­dant très longtemps. D’abord, comme on l’a vu, pour éviter la cen­sure et les ennuis judi­ci­aires, mais aussi parce que l’exercice sup­pose un cer­tain efface­ment. La per­cep­tion tra­di­tion­nelle de l’artiste seul penché sur son oeu­vre est en effet pas mal secouée…

La tech­nolo­gie façonne l’écoute

Les K7, l’autoradio, les CD, la pos­si­bil­ité de graver ses mix­tapes, sans même par­ler du MP3, ont changé notre façon d’écouter la musique, ou, plutôt les musiques. Le pro­duc­teur Dan­ger Mouse se sou­vient des années 1980, quand le hip hop qui sor­tait de la cham­bre de sa soeur se mêlait au métal main­stream dif­fusé par la radio… Deux décen­nies plus tard, avec l’aide du logi­ciel ACID Pro, il bal­ance en écoute sur le Web The Grey Album, une des pro­duc­tions les plus con­tro­ver­sées de ces dernières années. Et pour cause : Dan­ger Mouse s’est attaqué à l’un des réper­toires musi­caux les mieux pro­tégés, celui des Bea­t­les, et plus par­ti­c­ulière­ment le White Album qu’il a mélangé au Black Album de Jay-​Z. Si ce dernier, sachant ce qu’il doit au sam­ple, a gardé un silence appro­ba­teur, EMI, ges­tion­naire du cat­a­logue des Fabs Four, s’est empressé de faire retirer l’album de Dan­ger Mouse. En guise de riposte, 150 sites ont pro­posé l’album en télécharge­ment gra­tuit, afin de pro­tester con­tre cette cen­sure à la tronçonneuse.

Et oui, Inter­net est là, et il s’agit prob­a­ble­ment du meilleur ami du mashup : des titres facile­ment acces­si­bles, une dif­fu­sion ouverte, et le sou­tien d’adeptes à tra­vers le monde. Par­al­lèle­ment à l’avancée tech­nologique qui four­nit des logi­ciels de plus en plus sim­ples (Able­ton Live, ACID Pro, Cubase, Wave­lab, Cool Edit Pro…), le haut débit et les sites de partage généralisent la pra­tique du mashup. Des mil­liers d’amateurs s’essayent à l’exercice, et cer­tains le relèvent si bien qu’ils devi­en­nent des références : Mick Boo­gie, Terry Urban, Wait What, The Hood Inter­net, DJ BC…

Les mashup­pers devi­en­nent par­fois des pro­duc­teurs, tant leur tra­vail est respecté. D’autres, comme The Avalanches ou les 2 Many DJ’s, don­nent un coup d’accélérateur au genre en le faisant enten­dre d’un plus grand pub­lic. Avec le risque, déjà, d’utiliser des sam­ples devenus com­muns dans l’exercice du mashup… Mal­gré tout, il a su garder ce côté blague, groupe de rêve, grande fan­tas­magorie musi­cale, selon le bon vouloir du compositeur…

Alors, la musique du futur ? Peut-​être, si l’on estime que l’histoire de la musique, et par­ti­c­ulière­ment de la musique pop­u­laire, est cyclique, con­sis­tant en un retour des mêmes codes, rythmes et inspi­ra­tions : la théorie a essaimé ces dernières années, chez Simon Reynolds (Rip It Up and Start Again), Michka Assayas, ou David Quantick (jour­nal­iste du NME, a développé le con­cept de la « pop qui se dévore elle-​même »). Il restera toute­fois à sur­mon­ter le dés­in­térêt des labels pour le mashup, et le dur­cisse­ment des lois sur le droit d’auteur lié à Inter­net : « Ces remix numériques, cette cul­ture du mashup sont facil­ités par les nou­velles tech­nolo­gies, mais illé­gaux selon le droit d’auteur actuel. Nous devons décider si cette créa­tiv­ité doit être étouf­fée par la loi, ou si la loi doit être réécrite pour pro­téger ce qui doit l’être, tout en per­me­t­tant à ce genre de créa­tiv­ité de se dévelop­per », résume Lawrence Lessig, pro­fesseur de droit à Stan­ford et spé­cial­iste du copy­right. Mais peut-​être que le mash-​up, dérive imag­i­naire, s’attache unique­ment dans les marges de la machine.

Portrait – Blitz the Ambassador : il a un rêve

Un entretien publié en mars 2014 dans Coup d’Oreille.


Il serait facile de présen­ter Blitz comme un exilé : facile mais un peu réduc­teur. Certes, il quitte son Ghana natal en 2001, pour New York et le rêve améri­cain que le hip hop lui a susurré à l’oreille. Mais il reste un ambas­sadeur, per­pétuelle­ment en tran­sit sans jamais être parti. Avec un mes­sage, oui, même à l’heure où ce mot effraie.

