Un article paru en mai 2014 dans Coup d’Oreille, fruit d’une sympathique visite collective de l’exposition de Dominique Tarlé au Festival Livres & Musiques de Deauville. On m’a plus tard prévenu que le photographe aimait en rajouter dans ses interactions avec les Stones, brodant ses souvenirs à l’envi. Et pourquoi pas, après tout ?
Pour un dimanche, l’espoir d’une interview facile était permis. Avec l’exposition de Dominique Tarlé au Point de Vue de Deauville (bien vu l’orga du Festival Livres et Musique), interroger le photographe sur les clichés pris pendant ses six mois dans le Sud de la France avec les Rolling Stones, en 1971, s’imposait. Des tirages noir et blanc, couleur, portraits ou grands angles… Et pas mal d’histoires autour de ses instants où le photographe a su se faire oublier…
À l’intérieur, les regards vont des photos à l’homme qui leur fait face. Devant chaque cliché, entouré par des dizaines d’auditeurs, Dominique Tarlé s’arrête pour détailler une situation, un contexte, et digresse vers d’autres observations sur les Rolling Stones. 6 mois de vie commune avec eux, alors que le jeune photographe ne devait rester qu’un après-midi dans cette villa Nellcôte de Keith Richards, investie par les Stones pour enregistrer Exile on Main Street.
Dominique Tarlé expliquera être habitué à se rendre invisible depuis sa jeunesse, mais lorsqu’il le veut, il devient aussi un captivant conteur : « Les Stones bougeaient vraiment tout le temps… Je me mettais en place pour photographier Keith qui allait se mettre au piano, j’avais fait la mise au point, et il s’allonge d’un coup, la tête entre les enceintes, avec Mick derrière qui se met à la guitare… Là, mon gars, t’appuies sur le bouton, c’est tout : après, c’est flou… Mais tant pis, l’atmosphère, elle est là. »
Pour éviter la saisie de leurs bien par le Fisc anglais pour cause d’impôts sur le revenu dilapidés plutôt que payés, les Stones s’exilent en France en 1971, près de Villefranche-sur-Mer. La villa Nellcôte, bâtisse Belle Époque, devient une sorte de bunker où les autorités françaises acceptent que les Stones vivent leur vie comme ils l’entendent. Évidemment, le groupe ne manque pas d’inviter amis, connaissances ou dealers, pour quelques nuits d’insomnie…
Le blues : dans Exile on Main Street, il est joué avec envie par les Stones, rivalise avec le rock à la sortie des amplis. Mais cet album aujourd’hui culte se fait alors attendre : les Stones jouent, chantent, mais n’enregistrent pas. Parmi les invités plus ou moins désirés dans la villa, Gram Parsons, guitare rythmique des Byrds pendant un an avant de former avec Chris Hillman les Flying Burrito Brothers. Après Burrito Deluxe, le deuxième album du duo, Parsons quitte le groupe pour entamer une carrière solo. Et retrouve retrouve Keith Richards à Nellcôte, pour finalement répéter de plus en plus avec lui…
Tarlé est formel : les liens entre les deux musiciens sont très forts. D’ailleurs, Keith Richards a offert la chanson « Wild Horses » a Parsons pour le deuxième album des Flying Burritos, et s’apprête à faire de même avec « Honky Tonk Women ».
« Sur cette photo, quand Mick arrive, Keith est en train de chanter avec Gram Parsons, et là Mick se dit : «Putain, ces deux-là vont me foutre dans la merde.» L’idée de Gram, c’est que Keith produise son album solo sur Rolling Stones Record. Et Mick, qui n’est pas le dernier des cons, se dit que Keith va jouer, chanter, composer sur cet album solo. La promotion va suivre, avec les concerts, et Mick sait qu’il va perdre son guitariste pendant un an et demi minimum. Je peux vous dire que là, il cogite. » Pour le chanteur d’un des plus grands groupes du monde, aucune hésitation : l’enregistrement d’Exile se fera ici, dans la villa Nellcôte. Et peu importe si Keith est encore accordé sur la guitare de Gram Parsons, qui quitte rapidement la maison, sans jamais suivre le groupe en studio, ni enregistrer son propre album avec Keith. « Sauf que tout la musique qu’ils ont en tête après des mois à jouer ensemble va se retrouver sur Exile on Main Street », termine Tarlé.
Une seule photo de l’exposition montre Gram Parsons, assis sur une balustrade face à Keith, pas l’air bien solide face au personnage le plus sulfureux du rock. Et pourtant, l’amitié entre les deux est réelle, et Richards prend très au sérieux l’album que Parsons a en tête. « À l’origine, le rock’n’roll, ce sont de jeunes blancs-becs américains, des Elvis Presley, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, ou Buddy Holly qui décident de mélanger la country music des péquenauds américains avec la musique des esclaves Noirs Américains, dans les années 50, malgré le racisme terrifiant », explique Tarlé. « L’idée de Gram pour son album solo, c’est d’aller encore plus loin, et de mélanger toutes les musiques blanches et toutes les musiques noires américaines, pour créer une nouvelle musique. Ce double album, Exile on Main Street, c’est celui que Keith et Gram ont en tête. Moi, qui était présent tous les jours, je n’ai jamais vu Gram en studio avec les Stones, mais il est présent dans l’album par l’esprit. C’est pour cela qu’il a été mal reçu au départ, parce qu’il part un peu dans tous les sens. Du blues, de la soul, de la variété, ça se mélange, y compris au sein d’une seule chanson… »
Difficile de retrouver, sonoriquement, Exile on Main Street dans GP (quoique : essayez « Cry One More Time »), l’album solo de Gram Parsons, sorti en 1973. Cette même année, le musicien trouve la mort à Joshua’s Tree, un arrêt brutal et encore inexpliqué, probablement un mélange d’alcool et de drogues. Mais il y a sûrement plus à voir avec la méthode, une façon de concevoir l’album. Mais, sans aucun doute, Exile on Main Street s’est fait à partir de ce départ pour un pays, certes sympathique, mais légèrement décevant, surtout dans ces conditions de « détention » pour les Stones. Les membres du groupe sont coupés du monde dans leurs propriétés, sans journaux, radio ou télévision : les seules nouvelles du reste du monde viennent avec leurs invités.
