Interview – Dominique Tarlé, Like a Rolling Stone

Un article paru en mai 2014 dans Coup d’Oreille, fruit d’une sympathique visite collective de l’exposition de Dominique Tarlé au Festival Livres & Musiques de Deauville. On m’a plus tard prévenu que le photographe aimait en rajouter dans ses interactions avec les Stones, brodant ses souvenirs à l’envi. Et pourquoi pas, après tout ?

Pour un dimanche, l’espoir d’une inter­view facile était per­mis. Avec l’exposition de Dominique Tarlé au Point de Vue de Deauville (bien vu l’orga du Fes­ti­val Livres et Musique), inter­roger le pho­tographe sur les clichés pris pen­dant ses six mois dans le Sud de la France avec les Rolling Stones, en 1971, s’imposait. Des tirages noir et blanc, couleur, por­traits ou grands angles… Et pas mal d’histoires autour de ses instants où le pho­tographe a su se faire oublier…

À l’intérieur, les regards vont des pho­tos à l’homme qui leur fait face. Devant chaque cliché, entouré par des dizaines d’auditeurs, Dominique Tarlé s’arrête pour détailler une sit­u­a­tion, un con­texte, et digresse vers d’autres obser­va­tions sur les Rolling Stones. 6 mois de vie com­mune avec eux, alors que le jeune pho­tographe ne devait rester qu’un après-​midi dans cette villa Nell­côte de Keith Richards, investie par les Stones pour enreg­istrer Exile on Main Street.

« Knock­ing » : Keith Richards dans l’entrée de la villa Nell­côte (copy­right Dominique Tarlé/​Galerie de l’Instant)

Dominique Tarlé expli­quera être habitué à se ren­dre invis­i­ble depuis sa jeunesse, mais lorsqu’il le veut, il devient aussi un cap­ti­vant con­teur : « Les Stones bougeaient vrai­ment tout le temps… Je me met­tais en place pour pho­togra­phier Keith qui allait se met­tre au piano, j’avais fait la mise au point, et il s’allonge d’un coup, la tête entre les enceintes, avec Mick der­rière qui se met à la gui­tare… Là, mon gars, t’appuies sur le bou­ton, c’est tout : après, c’est flou… Mais tant pis, l’atmosphère, elle est là. »

Pour éviter la saisie de leurs bien par le Fisc anglais pour cause d’impôts sur le revenu dilapidés plutôt que payés, les Stones s’exilent en France en 1971, près de Villefranche-​sur-​Mer. La villa Nell­côte, bâtisse Belle Époque, devient une sorte de bunker où les autorités françaises acceptent que les Stones vivent leur vie comme ils l’entendent. Évidem­ment, le groupe ne manque pas d’inviter amis, con­nais­sances ou deal­ers, pour quelques nuits d’insomnie…

Le blues : dans Exile on Main Street, il est joué avec envie par les Stones, rivalise avec le rock à la sor­tie des amplis. Mais cet album aujourd’hui culte se fait alors atten­dre : les Stones jouent, chantent, mais n’enregistrent pas. Parmi les invités plus ou moins désirés dans la villa, Gram Par­sons, guitare ryth­mique des Byrds pen­dant un an avant de for­mer avec Chris Hill­man les Fly­ing Bur­rito Broth­ers. Après Bur­rito Deluxe, le deux­ième album du duo, Par­sons quitte le groupe pour entamer une car­rière solo. Et retrouve retrouve Keith Richards à Nell­côte, pour finale­ment répéter de plus en plus avec lui…

Tarlé est formel : les liens entre les deux musi­ciens sont très forts. D’ailleurs, Keith Richards a offert la chan­son « Wild Horses » a Par­sons pour le deux­ième album des Fly­ing Bur­ri­tos, et s’apprête à faire de même avec « Honky Tonk Women ».

« Sur cette photo, quand Mick arrive, Keith est en train de chanter avec Gram Par­sons, et là Mick se dit : «Putain, ces deux-​là vont me foutre dans la merde.» L’idée de Gram, c’est que Keith pro­duise son album solo sur Rolling Stones Record. Et Mick, qui n’est pas le dernier des cons, se dit que Keith va jouer, chanter, com­poser sur cet album solo. La pro­mo­tion va suivre, avec les con­certs, et Mick sait qu’il va per­dre son gui­tariste pen­dant un an et demi min­i­mum. Je peux vous dire que là, il cog­ite. » Pour le chanteur d’un des plus grands groupes du monde, aucune hési­ta­tion : l’enregistrement d’Exile se fera ici, dans la villa Nell­côte. Et peu importe si Keith est encore accordé sur la gui­tare de Gram Par­sons, qui quitte rapi­de­ment la mai­son, sans jamais suivre le groupe en stu­dio, ni enreg­istrer son pro­pre album avec Keith. « Sauf que tout la musique qu’ils ont en tête après des mois à jouer ensem­ble va se retrou­ver sur Exile on Main Street », ter­mine Tarlé.

Une seule photo de l’exposition mon­tre Gram Par­sons, assis sur une balustrade face à Keith, pas l’air bien solide face au per­son­nage le plus sul­fureux du rock. Et pour­tant, l’amitié entre les deux est réelle, et Richards prend très au sérieux l’album que Par­sons a en tête. « À l’origine, le rock’n’roll, ce sont de jeunes blancs-​becs améri­cains, des Elvis Pres­ley, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, ou Buddy Holly qui déci­dent de mélanger la coun­try music des péque­nauds améri­cains avec la musique des esclaves Noirs Améri­cains, dans les années 50, mal­gré le racisme ter­ri­fi­ant », explique Tarlé. « L’idée de Gram pour son album solo, c’est d’aller encore plus loin, et de mélanger toutes les musiques blanches et toutes les musiques noires améri­caines, pour créer une nou­velle musique. Ce dou­ble album, Exile on Main Street, c’est celui que Keith et Gram ont en tête. Moi, qui était présent tous les jours, je n’ai jamais vu Gram en stu­dio avec les Stones, mais il est présent dans l’album par l’esprit. C’est pour cela qu’il a été mal reçu au départ, parce qu’il part un peu dans tous les sens. Du blues, de la soul, de la var­iété, ça se mélange, y com­pris au sein d’une seule chan­son… »

Dif­fi­cile de retrou­ver, sonorique­ment, Exile on Main Street dans GP (quoique : essayez « Cry One More Time »), l’album solo de Gram Par­sons, sorti en 1973. Cette même année, le musi­cien trouve la mort à Joshua’s Tree, un arrêt bru­tal et encore inex­pliqué, prob­a­ble­ment un mélange d’alcool et de drogues. Mais il y a sûre­ment plus à voir avec la méth­ode, une façon de con­cevoir l’album. Mais, sans aucun doute, Exile on Main Street s’est fait à par­tir de ce départ pour un pays, certes sym­pa­thique, mais légère­ment déce­vant, surtout dans ces con­di­tions de « déten­tion » pour les Stones. Les mem­bres du groupe sont coupés du monde dans leurs pro­priétés, sans jour­naux, radio ou télévi­sion : les seules nou­velles du reste du monde vien­nent avec leurs invités.

Les ten­sions finan­cières, c’est cer­tain, sont présentes : « Cette époque est plutôt lourde, avec la créa­tion du label Rolling Stones Records, dis­tribué par des maisons de disque aux États-​Unis, en Europe, ou ailleurs, qui néces­site une négo­ci­a­tion des con­trats », détaille Dominique Tarlé. Par-​dessus ça, les Stones sont en plein procès avec leur man­ager Allen Klein, « qui leur a sucré tout leur argent », tranche le photographe.

La bataille judi­ci­aire dur­era 17 ans : le fameux man­ager des Bea­t­les avait assuré ses arrières dans les con­trats dès les pre­miers albums des Stones, et floué le groupe, l’année précé­dente, en mon­tant une société dont il était le seul pro­prié­taire, Nanker Phelge (US). Le « (US) » est impor­tant, puisque Nanker Phelge était égale­ment le nom d’une autre société de dis­tri­b­u­tion appar­tenant majori­taire­ment aux Rolling Stones. Klein leur pro­posa donc un con­trat avec Nanker Phelge (US), et le plus grand groupe de rock du monde pensa signer un con­trat en sa faveur… Avec des doc­u­ments en règle, Klein pu gag­ner le procès, et empocher les dédommagements.

« Les pertes finan­cières astronomiques sont aussi la cause de leur exil, organ­isé par Jacques Chaban-​Delmas sur une requête de son ami Rupert zu Loewen­stein [le ges­tion­naire de droits des Rolling Stones, NdR] », assure Dominique Tarlé devant une assem­blée souf­flée. Dans le train du retour de Deauville, cer­tains jet­teront des doutes sur les his­toires de Tarlé, soulig­nant que l’homme fait sa pro­pre légende. D’ailleurs, seules 6 chan­sons de Exile… y auraient été enreg­istrées, rap­porte Nick Kent. Bien sûr, mais le blues a tou­jours fait son­ner ce genre d’histoires, des pactes avec le dia­ble au croise­ment des routes, ou des cen­dres des ancêtres sniffées…

Photo en-​tête : Mick Jag­ger, Keith Richards (copy­right Dominique Tarlé/​Galerie de l’Instant)

Dossier – Du rap game au porn food

C’est Action Bronson qui m’avait fait m’intéresser à cette thématique du rap, plutôt intéressante à explorer. Depuis la parution de cet article en août 2013, de nombreux livres de cuisine ont été signés par des rappeurs américains…


Montage maison (2013) avec une photo de Ghostface Killah au concert des 20 ans du Wu-Tang au Zénith de Paris (26 mai 2013)
Montage maison (2013) avec une photo de Ghostface Killah au concert des 20 ans du Wu-Tang au Zénith de Paris (26 mai 2013)

La sainte-​trinité du rap, c’est surtout Money, Weed & Bitches. Un cliché sou­vent véri­fié, à la peau dure, mais qui, à force de baigner dans son jus, s’efface devant d’autres cen­tres d’intérêt. Le rappeur Action Bron­son, chef cuisinier en pre­mier lieu, a attiré l’attention par ses goûts culi­naires poin­tus, mais la bonne chère, à l’instar de la bonne chair, appa­raît pour les rappeurs comme un bon et autre moyen de brûler la chan­delle par les deux bouts.

All you can eat

Le rappeur mange : l’instru, les punch­lines, les wacks MCs qui n’en peu­vent plus bien avant lui. Il n’en a jamais assez, se sert à même le plat, se pré­pare un repas avec le DJ : cha­cun ramène ses ingré­di­ents, cueil­lis dans la musique comme dans la cul­ture pop­u­laire, et le fes­tin est fameux.

Mais la dis­ette, sou­vent, précède la dégus­ta­tion : en 1979, Kur­tis Blow, le pre­mier rappeur améri­cain à dévelop­per une car­rière à l’international, exporte l’image d’un art musi­cal venu de la rue, et prin­ci­pale­ment du ghetto. Sur son pre­mier album, la chan­son « Hard Times » évoque ainsi un quo­ti­dien rendu pénible par le prix des den­rées ali­men­taires : « The prices going up, the dol­lars down ».

3 années plus tard, les Furi­ous Five rap­pent le même thème sur le hit inter­na­tional que leur a com­posé Grand­mas­ter Flash : « Eatin› outta garbage pails, used to be a fag hag » (« Elle mange dehors dans les poubelles, plutôt une femme de mau­vaise vie »), constatent-​ils pour décrire le paysage au petit matin, à Brook­lyn. Sou­vent issus des classes pop­u­laires, les rappeurs se retrou­vent con­fron­tés à des obsta­cles autant économiques que soci­aux, qui les privent eux et leurs pairs d’un repas décent.

Le ven­tre vide mais la tête pleine de punch­lines, le MC lutte avant tout pour sa survie, basique et éloignée des clichés d’un genre musi­cal qui serait unique­ment basé sur la cupid­ité ou l’amoncellement cap­i­tal­is­tique. Ce sont les pires années du rappeur, qu’ils tra­versent comme d’autres musi­ciens pré­caires avant eux (citons, en écho à la chan­son de Kur­tis Blow, celle de Dylan extraite de son pre­mier album).

Une fois la sécu­rité ali­men­taire assurée, les rappeurs con­tin­u­ent d’ailleurs de se sou­venir, avec une émo­tion non dis­simulée, des temps plus durs : la référence aux péri­odes de famine fait d’ailleurs par­tie inté­grante de l’authenticité que tien­nent à souligner les rappeurs, gage de qual­ité pour une musique qui « vient de la rue ». Noto­ri­ous B.I.G., entre 140 et 180 kilos sur la bal­ance, se sou­vient ainsi « du temps où [il mangeait] des sar­dines pour seul dîner » dans « Juicy », extrait de son pre­mier album. Maître Gims, avant de squat­ter Sky­rock et les pan­neaux d’affichage des sta­tions de métro, a bien galéré pour rem­plir son assi­ette : « Par­fois ça devient un luxe, cousin, de s’payer du riz can­ton­nais », explique-​t-​il dans « À la base », auto­bi­ogra­phie sonore.

Après des années de ser­rage de cein­ture, dif­fi­cile d’en vouloir aux rappeurs s’ils font état d’une goin­frerie sans lim­ites. Les Fat Boys, orig­i­naires de Brook­lyn, décrivent ainsi une orgie de nour­ri­t­ure dans la chan­son au titre qui annonce la couleur et saveur des plats : « All you can eat ». Poulet, saucisse, frites, mac­a­roni au fro­mage, salami, jam­bon, beurre, tout y passe, même la laitue. À 3,99 $ le repas à volonté, comme le pré­cise la chan­son, dif­fi­cile de se priver…

Le ven­tre creux peut-​il con­duire à rap­per sur les trot­toirs pour récolter quelques pièces ? Offi­cielle­ment, non : rap­per pour manger appa­raît comme un déshon­neur sur un ter­rain où le per­formeur pra­tique son art avant tout parce qu’il est bon, et parce que trop de petites frappes ten­tent de tirer profit du genre musi­cal. Dans le clip de Fuck wit Dre Day, Dr. Dre ridi­culise d’ailleurs son rival Eazy-​E en le fig­u­rant en train d’user sa semelle sur le macadam, un pan­neau « Will rap for food » entre les mains, brisé par l’équipe Death Row. En 2001, les Cun­nylin­guists repren­nent la blague pour en faire un album bril­lant, mais qui naît de la faim comme en témoignent les pre­mières lignes : « Je suis fauché, mec. »

L’argent gou­verne tout, et le prix des den­rées ali­men­taires ressem­ble à la plus grande for­tune du monde lorsque les poches sont vides : en sig­nant l’anaphore C.R.E.A.M., le Wu-​Tang ne se pose pas seule­ment comme un crew de MCs par­ti­c­ulière­ment remon­tés (en neige), mais rap­pelle que le « Cash Rules Every­thing Around Me », y com­pris la survie des plus dému­nis, qu’on laisse mourir de faim à quelques pâtés de mai­son d’un repas où ils ne sont pas conviés.

L’organisation car­i­ta­tive Will Rap 4 Food entre­tient d’ailleurs la lutte con­tre la faim, à tra­vers des actions sociales, des col­lectes de fond et des con­certs, évidem­ment, pour alerter et prévenir la pré­car­ité ali­men­taire. Opérant prin­ci­pale­ment sur la côte Est des États-​Unis, Will Rap 4 Food organ­ise quelques événe­ments par mois, pré­pa­ra­tion et dis­tri­b­u­tion de sand­wichs incluses, ainsi qu’une con­férence virtuelle heb­do­madaire pour fédérer les actions et localiser les zones les plus touchées par la disette.

Rap­per sur la nour­ri­t­ure, un sujet sur le plan de travail

Toutes les mor­pholo­gies peu­vent rap­per : endo­mor­phe, méso­mor­phe, ecto­mor­phe, chaque caté­gorie aura connu ses représen­tants. Big Pun se classe dans la pre­mière, Booba la sec­onde et Dany Dan la troisième. Tous les appétits sont là, sans dis­crim­i­na­tion : à part « eatin’ pussies », activ­ité préférée de bon nom­bre de rappeurs US si l’on se réfère aux paroles de leurs chan­sons, les MCs gar­dent les pieds sur terre et le ven­tre au même niveau.

En tant que lieu de social­i­sa­tion, les restau­rants et autres fast-​foods s’imposent d’abord comme des lieux par­faits depuis lesquels com­mencer la bat­tle de rap ou le diss à la base des meilleures punch­lines. Ainsi, c’est parce que la vendeuse d’un McDonald’s s’avère un peu trop longue à la détente que Disiz la Peste pète les plombs dans la chan­son du même titre. En 2013, rien n’a changé : « Quand Hache-​P il mange, faut que per­sonne lui parle », explique le man­ager David­son à pro­pos du MC du groupe MZ, posé dans un kebab. Le rappeur apprend à défendre aussi chère­ment son assi­ette que son ter­ri­toire : au début de Ghet­tolude I du groupe Idéal J, c’est un frite-​merguez (autre temps, autre bouffe) qui fait l’objet de toutes les attentions.