Il y a d’abord chez Blitz the Ambas­sador une pas­sion pour les arts visuels, le dessin, l’usage de la couleur, la pré­ci­sion du trait… Cela lui sera utile pour les pochettes d’albums, sans aucun doute, mais avant tout pour dévelop­per un solide sens de l’observation. Qui va de pair avec la musique : « Fin 1980, début 1990, j’ai entendu pour la pre­mière fois du hip hop grâce à mon grand frère : Big Daddy Kane, KRS-​One, Chuck D, Pub­lic Enemy, A Tribe Called Quest, Jun­gle Broth­ers, Queen Lat­i­fah, Monie Love, MC Lyte… Je dessi­nais beau­coup, en com­pag­nie des rappeurs, j’apprenais leurs textes en les écoutant. »

Dans l’énumération de Blitz, on retrouve un dénom­i­na­teur com­mun : ces rappeurs «old school», s’ils se sont dis­tin­gués par d’une image rude, par­fois vio­lente, du rappeur (« Pub­lic Enemy No 1 », par exem­ple), ont surtout développé un « mes­sage » authen­tique. Autrement dit, la retran­scrip­tion sans fard d’un quo­ti­dien rugueux, si ce n’est hideux, pour eux et pour leurs pairs. Ce quo­ti­dien était essen­tielle­ment améri­cain, mais s’effaçait occa­sion­nelle­ment pour faire place à un mes­sage afro­cen­triste (de manière plus évi­dente chez les Jun­gle Brothers).

Lorsque celui qui n’était pas encore Blitz the Ambas­sador débar­que à New York, en 2001, pour pour­suivre ses études, l’atterrissage est quelque peu bru­tal : « Ce que je croy­ais savoir sur l’Amérique n’était pas vrai : le métro sen­tait mau­vais, il y avait beau­coup de gens sans abri… Quand on vient d’Afrique, on a juste vu des films et on croit que tout est par­fait. » Alors, sans le savoir, le futur ambas­sadeur, qui écrit déjà ses textes, a trouvé sa voca­tion. « Le rêve améri­cain, je le cher­chais à l’époque, c’est ce que j’avais en tête. Il a évolué en Afropoli­tan Dream », reconnaît-​il.

Afropoli­tan Dreams, c’est aussi le titre du troisième album du musi­cien, après Stereo­type (2009) et Native Sun (2011). Un album impor­tant, pour Blitz, précédé l’EP The Warm Up, qui annonçait la couleur : sur des rythmes qui emprun­tent aussi bien l’afrobeat, qu’au funk ou à la samba, le rappeur déroule un débit sans relâche. Mais la tech­nique n’est pas son seul atout : à cha­cune de ses escales autour du monde, dans sa ville natale d’Accra ou à São Paulo, Blitz tente se rap­procher de l’esprit du pays tra­versé. Le dou­ble clip, pour les titres All « Around The World » et « Respect Mine », est par­ti­c­ulière­ment révéla­teur de ce véri­ta­ble engage­ment : une par­tie a été tournée au Brésil, peu avant la Coupe du Monde de Foot­ball, alors que la pop­u­la­tion man­i­fes­tait sa colère et son dégoût face aux dépenses faramineuses du gou­verne­ment pour l’événement sportif.

C’est aussi en live que le rappeur révèle toute l’énergie et la soif de décou­verte qui motive ses com­po­si­tions : cuiv­res, gui­tare, basse, bat­terie, la joyeuse troupe emporte la foule de Paris à Kin­shasa, dans un voy­age sans bil­let. « J’aime m’accompagner de beau­coup de musi­ciens, car je crois que cha­cun apporte sa pro­pre iden­tité. Si je suis au Brésil, par exem­ple, je veux un per­cus­sion­niste brésilien, ou un trompet­tiste. Ils vont apporter un rythme samba que je n’ai pas for­cé­ment, dans mon équipe ou moi-​même. Ils me ren­dent meilleur musi­cien, d’une cer­taine manière », explique Blitz.

Comme pour pour­suivre le partage, Blitz a invité de nom­breux artistes à venir partager le mic avec lui : presque tous les fea­tur­ings du dernier album se jus­ti­fient, après écoute. Seun Kuti, Amma What, Nneka, Angelique Kidjo, Oxmo Puc­cino et quelques autres vien­nent rejoin­dre l’ambassadeur en tran­sit : « L’album est une his­toire, et je souhaitais avoir les bons per­son­nages pour celle-​ci. » C’est aussi avec ces fig­ures ajoutées à son album que Blitz crée son orig­i­nal­ité, en invi­tant ces « corps étrangers » dans sa musique. Lui-​même se sait « African in New York », d’après un de ses titres : « Je ne serai jamais un Améri­cain à 100 %, je le sais. Mais je crois que c’est une bonne chose, parce qu’une grande par­tie des Améri­cains n’a jamais cessé d’être des immi­grés. Ils emmè­nent leur cul­ture avec eux, c’est ce qui fait tourner New York. Les immi­grés devraient célébrer cette dif­férence, et ne pas essayer avec tant d’ardeur d’oublier d’où ils vien­nent. »