Les tensions financières, c’est certain, sont présentes : « Cette époque est plutôt lourde, avec la création du label Rolling Stones Records, distribué par des maisons de disque aux États-Unis, en Europe, ou ailleurs, qui nécessite une négociation des contrats », détaille Dominique Tarlé. Par-dessus ça, les Stones sont en plein procès avec leur manager Allen Klein, « qui leur a sucré tout leur argent », tranche le photographe.
La bataille judiciaire durera 17 ans : le fameux manager des Beatles avait assuré ses arrières dans les contrats dès les premiers albums des Stones, et floué le groupe, l’année précédente, en montant une société dont il était le seul propriétaire, Nanker Phelge (US). Le « (US) » est important, puisque Nanker Phelge était également le nom d’une autre société de distribution appartenant majoritairement aux Rolling Stones. Klein leur proposa donc un contrat avec Nanker Phelge (US), et le plus grand groupe de rock du monde pensa signer un contrat en sa faveur… Avec des documents en règle, Klein pu gagner le procès, et empocher les dédommagements.
« Les pertes financières astronomiques sont aussi la cause de leur exil, organisé par Jacques Chaban-Delmas sur une requête de son ami Rupert zu Loewenstein [le gestionnaire de droits des Rolling Stones, NdR] », assure Dominique Tarlé devant une assemblée soufflée. Dans le train du retour de Deauville, certains jetteront des doutes sur les histoires de Tarlé, soulignant que l’homme fait sa propre légende. D’ailleurs, seules 6 chansons de Exile… y auraient été enregistrées, rapporte Nick Kent. Bien sûr, mais le blues a toujours fait sonner ce genre d’histoires, des pactes avec le diable au croisement des routes, ou des cendres des ancêtres sniffées…
C’est Action Bronson qui m’avait fait m’intéresser à cette thématique du rap, plutôt intéressante à explorer. Depuis la parution de cet article en août 2013, de nombreux livres de cuisine ont été signés par des rappeurs américains…
La sainte-trinité du rap, c’est surtout Money, Weed & Bitches. Un cliché souvent vérifié, à la peau dure, mais qui, à force de baigner dans son jus, s’efface devant d’autres centres d’intérêt. Le rappeur Action Bronson, chef cuisinier en premier lieu, a attiré l’attention par ses goûts culinaires pointus, mais la bonne chère, à l’instar de la bonne chair, apparaît pour les rappeurs comme un bon et autre moyen de brûler la chandelle par les deux bouts.
All you can eat
Le rappeur mange : l’instru, les punchlines, les wacks MCs qui n’en peuvent plus bien avant lui. Il n’en a jamais assez, se sert à même le plat, se prépare un repas avec le DJ : chacun ramène ses ingrédients, cueillis dans la musique comme dans la culture populaire, et le festin est fameux.
Mais la disette, souvent, précède la dégustation : en 1979, Kurtis Blow, le premier rappeur américain à développer une carrière à l’international, exporte l’image d’un art musical venu de la rue, et principalement du ghetto. Sur son premier album, la chanson « Hard Times » évoque ainsi un quotidien rendu pénible par le prix des denrées alimentaires : « The prices going up, the dollars down ».
3 années plus tard, les Furious Five rappent le même thème sur le hit international que leur a composé Grandmaster Flash : « Eatin› outta garbage pails, used to be a fag hag » (« Elle mange dehors dans les poubelles, plutôt une femme de mauvaise vie »), constatent-ils pour décrire le paysage au petit matin, à Brooklyn. Souvent issus des classes populaires, les rappeurs se retrouvent confrontés à des obstacles autant économiques que sociaux, qui les privent eux et leurs pairs d’un repas décent.
Le ventre vide mais la tête pleine de punchlines, le MC lutte avant tout pour sa survie, basique et éloignée des clichés d’un genre musical qui serait uniquement basé sur la cupidité ou l’amoncellement capitalistique. Ce sont les pires années du rappeur, qu’ils traversent comme d’autres musiciens précaires avant eux (citons, en écho à la chanson de Kurtis Blow, celle de Dylan extraite de son premier album).
Une fois la sécurité alimentaire assurée, les rappeurs continuent d’ailleurs de se souvenir, avec une émotion non dissimulée, des temps plus durs : la référence aux périodes de famine fait d’ailleurs partie intégrante de l’authenticité que tiennent à souligner les rappeurs, gage de qualité pour une musique qui « vient de la rue ». Notorious B.I.G., entre 140 et 180 kilos sur la balance, se souvient ainsi « du temps où [il mangeait] des sardines pour seul dîner » dans « Juicy », extrait de son premier album. Maître Gims, avant de squatter Skyrock et les panneaux d’affichage des stations de métro, a bien galéré pour remplir son assiette : « Parfois ça devient un luxe, cousin, de s’payer du riz cantonnais », explique-t-il dans « À la base », autobiographie sonore.
Après des années de serrage de ceinture, difficile d’en vouloir aux rappeurs s’ils font état d’une goinfrerie sans limites. Les Fat Boys, originaires de Brooklyn, décrivent ainsi une orgie de nourriture dans la chanson au titre qui annonce la couleur et saveur des plats : « All you can eat ». Poulet, saucisse, frites, macaroni au fromage, salami, jambon, beurre, tout y passe, même la laitue. À 3,99 $ le repas à volonté, comme le précise la chanson, difficile de se priver…
Le ventre creux peut-il conduire à rapper sur les trottoirs pour récolter quelques pièces ? Officiellement, non : rapper pour manger apparaît comme un déshonneur sur un terrain où le performeur pratique son art avant tout parce qu’il est bon, et parce que trop de petites frappes tentent de tirer profit du genre musical. Dans le clip de Fuck wit Dre Day, Dr. Dre ridiculise d’ailleurs son rival Eazy-E en le figurant en train d’user sa semelle sur le macadam, un panneau « Will rap for food » entre les mains, brisé par l’équipe Death Row. En 2001, les Cunnylinguists reprennent la blague pour en faire un album brillant, mais qui naît de la faim comme en témoignent les premières lignes : « Je suis fauché, mec. »
L’argent gouverne tout, et le prix des denrées alimentaires ressemble à la plus grande fortune du monde lorsque les poches sont vides : en signant l’anaphore C.R.E.A.M., le Wu-Tang ne se pose pas seulement comme un crew de MCs particulièrement remontés (en neige), mais rappelle que le « Cash Rules Everything Around Me », y compris la survie des plus démunis, qu’on laisse mourir de faim à quelques pâtés de maison d’un repas où ils ne sont pas conviés.