Action Bron­son, orig­i­naire du Queens, avait trouvé la place idéale pour ne pas man­quer de nour­ri­t­ure tout en exerçant sa pas­sion : chef cuisinier dans plusieurs restau­rants, et même pour l’équipe de base-​ball new-​yorkaise, les Mets. À l’instar de ses col­lègues qui ont appliqué les recettes de fab­ri­ca­tion de drogues diverses (Jay Z ou Yela­wolf font référence à l’art culi­naire des stupé­fi­ants, « to cook meth », dans leurs chan­sons), Bron­son est un véri­ta­ble chef cuisinier capa­ble d’apprécier et surtout de pré­parer des plats aussi divers que var­iés. Il s’est même illus­tré dans une web­série de recettes vidéos, et pré­par­erait une émis­sion (télévisée ?) con­sacrée à la cuisine.

Le rappeur réserve d’ailleurs une place de choix à la bonne chère dans sa musique : « Per­sonne ne rappe sur la bouffe comme moi. Je rappe sur les ingré­di­ents raf­finés, tout ces trucs que seuls les véri­ta­bles chefs et les gourmets con­nais­sent », revendique-​t-​il auprès du mag­a­zine Rolling Stone. Dès sa mix­tape Bon Appetit .…. Bitch!!!!!, sor­tie en 2011, le rappeur mul­ti­plie les références comme d’autres le pain : outre « Roasted Bone Mar­row » (l’os à moelle grillé), le rappeur cite effec­tive­ment des mets rares, signe de la présence d’un con­nais­seur. « Aged Manchego » fait ainsi référence à un fro­mage espag­nol à base de lait de bre­bis, tan­dis que l’excellent « Ceviche » tire son nom d’une appétis­sante mari­nade de fruits de mer. Et le rappeur ne réserve pas ces références à ses seules mix­tapes, puisque son pre­mier album Dr. Lecter con­tient les chan­sons « Brunch » ou « For­bid­den Fruit », qui file la métaphore du pêché char­nel mêlée à une dose sub­stantielle de bon-​vivant. « Pour you a lit­tle more wine, I see your glass low » (« Je te ressers du vin, je vois que ton verre est presque vide »), jette le MC pour lancer le morceau.

Alors, Action Bron­son, obsédé par la bouffe ? Il sem­blerait plutôt que, comme les rappeurs gangsta ont pu le faire avec leur univers rude, le Mas­ter Chef se base sim­ple­ment sur le milieu dans lequel il évolue. La chan­son « Bor­der­line », tou­jours extraite de Bon Appetit .…. Bitch!!!!!, sem­ble ainsi enreg­istrée directe­ment dans la cui­sine d’un restau­rant, avec les aides-​cuisiniers mex­i­cains du rappeur à ses côtés.

Bien évidem­ment, il n’est pas oblig­a­toire de passer devant les fourneaux pour rédi­ger un texte sur la nour­ri­t­ure : pour la seule métaphore, ou bien la beauté de la rime, bon nom­bre de rappeurs se sont appuyés sur leur ali­men­ta­tion ou celle des autres pour y trou­ver une struc­ture lyris­tique. MF Doom (aussi connu sous les noms de Vik­tor Vaughn ou King Gee­do­rah) y trouve ainsi suff­isam­ment d’inspiration pour pro­duire trois albums cen­trés sur la nour­ri­t­ure. Avec MM… Food, MM… Left­overs et MM… More Food, tous sor­tis en 2004, le rappeur révèle un appétit du sam­ple par­ti­c­ulière­ment développé, et organ­ise sa petite cui­sine dans son coin, la con­som­ma­tion effrénée de mar­i­juana lui don­nant pas mal de raisons pour enchaîner les plats comme les tracks.

Le rap, musique éminem­ment lit­téraire, requiert pas mal d’imagination pour rem­plir toutes les lignes que le rappeur crachera à la face du monde, et, à ce titre, le garde-​manger se révèle être une réserve par­ti­c­ulière­ment riche en métaphores. « French-​vanilla, butter-​pecan, chocolate-​deluxe/​Even caramel sun­daes is get­ting touched » énumère ainsi Method Man depuis le toit du camion à glace dans « Ice Cream » de Raek­won. Les désignées, bien entendu, sont les femmes que le rappeur fait mon­ter dans son truck pour… faire des trucs.

https://vimeo.com/40868107

À revers de l’aspect misog­yne que l’on peut associer au rap, les MCs féminines rap­pent peu sur ou depuis la cui­sine : Missy Elliot, excitée, demande à Fifty Cent de la « bouf­fer » dans le remix de Work It, mais cela n’a rien à voir avec l’alimentation… Tout comme Lil’Kim lorsqu’elle évoque la pré­pa­ra­tion de la drogue dans « The Bee­hive » (« Une fois que c’est pré­paré, couper en huit parts égales et emballer »). Suff­isam­ment culot­tée pour s’imposer dans un monde d’hommes, il est rare que les rappeuses per­dent leur temps der­rière les fourneaux.

Soul Food : mes racines sont dans la cuisine

En tant qu’élément qui par­ticipe à la con­sti­tu­tion d’une cul­ture, la cui­sine y est pour beau­coup, même indi­recte­ment, dans la con­struc­tion du rap game. Der­rière les voitures, la drogue et les flingues (écouter la liste des ingré­di­ents de « The Recipe », par Apa­thy et X-​Zibit), il y a la volonté de faire enten­dre une voix dis­si­dente, la bouche pleine de for­mules chocs.

Août 2005 : l’ouragan Kat­rina s’abat sur la Louisiane et la Nouvelle-​Orléans, tuant près de 1900 per­son­nes, et lais­sant der­rière lui des dégâts estimés à près de 180 mil­liards de dol­lars. Les sec­ours sont non seule­ment dépassés, mais égale­ment déployés de manière dis­crim­i­na­toire sur les ter­ri­toires touchés. Les quartiers pau­vres sont sys­té­ma­tique­ment sec­onds sur la liste, lais­sés à la destruc­tion jusqu’à l’arrivée de pro­mo­teurs immo­biliers sur les dents pour cro­quer un bout de ter­rain désolé à reven­dre à meilleur prix. 8 ans plus tard, le crew MIGOS sort Young Rich Nig­gers, enième album de trap sur lequel appa­raît le titre « FEMA ». La Fed­eral Emer­gency Man­age­ment Agency n’est autre que l’agence gou­verne­men­tale chargée de l’organisation des sec­ours après Katrina.

Répétée à l’envi, l’accroche « Kat­rina, call FEMA » iro­nise l’inefficacité des sec­ours, tan­dis que les 3 MCs aux airs d’A$AP font danser leurs mains au son du « Hur­ri­cane Wrist ». Le mou­ve­ment du poignet mime le tour­bil­lon de la tor­nade, mais aussi le mix­age des ingré­di­ents des nou­velles drogues chim­iques de la région, sou­vent à base de médica­ments : mol­lies, zans, lean, oxy­con­tins, liste Quavo dans le pre­mier cou­plet. Et, enfin, le mélange des ingré­di­ents : la soul food du Sud des États-​Unis.

Les orig­ines de cette cui­sine remon­tent à la Traite négrière, et les pro­prié­taires européens com­mençaient l’exploitation colo­niale à grande échelle. L’Afrique et l’Amérique devi­en­nent des ter­res de choix où l’homme exploite l’homme, et les colons tien­nent à max­imiser les prof­its au pas­sage. Les esclaves se con­tenteront du mai­gre sur­plus des plan­ta­tions, de mau­vaise qual­ité : navets, bet­ter­aves, pis­senl­its… À faire bouil­lir dans de l’eau crasseuse. Les coudes se ser­rent pour que cha­cun ait une place à la table : on fait beau­coup avec peu. 1 ou 2 rythmes, et la voix s’accordera avec ça. Le clip de « FEMA », à nou­veau : les Young Rich Nig­gers font leur clip dans une salle quel­conque, et les bil­lets qu’ils arborent pour­raient tout aussi bien être leurs seules économies…

Dans Nations nègres et cul­ture, Cheikh Anta Diop revient sur la struc­ture de la société africaine, au IVe siè­cle ap. J-​C. Elle est organ­isée en castes, équiv­a­lentes à dif­férents métiers, sous l’autorité de guer­ri­ers, les nobles. Ces derniers se con­sacraient à la pro­tec­tion, les hommes de castes à la sécu­rité matérielle. L’objectif ? Une auto­suff­i­sance qua­si­ment par­faite, où cha­cun doit compter sur l’autre. « Aussi, avec la coloni­sa­tion », écrit Diop, « ce sont les gers [les guer­ri­ers, NdR], privés de ressources, qui devien­dront des hommes de métier dans les villes, rompant ainsi avec la tra­di­tion ». L’odeur de la soul food annonce des retrou­vailles : l’union des méprisés. En 1995, l’album Soul Food de Goodie Mob intro­duit le terme « Dirty South » avec sa piste 4. La chan­son homonyme « Soul Food » déroule le rap parlé, régulier des MCs (Cee-​Lo Green, dyna­mite), recettes à la pelle : « Didn’t come for no beef cause I don’t eat steak/​I got a plate of soul food chicken, rice and gravy » (« Je viens pas pour du beef parce que je bouffe pas de steaks/​Je veux une assi­ette de soul food poulet, riz et jus de viande [égale­ment argot pour argent sale, NdR]. »)

Au choix : ailes gril­lées de chez Mo-​Joes, poulet frit dans la graisse d’hier, spaghetti, mac­a­ro­nis au fro­mage, chou… Les mêmes ingré­di­ents, en 1995 : 3 ans aupar­a­vant, l’ouragan Andrew dévas­tait la Floride, Miami et la Louisiane. L’État reste une nou­velle fois en rade, déri­vant sur la pau­vreté et la pré­car­ité. Parmi les plats passés en revue par Goodie Mob, il y a le « Food for my brain », une « nour­ri­t­ure spir­ituelle » qui repose plus sur la con­nais­sance que sur la croy­ance, et qui per­met à celui qui l’ingère de s’autosuffire. Elle peut être accom­pa­g­née d’une con­vic­tion religieuse (« Tu veux savoir est ce qu’A.L.I. ment ?/​Autant deman­der est-​ce qu’y a du porc dans mes aliments/​Ne rappe ni pour la gloire ni par passion/J’n’attends d’ta part ni com­pli­ments ni ova­tions », Ali, sur « Strass et pail­lettes » de Booba, la « Prière » chré­ti­enne de Keny Arkana), mais égale­ment con­som­mée seule.

« Nous appelons à l’établissement d’une banque ali­men­taire du Sud pour aider nos frères et soeurs qui doivent quit­ter leurs ter­res sous la pres­sion raciste, pour ceux qui souhait­ent créer des coopéra­tives agri­coles, mais qui ne dis­posent pas des fonds néces­saires ». Alors que les revenus annuels des familles noires ne représen­tent que 61 % de ceux des familles blanches, l’économiste James For­man pub­lie le Black Man­i­festo, avec cette mesure ali­men­taire en pre­mière dans la liste. Le Black Power com­mence par un bon repas, réal­isé soi-​même, avec ses pro­pres ingré­di­ents. Pourquoi Ghost­face Kil­lah nomme-​t-​il une chan­son d’Iron Man « Fish », qu’il chante avec Cap­padonna et Raek­won ? Parce que quelques mem­bres du Wu-​Tang sont végé­tariens, et inutile de souligner qu’ils s’autosuffisent large­ment avec la Wu-​Tang Cor­po­ra­tion, mégaen­tre­prise ven­dant du mer­chan­dis­ing à la chaîne, mais pro­duisant des dizaines albums en retour.

« C’est à nous de dire : j’ai pas for­cé­ment envie de croire ce que l’on me raconte, et mon menu, je me le fais moi-​même », explique le rappeur Shurik’n d’IAM au « Heavy Metal Cook » Gilles Lar­tigot. Cer­taines nour­ri­t­ures sont à éviter : le gav­age n’est jamais agréable, et Yasiin Bey (aka Mos Def) pourra désor­mais vous le con­firmer, plutôt deux fois qu’une. L’aliénation est un plat qui se mange sans réfléchir, et com­poser sa pro­pre recette fait par­tie des moyens de s’affranchir de son joug. « Je suis bien dans ma peau et j’essaye d’éduquer les gens », explique le rappeur du Sud des États-​Unis 2Chainz en annonçant un livre de cui­sine à venir avec son prochain album, B.O.A.T.S II: Me Time (sep­tem­bre 2013, GOOD Music). Il assure que les vian­des rouges ne seront jamais util­isées : « Ça bouche les artères, le cholestérol, des trucs du genre. Chez les Noirs, la pre­mière cause de décès est la pres­sion artérielle. »

Ingré­di­ents de base et recette différente

Hors du Sud des États-​Unis, la cui­sine a pu être asso­ciée au hip hop dès ses orig­ines : la seule évo­ca­tion du mix du DJ appelle le vocab­u­laire de l’art culi­naire, sans par­ler du remix, qui con­siste à « emprunter » la recette d’un autre pour l’interpréter à sa sauce. À ce titre, le copy­right améri­cain est bien moins regar­dant quant aux recettes de cui­sine que sur les instru­men­taux, qui ont par­fois valu des procès cara­binés au com­pos­i­teurs hip hop. En France, le droit d’auteur pro­tège « une oeu­vre de l’esprit », et ne s’applique pas à la dex­térité de l’art culi­naire, et seule compte la présen­ta­tion des recettes, comme le texte ou les pho­togra­phies associées.

Pro­tec­tion intel­lectuelle ou non, les DJs ont par­fois fait référence à la cui­sine, et la pre­mière image qui vient à l’esprit en voy­ant des platines est sou­vent celle des plaques de cuis­son. C’est d’ailleurs là que tout a com­mencé : Grand­mas­ter Flash tra­vaillera ainsi « Rock The Bells » depuis sa cui­sine, au début des années 1980.

La pra­tique ne s’est pas per­due : le fameux turntab­liste Roc Raida, de la sec­onde généra­tion de DJ améri­cains, a ainsi réal­isé ses pre­miers mix dans sa cui­sine, en posant ses instru­ments à même les cuisinières, prin­ci­pale­ment parce que son petit apparte­ment new-​yorkais ne lui per­me­t­tait guère de faire autrement.

D’un autre côté, il s’agissait prob­a­ble­ment d’un lieu tout à fait appro­prié pour s’atteler à la cui­sine musi­cale des DJ, l’art d’accommoder des ingré­di­ents qui n’ont pas for­cé­ment grand-​chose à voir entre eux. Ainsi, le DJ des Beastie Boys, Mike D, pré­pare la « B-​Boys Bouil­l­abaisse », servie dans leur Paul’s Bou­tique en 1989 : un morceau de choix, né du mélange de 13 sam­ples, de Joni Mitchell à Bob Mar­ley. La recette fait tou­jours référence, et a ouvert la voie à des cen­taines d’auteurs de mash-​ups, ces pistes arti­sanales qui mêlent deux morceaux ou plus, ren­dant homogène ce qui avait l’air hétérogène. Et si J Dilla livre son album d’instrumentaux Donuts, quelques jours avant sa mort, c’est bien pour léguer une série de beats qui seront plus tard allé­gre­ment réu­til­isés par bon nom­bre de rappeurs ou DJ.

Qu’est ce qui per­met de dif­férencier un beat d’un autre ? A pri­ori, pas grand-​chose, la sonorité ne dis­posant pas non plus de mil­liers de vari­a­tions : c’est dans l’agencement, la con­cor­dance avec le flow du rappeur que le DJ prouve toute sa maes­tria. Et rend finale­ment la saveur de son morceau recon­naiss­able entre toutes. Et si le restau­rant Bon Rap­petite, à Atlanta, peut ren­dre un hom­mage gus­ta­tif à des grands noms du hip hop, c’est parce que ces derniers ont su appâter les tym­pans avant les papilles : Ol› Dirty Cus­tard, L’il Wangz, Turkey Minaj feat. Jean Graevy ou le Waka Flocka Flambé, aucun plat ne manque à l’appel.

À l’occasion de son pas­sage à Paris, Action Bron­son s’est arrêté chez L’Ami Jean, restau­rant situé dans le 7e arrondisse­ment, et ne s’est pas privé de poster de nom­breuses (très nom­breuses…) pho­tos des plats que l’on a déposé devant lui. « Un des meilleurs repas de ma vie » souligne-​t-​il, même s’il n’est pas passé par la cui­sine du restau­rant. Stéphane Jego, chef cuisinier de L’Ami Jean, explique : « Le choix s’est fait à la carte, et l’interprétation sur le vif. La cui­sine développe le même rap­port ani­mal que le rap : le plat se fera en fonc­tion de la per­sonne ren­con­trée, et lui cor­re­spon­dra comme un morceau peut pren­dre quelqu’un à bras le corps. » À la tête du restau­rant depuis une décen­nie, Jego souligne que la cui­sine « évolue en per­ma­nence », qu’elle est faite de partage et de ren­con­tre. Passe le micro, et le plat en même temps.