En somme, par ses com­po­si­tions, Blitz célèbre une réal­ité qui devien­dra sans aucun doute plané­taire au cours des prochaines années : des indi­vidus non plus défi­nis par leur nation­al­ité, mais plutôt par leur cul­ture. « Ce que j’ai immé­di­ate­ment aimé à New York, c’est que des gens des qua­tre coins du monde vivent les uns à côté des autres », se souvient-​il. De même, c’est ce hip hop, mon­dial, qui l’intéresse le plus : « Le hip hop le plus intéres­sant ne vient plus des USA, les his­toires qu’il raconte ont été vues et revues. Quand on écoute Kendrick Lamar, l’histoire est la même que celle de Boys N the Hood, celles de South Cen­tral LA, de Snoop… Bien sûr, il l’exprime de façon mod­erne, mais c’est la même his­toire, et l’auditeur a ses attentes. »

À l’inverse, les his­toires de son pays restées mécon­nues, Blitz les emmène avec lui en tournée mon­di­ale, con­scient de ce qu’il peut faire pour cette terre : « C’est une sorte de mis­sion pour moi, je trouve très impor­tant de rester en con­tact avec l’Afrique. Ce n’est pas évi­dent de jouer là-​bas, à cause de la poli­tique, de l’organisation, de l’argent… Mais je fais tou­jours mon pos­si­ble, car le mes­sage que je véhicule est en pre­mier lieu pour l’Afrique. Le Ghana me suit beau­coup, en retour », explique-​t-​il. Mal­gré son statut d’ambassadeur tou­jours en vadrouille, le décalage, chez Blitz, n’est pas que horaire.

Dossier – Hip hop et comics, l’alliance ultime

Le genre de sujet qui n’a pas de fin, et sur lequel il est assez compliqué d’écrire : le hip hop et les comics. Autant dire que je n’ai pas manqué de matière pour cet article publié en août 2014 sur Coup d’Oreille. Depuis, Marvel a publié plusieurs séries de comics avec des couvertures alternatives reprenant différentes pochettes cultes du hip hop…


Plongés dans des bat­tles, por­teurs d’un don par­ti­c­ulier qu’il leur faut sans cesse entretenir et imposer, et par­fois réu­nis en équipes démesurées, les rappeurs, DJs et super-​héros parta­gent un gène com­mun. Comics et hip hop se sont soutenus dès l’orée des années 1980, et ont pour­suivi depuis leur ascen­sion, pour le meilleur comme pour le pire…

À l’aube des années 1980, que peut faire un gamin du Bronx ou de Harlem pour sor­tir de la nuit dans laque­lle sont plongés son quartier, sa famille ? Les comics exis­tent depuis à peu près un demi-​siècle, mais ils sont devenus un objet de con­som­ma­tion de masse pour les classes moyennes et pau­vres des États-​Unis, et com­men­cent même à être lu par des adultes depuis une petite décennie.

Certes, la cen­sure s’applique encore à ces pub­li­ca­tions col­orées des­tinées pour la jeunesse, mais, au niveau du lec­torat, un pas est franchi. Surtout, les par­ents ne s’inquiètent plus vrai­ment de voir les fas­ci­cules aux mains des ado­les­cents. Après tout, les super-​héros véhicu­lent des valeurs telles l’honneur, la bravoure, la loy­auté… Et puis, au moins, ils lisent, sans être for­cé­ment des jeunes ren­fer­més sur eux-​mêmes. La seule chose qui pour­rait leur faire lever le nez des cases et des exploits des surhommes, à la fin des années 1970, ce sont peut-​être les rythmes en prove­nance du coin de rue, ou du parc à quelques pâtés de maisons…

Les block par­ties ou rendez-​vous sauvages ne sont pas pour les enfants, pas avant que l’industrie du disque ne s’empare du phénomène, mais le hip hop se fait enten­dre sur les postes de radio, qui ne sont désor­mais plus seule­ment réservés à l’autorité parentale. La pla­tine famil­iale fait peut-​être enten­dre de la soul ou du funk, mais le poste dans la cham­bre dif­fuse d’autres artistes, les Cold Crush Broth­ers, Stet­sasonic, ou, bien­tôt Grand­mas­ter Flash and the Furi­ous Five…

Avant le com­bat, con­stituer son équipe et équipement

Si l’exercice du DJing con­stitue en soi un spec­ta­cle sus­cep­ti­ble d’impressionner, la for­ma­tion ini­tiale de la musique hip hop, asso­ciant un DJ et un ou plusieurs Mas­ters of Cer­e­mony (MCs) évoque immé­di­ate­ment les super-​héros dans les équipes qu’ils for­ment (X-​Men, Fan­tas­tic Four, Avengers, Ligue des Jus­ticiers) ou peu­vent for­mer à l’occasion, à tra­vers des crossovers (his­toire croisant deux ou plusieurs univers de super-​héros indépen­dants). Les noms des crews de l’époque ne se privent pas de faire le par­al­lèle, il suf­fit de penser à Grand­wiz­ard Theodore & the Fan­tas­tic Five…