L’organisation caritative Will Rap 4 Food entretient d’ailleurs la lutte contre la faim, à travers des actions sociales, des collectes de fond et des concerts, évidemment, pour alerter et prévenir la précarité alimentaire. Opérant principalement sur la côte Est des États-Unis, Will Rap 4 Food organise quelques événements par mois, préparation et distribution de sandwichs incluses, ainsi qu’une conférence virtuelle hebdomadaire pour fédérer les actions et localiser les zones les plus touchées par la disette.
Rapper sur la nourriture, un sujet sur le plan de travail
Toutes les morphologies peuvent rapper : endomorphe, mésomorphe, ectomorphe, chaque catégorie aura connu ses représentants. Big Pun se classe dans la première, Booba la seconde et Dany Dan la troisième. Tous les appétits sont là, sans discrimination : à part « eatin’ pussies », activité préférée de bon nombre de rappeurs US si l’on se réfère aux paroles de leurs chansons, les MCs gardent les pieds sur terre et le ventre au même niveau.
En tant que lieu de socialisation, les restaurants et autres fast-foods s’imposent d’abord comme des lieux parfaits depuis lesquels commencer la battle de rap ou le diss à la base des meilleures punchlines. Ainsi, c’est parce que la vendeuse d’un McDonald’s s’avère un peu trop longue à la détente que Disiz la Peste pète les plombs dans la chanson du même titre. En 2013, rien n’a changé : « Quand Hache-P il mange, faut que personne lui parle », explique le manager Davidson à propos du MC du groupe MZ, posé dans un kebab. Le rappeur apprend à défendre aussi chèrement son assiette que son territoire : au début de Ghettolude I du groupe Idéal J, c’est un frite-merguez (autre temps, autre bouffe) qui fait l’objet de toutes les attentions.
Action Bronson, originaire du Queens, avait trouvé la place idéale pour ne pas manquer de nourriture tout en exerçant sa passion : chef cuisinier dans plusieurs restaurants, et même pour l’équipe de base-ball new-yorkaise, les Mets. À l’instar de ses collègues qui ont appliqué les recettes de fabrication de drogues diverses (Jay Z ou Yelawolf font référence à l’art culinaire des stupéfiants, « to cook meth », dans leurs chansons), Bronson est un véritable chef cuisinier capable d’apprécier et surtout de préparer des plats aussi divers que variés. Il s’est même illustré dans une websérie de recettes vidéos, et préparerait une émission (télévisée ?) consacrée à la cuisine.
Le rappeur réserve d’ailleurs une place de choix à la bonne chère dans sa musique : « Personne ne rappe sur la bouffe comme moi. Je rappe sur les ingrédients raffinés, tout ces trucs que seuls les véritables chefs et les gourmets connaissent », revendique-t-il auprès du magazine Rolling Stone. Dès sa mixtape Bon Appetit .…. Bitch!!!!!, sortie en 2011, le rappeur multiplie les références comme d’autres le pain : outre « Roasted Bone Marrow » (l’os à moelle grillé), le rappeur cite effectivement des mets rares, signe de la présence d’un connaisseur. « Aged Manchego » fait ainsi référence à un fromage espagnol à base de lait de brebis, tandis que l’excellent « Ceviche » tire son nom d’une appétissante marinade de fruits de mer. Et le rappeur ne réserve pas ces références à ses seules mixtapes, puisque son premier album Dr. Lecter contient les chansons « Brunch » ou « Forbidden Fruit », qui file la métaphore du pêché charnel mêlée à une dose substantielle de bon-vivant. « Pour you a little more wine, I see your glass low » (« Je te ressers du vin, je vois que ton verre est presque vide »), jette le MC pour lancer le morceau.
Alors, Action Bronson, obsédé par la bouffe ? Il semblerait plutôt que, comme les rappeurs gangsta ont pu le faire avec leur univers rude, le Master Chef se base simplement sur le milieu dans lequel il évolue. La chanson « Borderline », toujours extraite de Bon Appetit .…. Bitch!!!!!, semble ainsi enregistrée directement dans la cuisine d’un restaurant, avec les aides-cuisiniers mexicains du rappeur à ses côtés.
Bien évidemment, il n’est pas obligatoire de passer devant les fourneaux pour rédiger un texte sur la nourriture : pour la seule métaphore, ou bien la beauté de la rime, bon nombre de rappeurs se sont appuyés sur leur alimentation ou celle des autres pour y trouver une structure lyristique. MF Doom (aussi connu sous les noms de Viktor Vaughn ou King Geedorah) y trouve ainsi suffisamment d’inspiration pour produire trois albums centrés sur la nourriture. Avec MM… Food, MM… Leftovers et MM… More Food, tous sortis en 2004, le rappeur révèle un appétit du sample particulièrement développé, et organise sa petite cuisine dans son coin, la consommation effrénée de marijuana lui donnant pas mal de raisons pour enchaîner les plats comme les tracks.
Le rap, musique éminemment littéraire, requiert pas mal d’imagination pour remplir toutes les lignes que le rappeur crachera à la face du monde, et, à ce titre, le garde-manger se révèle être une réserve particulièrement riche en métaphores. « French-vanilla, butter-pecan, chocolate-deluxe/Even caramel sundaes is getting touched » énumère ainsi Method Man depuis le toit du camion à glace dans « Ice Cream » de Raekwon. Les désignées, bien entendu, sont les femmes que le rappeur fait monter dans son truck pour… faire des trucs.
À revers de l’aspect misogyne que l’on peut associer au rap, les MCs féminines rappent peu sur ou depuis la cuisine : Missy Elliot, excitée, demande à Fifty Cent de la « bouffer » dans le remix de Work It, mais cela n’a rien à voir avec l’alimentation… Tout comme Lil’Kim lorsqu’elle évoque la préparation de la drogue dans « The Beehive » (« Une fois que c’est préparé, couper en huit parts égales et emballer »). Suffisamment culottée pour s’imposer dans un monde d’hommes, il est rare que les rappeuses perdent leur temps derrière les fourneaux.