Jay Z/Kanye West : Match au sommet

Je ne me souvenais plus de cet article, publié en août 2013 dans Coup d’Oreille, qui « oppose » deux artistes irrémédiablement liés, à l’aide de leurs albums respectifs. C’était assez pertinent pour Jay Z et Ye, car une vraie rivalité sourdrait, au moment de la sortie des albums. Personnellement, je trouve que l’album de West a plus survécu au temps, mais je ne suis pas objectif sur le sujet…


Jay-​Z, de Adam Glanz­man (CC BY 2.0) et Kanye West @ MoMA, par Jason Persse (CC BY-​SA 2.0)

Watch the Throne les couron­nait princes rég­nant sur un même roy­aume, réu­nis­sait le beat­maker pro­pre sur lui et l’ancien dealer de crack dans l’explosion partagée des egos. Deux années plus tard, leurs albums respec­tifs se dis­putent les bacs, les charts et le som­met de leur art. Coup d’Oreille compte les points.

Titre

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail

Jay Z aurait pu choisir la facil­ité et la péren­nité en nom­mant sa nou­velle pro­duc­tion The Blue­print 4, mais préfère finale­ment la référence à deux objets qua­si­ment aussi sacrés l’un que l’autre. « Holy Grail » appelle peu d’interprétations, puisqu’il s’agit sim­ple­ment de la coupe que le Christ aurait util­isée lors de son dernier repas, avant de subir le comble pour un menuisier, finir sur une croix en bois. Ou com­mencer, selon les croy­ances : une énième résur­rec­tion de l’histoire du rap ? Jay Z est plutôt dés­abusé sur la ques­tion (« Jesus can’t save you/​Life starts when the church ends » rappe-​t-​il dans « Empire State of Mind »), et la for­mule pour­rait alors rester ce qu’elle est prin­ci­pale­ment aujourd’hui, une manière de mon­trer son respect, voire sa crainte ébahie. Les points de sus­pen­sion dans le titre vont dans ce sens : s’il n’a pas mis « Holy Shit », c’est que le rappeur est désor­mais au fait des convenances.

La pre­mière par­tie du titre, « Magna Carta », est une référence appuyée à l’un des doc­u­ments les plus impor­tants de l’Histoire bri­tan­nique, ayant influ­encé les colons améri­cains. Signée en 1215 par le Roi John d’Angleterre, la charte pro­po­sait des solu­tions venues du peu­ple pour faire face à la crise que tra­ver­sait alors le pays : en un mot, le Roi (se) sig­nait pour ses faib­lesses et erreurs. La pre­mière par­tie du titre fait d’ailleurs écho au voy­age effec­tué par Hov et son épouse Bey­oncé en avril 2013, à Cuba, pour fêter leur 5 années de mariage. Alors qu’ils coulaient des min­utes heureuses à siroter des moji­tos, une polémique avait enflé aux États-​Unis, sur fond de racisme à peine larvé, des Répub­li­cains reprochant le voy­age sur l’île mal­gré l’embargo tou­jours en vigueur pour les ressor­tis­sants améri­cains. Remonté, Jay Z avait alors sorti, quelques semaines avant son album, une chan­son inti­t­ulée « Open Let­ter », en réponse à ses détracteurs, mais peut-​être bien adressée à son pote Barack, lui récla­mant de défendre la lib­erté de tous tout en se posant comme « Bob Dylan du rap ». « Nous avons des choses plus impor­tantes à gérer » a sim­ple­ment déclaré le Prési­dent améri­cain dans une inter­view à NBC Today. Et, dans ce cas, Magna Carta pour­rait être un appel du pied au chef de l’État, genre remise en place. Bon, Obama lui a aussi fait un bel hom­mage lors du tra­di­tion­nel dîner des cor­re­spon­dants de la Mai­son Blanche en lâchant un « I’ve got 99 prob­lems and now Jay Z is one », donc Hova ne lui en veut pas, en fin de compte. En plus, c’est son dernier mandat.

Kanye West, Yeezus

Ici, le titre est clair comme du cristal : celui que se donne Kanye équiv­aut grossière­ment à celui de messie du rap, un Jésus amélioré qui porterait des Nike Air Yeezy, le nom de la gamme étant égale­ment un des blazes du rappeur. Son col­lègue CyHi The Prynce, omniprésent sur l’album, sou­tient que le titre se prononce aussi « Yee-​Is-​Us », appor­tant une nou­velle dimen­sion réflex­ive sur l’aspect pop­u­laire de sa musique. Mais bon, même en sneak­ers, ça ne va pas bien loin.

Gag­nant : Jay Z

Promo

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail

On sent que Hov a gardé le sens des affaires : il con­clut un deal juteux avec le fab­ri­cant de smart­phones Sam­sung en per­me­t­tant au pre­mier mil­lion d’utilisateurs qui télécharg­eront son appli­ca­tion dédiée de recevoir Magna Carta… gra­tu­ite­ment, le 4 juil­let 2013. Et s’assure ainsi un disque de pla­tine, 3 jours avant la sor­tie offi­cielle de l’album, invec­ti­vant le Bill­board (autorité des charts US) via Twitter.

Trop facile. Mais il y a un couac dans la com­bine : pour s’assurer du suc­cès de l’opération, Jay Z sort une vidéo pro­mo­tion­nelle dans laque­lle il dis­cute avec le célèbre pro­duc­teur Rick Rubin à pro­pos de son album, de la pres­sion et du renou­velle­ment artis­tiques, tout ça… Sauf que Rubin a bossé pour Kanye West, et pas pour Jay-​Z, qui l’a sim­ple­ment invité pour une séance d’écoute filmée qui a légère­ment désta­bil­isé le pro­duc­teur légendaire : « J’ai plutôt aimé ce que j’ai entendu, mais c’était un peu déli­cat. Je sor­tais des ses­sions avec Kanye… J’étais dans un état d’esprit plutôt pro­gres­sif et expéri­men­tal, et l’album de Jay se range plutôt du côté du hip hop tra­di­tion­nel. » Bref, gros fail comme dirait l’Internet. Jay Z s’est rat­trapé en rap­pant pen­dant 6 heures durant « Picasso Baby » à la Pace Gallery de New York, en pub­lic. Face à face avec Marina Abramovic, célèbre pour sa per­for­mance dans laque­lle elle invi­tait le pub­lic à s’asseoir face à elle en silence, jusqu’à en faire pleurer cer­tains, il ren­force le lien entre le rap, l’art con­tem­po­rain et la per­for­mance. Bien vu : le tout fait par­tie de sa cam­pagne #newrules, lancée sur Twit­ter et inclu­ant son pote Kanye.

Kanye West, Yeezus

De son côté, Yeezy n’a pas chômé : peu avant la sor­tie de son nou­vel album, il organ­ise des pro­jec­tions de films expéri­men­taux sur des façades de bâti­ments d’un peu plus d’une cinquan­taine de villes autour du monde, unique­ment dans des pays occi­den­taux. La chan­son, c’est « New Slaves », un brûlot soulig­nant la nou­velle place prise par les Afro-​Américains dans les sociétés tra­di­tion­nelle­ment blanches, qui appli­quaient avec un soin tout par­ti­c­ulier la ségré­ga­tion il y a encore moins d’un siè­cle. Et com­ment le volte-​face s’est opéré facile­ment, notam­ment grâce à la musique mod­erne, en grande par­tie façon­née par le peu­ple noir. Un auda­cieux retourne­ment de sit­u­a­tion, donc, sorte de doigt d’honneur qui per­met à Kanye de les remporter.

Un « fuck » qui revient sur le clip (douce­ment) inter­ac­tif de « Black Skin­head », qui lui per­met de gag­ner un point bonus pour l’ambiance anx­iogène à souhait, avec le chanteur mod­élisé qui se change en mutant cara­pacé. New Slaves a égale­ment béné­fi­cié d’un vidéo promo un peu ovni, rejouant la plus célèbre scène du film Amer­i­can Psy­cho, inspiré du roman homonyme de Bret Eas­ton Ellis : dans celle-​ci, Patrick Bate­man (Chris­t­ian Bale) explique à Paul Allen pourquoi Huey Lewis and the News a atteint un autre niveau, « artis­tique et com­mer­cial », avec l’album Fore!, la chanson-​phare « Hip to Be Square » en fond, avant de couper court à la dis­cus­sion. Évidem­ment, c’est cette fois l’album de Kanye West, et la chan­son « New Slaves » qui sont au cen­tre du dia­logue sanglant, avec de nou­veaux acteurs pour inter­préter les per­son­nages. Plutôt mar­rant, le remix est con­sid­éré comme une sorte de blague par l’auteur du roman et Kanye West, qui devraient col­la­borer à nou­veau dans un futur proche, prob­a­ble­ment pour un scé­nario… d’un film réal­isé par le rappeur ?

Gag­nant : Kanye West

Pochette

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail

La pochette de Jay Z fait dans la mag­nif­i­cence, comme pour coller au titre : les stat­ues sur l’image prin­ci­pale sont Alpheus and Arethusa, par l’italien Bat­tista di Domenico Lorenzi vers 1568. Le dieu de la riv­ière Alpheus pour­suiv­ait la nymphe Arethusa pour se la taper (occu­pa­tion préférée des dieux romains), jusqu’à ce que Diane la change en fontaine. La pau­vre n’avait rien demandé. Il n’est pas inter­dit d’y voir une métaphore de Hov et Bey­oncé, mais bon, ce qu’ils font dans leur vie privée ne regarde qu’eux. La men­tion Jay Z prend toute la place, mais est inté­grale­ment bar­rée, effet esthé­tique plus que sym­bol­ique, même si l’agencement détonne lorsque l’on sait que Jay Z souhaite désor­mais que l’on écrive son nom sans l’habituel tiret entre les deux par­ties. Le livret con­tient d’autres pho­togra­phies mono­chromes d’Ari Mar­copou­los, auteur de la pochette et légendaire cap­teur de la cul­ture hip hop (Beastie Boys, Pub­lic Enemy, LL Cool J dans son CV), fig­u­rant dif­férentes scènes urbaines, sou­vent dépouil­lées, voire pouilleuses, ainsi qu’un por­tait de Jay Z lui-​même.

Kanye West, Yeezus

Encore une fois, c’est clair comme du cristal : Kanye West choisit de se passer d’artwork pour Yeezus, préférant une tra­di­tion­nelle boîte à CD trans­par­ente, sim­ple­ment agré­men­tée d’un sticker rouge sur la tranche, et d’un au dos pour les crédits. Il avait laissé à sa meuf Kim Kar­dashian le priv­ilège d’instagramer un cliché de la pochette en avant-​première, même si cette ver­sion était enrichie de fior­i­t­ures dorées et mar­brées absentes de la ver­sion com­mer­ciale pour les gueux. Avec cette non-​pochette, West pour­suit sur la lignée de ces derniers albums solo, pour lesquels l’image était déjà min­i­mal­iste, réduite à une petite icône sex­uée pour My Beau­ti­ful Dark Twisted Fan­tasy. Pour le prochain album, on mise sur une sim­ple pochette plas­tique zip­pée, ou un grand préservatif.

Gag­nant : Égalité

Pro­duc­tion

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail

Pour Magna Carta…, Jay-​Z pour­suit sa col­lab­o­ra­tion avec l’indécrottable Tim­ba­land, qui a assuré la pro­duc­tion d’une bonne grosse moitié de ses albums : autant dire que le ter­rain est connu et les sonorités assurées. Présent sur la majorité de tracks, il apporte à Magna Carta des sonorités r&b élec­tron­iques, à l’instar de « Part II (On the Run) », le duo des mar­iés Jay Z et Bey­oncé. Sec­ondé par J-​Roc, il struc­ture les morceaux d’une façon assez atten­due, évi­tant les rup­tures et réduisant au max­i­mum les dis­tor­sions appliquées à la voix de Hov, sur un beat régulier voire répéti­tif (« F.U.T.W. », « La Familia »). Des nappes sonores envelop­pantes ter­mi­nent de dresser la table de mix­age juste au point pour que Jay Z puisse se sen­tir à sa place, piochant ça et là dans des tech­niques plus label­lisées « new school ». En pre­mier lieu sur « Fuck­With­MeY­ouKnowIG­otIt », où il se risque avec Rick Ross et lâche un « skirt » très A$AP au bout d’une ligne. Notons d’ailleurs que la cita­tion des paroles de Nir­vana (extraites de Smells Like Teen Spirit) donne un autre aspect new school à l’album, le groupe grunge ayant influ­encé la nou­velle généra­tion de nig­gas aussi bien dans l’écriture que dans l’attitude à adopter.

Du reste, HOV pioche à la fois dans le hip hop dit de l’âge d’or (A Tribe Called Quest, Noto­ri­ous B.I.G.) que dans des morceaux plus récents (« Bad Girls » de M.I.A., Gon­ja­sufi via son tra­vail avec Fly­ing Lotus), pour­suiv­ant sur la lignée du hip hop en sam­plant le Dj jamaï­cain Siz­zla, ou le groupe de funk One Way. L’intervention de Hit-​Boy sur « Some­where­inamer­ica » est certes moins effi­cace que sur « Nig­gas in Paris », mais le trio formé avec Darhyl «Hey DJ» Camper, Mike Dean en fait une piste à mi-​chemin entre l’amusement et la nos­tal­gie (le sam­ple de Gang­ster of Love (Part 1), de Johnny Gui­tar Wat­son), en voy­ant Miley Cirus danser le twerk. En somme, des asso­ci­a­tions plutôt intéres­santes, mais un peu convenues.

Kanye West, Yeezus

Les pre­miers jours après la sor­tie de Yeezus ont vu fleurir les adjec­tifs abrasifs sur la pro­duc­tion de l’album : d’« écoute exigeante » aux « sonorités agres­sives », en pas­sant par l’« épreuve audi­tive » et les « oreilles qui saig­nent », les tym­pans des cri­tiques et audi­teurs n’en sont vis­i­ble­ment pas sor­tis indemnes. Et, vis­i­ble­ment, c’est bien ce que souhaitait Kanye West : les pre­mières sec­on­des de « On Sight » prévi­en­nent : « Audi­teur, accroche-​toi… ». Lances élec­tron­iques en avant, Kanye part à l’assaut des moulins à paroles qui ne man­queront pas de l’égratigner. La chan­son se développe sur ce beat cradingue, volon­taire­ment détéri­oré comme s’il prove­nait d’une ver­sion leakée, mal com­pressée, de l’album. Mais, au bout d’une minute, le tout s’efface pour laisser place à une inter­ven­tion éthérée de la Holy Name of Mary Choral Fam­ily, avant de revenir au beat prim­i­tif. Le flow de West, lui, reste intouché, presque à nu : « il cri­ait plus qu’il ne rap­pait », se sou­vient Thomas Ban­gal­ter des Daft Punk, à la pro­duc­tion. « Black Skin­head », « I Am A God », « New Slaves »… Plusieurs tracks suiv­ent ce même schéma, où la voix isolée paraî­trait dépouil­lée, quand l’instru est décon­stru­ite, con­cassée, faite de rup­tures et de reprises radicales.

Bien entendu, Yeezy retrouve avec un plaisir non dis­simulé l’Autotune, ce fameux outil qui fit tant chanter : son aspect cheap et casse-​flow ne se dément pas, et le rappeur l’utilise bien moins que dans 808s & Heart­break, mais son util­i­sa­tion dans « Blood on the Leaves » se révèle plus que con­va­in­cante, renouant avec les petits chefs-d’oeuvre dra­ma­tiques qu’étaient « Heart­less » ou « Love Lock­down ». Si les sam­ples util­isés par Kanye West déton­nent tous par leur var­iété (une chan­son indi­enne sur I Am A God, un stan­dard de rock hon­grois sur New Slaves) c’est bien « Blood on the Leaves » qui s’en tire avec les hon­neurs, sam­plant respectueuse­ment « Strange Fruit » de Nina Simone avant de n’en garder que les excla­ma­tions les plus déchi­rantes, bien­tôt suiv­ies des défla­gra­tions sonores que l’on retrou­vait dans les pre­miers morceaux. Sans sur­prise, c’est lorsque la pro­duc­tion des tracks est la plus hétérogène qu’elle est la plus con­va­in­cante, Guilt Trip et Send It Up ne filant rien d’autre qu’un mal de crâne. Après avoir rassem­blé une armada de pro­duc­teurs stars (Daft Punk, Brodin­ski, Gesaf­fel­stein, Jerry Gold­stein, 88-​Keys…), West décide à l’arrachée de faire venir Rick Rubin pour revoir le pro­duit presque fini avec lui, et remod­èle le tout en quelques jours. D’où cette impres­sion de rapid­ité, d’urgence (ajoutée au fait que l’album ne dure que 40 min­utes) qui ajoute à la con­fu­sion générale. Kanye rem­porte la manche, grâce aux cartes inat­ten­dues qu’il dis­sim­u­lait dans la sienne.