Stet­sasonic, le groupe de Brook­lyn cité plus haut, attaque directe­ment avec « In Full Gear » sur son album du même titre, en 1988 : l’« équipement com­plet » décrit dans le morceau est « aéro­dy­namique », par­ti­c­ulière­ment adapté pour « arrêter » les MCs faibles, qui com­met­tent des « crimes » en osant mon­ter sur scène… Quant aux cris qui scan­dent le titre, on les con­fondrait presque avec des onomatopées.

De l’éclair de Grand­mas­ter Flash au logo iconique de Pub­lic Enemy, en pas­sant par le « A » d’Assassin, l’identité visuelle du groupe est tout aussi impor­tante. Celui de Pub­lic Enemy fut créé par Chuck D lui-​même, le MC « sérieux » du groupe, quand Fla­vor Flav, l’autre, allait lui don­ner la réplique sur un mode débridé et empreint de folie. Ce dernier relève d’ailleurs du véri­ta­ble per­son­nage de comics, avec son énorme hor­loge autour du cou… S’il est bien un logo, qui atteint la pop­u­lar­ité des sym­boles de Bat­man ou de Super­man, c’est bien celui du Wu-​Tang Clan, dess­iné par le DJ Allah Math­e­mat­ics, com­pagnon du groupe depuis les débuts…

En matière d’extravagances, la palme revient sans doute à Ram­mel­lzee, un rappeur, graf­feur et sculp­teur actif à New York dans les années 1980 : son nom avait tout un tas de sig­ni­fi­ca­tions ésotériques et mys­tiques, et il s’était fab­riqué plusieurs cos­tumes emprun­tant autant au samu­rai qu’à Iron Man. Bien loin de cet under­ground obscur, les “com­bi­naisons” des rappeurs se sont rapi­de­ment déclinées en dizaines de vête­ments streetwear et autres acces­soires, que le pub­lic se plaît à adopter pour rejoin­dre, au moins un peu, l’équipe super­héroïque… Suf­fit de penser aux Adi­das de Run DMC.

De la même manière, le quartier que représen­tent les rappeurs est au moins aussi pri­mor­dial, dans leurs textes, que la défense de la ville et des citoyens dans l’esprit des super-​héros. Com­ment imag­iner Super­man sans Métrop­o­lis, Bat­man sans Gotham, ou Spider-​Man sans New York et ses gratte-​ciels ? Et que seraient Orly-​Choisy-​Vitry sans Ideal J, la Seine-​Saint-​Denis sans NTM ?

À force de décrire le quo­ti­dien dans sa vio­lence et sa bru­tal­ité crue, et en guise de rançon du suc­cès, comics et rap se sont tous deux trou­vés frap­pés par une forme de con­trôle, voire de cen­sure. La Comics Code Author­ity voit le jour en 1954, près de deux décen­nies après les pre­miers exem­ples du genre, suite à la pub­li­ca­tion d’une étude du psy­chi­a­tre Fredric Wertham, Seduc­tion of the Inno­cent. Dans cette dernière, il déplore l’influence des comics, perçu comme des col­por­teurs de vul­gar­ité et de vio­lence auprès des jeunes publics, con­sid­érés comme vulnérables.

La musique hip hop con­naît sa pro­pre autorité de salubrité avec le sticker Parental Advi­sory Explicit Con­tent apposé sur les dif­férents albums et sin­gles, et mise en place aux États-​Unis par l’industrie du disque elle-​même (Record­ing Indus­try Asso­ci­a­tion of Amer­ica), en 1990. Si c’est une chan­son de Prince (« Dar­ling Nikki ») qui lance les procé­dures, le rap sera une cible de choix pour les censeurs de tous bords, pour vio­lences, vul­gar­ité, ou même pornographie.

Au coeur de la bataille, exploits, super­pou­voirs et vertu

Le vif du sujet, et le feu de la bat­tle : le par­al­lèle entre les rappeurs et les super-​héros — ou vilains — devient alors évi­dent. Hors de la scène, le MC ou le DJ sont des indi­vidus lambda, du moins dans une cer­taine approche de la musique hip hop, ce qui ras­sure par ailleurs quant à leur authen­tic­ité. Mais, une fois face à la foule, ou mis devant le MC à coucher, le DJ à dis­tancer, la bête se réveille. La dou­ble per­son­nal­ité des artistes, sem­blable à celle de Bat­man, Super­man, Spider-​Man et con­sorts, va par­fois jusqu’à rejoin­dre la fureur de Hulk : une fois trans­formé, l’individu sur scène devient sim­ple­ment incontrôlable.