Soul Food : mes racines sont dans la cuisine
En tant qu’élément qui participe à la constitution d’une culture, la cuisine y est pour beaucoup, même indirectement, dans la construction du rap game. Derrière les voitures, la drogue et les flingues (écouter la liste des ingrédients de « The Recipe », par Apathy et X-Zibit), il y a la volonté de faire entendre une voix dissidente, la bouche pleine de formules chocs.
Août 2005 : l’ouragan Katrina s’abat sur la Louisiane et la Nouvelle-Orléans, tuant près de 1900 personnes, et laissant derrière lui des dégâts estimés à près de 180 milliards de dollars. Les secours sont non seulement dépassés, mais également déployés de manière discriminatoire sur les territoires touchés. Les quartiers pauvres sont systématiquement seconds sur la liste, laissés à la destruction jusqu’à l’arrivée de promoteurs immobiliers sur les dents pour croquer un bout de terrain désolé à revendre à meilleur prix. 8 ans plus tard, le crew MIGOS sort Young Rich Niggers, enième album de trap sur lequel apparaît le titre « FEMA ». La Federal Emergency Management Agency n’est autre que l’agence gouvernementale chargée de l’organisation des secours après Katrina.
Répétée à l’envi, l’accroche « Katrina, call FEMA » ironise l’inefficacité des secours, tandis que les 3 MCs aux airs d’A$AP font danser leurs mains au son du « Hurricane Wrist ». Le mouvement du poignet mime le tourbillon de la tornade, mais aussi le mixage des ingrédients des nouvelles drogues chimiques de la région, souvent à base de médicaments : mollies, zans, lean, oxycontins, liste Quavo dans le premier couplet. Et, enfin, le mélange des ingrédients : la soul food du Sud des États-Unis.
Les origines de cette cuisine remontent à la Traite négrière, et les propriétaires européens commençaient l’exploitation coloniale à grande échelle. L’Afrique et l’Amérique deviennent des terres de choix où l’homme exploite l’homme, et les colons tiennent à maximiser les profits au passage. Les esclaves se contenteront du maigre surplus des plantations, de mauvaise qualité : navets, betteraves, pissenlits… À faire bouillir dans de l’eau crasseuse. Les coudes se serrent pour que chacun ait une place à la table : on fait beaucoup avec peu. 1 ou 2 rythmes, et la voix s’accordera avec ça. Le clip de « FEMA », à nouveau : les Young Rich Niggers font leur clip dans une salle quelconque, et les billets qu’ils arborent pourraient tout aussi bien être leurs seules économies…
Dans Nations nègres et culture, Cheikh Anta Diop revient sur la structure de la société africaine, au IVe siècle ap. J-C. Elle est organisée en castes, équivalentes à différents métiers, sous l’autorité de guerriers, les nobles. Ces derniers se consacraient à la protection, les hommes de castes à la sécurité matérielle. L’objectif ? Une autosuffisance quasiment parfaite, où chacun doit compter sur l’autre. « Aussi, avec la colonisation », écrit Diop, « ce sont les gers [les guerriers, NdR], privés de ressources, qui deviendront des hommes de métier dans les villes, rompant ainsi avec la tradition ». L’odeur de la soul food annonce des retrouvailles : l’union des méprisés. En 1995, l’album Soul Food de Goodie Mob introduit le terme « Dirty South » avec sa piste 4. La chanson homonyme « Soul Food » déroule le rap parlé, régulier des MCs (Cee-Lo Green, dynamite), recettes à la pelle : « Didn’t come for no beef cause I don’t eat steak/I got a plate of soul food chicken, rice and gravy » (« Je viens pas pour du beef parce que je bouffe pas de steaks/Je veux une assiette de soul food poulet, riz et jus de viande [également argot pour argent sale, NdR]. »)
Au choix : ailes grillées de chez Mo-Joes, poulet frit dans la graisse d’hier, spaghetti, macaronis au fromage, chou… Les mêmes ingrédients, en 1995 : 3 ans auparavant, l’ouragan Andrew dévastait la Floride, Miami et la Louisiane. L’État reste une nouvelle fois en rade, dérivant sur la pauvreté et la précarité. Parmi les plats passés en revue par Goodie Mob, il y a le « Food for my brain », une « nourriture spirituelle » qui repose plus sur la connaissance que sur la croyance, et qui permet à celui qui l’ingère de s’autosuffire. Elle peut être accompagnée d’une conviction religieuse (« Tu veux savoir est ce qu’A.L.I. ment ?/Autant demander est-ce qu’y a du porc dans mes aliments/Ne rappe ni pour la gloire ni par passion/J’n’attends d’ta part ni compliments ni ovations », Ali, sur « Strass et paillettes » de Booba, la « Prière » chrétienne de Keny Arkana), mais également consommée seule.
« Nous appelons à l’établissement d’une banque alimentaire du Sud pour aider nos frères et soeurs qui doivent quitter leurs terres sous la pression raciste, pour ceux qui souhaitent créer des coopératives agricoles, mais qui ne disposent pas des fonds nécessaires ». Alors que les revenus annuels des familles noires ne représentent que 61 % de ceux des familles blanches, l’économiste James Forman publie le Black Manifesto, avec cette mesure alimentaire en première dans la liste. Le Black Power commence par un bon repas, réalisé soi-même, avec ses propres ingrédients. Pourquoi Ghostface Killah nomme-t-il une chanson d’Iron Man « Fish », qu’il chante avec Cappadonna et Raekwon ? Parce que quelques membres du Wu-Tang sont végétariens, et inutile de souligner qu’ils s’autosuffisent largement avec la Wu-Tang Corporation, mégaentreprise vendant du merchandising à la chaîne, mais produisant des dizaines albums en retour.