Gag­nant : Kanye West

Fea­tur­ings

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail

Après un Blue­print 3 pourri de fea­tur­ings, Jay Z sem­ble se faire un peu plus con­fi­ance : le cer­cle est fermé, et HOV le lim­ite à quelques per­son­nal­ités : Justin, Rick Ross, Frank Ocean. On compte à part Bey­oncé, avec laque­lle il pour­suit admirable­ment un fea­tur­ing sorti en 2002 « ’03 Bon­nie & Clyde ». Jay Z est amoureux de sa femme, et cela s’entend.

Kanye West, Yeezus

De son côté, le seul fea­tur­ing affiché par West se fait avec… God, sur I Am a God. Egotrip ultime, pour une voix chopped and screwed qui est prob­a­ble­ment la sienne, en fait. Sinon, Yeezus com­porte pas mal de voix addi­tion­nelles, qui vien­nent s’ajouter (et se dis­tor­dre) à celle(s) de Yeezy sans jamais mériter le fea­tur­ing : on retrouve celles des précé­dents albums, qu’il s’agisse de Justin Ver­non (Bon Iver, splen­dide sur Hold My Liquor), Kid Cudi, Char­lie Wil­son… Avec en plus Frank Ocean, décide­ment indispensable.

Gag­nant : Égalité

Lyrics

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail

Certes, Jay Z maîtrise les punch­lines (« I just want a Picasso in my casa, no, my cas­tle » sur « Picasso Baby ») et les jeux de mots com­plexes (« Blue bloods they try­ing to clown on me », un appel à l’élite, surnom­mée « sang bleu », mais aussi au gang des Crips qui por­tait des fringues bleues, et au rap game), faisant des références à des lignes précé­dentes de la chan­son, voire d’autres albums de HOV, voire à l’histoire musi­cale en général (les mul­ti­ples références de « Holy Grail », le black Frank Sina­tra…). Mais bon, le tout pourra lasser, puisque ses capac­ités d’écriture sont finale­ment mobil­isées pour le tra­di­tion­nel « I’m the best, leave you the rest » du rap game.

Kanye West, Yeezus

Ici aussi, les com­men­taires furent unanimes : si la pro­duc­tion était intéres­sante, les paroles de Yeezus frôlaient le vide inter­sidéral, d’après nom­bre de com­men­ta­teurs qui ne fai­sait qu’extrapoler les com­men­taires de West faits en inter­view. Sûr que toutes ses déc­la­ra­tions ne bril­lent pas par leur per­ti­nence, mais quelques paroles de Yeezus valent un arrêt, même de courte durée. Celles de « New Slaves », par exem­ple : en com­mençant par « My momma was raised in the era when/​Clean water was only served to the fairer skin », Kanye ne fait pas seule­ment référence à son auto­bi­ogra­phie auto­cen­trée, mais à la ségré­ga­tion en vigueur pen­dant des années (tout en filant une belle métaphore dans la sec­onde ligne). Ségré­ga­tion pas ter­minée, poursuit-​il, mais qui a changé de forme : « What you want, a Bent­ley? Fur coat? A dia­mond chain?/All you blacks want all the same things » poursuit-​il plus loin. Se prenant comme référence, à la fois repous­soir (il est le pre­mier à cla­quer des thunes) et excep­tion (il est un dieu, vous vous sou­venez ?), West fait fig­ure de Black Pan­ther partagé entre amour de lui-​même, et mod­èle poten­tiel de libéra­tion, et haine des autres dans le rap­port qu’il peut entretenir avec eux. Et puis, à côté de ces quelques lignes plutôt graves, accu­sant tout à la fois la dom­i­na­tion blanche et le peu­ple noir, Kanye peut sor­tir une punch­line d’adolescent comme celle-​ci : « You see there’s lead­ers and there’s followers/​But I’d rather be a dick than a swal­lower », la dernière pou­vant se traduire « Je préfère être une tête de bite qu’un suceur. » Boum.

Gag­nant : Kanye West

Ver­dict : Désolé Hov, mais Kanye l’emporte, et haut la main. Pour te con­soler, outre le fait que ton album truste les chartes alors que celui de Kanye chute dans les bas-​fonds du Bill­board, on pourra dire que tu restes le King du hip hop, tan­dis que Kanye, lui, préfère aller se balader dans des ter­ri­toires incon­nus, mêlant dub, elec­tron­ica et rap. Mais c’est lui qu’on a envie de suivre.

Jay Z, Magna Carta… Holy Grail, Roc-​A-​Fella Records

Kanye West, Yeezus, Roc-​A-​Fella Records

Portrait – The Pharcyde, la progression en chute libre

Un article publié en juillet 2013 qui mêle quelques éléments de portrait d’un groupe avec un live report, un exercice assez amusant et intéressant. Avec en prime une vidéo captée pendant le concert, à l’appareil photo, ce qui explique le son parfois chaotique. Mais j’aimais bien ramener ces petits instantanés mouvants, et surtout les filmer.


FatLip, de The Pharcyde

Bizarre Ride II fait par­tie de ces albums que l’on a décou­verts bien après leur pres­sage : pas pour des raisons de dis­tri­b­u­tion ou de com­mu­ni­ca­tion, sim­ple­ment parce que le décalage avec son envi­ron­nement d’alors était trop impor­tant. En 1996, le deux­ième album des Phar­cyde, Lab­cab­in­cal­i­for­nia, leur offrira la recon­nais­sance d’un pub­lic peu fam­i­lier du hip hop, séduit par les réso­nances jazz de celui-​ci. Mais, pour amorcer son épopée comique, le groupe choisit la voie à con­tre­sens des pro­duc­tions de l’époque et du lieu. Si la vague gangsta vient de la street, le hip hop des Phar­cyde vient des clowns de rue.

Com­ment les Phar­cyde se sont-​ils enten­dus sur la direc­tion que suiv­rait leur Bizarre Ride II ? Slimkid3, Imani et Bootie Brown ont pu échanger des sou­venirs de lycée, et se sont engagés simul­tané­ment dans une car­rière de danseurs, au sein du crew « Two for Two ». C’est encore au lycée, au cours d’un événe­ment musi­cal organ­isé par Reg­gie Andrews (qui super­vis­era plus tard les enreg­istrements du groupe) que le trio ren­con­tre Fatlip, déjà rappeur, et J-​Swift, pro­duc­teur. ‹Les pre­miers fer­ont les b-​boys pour Fatlip, avant d’entrer en stu­dio en 1991, sous la direc­tion de J-​Swift. Ceux qui allaient devenir The Phar­cyde, sur­voltés et débor­dants d’énergie, mènent la vie dure au pro­duc­teur en s’appropriant les beats créés pour l’album, d’après des (mau­vais) sou­venirs évo­qués en 2006.

Com­mençons fort avec « Ya Mama » : en stu­dio, les 4 MCs s’affrontent comme au beau milieu de la rue, dans la pure tra­di­tion du dozen cher au hip hop. L’exercice est sim­ple : les par­tic­i­pants s’affrontent à jets de cou­plets peu respectueux envers la géni­trice de l’adversaire, et inutile de pré­ciser que la vic­toire se cache entre deux punch­lines bien envoyées.

Observer les mim­iques, le clip col­oré et bouf­fon, mais aussi le régu­lar­ité du beat, rehaussé par les inflex­ions des MCs. Sur la scène de LaPlage de Glaz’Art, la farce fonc­tionne tou­jours, les paroles font vibrer les glottes et SlimKid3, sur scène, gig­ote : « Levez la main si… vous avez des hémor­roïdes ! » D’accord, cer­taines poses vieil­lis­sent (K-​Natural avec un masque des Anony­mous ?), mais The Phar­cyde parvient à habiller ses coups d’éclat d’une manière par­ti­c­ulière. Comme cet inter­lude où l’équipe impro­vise pour célébrer l’arrivée immi­nente de leur dealer (« Quinton’s on the way »). Soudain, l’album tra­verse une sorte de blues déluré qui l’emmène sur « Pack the Pipe », incan­ta­tion col­lec­tive mêlant Her­bie Mann et John Coltrane pour les « fumeurs de weed ».

D’autres crews de l’époque savaient accorder inter­lude et recherche musi­cale, les De La Soul sur 3 Feet High and Ris­ing, typ­ique­ment, mais The Phar­cyde pour­suiv­ent les défor­ma­tions des inter­ludes dans leurs morceaux. « 4 Bet­ter or 4 Worse », par exem­ple, se ter­mine sur Fatlip adop­tant les manières d’un ser­ial killer pour s’adresser à sa belle, réal­isant trop tard être allé un peu trop loin dans le jeu.

Même éclatés (les mem­bres orig­in­aux Bootie Brown et Imani sont absents, K-​Natural et Cee Brown en ren­fort), l’entité The Phar­cyde parvient encore à tenir Bizarre Ride, même s’il leur est devenu plus sim­ple de faire appel à des b-​boys — ou plutôt, une b-​girl à qui ils doivent une fière chan­delle — pour assurer le spec­ta­cle des mouvements.

Toute­fois, les morceaux n’ont rien perdu avec les années (le Wu-​Tang fêtait aussi les 20 ans de son pre­mier album il y a peu) : prob­a­ble­ment en rai­son de leur écri­t­ure soignée, et sin­gulière­ment dif­férente de celle pra­tiquée par le reste de la scène. « On the DL », pour Down­Low évoque ainsi les ater­moiements d’un type qui hésite entre mas­tur­ba­tion et sexe avec sa moitié, ce qui sup­pose le réveil de celle-​ci et de sa prob­a­ble mau­vaise humeur, tan­dis qu’« Otha Fish » (seule chan­son de l’album pro­duite par L.A. Jay, qui les accom­pa­gne sur la tournée) expose la déli­cate sit­u­a­tion d’un MC amoureux tiraillé mal­gré sa façade macho.

Comme en témoigne ce sin­gle de Fatlip, les Phar­cyde n’ont jamais tenu le rap game comme une atti­tude sta­ble, ou fatale­ment enrichissante (dans les deux sens du terme). Peut-​être est-​ce une con­séquence de leur activ­ité de danseurs, qu’ils pour­suivirent après leurs débuts en tant que MCs (une bonne rai­son de revoir le « Remem­ber the Time » de Michael Jack­son, où ils appa­rais­sent lors de la scène de danse col­lec­tive), mais le groupe a inclus dans sa musique une charge puis­sante d’ironie, de déri­sion et d’action. Après Lab­cab­in­cal­i­for­nia, The Phar­cyde se détend, chaque mem­bre vaquant à ses occu­pa­tions (tox­i­co­manie pour cer­tains, car­rière solo aléa­toire pour d’autres). Le Bizarre Ride ne laisse pas indemne.

Concert – Hip Hop Avengers : Alliance Éthique

Un des « live reports » que j’avais signés pour le webzine Coup d’Oreille, type d’articles assez délicats car risquant de se limiter, au bout du compte, à la liste des chansons jouées assorties de remarques personnelles superflues. L’article ci-dessous, publié à l’origine en mai 2013, n’y échappe pas, mais il me semble qu’il s’agissait d’un des premiers que j’écrivais. Je garde une affection particulière pour celui-ci, car j’avais découvert au cours de cette soirée pas mal d’artistes de grande valeur, dans un cadre plutôt amical.


DJ Brans et DJ Djaz

La con­fig­u­ra­tion habituelle des lives, scindés en deux ou trois par­ties, cha­cune her­mé­tique, ne con­vient que rarement au hip hop : les per­formeurs se suc­cè­dent jusqu’à la tête d’affiche, risquant le manque d’implication d’un pub­lic venu pour un seul artiste. En organ­isant la nuit Hip Hop Avengers, 5 labels ont pu met­tre en avant dif­férentes pro­duc­tions sous une même cohérence.

La péniche de La balle au bond aurait-​elle suivi la Seine jusqu’à tra­verser l’Atlantique ? Des images qui défi­lent der­rière la scène jusqu’au pull de DJ Low Cut, tout annonce ici un pont musi­cal qui relierait Paris à New York. Pas besoin d’interprète quand les enceintes crachent « We gonna make you move moth­er­fuc­k­eeeers ! », et Low Cut assure d’ailleurs l’ambiance en solo pour annon­cer les Avengers.

Parti à New York pour 2 mois, Low Cut s’est branché avec quelques MC de Brook­lyn, avides de beats façon 90’s. C’est à la scène indépen­dante que s’est adressé le beat­maker, autant de rappeurs dans le sil­lage d’Edo G, pour lesquels le suc­cès com­mer­cial n’est pas un arrêt obligé (les pro­duc­tions se vendent d’ailleurs majori­taire­ment en Europe). Ces derniers recherchent un son proche de leurs reven­di­ca­tions musi­cales, ancrées dans un style old school qui fait fig­ure de référence. Bien que large­ment anglo­phone, le tra­vail de Low Cut se développe aussi avec des MC français, notam­ment avec K.O. accom­pa­gné par Seär Lui-​Même, ou Gueule d’Ange, tous deux présents ce soir-​là.

Low Cut cède avec con­fi­ance les platines aux DJ Brans et Djaz (tous deux chez Eff­i­scienz) : le pre­mier l’a retrouvé à New York pour des ses­sions de 10 heures au Heavy Rock Stu­dio de Chi­na­town, le sec­ond a posé ses cuts sur NY Minute de Jojo Pel­le­grino, piste 10 du dou­ble album du même nom de Low Cut (Rugged Records). Le duo suit le mode opéra­toire lancé par Low Cut : quelques sec­on­des d’un titre, suivi du morceau pour lequel les DJ l’ont sam­plé. Flu­ide et effi­cace, la for­mule révèle les sources soul, funk et bien sûr hip hop old school…

Si les deux com­pères com­mu­niquent peu, inutile de souligner que l’un con­naît l’autre par coeur : Djaz malmène le cross­fader, Brans a recours au fin­ger lick­ing pour main­tenir la cadence, et tous deux se croisent sur des pro­jets en com­mun, notam­ment avec le groupe améri­cain Dirt Pla­toon. Et ne se privent pas pour répon­dre aux ques­tions de DJ Loscar, MC inter­groupes de la soirée : « Show pré­paré il y a 2 semaines, 3 jours de tra­vail inten­sif ! » Quand Gueule d’Ange monte sur scène, c’est pour Sale temps pour un indé, sorti en début d’année chez Raw Street Music, conçu et réal­isé avec DJ Brans. L’album le plus récent de tous ceux présen­tés ce soir-​là et autant de titres qui promeu­vent le rap en temps de crise, sans Sky­rock ni Généra­tions, mais qui fait mûrir les fruits de la pas­sion et du tra­vail. Toute la pre­mière par­tie de l’album y passe, « Tous de pas­sage », « Nous », « Sale temps pour un indé »… Les « pro­lé­taires du rap » (« 8 bars pour un indé ») Gueule d’Ange (en photo d’en-tête) et O-​Tonio en backer s’emportent avec Brans, con­duc­teur de tem­pêtes qui mêlent scratchs, vio­lons et sam­ples épiques.

Quand il est ques­tion du show, les Avengers ne sont pas en reste. Mais si les dif­férents DJ qui se sont suc­cédé der­rière les platines col­laient encore à l’image de musi­ciens en retrait, même si cela n’est pas tou­jours syn­onyme d’introspection, Flev évolue dans une tout autre dimen­sion. De sam­pleur de fou, il se trans­forme en amuseur de foules lorsqu’il retourne sa veste à capuche de façon à pou­voir remon­ter cette dernière devant son vis­age, tout en con­tin­u­ant à faire voler ses doigts sur les touches de sa MPC 2500… « Quand je fais ça… Je ne sais plus du tout ce que je fais ! », assure le producteur-​beatmaker-​DJ autre­fois rappeur, his­toire de con­server ce mys­tère qui l’entoure : hyper­ac­tif mais dis­cret, exubérant mais réservé, véloce (même Seär Lui-​Même, en MC, a par­fois du mal à le suivre) et posé…

Depuis le pont supérieur du navire, le set de Flev fait vibrer la ter­rasse de bonnes vibes : la moitié de la soirée s’est écoulée, et le pub­lic français n’a pas encore pris la mesure de ce qui l’attend. Les DJ n’ont pas tous pu, pour des raisons évi­dentes, jouer avec les MCs présents sur leurs albums, mais l’heure du jus­ticier a sonné. Une oreille aux États-​Unis et l’autre en France, un oeil sur chaque pays, le Jus­ticier sur­veille : Venom et MC Zombi, et Feli­cia la Chatte Noire en ren­fort, ont débar­qué sur le bateau, bien décidés à en emplir les cales de rap hard­core.