« Super héros du rap français rappe dans les films d’action

Un kilo de rimes trois bar­res, prêt pour la trans­ac­tion »

Booba dans « Les Bidons veu­lent le Guidon », Timebomb

Le rap, prin­ci­pale­ment celui tourné vers les bat­tles, con­tient nom­bre de métaphores, assez sim­ples, dans lesquelles le MC adopte les car­ac­téris­tiques d’un super-​héros, sim­ple­ment pour affirmer sa supéri­or­ité. Dans « Raise the Roof », sur Yo! Bum Rush the Show (Pub­lic Enemy, 1987), Chuck D se com­pare à Thor, et fait pleu­voir la foudre sur ses adver­saires, ou au Prince Namor, « qui est craint sur les deux côtes », autrement dit la East Coast comme la West Coast des États-​Unis. Snoop Dogg, lui, s’imagine bien en Bat­man dans « Bat­man and Robin » sur une prod de DJ Pre­mier, avec Lady of Rage en Robin et RBX en Com­mis­sioner X, sorte d’alter ego du Com­mis­saire Gor­don. Bon, rayon exploits super-​héroïques, le chien atom­ique pro­pose, entre autres, de don­ner de l’herbe exci­tante à Cat­woman… Et com­ment ne pas citer les quelques mem­bres du Wu-​Tang qui représen­tent à eux seuls une par­tie du cat­a­logue Mar­vel ? Ghost­face Kil­lah se fait surnom­mer Iron­man, Cap­tain Amer­ica ou Tony Starks (sans le –s des comics), Method Man Johnny Blaze (aka Ghost Rider), quand le pro­duc­teur et MC RZA, lui, s’est créé son pro­pre per­son­nage, Bobby Dig­i­tal. Tous, en tout cas, ne sont pas avares de références à leurs surhommes préférés.

« Swing­ing through your town like your neigh­bor­hood Spi­der­man »

« Je me bal­ance dans vos rues comme votre fidèle Spi­der­man »

Inspec­tah Deck dans Pro­tect Ya Neck, Wu-​Tang Clan

En 1999, un MC bien­tôt repéré par KRS-​One, Dr. Dre, Def Squad ou Com­mon imag­ine pour s’amuser « Secret Wars », freestyle de 5 min­utes 30. La chan­son reprend le titre d’une célèbre série Mar­vel des années 1984 – 1985, la pre­mière à pra­ti­quer le crossover en masse : les super-​héros et vilains de plusieurs univers se croisent dans un com­bat titanesque rassem­blant entre autres Les 4 Fan­tas­tiques, Spider-​Man, Fatalis, les Avengers, Fatalis, Octo­pus, le Lézard, Galac­tus… Dans son freestyle devenu culte, The Last Emperor les con­voque face à ces MCs préférés : KRS affronte le Pro­fesseur X, Dr. Strange se mesure à GZA, Red­man com­bat Hulk, Storm est défaite par Lau­ryn Hill… Un com­bat légendaire, qui con­naî­tra une sec­onde par­tie, de 10 min­utes, à la fin de l’album Music, Magic, Myth, le pre­mier de The Last Emperor, en 2003.

Mais celui qui les couche tous, en ter­mes d’érudition comics, c’est prob­a­ble­ment Mar­shall Math­ers et sa rude dic­tion comique, aka Eminem. Slim Shady pos­séderait même un exem­plaire d’Amazing Fan­tasy #15, dans lequel le lecteur décou­vrait pour la pre­mière fois Spider-​Man. Sa col­lec­tion per­son­nelle serait « gigan­tesque », d’après Rigo «Riggs» Morales, directeur artis­tique de Shady Records. Le rappeur de Detroit voulait devenir dessi­na­teur de comics, il les aura finale­ment col­lec­tion­nés, avec une appé­tence par­ti­c­ulière pour Hulk, et le graphisme de John Romita Senior, un des grands maîtres de la Mai­son des Idées. La mai­son d’édition a d’ailleurs sauté sur l’occasion, en faisant appa­raître le rappeur dans son pro­pre rôle à deux reprises, aux côtés du Pun­isher (hors-​série, mai 2009, assez mau­vais) et de Iron Man, même si cette dernière appari­tion est lim­itée à la cou­ver­ture, en édi­tion lim­itée (Mighty Avengers #3, 2013). Dans les deux cas, le rappeur est dess­iné par l’espagnol Sal­vador Larroca.