« C’est à nous de dire : j’ai pas forcément envie de croire ce que l’on me raconte, et mon menu, je me le fais moi-même », explique le rappeur Shurik’n d’IAM au « Heavy Metal Cook » Gilles Lartigot. Certaines nourritures sont à éviter : le gavage n’est jamais agréable, et Yasiin Bey (aka Mos Def) pourra désormais vous le confirmer, plutôt deux fois qu’une. L’aliénation est un plat qui se mange sans réfléchir, et composer sa propre recette fait partie des moyens de s’affranchir de son joug. « Je suis bien dans ma peau et j’essaye d’éduquer les gens », explique le rappeur du Sud des États-Unis 2Chainz en annonçant un livre de cuisine à venir avec son prochain album, B.O.A.T.S II: Me Time (septembre 2013, GOOD Music). Il assure que les viandes rouges ne seront jamais utilisées : « Ça bouche les artères, le cholestérol, des trucs du genre. Chez les Noirs, la première cause de décès est la pression artérielle. »
Ingrédients de base et recette différente
Hors du Sud des États-Unis, la cuisine a pu être associée au hip hop dès ses origines : la seule évocation du mix du DJ appelle le vocabulaire de l’art culinaire, sans parler du remix, qui consiste à « emprunter » la recette d’un autre pour l’interpréter à sa sauce. À ce titre, le copyright américain est bien moins regardant quant aux recettes de cuisine que sur les instrumentaux, qui ont parfois valu des procès carabinés au compositeurs hip hop. En France, le droit d’auteur protège « une oeuvre de l’esprit », et ne s’applique pas à la dextérité de l’art culinaire, et seule compte la présentation des recettes, comme le texte ou les photographies associées.
Protection intellectuelle ou non, les DJs ont parfois fait référence à la cuisine, et la première image qui vient à l’esprit en voyant des platines est souvent celle des plaques de cuisson. C’est d’ailleurs là que tout a commencé : Grandmaster Flash travaillera ainsi « Rock The Bells » depuis sa cuisine, au début des années 1980.
La pratique ne s’est pas perdue : le fameux turntabliste Roc Raida, de la seconde génération de DJ américains, a ainsi réalisé ses premiers mix dans sa cuisine, en posant ses instruments à même les cuisinières, principalement parce que son petit appartement new-yorkais ne lui permettait guère de faire autrement.
D’un autre côté, il s’agissait probablement d’un lieu tout à fait approprié pour s’atteler à la cuisine musicale des DJ, l’art d’accommoder des ingrédients qui n’ont pas forcément grand-chose à voir entre eux. Ainsi, le DJ des Beastie Boys, Mike D, prépare la « B-Boys Bouillabaisse », servie dans leur Paul’s Boutique en 1989 : un morceau de choix, né du mélange de 13 samples, de Joni Mitchell à Bob Marley. La recette fait toujours référence, et a ouvert la voie à des centaines d’auteurs de mash-ups, ces pistes artisanales qui mêlent deux morceaux ou plus, rendant homogène ce qui avait l’air hétérogène. Et si J Dilla livre son album d’instrumentaux Donuts, quelques jours avant sa mort, c’est bien pour léguer une série de beats qui seront plus tard allégrement réutilisés par bon nombre de rappeurs ou DJ.
Qu’est ce qui permet de différencier un beat d’un autre ? A priori, pas grand-chose, la sonorité ne disposant pas non plus de milliers de variations : c’est dans l’agencement, la concordance avec le flow du rappeur que le DJ prouve toute sa maestria. Et rend finalement la saveur de son morceau reconnaissable entre toutes. Et si le restaurant Bon Rappetite, à Atlanta, peut rendre un hommage gustatif à des grands noms du hip hop, c’est parce que ces derniers ont su appâter les tympans avant les papilles : Ol› Dirty Custard, L’il Wangz, Turkey Minaj feat. Jean Graevy ou le Waka Flocka Flambé, aucun plat ne manque à l’appel.
À l’occasion de son passage à Paris, Action Bronson s’est arrêté chez L’Ami Jean, restaurant situé dans le 7e arrondissement, et ne s’est pas privé de poster de nombreuses (très nombreuses…) photos des plats que l’on a déposé devant lui. « Un des meilleurs repas de ma vie » souligne-t-il, même s’il n’est pas passé par la cuisine du restaurant. Stéphane Jego, chef cuisinier de L’Ami Jean, explique : « Le choix s’est fait à la carte, et l’interprétation sur le vif. La cuisine développe le même rapport animal que le rap : le plat se fera en fonction de la personne rencontrée, et lui correspondra comme un morceau peut prendre quelqu’un à bras le corps. » À la tête du restaurant depuis une décennie, Jego souligne que la cuisine « évolue en permanence », qu’elle est faite de partage et de rencontre. Passe le micro, et le plat en même temps.
Je ne me souvenais plus de cet article, publié en août 2013 dans Coup d’Oreille, qui « oppose » deux artistes irrémédiablement liés, à l’aide de leurs albums respectifs. C’était assez pertinent pour Jay Z et Ye, car une vraie rivalité sourdrait, au moment de la sortie des albums. Personnellement, je trouve que l’album de West a plus survécu au temps, mais je ne suis pas objectif sur le sujet…
Watch the Throne les couronnait princes régnant sur un même royaume, réunissait le beatmaker propre sur lui et l’ancien dealer de crack dans l’explosion partagée des egos. Deux années plus tard, leurs albums respectifs se disputent les bacs, les charts et le sommet de leur art. Coup d’Oreille compte les points.
Titre
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Jay Z aurait pu choisir la facilité et la pérennité en nommant sa nouvelle production The Blueprint 4, mais préfère finalement la référence à deux objets quasiment aussi sacrés l’un que l’autre. « Holy Grail » appelle peu d’interprétations, puisqu’il s’agit simplement de la coupe que le Christ aurait utilisée lors de son dernier repas, avant de subir le comble pour un menuisier, finir sur une croix en bois. Ou commencer, selon les croyances : une énième résurrection de l’histoire du rap ? Jay Z est plutôt désabusé sur la question (« Jesus can’t save you/Life starts when the church ends » rappe-t-il dans « Empire State of Mind »), et la formule pourrait alors rester ce qu’elle est principalement aujourd’hui, une manière de montrer son respect, voire sa crainte ébahie. Les points de suspension dans le titre vont dans ce sens : s’il n’a pas mis « Holy Shit », c’est que le rappeur est désormais au fait des convenances.