Les deux DJ, rappeurs et pro­duc­teurs, lunettes noires devant les yeux, enchaî­nent les titres du pre­mier album de Mc Zombi, Cadav­er­ous, plus tard rat­trapés par ceux du Jus­ticier dans la ville, celui de Venom. Sous le label Mar­vel Records, l’équipe a créé un univers ultra cohérent, extrême­ment pensé, inspiré du cinéma de genre des années 70 et 80 : « On a sorti nos VHS du Videos­drome ! Regardez-​les ! » intime Venom. Le verbe est faible : Venom, Mc Zombi et Feli­cia rap­pent dur, agrip­pent le micro sans le laisser longtemps sur son pied, mais les cris sor­tent nets, tra­vail­lés. « Paris ! » scande régulière­ment Venom pour faire sur­sauter la foule quand celle-​ci a ten­dance à oublier de sauter sur le rythme.

« Êtes-​vous des morts-​vivants ou des vivants-​morts ? » inter­roge Mc Zombi lorsque le Jus­ticier impro­vise une série de scratchs sur ses « hor­loges tour­nantes » : le ton des pro­duc­tions Mavel Records pour­rait sin­gulière­ment trancher avec celui des Hip Hop Avengers, mais le même sens du pub­lic réu­nit des pro­tag­o­nistes que l’on n’associerait pas à la pre­mière écoute. Certes, lorsque les com­pères font crier la foule, le dis­cours a de quoi refroidir : « L’être humain est abom­inable ! » En prise directe avec le réel dans ce qu’il a de faux et de déce­vant (la télévi­sion fait fig­ure de pre­mière cible pour leurs rimes cas­santes), le rap de Mar­vel Records n’a pour­tant pas cet her­métisme des éter­nels scep­tiques. Tout en prenant au sérieux le per­son­nage du Dia­ble issu du pre­mier enreg­istrement sorti du Videos­drome, l’équipe réclame une incan­ta­tion (« On va tous dire au Dia­ble d’aller se faire enculer ! ») ou une imi­ta­tion (de morts-​vivants) à la foule. Mais ne s’embarrasse pas de déguise­ments ou autres acces­soires sur scène. L’exercice reste sérieux, et lorsque DJ Kayn prend le con­trôle des hor­loges par­lantes, Venom quitte de temps en temps le mic pour se reporter sur quelques réglages de la musique.

Il y a la patte Mar­vel Records, avec la griffe que Féli­cia la Chatte Noire va sor­tir très prochaine­ment, et com­plétée par les con­tri­bu­tions d’autres mem­bres de l’équipe (Azaia, Medievil, bien­tôt au for­mat album). Et il y a la pro­duc­tion de Venom pour son frère Mc Zombi. Avec Cadav­er­ous, le duo évolue un peu plus dans l’univers qu’ils ont créé : pochette, paroles, pos­tures. Dans les loges, les deux frères com­plè­tent leurs réponses, récipro­que­ment : facile de les imag­iner dévo­rant de vieux comics avec KRS-​One en fond sonore, ou bien, plus tard, avalant des kilo­mètres de ban­des mag­né­tiques VHS. Pour en ingérer l’essence, la cracher sur des titres engageants et cohérents : Cadav­er­ous est un nou­vel épisode de ce chem­ine­ment, annonçant par cer­tains titres (« Rayons X », notam­ment) Over­drogues, le prochain album de Venom. Outre-​Atlantique, c’est DJ Pre­mier (Gang Starr) qui remixe « Vig­i­lantes », la ver­sion enreg­istrée avec Blaq Poet.

Kyo Itachi calme le jeu der­rière son Mac, bal­ançant la tête de haut en bas au rythme des sons qu’il dif­fuse, jaugeant de ses yeux mi-​amusés, mi-​pressés de se fer­mer pour mieux suivre la cadence, des effets de sa playlist sur le pub­lic. Aux oreilles des puristes straight from Brook­lyn rassem­blés sur le navire, « Mon job », titre avec le Mc Alpha Wann, sem­ble déjà son­ner main­stream. À l’inverse, les sif­fle­ments entê­tants de ses pro­duc­tions état­suni­ennes (« Neva Run Away » con­vi­en­nent par­ti­c­ulière­ment aux repos des guer­ri­ers les plus com­bat­ifs de la soirée.

En fait, La balle au Bond a rebondi plusieurs fois entre les deux rives de l’Atlantique (et même aux qua­tre coins de l’Europe avec Flev) et l’on aurait tort de cir­con­scrire les inspi­ra­tions des Hip Hop Avengers à la sim­ple nos­tal­gie d’un son old school améri­cain. Et ils n’empruntent pas les mêmes tra­jets que leurs prédécesseurs de la décen­nie 90, à l’exception peut-​être de leur con­cep­tion du scratch, des arrange­ments ou de l’écriture. Une H.I.P H.O.P. Phi­los­o­phy qui influ­ence les com­porte­ments du groupe, de celui qui inter­prète à celui qui pho­togra­phie. Au moment des flashs pour le posse qui pose on préfèr­era celui des freestyles, où pra­tique­ment la moitié du pub­lic monte sur scène pour lâcher une ligne ou un couplet.

Interview – Soul Square : « Derrière chaque Millésime, il y a un rappeur »

Un entretien paru en février ou mars 2014 dans Coup d’Oreille.


Le Mil­lésime 1 de Soul Square n’a pas vrai­ment eu le temps de vieil­lir, et un suc­cesseur est déjà en bouteille. Au sein de la boîte de dis­tri­b­u­tion Musi­cast, quelque peu cham­boulée par des travaux, Arshi­tect, Per­mOne et Guan Jay, soit Soul Square presque au com­plet (ne manque qu’Atom), ont retrouvé Jeff Spec pour présen­ter le deux­ième vol­ume de leur série com­mune avec des emcees.

Quel est le con­cept der­rière la série des Mil­lésimes ?

Arshi­tect : Assez sim­ple : nous nous sommes ren­con­trés aux Alcooliques Anonymes… Non, nous avons pensé met­tre en avant un emcee sur chaque Mil­lésime, comme s’il s’agissait d’un grand cru, d’un alcool de qual­ité, avec une belle bouteille, dif­férente pour chaque rappeur selon qu’il vienne du Canada, des États-​Unis, de France… L’étiquette sur la bouteille, plus graphique, dépend de mon inspi­ra­tion. Au départ, des graphistes devaient nous les dessiner, mais finale­ment je m’en charge moi-​même, pour pro­poser une pochette dans la pochette. Pour les ver­sions col­lec­tor, on a poussé ce truc du grand cru jusqu’au bout, en y ajoutant des sous-​bocks.

À quoi cor­re­spon­dent ces inter­ludes qui ryth­ment chaque Mil­lésime ?

Arshi­tect : Au départ, nous avions pensé ce pro­jet selon un for­mat vinyle, qui est très lim­ité, à 15 min­utes env­i­ron par face, sinon le son est crade. Nous sommes finale­ment resté sur 6 morceaux avec le rappeur, et avons eu l’idée d’intercaler des inter­ludes majori­taire­ment jazz, où nous par­tons du même sam­ple cha­cun et faisons notre pro­pre ver­sion. Pour le pre­mier Mil­lésime, on est parti d’un sam­ple que j’avais choisi, pour Mil­lésime 2, c’est Per­mOne qui a choisi, et le 3, ça devrait être Guan, s’il est gen­til. Ces exer­ci­ces sont aussi un hom­mage au sam­pling : mon­trer qu’avec la même matière, on peut par­venir à 4 morceaux différents.

Ce Mil­lésime 2 s’est-il organ­isé de la même manière que le premier ?

Arshi­tect : Pour le Mil­lésime 1, c’était dif­férent, puisque Race­car habite à Paris : on avait pu tout enreg­istrer chez Atom. Là, avec Jeff au Canada, il était plus pra­tique de tra­vailler à dis­tance, d’autant plus qu’on vient tous les qua­tre de coins assez dif­férents. Pour com­poser de la musique sur des machines, ce tra­vail à dis­tance n’est pas vrai­ment gênant, ce n’est pas comme un boeuf où cha­cun doit venir avec son instrument.

Per­mOne : Il y a une grosse part de bidouille, d’essais, ce n’est pas évi­dent de faire ça en live. C’est vrai­ment du tra­vail de stu­dio, il faut être posé. Générale­ment, on part de beats, d’ébauches de prod que cha­cun fait de son côté, avant de faire une sélec­tion que nous pro­posons au emcee. Lui va valider les beats qu’il kiffe et poser dessus un pro­jet assez rough sur ces beats. On revient alors tra­vailler sur chaque morceau : si c’est une prod à moi, je vais tra­vailler les arrange­ments par rap­port aux lyrics de Jeff, si c’est une prod à Guan, pareil… Et ensuite, on exporte toutes les pistes en séparé, et Jeff enreg­istre de son côté.

Guan Jay : Cha­cun apporte sa pierre à l’édifice, on retra­vaille la ver­sion de l’autre, on ajoute des élé­ments… Et ensuite, il y a quand même Atom qui ajoute sa pierre à l’édifice, en posant des scratchs, des cuts… Il nous ren­voie ça, on valide ou pas, il y a une nou­velle dis­cus­sion. Une fois qu’on est con­tent de la ver­sion défini­tive, elle part au master.

Per­mOne : Même les morceaux plus instrus qu’on a pu faire en com­mun, sur Live & Uncut par exem­ple, on ne s’est jamais vrai­ment réu­nis à un instant T pour bosser sur tel morceau, on a cha­cun taffé de notre côté et apporter les élé­ments petit à petit, il n’y a pas eu de vraies réunions.

Arshi­tect : Je me sou­viens, « Love Break » par exem­ple, c’est un morceau qu’on avait fait très vite pour pou­voir le sor­tir sur le maxi vinyle en inédit [sur First EP]. On l’a fait unique­ment par Inter­net, on ne s’est jamais ren­con­trés. Même les musi­ciens présents sur la piste ont enreg­istré de leur côté, et ont envoyé les pistes.

Jeff Spec : C’est en trois étapes : générale­ment, je rece­vais un mail avec trois beats, et je choi­sis­sais celui que je préférais. Nous avons équili­bré ensuite pour que chaque beat­maker ait peu ou prou le même nom­bre de prods. Une fois que je leur ai ren­voyé, ils s’occupent de la «post­pro­duc­tion», c’est à dire un peu plus de tra­vail sur le beat pour qu’il s’accorde bien à ce que j’avais écrit.

Le pre­mier titre de ce Mil­lésime 2, « Jeff Zep », annonce-​t-​il un album plus « rock » ?

Guan Jay : Au niveau des beats, nous avons fait des propo­si­tions à Jeff, mais c’est lui qui a fait les choix. Je pense que ce côté un peu dif­férent vient surtout de lui. Il kif­fait peut-​être moins les sons jazzy, qui étaient très présents avec Race­car, pour un résul­tat qui fait plus soul-​rock.

Per­mOne : Et, du coup, l’album est vrai­ment au goût du MC.

Arshi­tect : Nous ne nous sommes pas dit « Tiens, on va met­tre du rock sur ce Mil­lésime », nous avons vrai­ment pro­posé beau­coup de choses à Jeff. Nous ne prévoyons pas vrai­ment la couleur de l’album ou la récep­tion du pub­lic, sauf pour les instru­men­taux. Pour le prochain album, je pense qu’on se posera plus la ques­tion de savoir ce qu’il faut à tel ou tel moment, si une res­pi­ra­tion est néces­saire, ou pas…

Jeff, com­ment avez-​vous établi le con­tact avec Soul Square ?

Jeff Spec : D’habitude, je pro­duis la majeure par­tie de mes albums, mais je n’aime pas ce côté auto­cen­tré, et il y a donc tou­jours 2 ou 3 autres pro­duc­teurs en plus. Je fais générale­ment entre 13 et 90 % de mes albums, en lais­sant tou­jours de la place pour d’autres pro­duc­teurs : Moka Only, e.d.g.e., par exem­ple. Le Canada regorge de pro­duc­teurs tal­entueux… Soul Square ont vu la vidéo pour Spec­nol­ogy, de mon dernier album, et m’ont con­tacté sur Face­book. J’ai écouté leurs sons, ils m’ont expliqué le principe des Mil­lésimes, et j’ai tou­jours aimé la façon dont la France et l’Europe approchaient la musique. Comme un art qui serait intem­porel, à l’opposé de la façon dont tout le monde con­somme de la musique, à présent. Je peux encore écouter un album de Rakim et me dire « Putain ! T’as entendu ça ? » Les chan­sons sont comme les gens : elles gran­dis­sent et changent, et ont tou­jours quelque chose en plus à nous appren­dre. Et c’était surtout une incroy­able oppor­tu­nité de pou­voir tra­vailler avec des artistes français.

D’où venez-​vous, chacun ?

Per­mOne : Arshi et moi, nous habitons en région parisi­enne. Guan il est à Nantes, Jay Crate, notre DJ de scène, aussi. Et Atom à Brux­elles. Donc nous sommes un peu éparpillés.

Mais vous vous êtes ren­con­trés dans les coins de Nantes ?

Arshi­tect : J’ai vécu 8 années à Nantes, j’ai passé une par­tie de mon enfance là-​bas et j’y ai fait mes études supérieures.

Per­mOne : J’ai fait mes études à Saint-​Nazaire, j’ai habité à Vannes, à Rennes, et c’est à cette époque qu’on s’est connecté.

Arshi­tect : Nous nous sommes ren­con­trés à Nantes, mais n’y avons pas vrai­ment prof­ité comme lieu de con­cert, car nous étions déjà par­tis cha­cun de notre côté. On en a plus prof­ité avec cette grande famille qu’il y a autour du groove, avec Hocus Pocus, Tribeqa, C2C et d’autres… Tout le monde se con­naît, on s’invite tous sur les pro­jets des uns et des autres, et cela per­met d’avoir une mul­ti­tude de tal­ents à portée de main.

Guan Jay : On dit que le monde est petit, et Nantes c’est encore bien plus petit. Même si les styles de musique sont dif­férents, tous les zikos se con­nais­sent. Même avec les gars de Hocus Pocus, les con­nex­ions se fai­saient facile­ment, on les con­nais­sait depuis longtemps. Il y a vrai­ment un bon groove nan­tais, je crois.

Dont C2C serait devenu le représen­tant le plus pop­u­laire ? Com­ment gérez-​vous la sit­u­a­tion avec Atom ?

Arshi­tect : Atom, c’est vrai­ment son métier, quand nous avons cha­cun des boulots à côté. Au moment de bosser sur Mil­lésime 2, il devait faire des Zénith avec C2C : il doit faire des choix, de toute façon. 8 mois à l’avance, pour Mil­lésime 2, il nous a donc prévenus sur ses disponi­bil­ités. Pour les con­certs aussi, c’est rare qu’il puisse venir.

Guan Jay : Dans tous les cas, on fait avec cette sit­u­a­tion, elle ne nous empêche pas de travailler.

Arshi­tect : Oui, cela fait main­tenant 8 ou 9 ans que l’on bosse ensem­ble. Il com­prend notre son, et tra­vailler avec un autre ingénieur son, ce ne serait pas pos­si­ble. En ter­mes de scratchs, c’est aussi dif­fi­cile de trou­ver mieux. Autant avant, nous avions des idées pré­cises, donc il fal­lait quelques ajuste­ments, autant main­tenant, il sait pra­tique­ment directe­ment ce qui nous plaît.

De gauche à droite : Arshi­tect, Per­mOne, Jeff Spec, Guan Jay

Jeff, com­ment est la scène hip hop du Canada ?

Jeff Spec : Le hip hop n’a que 40 ans, et le Canada est très proche de l’endroit d’où il vient. Sa nais­sance au Canada a donc été presque simul­tanée. Il est pos­si­ble de trou­ver du hip hop de Toronto qui remonte aux débuts des années 1980. Depuis, la scène a bien grandi, et il y a ceux qui font du hip hop pour qu’il reste dans les mémoires, et d’autres pour qu’il passe à la radio, ce qui est aussi défend­able. Il y a beau­coup de deman­des en tout cas, et il est pos­si­ble de mon­ter une tournée de 40 dates seule­ment au Canada.

Et la dis­tri­b­u­tion avec Musi­cast, ça marche ?

Guan Jay : Ça va, on vient de finir le carrelage…

Arshi­tect : On a atteint de bons chiffres de ventes avec le pre­mier vol­ume, et ceux du deux­ième ne devraient pas être inférieurs. Nous avons écoulé les 1000 vinyles col­lec­tors, et il ne reste plus beau­coup de digi­pack. Pour Mil­lésime 2, nous n’avons fait que 500 vinyles col­lec­tors et 1000 stan­dards, parce que 1000 col­lec­tors, c’était un peu dom­mage d’en faire autant.