Pour beau­coup de rappeurs, le super-​héros était un mod­èle de vertu, au milieu de la pau­vreté, du crack, et de l’immobilier qui prend à la gorge les habi­tants des quartiers défa­vorisés. Et les artistes, en adop­tant, par­fois mal­gré eux, le rôle de mod­èles, se font alors le relais d’un com­porte­ment, si ce n’est exem­plaire, plus sage que la voie de la crim­i­nal­ité. À l’inverse, la référence aux super-​vilains peut fournir l’incarnation de ce qu’il faut com­bat­tre. Venom, DJ, pro­duc­teur et MC fon­da­teur du label Mar­vel Records, n’a pas adopté l’identité du per­son­nage de comics doté d’un sym­biote en vain. Son pre­mier album, Un jus­ticier dans la ville (2009), fait dans l’horrorcore et l’hardcore, sans céder aux thé­ma­tiques creuses du rap ambiant. Dans « Le Caïd », Venom utilise le per­son­nage cor­rompu, adver­saire de Spider-​Man et Dare­devil, notam­ment, pour incar­ner la cor­rup­tion, la cupid­ité, la pour­ri­t­ure du monde con­tem­po­rain. La pochette, signée par le dessi­na­teur Melki comme toutes celles de Mar­vel Records, vaut aussi son pesant d’or.

« Son cos­tume est blanc

Sorti du press­ing de la justice

Pour­tant les mains pleines de sang »

« Le Caïd », Venom, Un jus­ticier dans la ville

En 1983, un maxi de la Motown fait appa­raître le rap « The Crown » par Gary Bird & The BG Expe­ri­ence, inté­grale­ment pro­duit par Ste­vie Won­der. La pochette ne laisse aucun doute : Bird est ici pour faire la leçon, ce qu’il revendique ouverte­ment. Toute­fois, le « mes­sage », qui ne dure pas moins de 10 min­utes, utilise ici les références aux comics (Super­man et Hulk) pour attirer l’attention des plus jeunes tout en leur rap­pelant leurs orig­ines africaines, par l’histoire et la con­science du groupe eth­nique. Claire­ment à des­ti­na­tion des jeunes, le mes­sage est impor­tant, peut-​être un peu trop martelé, pour un hip hop qui voulait faire danser et penser en même temps.

Longtemps perçu comme une musique réservée aux jeunes, le rap s’est aussi retrouvé asso­cié à des opéra­tions ouverte­ment com­mer­ciales, qui liaient comics et hip hop pour s’assurer les faveurs des moins de 13 ans, et le porte­feuille des par­ents. On passera rapi­de­ment sur la con­tri­bu­tion de Vanilla Ice, le rappeur blanc créé de toutes pièces par les maisons de dis­ques, et son « Go Ninja » des­tiné à la bande orig­i­nale du film Tortues Ninja (1990). Les deux films Bat­man, For­ever (1995) et Bat­man & Robin (1997) firent eux aussi appel au hip hop dans leurs ban­des orig­i­nales, par­ti­c­ulière­ment diver­si­fiées. Le pre­mier invi­tait Method Man pour « The Rid­dler », aka l’Homme-Mystère, quand le sec­ond se rabat­tait sur Bone Thugs-​n-​Harmony (« Look Into My Eyes »). Les clips sont comme les films, kitschs à souhait. Mais, niveau rap, Method Man s’en sort bien. Au sein des stu­dios de cinéma, la recette n’a pas vrai­ment changé : Ghost­face Kil­lah s’est ainsi fendu d’un titre, « Slept with Tony », pour la BO du pre­mier Iron Man, ainsi que d’une appari­tion dans le film, rel­a­tive­ment inutile et coupée au mon­tage. Ou peut-​être est-​ce un clin d’oeil de Mar­vel à son rival DC, rap­port au Batman…

Un exem­ple à suivre ?

Dans le comics comme dans le hip hop, la fin des années 1980 et le début des années 1990 son­nent le début d’une remise en ques­tion du « rôle » de la musique hip hop. Les super-​héros, dans leur toute-​puissance, leur jus­tice par­fois aveu­gle et leur ingérence, per­dent peu à peu la con­fi­ance de ceux qu’ils sont cen­sés pro­téger : Bat­man : Dark Knight ou Watch­men, tous deux chez DC, met­tent le doute dans l’esprit des surhommes. « Who’s watches the watch­men ? » (« Qui garde les gar­di­ens ? »), gim­mick extrait de cette sec­onde série, incarne par­faite­ment cette crise pro­fonde de statut. Dans le hip hop, le rôle d’éducateur que l’on con­fi­ait sou­vent aux rappeurs dis­paraît, à la faveur du gangsta rap ou, sim­ple­ment, d’une seule expres­sion artis­tique et personnelle.