La première partie du titre, « Magna Carta », est une référence appuyée à l’un des documents les plus importants de l’Histoire britannique, ayant influencé les colons américains. Signée en 1215 par le Roi John d’Angleterre, la charte proposait des solutions venues du peuple pour faire face à la crise que traversait alors le pays : en un mot, le Roi (se) signait pour ses faiblesses et erreurs. La première partie du titre fait d’ailleurs écho au voyage effectué par Hov et son épouse Beyoncé en avril 2013, à Cuba, pour fêter leur 5 années de mariage. Alors qu’ils coulaient des minutes heureuses à siroter des mojitos, une polémique avait enflé aux États-Unis, sur fond de racisme à peine larvé, des Républicains reprochant le voyage sur l’île malgré l’embargo toujours en vigueur pour les ressortissants américains. Remonté, Jay Z avait alors sorti, quelques semaines avant son album, une chanson intitulée « Open Letter », en réponse à ses détracteurs, mais peut-être bien adressée à son pote Barack, lui réclamant de défendre la liberté de tous tout en se posant comme « Bob Dylan du rap ». « Nous avons des choses plus importantes à gérer » a simplement déclaré le Président américain dans une interview à NBC Today. Et, dans ce cas, Magna Carta pourrait être un appel du pied au chef de l’État, genre remise en place. Bon, Obama lui a aussi fait un bel hommage lors du traditionnel dîner des correspondants de la Maison Blanche en lâchant un « I’ve got 99 problems and now Jay Z is one », donc Hova ne lui en veut pas, en fin de compte. En plus, c’est son dernier mandat.
Kanye West, Yeezus
Ici, le titre est clair comme du cristal : celui que se donne Kanye équivaut grossièrement à celui de messie du rap, un Jésus amélioré qui porterait des Nike Air Yeezy, le nom de la gamme étant également un des blazes du rappeur. Son collègue CyHi The Prynce, omniprésent sur l’album, soutient que le titre se prononce aussi « Yee-Is-Us », apportant une nouvelle dimension réflexive sur l’aspect populaire de sa musique. Mais bon, même en sneakers, ça ne va pas bien loin.
Gagnant : Jay Z
Promo
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
On sent que Hov a gardé le sens des affaires : il conclut un deal juteux avec le fabricant de smartphones Samsung en permettant au premier million d’utilisateurs qui téléchargeront son application dédiée de recevoir Magna Carta… gratuitement, le 4 juillet 2013. Et s’assure ainsi un disque de platine, 3 jours avant la sortie officielle de l’album, invectivant le Billboard (autorité des charts US) via Twitter.
Trop facile. Mais il y a un couac dans la combine : pour s’assurer du succès de l’opération, Jay Z sort une vidéo promotionnelle dans laquelle il discute avec le célèbre producteur Rick Rubin à propos de son album, de la pression et du renouvellement artistiques, tout ça… Sauf que Rubin a bossé pour Kanye West, et pas pour Jay-Z, qui l’a simplement invité pour une séance d’écoute filmée qui a légèrement déstabilisé le producteur légendaire : « J’ai plutôt aimé ce que j’ai entendu, mais c’était un peu délicat. Je sortais des sessions avec Kanye… J’étais dans un état d’esprit plutôt progressif et expérimental, et l’album de Jay se range plutôt du côté du hip hop traditionnel. » Bref, gros fail comme dirait l’Internet. Jay Z s’est rattrapé en rappant pendant 6 heures durant « Picasso Baby » à la Pace Gallery de New York, en public. Face à face avec Marina Abramovic, célèbre pour sa performance dans laquelle elle invitait le public à s’asseoir face à elle en silence, jusqu’à en faire pleurer certains, il renforce le lien entre le rap, l’art contemporain et la performance. Bien vu : le tout fait partie de sa campagne #newrules, lancée sur Twitter et incluant son pote Kanye.
Kanye West, Yeezus
De son côté, Yeezy n’a pas chômé : peu avant la sortie de son nouvel album, il organise des projections de films expérimentaux sur des façades de bâtiments d’un peu plus d’une cinquantaine de villes autour du monde, uniquement dans des pays occidentaux. La chanson, c’est « New Slaves », un brûlot soulignant la nouvelle place prise par les Afro-Américains dans les sociétés traditionnellement blanches, qui appliquaient avec un soin tout particulier la ségrégation il y a encore moins d’un siècle. Et comment le volte-face s’est opéré facilement, notamment grâce à la musique moderne, en grande partie façonnée par le peuple noir. Un audacieux retournement de situation, donc, sorte de doigt d’honneur qui permet à Kanye de les remporter.
Un « fuck » qui revient sur le clip (doucement) interactif de « Black Skinhead », qui lui permet de gagner un point bonus pour l’ambiance anxiogène à souhait, avec le chanteur modélisé qui se change en mutant carapacé. New Slaves a également bénéficié d’un vidéo promo un peu ovni, rejouant la plus célèbre scène du film American Psycho, inspiré du roman homonyme de Bret Easton Ellis : dans celle-ci, Patrick Bateman (Christian Bale) explique à Paul Allen pourquoi Huey Lewis and the News a atteint un autre niveau, « artistique et commercial », avec l’album Fore!, la chanson-phare « Hip to Be Square » en fond, avant de couper court à la discussion. Évidemment, c’est cette fois l’album de Kanye West, et la chanson « New Slaves » qui sont au centre du dialogue sanglant, avec de nouveaux acteurs pour interpréter les personnages. Plutôt marrant, le remix est considéré comme une sorte de blague par l’auteur du roman et Kanye West, qui devraient collaborer à nouveau dans un futur proche, probablement pour un scénario… d’un film réalisé par le rappeur ?
Gagnant : Kanye West
Pochette
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
La pochette de Jay Z fait dans la magnificence, comme pour coller au titre : les statues sur l’image principale sont Alpheus and Arethusa, par l’italien Battista di Domenico Lorenzi vers 1568. Le dieu de la rivière Alpheus poursuivait la nymphe Arethusa pour se la taper (occupation préférée des dieux romains), jusqu’à ce que Diane la change en fontaine. La pauvre n’avait rien demandé. Il n’est pas interdit d’y voir une métaphore de Hov et Beyoncé, mais bon, ce qu’ils font dans leur vie privée ne regarde qu’eux. La mention Jay Z prend toute la place, mais est intégralement barrée, effet esthétique plus que symbolique, même si l’agencement détonne lorsque l’on sait que Jay Z souhaite désormais que l’on écrive son nom sans l’habituel tiret entre les deux parties. Le livret contient d’autres photographies monochromes d’Ari Marcopoulos, auteur de la pochette et légendaire capteur de la culture hip hop (Beastie Boys, Public Enemy, LL Cool J dans son CV), figurant différentes scènes urbaines, souvent dépouillées, voire pouilleuses, ainsi qu’un portait de Jay Z lui-même.