Pour le moment, Soul Square et le beat­mak­ing, c’est encore un peu juste pour gag­ner sa vie ?

Guan Jay : Il y a cette pos­si­bil­ité d’intégrer plusieurs groupes qui peut faciliter les choses. Mais il faut soit énor­mé­ment tourner, ou énor­mé­ment ven­dre, pour en vivre.

Arshi­tect : Ceux qui sont tous seuls sur scène. Parce que nous on est 5 ou 6, il faut séparer le cachet. Pour par­tir aux États-​Unis, il faut aussi payer 5 ou 6 bil­lets d’avion, les types pren­nent pas le risque pour un groupe qui n’est pas si connu que ça.

À pro­pos des États-​Unis, pourquoi si peu de prods avec des emcees français ?

Per­mOne : On a quand même les prods avec Fisto et Micronologie.

Arshi­tect : L’album avec Fisto, on le kif­fait, on a vrai­ment bossé dessus. Mais il n’a telle­ment pas été suivi que ça nous a mis une petite claque au niveau du hip hop français. Enfin, pour moi en tout cas.

Guan Jay : Au niveau de la cul­ture hip hop en elle-​même, il faut dire que le côté anglo­phone fonc­tionne peut-​être un peu mieux que le côté français, où lorsque l’on dit hip hop, c’est tout de suite rap. Et les gens n’ont pas for­cé­ment une image très pos­i­tive de ce que «rap français» sig­ni­fie, mal­heureuse­ment. Mine de rien, le emcee anglo­phone parle plus facile­ment aux gens. Paradoxalement.

Per­mOne : Lors de la con­cep­tion de Live & Uncut, on a pu com­parer aussi, puisqu’on voulait mêler MC français et MC à l’international, qu’ils soient améri­cains ou sué­dois. Les MC français, il fal­lait tout le temps les relancer, alors qu’avec Jeff, par exem­ple, aucun problème.

Mil­lésime 2 fait revenir Race­car le temps d’un fea­tur­ing, c’était une première ?

Jeff Spec : Effec­tive­ment, je n’ai ren­con­tré Race­car qu’aujourd’hui. Mes potes et moi, nous le surnom­mons «Frank Sina­tra», qui fut le pre­mier à enreg­istrer sur de la musique qui n’était pas jouée en même temps, dans la même pièce que lui. Nous avons appliqué le même proces­sus que pour les autres tracks, sauf que j’ai laissé de l’espace à Race­car. Il est très expéri­menté, comme moi, et en décou­vrant mon texte, il a tout de suite su ce qu’il fal­lait écrire. C’est tou­jours bien d’être le deux­ième sur un fea­tur­ing, parce qu’on peut se caler sur l’autre et le dépasser, mais il a fait un très bon boulot, en pour­suiv­ant ce que j’avais com­mencé. Il a beau­coup de dex­térité, ses jeux de mots sont hyper intelligents.

La ver­sion numérique du Mil­lésime 1 pro­po­sait un remix de « My Home », vous allez reten­ter l’exercice pour le vol­ume 2 ?

Arshi­tect : Ce remix est un faux, Race­car avait posé sur cette prod, mais elle avait été écartée lors de la sélec­tion finale. J’ai refait entière­ment la prod, qui a finale­ment mené sur le clip et la ver­sion de l’album. Pour ce Mil­lésime, nous avons déjà 8 morceaux à la base, Et un remix n’est donc pas prévu, a pri­ori. Nous voulions ressor­tir une Fresh Touch Vol. 2, avec des remix, mais on ne l’a pas fait. Récem­ment, on a remixé Elec­tro Deluxe, Per­mOne l’a géré.

Per­mOne : Ça changeait du remix clas­sique, où tu prends la voix d’un rappeur a cap­pella, où c’est 3 X 16, n’importe quel beat pour­rait lim­ite passer. C’est un autre exer­cice. J’ai trouvé assez rapi­de­ment le sam­ple qui col­lait, et l’ensemble était cohérent.

Juste­ment, vous avez des tech­niques par­ti­c­ulières pour les recherches de sample ?

Arshi­tect : Pour le sam­ple, c’est sim­ple : tu as énor­mé­ment de chance, ou pas. J’avais vu une anec­dote sur Primo et le morceau « Nas is Like », un clas­sique en ter­mes de beat, et il était à deux doigts de jeter le vinyle, il a décidé de l’écouter quand même, et voilà ce que ça a donné. Pour Mil­lésime 2, Perm a sam­plé du rock, ce que l’on fait moins souvent.

Per­mOne : Nos références vont quand même rester la soul, le jazz, la funk, en grande majorité.

Guan Jay : Et pour trou­ver les sons, il y a un peu de tout, vinyle, MP3, CD…

Arshi­tect : Ça peut même être de mau­vaise qual­ité : Atom rat­trape presque tout ! S’il fal­lait acheter un vinyle pour chaque sam­ple, ce serait encore plus dur pour boucler les fins de mois…

Entre­tien réal­isé le 11 février 2014, chez Musicast.

Portrait – Sax Machine insuffle le souffle au corps

Une interview publiée en juillet 2014 dans Coup d’Oreille, qui me rappelle surtout l’ambiance particulière des concerts dans les péniches du XIIIe arrondissement, sur le quai près de la BnF…


MC/​DJ : la for­ma­tion orig­inelle du hip hop, comme la musique elle-​même, a évolué avec les années. Le trio Sax Machine, avec Guil­laume au sax­o­phone, Pierre au trom­bone et Race­caR et Jay-​Ree qui se relaient à la place du emcee, vient remet­tre un peu de désor­dre, à grands ren­forts d’improvisation.

Quand on les voit mon­ter sur scène, c’est la sur­prise : pas de platines, pas de bat­terie, on sont les beats et drums sur lesquels se casser la nuque ? Pour autant, Sax Machine ne manque pas d’air : le duo Pierre et Guil­laume s’est d’abord approché de Jay-​Ree, MC sing­jay, pour l’EP Reloop, en 2012, avant de tra­vailler sur Speed of Life avec le précé­dent et Race­caR, MC de Chicago, heureux parisien depuis quelques années.

Leur his­toire com­mence à Rennes, ville natale du duo de « souf­flants » et d’un autre groupe atyp­ique, Soul Square. C’est d’ailleurs Arshi­tect, de la for­ma­tion, qui met en con­tact tout ce petit monde après le vol­ume un de leur Mil­lésime. « Nous avons ren­con­tré Race­caR à la mai­son, et, sans se con­naître, nous sommes par­tis dans une séance d’impro qui a duré toute une journée », se sou­vient Guil­laume, aux sax­o­phones bary­ton et alto.

Une pre­mière expéri­ence qui va finale­ment faire office de méth­ode de tra­vail : si l’enregistrement du pre­mier album Speed of Life s’est effec­tué selon des canons plus tra­di­tion­nels, avec écri­t­ure et pro­duc­tion suivie, l’improvisation pré­side aux séances. « On aime ce principe du live éphémère, quand la musique pré­side vrai­ment la ses­sion, ce côté spon­tané per­met de ne pas se sen­tir seule­ment exé­cu­tant en live, mais créa­teur », explique Pierre, au trombone.

RacecaR

Quand à Race­caR, désor­mais bien connu sur la scène française, voire européenne, il a des années de pra­tique der­rière lui : « J’ai écrit mes pre­miers textes après le lycée, en 1987 : beat­box­ing, turntab­lism, break, graff, j’ai tout expéri­menté jusqu’à me spé­cialiser en tant que MC. » Un pas­sage par toutes les facettes du hip hop, qui donne, à l’écoute du rappeur, la sen­sa­tion d’une aisance non feinte : en live, Sax Machine démarre au quart de tour.

Si la pra­tique est mar­quée par cet aspect récréatif, la tech­nique est des plus sérieuses : « Nos instru­ments ne sont pas har­moniques, et on ne peut jouer qu’une seule note à la fois », explique Guil­laume. L’absence de drums ne les a pas arrêtés : cha­cun doté d’une série de pédales, les musi­ciens enreg­istrent leurs pro­pres notes avant de lancer des boucles pour s’autoaccompagner, et con­stru­ire au fil du morceau un sys­tème com­plexe. « Il faut faire vivre ses loops, et faire le DJ pen­dant que l’autre s’occupe des cho­rus, jon­gler entre les places de rif­feur et de soliste… », détaille Pierre.

Une gym­nas­tique musi­cale qui tient tout le groupe en forme, hors des fig­ures imposées du genre : quand les musi­ciens super­posent les loops, Race­caR se joue des syl­labes sans bal­bu­tier. Après des col­lab­o­ra­tions avec Mod­ill et K-​Kruz, ce dernier s’est exilé en Europe en 2010 où il a pu entretenir son amour du hip hop « en décou­vrant d’autres styles de musique, hors des États-​Unis », en gar­dant cet appétit pour les per­for­mances avec des musi­ciens live, qu’il avait déjà développé aux US avec 4 groupes différents.

Les instru­ments à vent de Sax Machine char­ri­ent celui de la Nouvelle-​Orléans : Guil­laume et Pierre, dévoués aux cuiv­res, ont fait le déplace­ment jusqu’à la ville de Louisiane, au Sud des États-​Unis. « Les dimanche, à tour de rôles, les asso­ci­a­tions de quartiers, les sec­ond line, organ­isent des défilés dans les rues, avec un march­ing band suivi par des cen­taines de per­son­nes, qui trim­bal­lent des bar­be­cues à roulettes, des glacières », se sou­vient Guil­laume. « Ils ont tout capté, ils jouent avec leur coeur et les gens dansent dans les rues », com­plète Pierre.

« À la Nouvelle-​Orléans, les ghet­tos sont dans les centres-​villes, et restent des quartiers chauds, très pau­vres. Les sec­ond lines per­me­t­tent aussi de faire le lien entre les dif­férentes com­mu­nautés, même si cela n’évite pas les fusil­lades occa­sion­nelles », détaille Pierre. Blues, jazz mod­erne, musiques caribéennes, vieux stan­dards et hits radio­phoniques mélangés, et surtout l’amour de la musique, dans la façon dont elle s’échappe des instru­ments : il reste de l’ivresse néo-​orléanaise dans les rythmes de Sax Machine.

Rap Genius : que la lumière soit

Un article paru en février 2014, assez daté, forcément, puisqu’à l’époque, la plateforme Rap Genius faisait encore office de semi-nouveauté. Un petit texte à mi-chemin entre entretien, portrait et courte analyse.


Depuis bien­tôt 4 ans, l’ampoule de Rap Genius éclaire les recoins les plus som­bres des allées alam­biquées du rap et du hip hop français. Et 2014 s’annonce déjà comme une année clé pour le site, entre la sor­tie d’une appli­ca­tion, celle de la Rap Genius Tape et bien­tôt la dif­fu­sion d’un EP mensuel.

Un Wikipé­dia sur l’air du rap, il fal­lait l’inventer : en 2009, 3 étu­di­ants de Yale se pren­nent la tête sur les paroles de Fam­ily Ties, par Cam’ron. Pour se départager, et puisque les Améri­cains ne font rien à moitié, ils se lan­cent dans un site web par­tic­i­patif : Rap Genius est né. Ou plutôt, Rap Exe­ge­sis, le nom qu’il porte pen­dant quelques mois.

En 2010, Clé­ment, l’un des deux respon­s­ables de la ver­sion fran­coph­one du site (avec Bran­don), fait un tour sur le site US : « J’écoutais l’album Ara­bian Pan­thers, de Médine, et j’ai cher­ché des expli­ca­tions sur Rap Genius. J’ai remar­qué qu’il n’y avait aucune track en français. Je leur ai envoyé un mail et j’ai com­mencé à ajouter des morceaux de mon côté. »

Aujourd’hui, l’équipe s’est con­sid­érable­ment éten­due : 70 per­son­nes con­tribuent régulière­ment, dont une soix­an­taine d’éditeurs, et 10 en for­ma­tion, qui vali­dent les con­tri­bu­tions extérieures. Car c’est ici que Rap Genius puise sa force : plusieurs cen­taines de volon­taires expliquent, décryptent, se dis­putent autour des paroles écrites par les artistes. Outre-​Atlantique, ils sont des mil­liers à aug­menter le champ du site, quotidiennement.

Le fonc­tion­nement du site est désor­mais bien connu : les phases et punch­lines sont expliquées, avec des con­tri­bu­tions directe­ment pub­liées sur le site, en rouge. La val­i­da­tion par les édi­teurs vient a pos­te­ri­ori, ce qui occa­sionne par­fois quelques per­les WTF… Dans tous les cas, les expli­ca­tions non validées sont dis­tinctes, pour assurer la crédi­bil­ité et l’exactitude de la plateforme.

Le rap français n’a pas oublié de ren­dre hom­mage au Genius… (voir plus bas)

Mais la vraie con­sécra­tion, pour ces pas­sion­nés, vient quand un artiste valide une inter­pré­ta­tion : « Pour le moment, on compte à peu près une cen­taine de comptes artistes en France, pour plusieurs mil­liers dans le monde. 99 % d’entre eux sont très ent­hou­si­astes à la lec­ture des con­tri­bu­tions », détaille Clé­ment. Il y a de quoi : en plus de recenser la total­ité des paroles, le site offre la pos­si­bil­ité d’approfondir et de met­tre en valeur les textes, quand le rap game chéri des médias a ten­dance à ne jouer que de clips et bitchs.

Repar­tons de l’autre côté de l’Atlantique : en quelques années, Rap Genius est devenu un point de rendez-​vous pour tous les pas­sion­nés. L’investissement mas­sif (15 mil­lions $) de Ben Horowitz, homme d’affaires fan de rap, dans la plate­forme lui a per­mis de se dévelop­per con­sid­érable­ment, et d’écarter les prob­lèmes de mod­èles économiques. Jusqu’à attirer les con­voitises : en novem­bre 2013, le lobby des labels qu’est la National Music Pub­lish­ers Asso­ci­a­tion, aux États-​Unis, réclame le retrait des paroles pour infrac­tion aux droits d’auteur. Un lit­ige tou­jours en cours, qui oblige le site à s’arranger avec cer­tains majors. En France, toute­fois, « un tra­vail impor­tant se fait avec les majors, notam­ment Def Jam et Because Music », pré­cise Clément.

Et pour cause : mine de rien, Rap Genius Fr dis­pose désor­mais d’une force de frappe impres­sion­nante dans le milieu. Avec des clins d’oeil réguliers de la part des artistes eux-​mêmes : « Quand Médine, dont les paroles ont «inau­guré» Rap Genius Fr, nous a cité dans une chan­son [« Biopic, NdR »], j’étais très hon­oré. Quand Disiz a fait son morceau, pareil, ça fait chaud au coeur… »

Outre la sor­tie d’une appli mobile, l’actualité de Rap Genius est brûlante : la semaine dernière, le site pro­po­sait sa pre­mière mix­tape, la Rap Genius Net Tape. 19 morceaux inédits, dont 4 com­posés par les vain­queurs (Kila Kali et Ou2s, Malik, Phases Cachées et Tekilla) d’un con­cours qui a rassem­blé près de 400 par­tic­i­pants. « Les artistes ont vrai­ment assuré, en nous four­nissant des tracks mas­ter­isées et mixées de bout en bout. Il y en a cer­tains avec lesquels nous avions déjà tra­vaillé, dont L’indis et Zekwe Ramos, pour des inter­views ou des val­i­da­tions de compte, d’autres qui voulaient y être, et d’autres qui étaient nos coups de coeurs per­son­nels », explique Clé­ment. Une suite prévue ? « Pour le moment, on va se reposer, en prof­iter. Nous y réfléchissons, peut-​être un for­mat album avec un con­cept der­rière… »

Le 12 février, le site devien­dra égale­ment parte­naire d’un con­cert, le show­room privé de Tito Prince, Black Kent et 3010, avec Rap Mag, Généra­tions et Canal Street. Un des signes de l’audience gran­dis­sante de la plate­forme, tout comme les 5.000 télécharge­ments cumulés pour la tape #RGNT, en moins d’une semaine. Rap Genius pro­posera égale­ment, dès le mois prochain, un EP 3 titres men­suel, sous le titre The Big Three by Rap­ge­nius, et dif­fusé par ses soins. Et la lumière fut…

Pour télécharger la Rap Genius Net Tape, c’est par ici

Interview – Nick Kent : « Pour attirer l’attention, il faut verser dans l’extrême »

Comme indiqué en fin d’article, cet entretien a été réalisé dans un cadre assez inattendu pour une rencontre avec Kent, un vrai “enfant terrible” du rock britannique, côté journalisme et critique. Le festival Livres et Musique de Deauville, aussi qualitatif soit-il, est traversé par une ambiance petite-bourgeoise, dans une ville clinquante hantée par des rockers vieillissants… Nick Kent, rangé des comportements outranciers, n’alluma qu’un seul joint de toute l’interview, mais fut particulièrement affable.