« Tou­jours rien de neuf, la vie d’artiste c’est tardif

Au ptit dèj des news rouges coulent et le sang se tartine

Une rafale de flash fauche cash une princesse au Ritz

Les USA super-​héros et Bush est Pro­fes­sor X »

Lavokato dans « Boboch Con­nex­ion », Nakk Men­dosa ft. Les 10

Évidem­ment, le meilleur exem­ple en la matière, le producteur/​rappeur le plus extrémiste, c’est bien MF Doom : MF pour Metal Face ou Moth­er­Fucker, c’est selon, mais Doom fait bien référence au Dr. Doom (aka Doc­teur Fatalis en VF) des comics Mar­vel. « La façon dont les comics sont écrits vous fait voir la dual­ité de la réal­ité, de telle manière que le méchant n’en est plus vrai­ment un quand on con­sid­ère les choses de son point de vue. En décou­vrant cette écri­t­ure, je me suis dit que je pou­vais l’adapter au hip hop, quelque chose que per­sonne n’avait jamais fait. C’est à ce moment-​là que j’ai créé ce per­son­nage et que j’ai com­mencé à embrouiller tous ces élé­ments — la nais­sance du Vilain », explique l’homme masqué dans sa célèbre inter­view pour Wired. Le pro­duc­teur repren­dra des sam­ples basiques, iconiques du hip hop, pour les dis­tor­dre, les malmener et créer le son MF Doom.

Aujourd’hui, les rappeurs plus jeunes ont ten­dance, à tort ou à rai­son, à ne plus accorder de crédit aux anciens, et à se con­cen­trer sur une ligne pure­ment hédon­iste, asso­ciant cos­tumes les plus clin­quants et éta­lage des fea­tur­ings les plus impres­sion­nants. Il faut dire que les com­bats de l’ancien temps ont beau avoir eu lieu, les sit­u­a­tions n’ont pas vrai­ment évolué. On entend un peu plus de hip hop dans les pub­lic­ités, mais la recon­nais­sance n’est pas encore là.

« Kill a fuckin’ super­hero, I watch the Watchmen

I’m a super-​negro, my watch the rocks in

My Glock that’s cocked, loaded, and ready to lock in

Who’s send­ing nig­gas to the dirt? Ostriches

Cap­tain hold­ing them cap­tive fuck­ing hostages »

« Tuer un putain de super-​héros, je garde les Gardiens

Je suis un super-​négro, des dia­mants ser­tis sur ma montre

Mon Glock est tendu, chargé, prêt à tirer

Qui envoie les négros à terre ? Des autruches

Cap­tain [Amer­ica] les retient cap­tifs, des putains d’otages »

Hodgy Beats, « Oooh » de Pusha T ft. Hodgy Beats, Liva Don & Tyler The Creator

À voir si cette généra­tion tal­entueuse devien­dra com­pa­ra­ble aux hordes de surhu­mains aveuglés par leurs pou­voirs, décrites et dess­inées par Mark Waid et Alex Ross dès 1996, dans la mini-​série King­dom Come, chez DC Comics. Bat­man, Super­man et Won­der Woman avaient alors repris du ser­vice pour met­tre de l’ordre, sans man­quer de s’interroger sur leur droit d’ingérence, au passage…

Des exploits à rapporter

Outre les appari­tions d’Eminem citées plus haut, l’intérêt du hip hop pour le comics, notam­ment par le graff, s’est retrouvé dans plusieurs pub­li­ca­tions. La plu­part sont ouverte­ment à but com­mer­cial, et ne font inter­venir des rappeurs dans le seul but d’attirer un nom­bre d’acheteurs plus impor­tants, com­prenant les fans du groupe. En la matière, Vanilla Ice a une nou­velle fois eu droit aux hon­neurs, avec un titre rapi­de­ment oublié chez un édi­teur enterré, Rock’n’Roll Comics (sic).

Une planche de Wu Mas­sacre, jamais sorti

Le Wu-​Tang s’est égale­ment trans­posé au for­mat comics, à plusieurs reprises : Wu Mas­sacre devait accom­pa­g­ner l’album du même nom, rassem­blant Raek­won, Ghost­face Kil­lah et Method Man. Le comics devait être assuré par Alex Haldi et le dessi­na­teur Chris Bachalo, passé chez DC Comics pour dessiner Bat­man ou Sand­man, avant d’atterrir chez Mar­vel pour des par­tic­i­pa­tions remar­quées séries Uncanny X-​Men ou Amaz­ing Spider-​Man. « Devait être », car le comics ne fut jamais achevé, prob­a­ble­ment pour des raisons économiques, même si quelques planches cir­cu­lent. La ren­con­tre défini­tive ne s’est donc tou­jours pas faite sur le papier, à l’exception d’un médiocre titre, The Nine Rings of Wu-​Tang, paru au début des années 1990 chez Image Comics. Ghost­face Kil­lah a eu un peu plus de chance en solo, dans Cell Block Z, écrit avec Mar­lon Chap­man et Shauna Garr, et illus­tré par Chris Walker.