Kanye West, Yeezus
Encore une fois, c’est clair comme du cristal : Kanye West choisit de se passer d’artwork pour Yeezus, préférant une traditionnelle boîte à CD transparente, simplement agrémentée d’un sticker rouge sur la tranche, et d’un au dos pour les crédits. Il avait laissé à sa meuf Kim Kardashian le privilège d’instagramer un cliché de la pochette en avant-première, même si cette version était enrichie de fioritures dorées et marbrées absentes de la version commerciale pour les gueux. Avec cette non-pochette, West poursuit sur la lignée de ces derniers albums solo, pour lesquels l’image était déjà minimaliste, réduite à une petite icône sexuée pour My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Pour le prochain album, on mise sur une simple pochette plastique zippée, ou un grand préservatif.
Gagnant : Égalité
Production
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Pour Magna Carta…, Jay-Z poursuit sa collaboration avec l’indécrottable Timbaland, qui a assuré la production d’une bonne grosse moitié de ses albums : autant dire que le terrain est connu et les sonorités assurées. Présent sur la majorité de tracks, il apporte à Magna Carta des sonorités r&b électroniques, à l’instar de « Part II (On the Run) », le duo des mariés Jay Z et Beyoncé. Secondé par J-Roc, il structure les morceaux d’une façon assez attendue, évitant les ruptures et réduisant au maximum les distorsions appliquées à la voix de Hov, sur un beat régulier voire répétitif (« F.U.T.W. », « La Familia »). Des nappes sonores enveloppantes terminent de dresser la table de mixage juste au point pour que Jay Z puisse se sentir à sa place, piochant ça et là dans des techniques plus labellisées « new school ». En premier lieu sur « FuckWithMeYouKnowIGotIt », où il se risque avec Rick Ross et lâche un « skirt » très A$AP au bout d’une ligne. Notons d’ailleurs que la citation des paroles de Nirvana (extraites de Smells Like Teen Spirit) donne un autre aspect new school à l’album, le groupe grunge ayant influencé la nouvelle génération de niggas aussi bien dans l’écriture que dans l’attitude à adopter.
Du reste, HOV pioche à la fois dans le hip hop dit de l’âge d’or (A Tribe Called Quest, Notorious B.I.G.) que dans des morceaux plus récents (« Bad Girls » de M.I.A., Gonjasufi via son travail avec Flying Lotus), poursuivant sur la lignée du hip hop en samplant le Dj jamaïcain Sizzla, ou le groupe de funk One Way. L’intervention de Hit-Boy sur « Somewhereinamerica » est certes moins efficace que sur « Niggas in Paris », mais le trio formé avec Darhyl «Hey DJ» Camper, Mike Dean en fait une piste à mi-chemin entre l’amusement et la nostalgie (le sample de Gangster of Love (Part 1), de Johnny Guitar Watson), en voyant Miley Cirus danser le twerk. En somme, des associations plutôt intéressantes, mais un peu convenues.
Kanye West, Yeezus
Les premiers jours après la sortie de Yeezus ont vu fleurir les adjectifs abrasifs sur la production de l’album : d’« écoute exigeante » aux « sonorités agressives », en passant par l’« épreuve auditive » et les « oreilles qui saignent », les tympans des critiques et auditeurs n’en sont visiblement pas sortis indemnes. Et, visiblement, c’est bien ce que souhaitait Kanye West : les premières secondes de « On Sight » préviennent : « Auditeur, accroche-toi… ». Lances électroniques en avant, Kanye part à l’assaut des moulins à paroles qui ne manqueront pas de l’égratigner. La chanson se développe sur ce beat cradingue, volontairement détérioré comme s’il provenait d’une version leakée, mal compressée, de l’album. Mais, au bout d’une minute, le tout s’efface pour laisser place à une intervention éthérée de la Holy Name of Mary Choral Family, avant de revenir au beat primitif. Le flow de West, lui, reste intouché, presque à nu : « il criait plus qu’il ne rappait », se souvient Thomas Bangalter des Daft Punk, à la production. « Black Skinhead », « I Am A God », « New Slaves »… Plusieurs tracks suivent ce même schéma, où la voix isolée paraîtrait dépouillée, quand l’instru est déconstruite, concassée, faite de ruptures et de reprises radicales.
Bien entendu, Yeezy retrouve avec un plaisir non dissimulé l’Autotune, ce fameux outil qui fit tant chanter : son aspect cheap et casse-flow ne se dément pas, et le rappeur l’utilise bien moins que dans 808s & Heartbreak, mais son utilisation dans « Blood on the Leaves » se révèle plus que convaincante, renouant avec les petits chefs-d’oeuvre dramatiques qu’étaient « Heartless » ou « Love Lockdown ». Si les samples utilisés par Kanye West détonnent tous par leur variété (une chanson indienne sur I Am A God, un standard de rock hongrois sur New Slaves) c’est bien « Blood on the Leaves » qui s’en tire avec les honneurs, samplant respectueusement « Strange Fruit » de Nina Simone avant de n’en garder que les exclamations les plus déchirantes, bientôt suivies des déflagrations sonores que l’on retrouvait dans les premiers morceaux. Sans surprise, c’est lorsque la production des tracks est la plus hétérogène qu’elle est la plus convaincante, Guilt Trip et Send It Up ne filant rien d’autre qu’un mal de crâne. Après avoir rassemblé une armada de producteurs stars (Daft Punk, Brodinski, Gesaffelstein, Jerry Goldstein, 88-Keys…), West décide à l’arrachée de faire venir Rick Rubin pour revoir le produit presque fini avec lui, et remodèle le tout en quelques jours. D’où cette impression de rapidité, d’urgence (ajoutée au fait que l’album ne dure que 40 minutes) qui ajoute à la confusion générale. Kanye remporte la manche, grâce aux cartes inattendues qu’il dissimulait dans la sienne.