De pas­sage à Deauville pour le Fes­ti­val Livres et Musique, l’enfant ter­ri­ble de la… cri­tique rock bri­tan­nique, Nick Kent. Mor­ris­sey sait des choses sur lui « à défriser un afro », mais autant deman­der au trublion en per­sonne, qui n’a pas perdu son souf­fle pour nous répon­dre entre deux bouf­fées, d’enthousiasme et de tabac.

Vous tra­vaillez en ce moment sur une réédi­tion de Sticky Fin­gers des Rolling Stones, en quoi cela consiste-​t-​il ?

Nick Kent : Ces trois dernières années, j’ai bossé avec les Rolling Stones, j’ai fait l’assistant. Mick Jag­ger m’a appelé, parce qu’ils veu­lent que des gens plon­gent dans leurs archives, en vue de les ressor­tir avec des inédits. Ils ont déjà fait Exile il y a 4 ans, Some Girls aussi, et ils veu­lent main­tenant sor­tir Sticky Fin­gers. Sticky Fin­gers est un album sur lequel il est dif­fi­cile d’écrire, surtout à pro­pos du proces­sus créatif. Il a été enreg­istré par phases, et il y a des prob­lèmes judi­ci­aires entre Decca, leur pre­mier label et Atlantic, le suiv­ant, sur lequel allait sor­tir Sticky Fin­gers. Les Stones n’étaient pas sous con­trat lors de l’enregistrement.

Avez-​vous accès à beau­coup d’enregistrements ?

Nick Kent : J’ai accès à toutes leurs archives, et il y des putains de mil­liers d’enregistrements de cette péri­ode. Ils enreg­is­traient toutes les nuits, tout et n’importe quoi. Les archives des Bea­t­les ou de Bob Dylan sont très bien classées : voilà « « Yes­ter­day », takes D ». J’ai passé énor­mé­ment de temps à écouter ses archives, qui sont majori­taire­ment con­sti­tuées de vieux blues/​jazz. Il faut écouter 8 heures de merde pour trou­ver 5 min­utes d’enregistrements cor­rects : les Stones étaient comme ça, pou­vaient être le pire groupe du monde. En enreg­istrement, en répéti­tion, si Richards ou Jag­ger n’étaient pas motivés, c’était horrible.

Cherchez-​vous égale­ment à recueil­lir les sou­venirs des gens présents ?

Nick Kent : Aucun de ceux qui étaient présents n’a les mêmes sou­venirs de ces enreg­istrements, per­sonne ne se sou­vient du lieu et de l’endroit où les chan­sons de Sticky Fin­gers ont été enreg­istrées. La bat­terie ou la gui­tares ont pu être enreg­istrées en avril, mais en décem­bre, ses par­ties sont à nou­veau réen­reg­istrées. Ils jouaient la même chan­son pen­dant des mois. « Can’t You Hear Me Knock­ing », avec ses 5 min­utes de jam, vient de deux ses­sions : une pour la chan­son, et une autre pour le jam avec Mick Tay­lor. Cet album a véri­ta­ble­ment été piloté par Mick Jag­ger et Jimmy Miller, Keith Richards n’était pas en grande forme à ce moment-​là.

Il n’était même pas là pour la moitié des ses­sions, il ne venait même pas. Mick Jag­ger jouait de la gui­tare. Richards est sur Brown Sugar, même si Mick Jag­ger l’a inté­grale­ment écrite, y com­pris le riff. Il a écrit Wild Horses, et il est dessus. Il est là pour le riff du début de « Can’t You Hear Me Knock­ing », pen­dant les 2 pre­mières min­utes de la chan­son. Mais l’instrumental est assuré par Mick Tay­lor, Billy Pre­ston, Bobby Keys, Char­lie Wat­son, Bill Wyman. Keith Richards n’est pas sou­vent là.

Mick Tay­lor s’en sou­vient bien, il était dans deux chan­sons de Let It Bleed, mais Sticky Fin­gers est son pre­mier album avec les Stones. Mar­shall Chess, qui était à la tête de Rolling Stones Records, il était là à toutes les ses­sions. Keith Richards ne se sou­vient de rien, parce qu’il n’était pas là, ou «absent» pen­dant les enreg­istrements. Les 23 de Exile on Main Street ont été enreg­istrés pen­dant les ses­sions de Sticky Fin­gers. Ils ont emmené les ban­des à Nell­côte, en France, et aux États-​Unis. Il y a peut-​être six chan­sons qui vien­nent de Nell­côte, « Tum­bling Dice », « Casino Boo­gie », « Ven­ti­la­tor Blues », « Happy » et deux autres. Les autres vien­nent des enreg­istrements de Sticky Fin­gers. Les Stones ont tou­jours enreg­istré comme cela : Keith Richards pou­vait repren­dre des enreg­istrements et refaire la basse. Bill Wyman n’est pas sur beau­coup d’albums des Stones, même s’il était avec eux en live.

À quand remonte votre pre­mière ren­con­tre avec les Stones ?

Nick Kent : Je suis né à Lon­dres, mais ma famille et moi avons démé­nagé au Pays de Galles à mes huit ans. Quand j’avais douze ans, un de mes cama­rades avait son père qui organ­i­sait un événe­ment local de catch, mais aussi des con­certs à Cardiff. Il m’a invité à un con­cert des Rolling Stones, lorsqu’ils n’avaient que deux sin­gles à leur actif, et aucun hit. J’avais douze ans, et je ren­con­trais les Stones, avec Brian Jones en leader, vingt ans à l’époque, très sym­pa­thique. Ils étaient très énergiques, trois con­certs par jour.

L’écriture de livrets, les arti­cles du Guardian ou de Libé, ce sont des choses qui vous occu­pent, à présent ?

Nick Kent : Je suis plus connu pour mes obser­va­tions sur les groupes dans leur vie com­mune, ou musi­cale, mais l’exercice ne me déplaît pas. Je suis un retraité du jour­nal­isme print. Je n’ai pas écrit d’articles pour un mag­a­zine depuis très longtemps. J’ai aimé The Guardian, ils payaient bien et ne foutaient pas le bor­del dans ce que j’écrivais. Prob­a­ble­ment un des meilleurs jour­naux en Angleterre, avec le Times [sa com­pagne Lau­rence Romance y pub­lie régulière­ment des arti­cles, dernière­ment sur Kurt Cobain NdR]. J’ai 62 ans, main­tenant, et puis il n’y a plus telle­ment de groupes avec lesquels je voudrais traîner. Je ne voudrais pas traîner avec Cold­play, U2 ou même les Foo Fighters.

Quand a eu lieu votre ren­con­tre avec Lester Bangs, et quels sou­venirs en gardez-​vous ?

Nick Kent : J’ai ren­con­tré Lester Bangs en février 1973, quelqu’un m’avait dit où il habitait et je me suis pointé chez lui. Il les avait prévenus de mon arrivée. Je suis arrivé à côté de Detroit, dans une petite ville appelé Birm­ing­ham, au milieu d’un grand état comme le Michi­gan, de là où venait Cream.

J’étais un peu allumé, ils voulaient se débar­rasser de moi, je voulais surtout me droguer avec de quoi fumer. Ils ont décidé de me refiler à Lester Bangs, parce que j’étais écrivain. Quelqu’un m’avait filé un tran­quil­isant, cela s’appellait Man­drax, parce que j’étais nerveux à l’idée de ren­con­trer Bangs. Du coup, j’avais l’air bourré, ce n’était pas très malin. Je me sou­viens que nous avions écouté une des pre­mières copies de Raw Power. Iggy et les Stooges me l’avaient joué, très grossière­ment, en Angleterre, avant de par­tir à Los Angeles.

À ce moment-​là, vous tra­vaillez déjà au New Musi­cal Express ?

Nick Kent : J’ai eu ce pre­mier boulot au NME très facile­ment, j’ai été très chanceux. Mais j’ai eu peur que cela ne dure qu’un temps, je voulais m’améliorer, je lui demandais com­ment il écrivait. Il ne fai­sait que par­ler, nous avions des méth­odes d’écriture très proches. Lui pre­nait du speed, et écrivait, écrivait, écrivait comme un obsédé. Il tenait un jour­nal, ce que je ne fai­sais pas. Je n’écrivais pas de let­tres non plus. Je n’écris que lorsque je sais que je dois écrire mes idées sur du papier. Je suis plus paresseux.

Mon pre­mier prob­lème, c’est que je ne pou­vais pas taper au clavier, je n’ai jamais eu le temps d’apprendre. Je suis devenu écrivain très soudaine­ment. En 1972, j’étais écrivain depuis 3 ou 4 mois, et les gens du NME essayaient de relancer le mag­a­zine avec une nou­velle for­mule. Je fai­sais par­tie de ces jeunes types, plutôt mar­rants, sur lesquels on comp­tait au début des année 70. Tout le monde attendait le retour des six­ties, la ref­or­ma­tion des Bea­t­les et le retour de Dylan. Le seul groupe qui avait survécu au pas­sage des 60 au 70, c’était les Rolling Stones, le meilleur groupe du monde à ce moment-​là. Le NME m’a donc engagé, en me promet­tant que quelqu’un taperait mes arti­cles à la machine. Cela devait être un cauchemar pour ces secré­taires, j’écrivais par­ti­c­ulière­ment mal. Mais je con­nais­sais mon sujet, avec un grand spec­tre d’écoutes en matière de musique, de la pop au clas­sique, avec une bonne com­préhen­sion du jazz. Et j’avais surtout de bons instincts.

Le mag­a­zine se vendait bien, à l’époque ?

Nick Kent : Le NME avait 60.000 lecteurs par semaine quand je suis arrivé. 6 mois plus tard, il y en avait 200.000 par semaine. L’éditeur m’avait appelé dans son bureau pour m’annoncer la nou­velle. La mai­son, qui s’appelait IPC, avait mené un sondage pour en savoir la rai­son. J’espérais que cela allait être moi, qu’il allait me féliciter… Mais les gens ne lisaient pas le jour­nal, ils s’intéressaient surtout aux pho­tos. Ils voulaient voir les fringues de Roxy Music, la dernière coupe de David Bowie, si Led Zep allait faire un con­cert… La télévi­sion ne s’intéressait pas à la musique. Les gens voulaient de l’information, pas for­cé­ment de l’opinion. C’est aussi pour cela que la presse musi­cale dis­paraît, parce que la «news» s’est reportée sur Inter­net. Plus besoin d’attendre, et les images sont directe­ment là, plus besoin de quelqu’un pour racon­ter. C’était l’Âge d’Or, mais surtout parce que la presse musi­cale était le seul endroit où trou­ver ces infos.

Com­ment avez-​vous réagi à la nouvelle ?

Nick Kent : C’est à ce moment-​là que j’ai décidé de verser dans l’extrême. Quand j’avais 15 ans, j’ai vu Jimi Hen­drix en con­cert, il y avait Pink Floyd, avec Syd Bar­rett, sur la même affiche. Et The Move, un groupe presque aussi bon que celui d’Hendrix. Ils ont fait deux pas­sages, de 18 heures à minuit, devant un mil­lier de per­son­nes, pas plus. Le pre­mier se déroulait devant des écol­iers, et Jimi Hen­drix était incroy­able­ment puis­sant, très sex­uel. L’équivalent, ce serait de met­tre une classe devant un porno, parce que Hen­drix jouait de sa gui­tare comme avec un sexe, com­plète­ment extrême, mais il avait leur atten­tion. L’assemblée venait voir de gen­tils groupes Blancs bien mis, et les écol­ières se retrou­vaient devant un Noir por­tant l’afro et jouant une musique ter­ri­ble­ment sex­uelle, quand on voy­ait encore peu de gens de couleur. Les extrêmes, comme Jerry Lee Lewis au piano ou les Who et leurs gui­tares qu’ils explo­saient. Il faut attirer l’attention.

Face à la con­cur­rence, c’est ce qui vous a per­mis de vous démarquer ?

Nick Kent : Il y a le risque de n’être iden­ti­fié plus que par ça, cette par­tie «choc». Les gens ne pren­nent plus for­cé­ment au sérieux. C’était le prob­lème de Jimi Hen­drix : un des plus grands musi­ciens de la fin du XXe siè­cle, avec John Coltrane et Miles Davies, mais quand les gens ont vu qu’il jouait avec les dents, ils ont cru que c’était une putain de blague. Les musi­ciens de jazz ne le pre­naient pas au sérieux, aussi bon pouvait-​il être. Il avait pour­tant le tal­ent qu’il faut dévelop­per pour ren­forcer ce côté improb­a­ble. Les jour­nal­istes rock étaient bons, mais ils oubli­aient qu’ils avaient pour inter­locu­teurs une audi­ence aux faibles capac­ités de con­cen­tra­tion, des ado­les­cents. Il faut les attraper, et faire en sorte qu’ils n’oublient pas.

Com­ment vous regar­daient les musi­ciens de l’époque, étant donné votre réputation ?

Nick Kent : Les musi­ciens autori­saient alors les jour­nal­istes à les suivre parce qu’ils voulaient mon­trer qu’ils étaient grands, qu’ils avaient leur avion, ceci ou cela. Sou­vent, pour con­va­in­cre leurs pro­pres par­ents qu’ils n’étaient pas des bran­leurs. C’était très impor­tant pour eux. Je me sou­viens du Vel­vet Under­ground qui m’avait appelé en me deman­dant de sup­primer toutes les références à la drogue, parce que ses par­ents devaient lire l’interview. Avec Maxime Lefor­estier, ok, mais c’était les putains de Vel­vet Under­ground, ils ont fait « Heroin » !

Chez les musi­ciens que vous avez fréquen­tés, les extrêmes som­bres sem­blent vous intéresser… L’aviez vous perçu comme tel avant d’écrire The Dark Stuff [recueil d’articles sur l’autodestruction de cer­tains artistes] ?

Nick Kent : Pour verser dans ces extrêmes, il faut un peu les vivre. Et cela con­duit à une part d’autodestruction, parce qu’on vit des choses sans les endurer réelle­ment. Quand Iggy Pop fait son truc, il devient un guer­rier viking, un Mohammed Ali, dif­fi­cile d’avoir envie de se mesurer à lui. Mais, quand il y avait une bagarre, il n’était jamais au pre­mier rang. Keith Richards a des flingues, mais je ne sais pas s’il pour­rait s’en servir.

Ce n’était donc sou­vent que pure image ?

Nick Kent : Ils ont créé cette image de gros durs, et ont com­mencé à y croire. Ils ont du s’entourer de per­son­nes qui étaient vrai­ment infréquenta­bles pour com­mencer à y croire. C’est ce qu’il s’est passé avec Led Zep­pelin, qui voulaient asseoir leur autorité, leur puis­sance. Ils se sont entourés de véri­ta­bles crim­inels psy­chopathes, à la fin. Keith Richards con­nais­sait aussi de fameux las­cars, parce qu’il pre­nait de l’héroïne. Les Stones ne con­nais­saient pas San Fran­cisco, ni les Hell’s Angels. Alta­mont, c’était pour ce côté démo­ni­aque qui plai­sait alors à Jag­ger, et qu’il voulait que l’on ressente dans le film [Gimme Shel­ter, NdR], avec la magie noire. Le film Per­for­mance suit exacte­ment le même déroulé. Jag­ger se frotte à des ani­maux, mais on ne rigole pas avec ces hors-​la-​loi.

Quelle a été votre édu­ca­tion musicale ?

Nick Kent : Mes par­ents n’aimaient pas les Rolling Stones, surtout avec les gros titres. Ils ne m’auraient jamais autorisé à aller aux con­certs, mais j’y allais quand même. Ils n’aimaient pas le rock, ni la pop, il n’aimaient pas Frank Sina­tra, ou même Glenn Miller. Unique­ment de la musique clas­sique. J’avais un radi­ogramme, avec une petite pla­tine sur le dessus. J’écoutais beau­coup Radio Lux­em­bourg, c’est là où j’entendais cette musique entre 18 et 21 heures. Des clas­siques Motown, ou les pre­mières chan­sons des Beach Boys. Mon père était pre­neur de son, il a tra­vaillé pour Radio Lux­em­bourg dans les années 1950, sous un autre for­mat, avec des per­for­mances live en direct de groupes pop bri­tan­niques un peu pour­ris. Ils n’aimaient pas la musique, ni l’influence qu’elle avait sur moi. Mais il n’y avait pas vrai­ment de grande cause de rébel­lion : aux États-​Unis, ils avaient le Viét­nam, et nous avions juste la longueur de nos cheveux.J’ai appris la gui­tare quand j’étais jeune, et la lec­ture des notes pour des cours de piano. Je peux en jouer avec dix doigts. Je n’en ai pas joué depuis des années, mais je n’étais pas mau­vais. J’aurais pu être dans un groupe de rock pro­gres­sif, parce que je jouais très bien du Debussy. Mais pas du Jerry Lee Lewis.