50 Cent ou ou Onyx ont eux aussi tenté la trans­po­si­tion, sans plus de suc­cès dans les bou­tiques de comics. Le pre­mier avait pour­tant un par­cours digne des super-​héros les plus tor­turés : il faut chercher du côté de l’underground pour trou­ver un essai réussi de récit de vie. MF Grimm, qui n’est pas l’un des mul­ti­ples alias de MF Doom, a ainsi « prof­ité » d’un pas­sage en prison après trafic de drogues pour com­poser un triple album, Amer­i­can Hunger. Il l’accompagne, à sa sor­tie (la sienne et celle de l’album), d’un livre et d’un comics, Sen­tences, ce dernier étant dess­iné par Ronald Wim­berly. Il y raconte son par­cours, qui lui a fait côtoyer les plus grands (Dre et Suge Knight à la créa­tion de Death Row) et les bas-​fonds (il devient dealer à Los Ange­les, par manque d’argent, une agres­sion le laisse paralysé des deux jambes). Sincère et touchant, le comics reçoit un bon accueil, y com­pris de la part de la cri­tique spécialisée.

Peut-​être plus inat­tendu, le groupe Pub­lic Enemy a aussi eu droit à ses aven­tures sous forme de sil­hou­ettes forte­ment encrées, sous le pinceau d’Adam “Illus” Wal­lenta. Le scé­nario est impos­si­ble, faisant de Pub­lic Enemy une organ­i­sa­tion secrète de badass lut­tant pour le bien pub­lic, mais les graphismes sont suff­isam­ment con­va­in­cants pour faire fonc­tion­ner le tout. Et quel meilleur gim­mick de super-​héros que le « Yeah, boy­eeeeee » de Fla­vor Flav ?

Au rayon des col­lec­tors ultimes asso­ciés aux sor­ties album des artistes, il faut savoir que De La Soul s’était fendu d’un comics, inclus en édi­tion ultra lim­itée à quelques exem­plaires de leur deux­ième sor­tie, De La Soul Is Dead (1991). MF Doom ne pou­vait pas couper à l’exercice, et il s’y est plié avec Mean­while… (Madvil­lain), qui pour­suit les incroy­ables aven­tures de Doom com­mencées dans le clip de « All Caps », défini­tive­ment à voir. ET à lire, avec un peu de chance : l’ouvrage était pro­posé dans l’album de remix Madvil­lainy 2, en cof­fret spécial.

Du côté des dessi­na­teurs de comics, les réus­sites sont à trou­ver dans les pub­li­ca­tions qui ne font pas for­cé­ment appa­raître des rappeurs, des DJs ou des albums cultes, mais celles qui, l’air de rien, se rap­prochent de « l’esprit hip hop », celui du mou­ve­ment global. Dans ce domaine, le dessi­na­teur Eric Orr fut un pio­nnier, et il dis­tribua de manière indépen­dante en 1986 Rap­pin’ Max Robot, l’histoire d’un robot qui fait du rap, tout sim­ple­ment. Si l’histoire est basique, le style fit sen­sa­tion parce qu’il était le pre­mier à représen­ter les élé­ments du hip hop de manière graphique, avec les mou­ve­ments du mou­ve­ment, graff, break­dance et MCing au pre­mier plan. Par la suite, Orr col­la­bor­era avec Ulti­mate Force, Jazzy Jay ou D.I.T.C.

Un an plus tard, Mar­vel Comics pub­lie le roman graphique Wolf­pack, par Larry Hama (scé­nario) et Ron Wil­son (dessin) : l’histoire de cinq jeunes du South Bronx (un des pre­miers ter­ri­toires à être représenté par les groupes de musique hip hop), entraînés pour devenir les jus­ticiers de cette par­tie de New York. La cou­ver­ture et le comics font appa­raître les détails d’un des quartiers les plus pau­vres de la ville, quand les cinq jeunes héros per­me­t­tent aux lecteurs de s’identifier par­faite­ment avec eux. Le titre lais­sera une trace par­ti­c­ulière auprès des lecteurs, audi­teurs du genre.

Wil­son tente aujourd’hui de pub­lier Bat­tle Rap­pers, réal­isé avec l’auteur Keith Thomas, pour faire revenir le hip hop allié au comics sur le devant de la scène. Toute­fois, le scé­nario (des rappeurs aliens met­tent à mal le hip hop avec des labels) et le graphisme lais­sent augurer du pire… Ronal Wim­berly, qui avait col­laboré avec MF Grimm, a de son côté signé un beau suc­cès d’estime avec The Prince of Cats, relec­ture hip hop de Romeo et Juliette.

Graphisme, nar­ra­tion et style d’écriture, vocab­u­laire, hip hop et comics ont la par­tic­u­lar­ité d’avoir con­sid­érable­ment mar­qué la fin du XXe siè­cle, et durable­ment influ­encé les pre­mières années du XXIe. Si le comics reste une pra­tique essen­tielle­ment améri­caine, le rap a su s’exporter dès sa nais­sance dans l’Hexagone et le reste du monde, peut-​être pour de sim­ples critères de dif­fu­sion (absence de dif­fu­sion, expor­ta­tion rapide par quelques pio­nniers). Toutefois, les illus­tra­teurs français n’ont pas à rou­gir… sauf pour ren­dre les explo­sions des com­bats héroïques plus éclatantes…

Image en-​tête : Hip Hop Fam­ily Tree, vol.1, par Ed Piskor