Votre car­rière est jalon­née de pas­sages dans des groupes : pourquoi ces expéri­ences étaient-​elles temporaires ?

Nick Kent : Mon pre­mier groupe, c’était les Sex Pis­tols, avant John Lydon, où je jouais sim­ple­ment de la gui­tare. Steve Jones pou­vait à peine en jouer, je devais lui mon­trer les accords de base. J’ai tra­vaillé avec le groupe The Damned, avec qui nous avions sorti la pre­mière ver­sion de New Rose, qui est cen­sée être la pre­mière chan­son punk bri­tan­nique. J’avais mon pro­pre groupe, The Sub­ter­raneans, avec Glen Mat­lock, Henry Padovani… Je n’avais pas le tem­péra­ment d’un musi­cien pro­fes­sion­nel. Et quand on était leader, il fal­lait trier les gens, les rem­bar­rer par­fois, je n’aime pas faire ça. Faire de la musique ne m’a pas aidé dans ma carrière.Je cher­chais dans la musique l’idée du groupe, de ce mélange musi­cal avec d’autres per­son­nes. Écrire, c’est être seul et suer de son côté, la musique paraît totale­ment dif­férente. Je n’aurais pas aimer voy­ager, avoir toutes ces responsabilités.

Qu’aviez-vous voulu faire à tra­vers Apa­thy for the Devil ?

Nick Kent : Un livre a pro­pos des sev­en­ties, à la fois un mémoire, mais aussi un peu plus… Les années 1970 sont plus que les Sex Pis­tols ou Bruce Spring­steen, ils ne pre­naient qu’une chose dans la décen­nie. Je voulais mon­trer que c’était Marc Bolan pen­dant un mois, puis David Bowie, et ensuite Bohemian Rap­sody de Queen, et seule­ment les Sex Pis­tols. C’était aussi un moyen de rassem­bler ce que je savais sur des gens que je con­nais­sais bien, comme Iggy Pop ou Keith Richards, avec un point de vue unique. Quand je traî­nais avec les Stones, j’étais déjà en con­tact avec Mal­colm McLaren, avant les pre­miers jours des Sex Pistols.

McLaren ne jouait pas, il n’était pas musi­cien. Il four­nis­sait les idées, il était le con­cep­teur de tout ça, la force pen­sante. Il avait le nom des Sex Pis­tols, qui étaient un moyen pour lui de pren­dre sa revanche sur les New York Dolls, qui l’avaient remer­ciés quand il avait pro­posé ses services.

Avez-​vous envis­agé d’autres for­mats d’écriture ?

Nick Kent : J’ai écrit la moitié d’un roman, qui se déroule dans le milieu de la musique et met en scène des musi­ciens, mais c’est une fic­tion com­plète, pas un roman à clefs. J’espère, du moins, qu’ils seront entière­ment fictifs.

Entre­tien réal­isé le 19 avril 2014 à Deauville, pour le Fes­ti­val Livres et Musique

Interview – Jeff Mills et Jacqueline Caux, dans l’air du futur

Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.


D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les ama­teurs s’accordent sur une orig­ine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pio­nniers du genre), le film Man From Tomor­row de Jacque­line Caux, réal­isé en proche col­lab­o­ra­tion avec Jeff Mills, rap­pelle cette source anticipée.

Les regards se tour­nent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lac­tée. Ce soir-​là, la scène de l’auditorium du Lou­vre est gar­nie de baf­fles, comme pour un con­cert. Les ama­teurs de cinéma expéri­men­tal, les fans de techno et autres jour­naleux se sont retrou­vés sous la Pyra­mide pour y trou­ver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un por­trait, Man From Tomor­row ne se soumet à aucun canon, y préférant les com­po­si­tions de Mills.

Dès les pre­mières sec­on­des de pro­jec­tion, il devient évi­dent que le film a été pensé à deux, les créa­tions indi­vidu­elles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, audi­tive, toutes deux sen­sorielles. Le pre­mier mou­ve­ment (comme un opéra, une sym­phonie) scrute de manière épilep­tique, non ellip­tique, sur une lumière stro­bo­scopique, la sil­hou­ette et le vis­age, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique orig­i­nale du com­pos­i­teur techno, même cette pre­mière approche ne serait pas effective.

Rapi­de­ment, Man From Tomor­row s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera ques­tion de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, vien­dront d’ailleurs. De con­cep­tions par­ti­c­ulières de l’espace et de l’avenir, par exem­ple, vu sans crainte de la tech­nolo­gie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réac­tions hos­tiles à l’électronique, vue comme la déperdi­tion d’un « car­ac­tère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-​ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y com­pris avec l’outil tech­nologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libéra­teur, où la main démêle le câble de la fée électricité).

Et ce ne sont peut-​être pas les out­ils qui sont lim­ités, mais la façon dont nous nous en ser­vons : « Le prob­lème avec la musique, c’est que nous sommes per­suadé de ce qu’elle doit être », souligne en sub­stance la voix off de Jeff Mills. Une lim­i­ta­tion comme une autre, qui ferme la voie à une nou­velle créa­tiv­ité. Il en va de même du cinéma (et, plus large­ment, de toutes les activ­ités huaines), et du statut que nous accor­dons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomor­row sem­ble un peu s’égarer dans les images assez com­munes d’un asservisse­ment de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manip­u­lant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacque­line Caux fait appa­raître des plans bien plus évo­ca­teurs, et en même temps totale­ment ouverts à la per­cep­tion indi­vidu­elle de cha­cun. Car, que voit-​on, sur cette dernière image, lim­itée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Cer­tains diront les pis­tons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, emprun­tée par un art qui a encore suff­isam­ment d’essence pour y arriver.

Suite à la pro­jec­tion, nous avons pu ren­con­trer Jeff Mills pour lui poser quelques ques­tions sur Man From Tomor­row (full inter­view in eng­lish at the end of the arti­cle).

Vous avez com­posé de nou­velles bande orig­i­nales de films pour Metrop­o­lis ou Les Trois Âges, com­ment avez-​vous abordé ces compositions ?

Jeff Mills : Il s’avère utile de con­naître l’histoire du film, et la réac­tion des pre­miers spec­ta­teurs. Même la con­nais­sance de l’époque est utile, parce elle ren­seigne sur la rai­son pour laque­lle un tel film a été tourné et pro­jeté. Après ces recherches, je com­mence la pro­duc­tion en regar­dant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs par­ties. Ensuite, je com­mence à com­poser des ébauches de musique pour chaque sec­tion. Une fois cette étape ter­minée, je syn­chro­nise la musique aux sec­tions pour voir si celle-​ci est con­forme aux émo­tions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je com­pose à nou­veau. Quand la musique est con­forme, je com­mence à la mod­i­fier légère­ment pour qu’elle colle aux mou­ve­ments des acteurs et au déroulé de la scène. Finale­ment, je con­necte les seg­ments et j’ajoute si besoin quelques tran­si­tions, avant un over­dub pour ren­dre la bande orig­i­nale plus cohérente. Quand j’interprète ces ban­des orig­i­nales en live, j’apporte toutes les pistes sépare­ment, et je les pro­gramme en live avec le film. Pas avec un ordi­na­teur, à mains nues. C’est pourquoi la mémori­sa­tion du film est importante.

Bien que le film soit très expéri­men­tal, il est cen­tré sur vous : avez-​vous com­posé la bande orig­i­nale comme un enreg­istrement autobiographique ?

Jeff Mills : Bien avant que nous ne com­men­cions le tour­nage, nous [Jeff Mills et Jacque­line Caux, NdR] avons longue­ment dis­cuté musique élec­tron­ique, ma car­rière, mes con­vic­tions et d’autres sujets. L’intention a été façon­née en duo, et validée dans la même per­spec­tive. Celle-​ci devait traduire ce que je ressen­tais avec la musique techno, ma méth­ode de pro­duc­tion, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que por­trait, il était impor­tant pour le film de com­pren­dre pourquoi j’avais choisi cette pro­fes­sion, cette exis­tence. La plu­part des morceaux ont été com­posés en amont, mais pas enreg­istrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacque­line [Caux] m’a envoyé un sam­ple pré­para­toire de chaque par­tie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélec­tion de morceaux, en expli­quant quels titres seraient appro­priés pour quelle par­tie, en détail­lant la sig­ni­fi­ca­tion de chaque track.

D’ailleurs, la bande orig­i­nale sera-​t-​elle disponible chez Axis Records ?

Jeff Mills : Nous allons laisser la bande orig­i­nale liée au film. Par con­tre, je pré­pare un album pour ce print­emps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Won­der Years.

J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spé­ciale­ment la bande orig­i­nale. Pour quelle rai­son ? Pensez-​vous que la bande orig­i­nale doive « coller » aux images du film ?

Jeff Mills : J’admire beau­coup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représen­tent pour moi la plus grande influ­ence et inspi­ra­tion. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande orig­i­nale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas for­cé­ment se syn­chro­niser aux mou­ve­ments, elle doit être suff­isam­ment présente pour se fon­dre dans le scénario.

Avec quels instru­ments avez-​vous com­posé la bande originale ?

Jeff Mills : Sur dif­férents syn­thés analogiques clas­siques. Sans séquençage infor­ma­tique, ni aucun ordi­na­teur utilisé.

Qui a écrit le texte lu dans le film ?

Jeff Mills : Cette nar­ra­tion provient de dif­férentes inter­views que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores vien­nent de là.

Quand avez-​vous ren­con­tré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tour­nage de votre doc­u­men­taire Cycles of the Men­tal Machine, mais peut-​être plus tôt ?) Aviez-​vous déjà col­laboré avec des musi­ciens techno pour une bande originale ?

Jacque­line Caux : Je con­nais la musique de Jeff depuis des décen­nies, et je l’avais rapi­de­ment ren­con­tré lors de con­certs parisiens. Puis, au moment du tour­nage de mon film Cycles of the Men­tal Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis par­tie pour Chicago. Là, j’ai pu le ren­con­trer plus longue­ment dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nou­veau ren­con­tré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne com­men­cions notre film. Autant de moments et de con­ver­sa­tions néces­saires pour approcher de la meilleure manière pos­si­ble ses préoc­cu­pa­tions per­son­nelles et musicales.

Quelle caméra avez-​vous util­isé pour le film ? Où celui-​ci a-​t-​il été tourné ?

Jacque­line Caux : J’ai util­isé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la pre­mière par­tie dans un stu­dio spé­ciale­ment prévu pour les images du film, et la sec­onde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Chris­t­ian de Portzamparc.

Avez-​vous manip­ulé la lumière d’une façon spé­ci­fique­ment «techno» ? Dans le film, une cita­tion de Jeff Mills explique que la musique est trop sou­vent lim­itée par l’idée que nous en avons, abordez-​vous le cinéma de la même manière ?

Jacque­line Caux : Je n’ai pas tra­vaillé la lumière d’une manière spé­ciale­ment «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beau­coup de réal­isa­teurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu don­ner des sen­sa­tions avec la lumière, selon celles que la musique pro­dui­sait en moi. D’une manière abstraite, et non nar­ra­tive. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seule­ment dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me pro­pose des musiques en retour, liées aux images, en me lais­sant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonc­tion­ner ensem­ble, ou être dis­tincts pour éviter une redon­dance. Par­fois, être en oppo­si­tion avec la musique est aussi très intéres­sant. Tra­vailler sur des contrastes.

Man From Tomor­row doit être vu dans de par­faites con­di­tions sonores : quelle est la meilleure configuration ?

Jacque­line Caux : Le plus impor­tant est d’avoir un très bon pro­jecteur — dans le cas con­traire, ce serait comme exposer une toile en dilu­ant les couleurs avec une éponge — et évidem­ment un bon soundsys­tem. Il est pri­mor­dial d’offrir aux spec­ta­teurs une entrée dans un monde de sen­sa­tions, comme un bain sonore…

Merci à Jacque­line Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)

You worked on new ver­sions of sound­tracks for movies such as Metrop­o­lis and Three Ages, how do you han­dle the com­po­si­tion of an orig­i­nal sound­track ? How do you com­pose the sound­track ? While watch­ing the images ?

Jeff Mills : It helps to learn about the his­tory of the film and the reac­tion of the first audi­ences. Even the era is rel­e­vant, because it pro­vides an impres­sion on why such a film was made and released. After that, I start the pro­duc­tion by watch­ing and mem­o­riz­ing the film. I then, sec­tion off the film into seg­ments. Next, I start com­pos­ing music sketches for each sec­tion. Once these are done, I begin to match the music to the sec­tion to see if the feel­ing of the scene is reflected in the music. If not, I’ll com­pose more. If so, I’ll being to mod­ify the music to fit per­fectly into the move­ment of the actors and the motion of the scene. Con­nect all the seg­ments to together and maybe add a few small tran­si­tional parts and over­dub­bing to make the flow of the sound­track con­sis­tent through­out and its prac­ti­cally ready. When per­form­ing the sound­track live, I’ll bring all the sep­a­rate tracks and pro­gram them in real time and in sync with the film. Not by com­puter, but by hand. This is why I must mem­o­rize the film.

Although the movie is very exper­i­men­tal, it is focused on you : do you com­pose the orig­i­nal sound­track as an auto­bi­o­graph­i­cal release ?

Jeff Mills : Long before we started film­ing, we spent many hours talk­ing about Elec­tronic Music, my career, belief sys­tem and many other top­ics. The intent was jointly under­stand and agree on a per­spec­tive. One that trans­lated how I felt about Techno Music, the meth­ods I choose to pro­duce, what I believe, how I see the World, etc. As a por­trait, it was cru­cial to under­stand why I’ve cho­sen this pro­fes­sion and life. Most of the com­po­si­tions were already com­posed, but not released before the film was made. After film­ing, Jacque­line [Caux] sent a sam­ple batch of each of the seg­ments of the film. From those small sam­ple of frames, I for­warded a large col­lec­tion of music and sug­gested which track should go where and with what — explain­ing the mean­ing of each track.

By the way, will the sound­track be avail­able at Axis Records ?

Jeff Mills : We’ll leave the sound­track con­nected to the film. Though I’m prepar­ing a release for this spring/​summer that is sim­i­lar in style enti­tled «The Won­der Years».

I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main ref­er­ence for you, espe­cially the sound­track. Why ? Do you think sound­track have to closely stick to the images of a movie ?

Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main ref­er­ence. Actu­ally, its the Stars and what we know of them [so far] that is the great­est influ­ence and inspi­ra­tion. Stars, plan­ets and all that in between. I think the sound­track should serve the film well. It doesn’t need to stick to every move­ment, but it should be only present enough so that it pos­si­bly dis­ap­pears into the storyline.

On which instru­ments have you com­posed the sound­track for Man From Tomor­row ?

Jeff Mills : Var­i­ous clas­sic ana­logue synths. No com­puter sequenc­ing or lap­top is ever used to com­pose the music.

Who wrote the text read dur­ing the movie ?

Jeff Mills : The nar­ra­tion is from many inter­views that were con­ducted through­out the film­ing. Extracts were taken from those interviews.

When did you meet Jeff Mills (I guess for your doc­u­men­tary The Cycles of The Men­tal Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?

Jacque­line Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I prob­a­bly meet him breefly in some con­certs in Paris. Then, when I went to Detroit for film­ing my movie «The Cycles of the Men­tal Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet sev­eral times in Paris before start­ing our movie. Nec­es­sary times and con­ver­sa­tions to bet­ter approach his per­sonal and musi­cal preoccupations.

Which type of cam­era do you use for film­ing ? Where was the movie shot ?

Jacque­line Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a spe­cial stu­dio for pic­tures mode, and the sec­ond part at La Cité de la Musique, from Chris­t­ian de Portzam­parc architect.

Do you work on light­ning in a spe­cial «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote dur­ing the movie about how we con­sider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cin­ema and images (a com­mon idea wants that «true cin­ema images» aren’t blurred, tell a story, fol­low a char­ac­ter, and so on…) ?

Jacque­line Caux : I did not work at all on light­ning in a spe­cial «techno» way, you can see it… Too many peo­ple did that before me… I just wanted to try to give some lights sen­sa­tions related to my musi­cal sen­sa­tions, but in an abstract way, not in a nar­ra­tive way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff pro­pose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redon­dant. Some­time being in oppo­si­tion to the music is very inter­est­ing too. It is always inter­est­ing to work with contrasts.

Man From Tomor­row have to be viewed in ideal lis­ten­ing con­di­tions : which con­fig­u­ra­tion is the best to see the movie ?

Jacque­line Caux : The most impor­tant is to have a real good pro­jec­tor — oth­er­wise it’s like a painter you would with­draw the color with a sponge before expos­ing his work — and also have a very good sound sys­tem. It is nec­es­sary to be able to offer the audi­ence to enter a world of sen­sa­tions, like in a sound bath..