Gagnant : Kanye West
Featurings
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Après un Blueprint 3 pourri de featurings, Jay Z semble se faire un peu plus confiance : le cercle est fermé, et HOV le limite à quelques personnalités : Justin, Rick Ross, Frank Ocean. On compte à part Beyoncé, avec laquelle il poursuit admirablement un featuring sorti en 2002 « ’03 Bonnie & Clyde ». Jay Z est amoureux de sa femme, et cela s’entend.
Kanye West, Yeezus
De son côté, le seul featuring affiché par West se fait avec… God, sur I Am a God. Egotrip ultime, pour une voix chopped and screwed qui est probablement la sienne, en fait. Sinon, Yeezus comporte pas mal de voix additionnelles, qui viennent s’ajouter (et se distordre) à celle(s) de Yeezy sans jamais mériter le featuring : on retrouve celles des précédents albums, qu’il s’agisse de Justin Vernon (Bon Iver, splendide sur Hold My Liquor), Kid Cudi, Charlie Wilson… Avec en plus Frank Ocean, décidement indispensable.
Gagnant : Égalité
Lyrics
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Certes, Jay Z maîtrise les punchlines (« I just want a Picasso in my casa, no, my castle » sur « Picasso Baby ») et les jeux de mots complexes (« Blue bloods they trying to clown on me », un appel à l’élite, surnommée « sang bleu », mais aussi au gang des Crips qui portait des fringues bleues, et au rap game), faisant des références à des lignes précédentes de la chanson, voire d’autres albums de HOV, voire à l’histoire musicale en général (les multiples références de « Holy Grail », le black Frank Sinatra…). Mais bon, le tout pourra lasser, puisque ses capacités d’écriture sont finalement mobilisées pour le traditionnel « I’m the best, leave you the rest » du rap game.
Kanye West, Yeezus
Ici aussi, les commentaires furent unanimes : si la production était intéressante, les paroles de Yeezus frôlaient le vide intersidéral, d’après nombre de commentateurs qui ne faisait qu’extrapoler les commentaires de West faits en interview. Sûr que toutes ses déclarations ne brillent pas par leur pertinence, mais quelques paroles de Yeezus valent un arrêt, même de courte durée. Celles de « New Slaves », par exemple : en commençant par « My momma was raised in the era when/Clean water was only served to the fairer skin », Kanye ne fait pas seulement référence à son autobiographie autocentrée, mais à la ségrégation en vigueur pendant des années (tout en filant une belle métaphore dans la seconde ligne). Ségrégation pas terminée, poursuit-il, mais qui a changé de forme : « What you want, a Bentley? Fur coat? A diamond chain?/All you blacks want all the same things » poursuit-il plus loin. Se prenant comme référence, à la fois repoussoir (il est le premier à claquer des thunes) et exception (il est un dieu, vous vous souvenez ?), West fait figure de Black Panther partagé entre amour de lui-même, et modèle potentiel de libération, et haine des autres dans le rapport qu’il peut entretenir avec eux. Et puis, à côté de ces quelques lignes plutôt graves, accusant tout à la fois la domination blanche et le peuple noir, Kanye peut sortir une punchline d’adolescent comme celle-ci : « You see there’s leaders and there’s followers/But I’d rather be a dick than a swallower », la dernière pouvant se traduire « Je préfère être une tête de bite qu’un suceur. » Boum.
Gagnant : Kanye West
Verdict : Désolé Hov, mais Kanye l’emporte, et haut la main. Pour te consoler, outre le fait que ton album truste les chartes alors que celui de Kanye chute dans les bas-fonds du Billboard, on pourra dire que tu restes le King du hip hop, tandis que Kanye, lui, préfère aller se balader dans des territoires inconnus, mêlant dub, electronica et rap. Mais c’est lui qu’on a envie de suivre.
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail, Roc-A-Fella Records
Un article publié en juillet 2013 qui mêle quelques éléments de portrait d’un groupe avec un live report, un exercice assez amusant et intéressant. Avec en prime une vidéo captée pendant le concert, à l’appareil photo, ce qui explique le son parfois chaotique. Mais j’aimais bien ramener ces petits instantanés mouvants, et surtout les filmer.
Bizarre Ride II fait partie de ces albums que l’on a découverts bien après leur pressage : pas pour des raisons de distribution ou de communication, simplement parce que le décalage avec son environnement d’alors était trop important. En 1996, le deuxième album des Pharcyde, Labcabincalifornia, leur offrira la reconnaissance d’un public peu familier du hip hop, séduit par les résonances jazz de celui-ci. Mais, pour amorcer son épopée comique, le groupe choisit la voie à contresens des productions de l’époque et du lieu. Si la vague gangsta vient de la street, le hip hop des Pharcyde vient des clowns de rue.
Comment les Pharcyde se sont-ils entendus sur la direction que suivrait leur Bizarre Ride II ? Slimkid3, Imani et Bootie Brown ont pu échanger des souvenirs de lycée, et se sont engagés simultanément dans une carrière de danseurs, au sein du crew « Two for Two ». C’est encore au lycée, au cours d’un événement musical organisé par Reggie Andrews (qui supervisera plus tard les enregistrements du groupe) que le trio rencontre Fatlip, déjà rappeur, et J-Swift, producteur. ‹Les premiers feront les b-boys pour Fatlip, avant d’entrer en studio en 1991, sous la direction de J-Swift. Ceux qui allaient devenir The Pharcyde, survoltés et débordants d’énergie, mènent la vie dure au producteur en s’appropriant les beats créés pour l’album, d’après des (mauvais) souvenirs évoqués en 2006.
Commençons fort avec « Ya Mama » : en studio, les 4 MCs s’affrontent comme au beau milieu de la rue, dans la pure tradition du dozen cher au hip hop. L’exercice est simple : les participants s’affrontent à jets de couplets peu respectueux envers la génitrice de l’adversaire, et inutile de préciser que la victoire se cache entre deux punchlines bien envoyées.
Observer les mimiques, le clip coloré et bouffon, mais aussi le régularité du beat, rehaussé par les inflexions des MCs. Sur la scène de LaPlage de Glaz’Art, la farce fonctionne toujours, les paroles font vibrer les glottes et SlimKid3, sur scène, gigote : « Levez la main si… vous avez des hémorroïdes ! » D’accord, certaines poses vieillissent (K-Natural avec un masque des Anonymous ?), mais The Pharcyde parvient à habiller ses coups d’éclat d’une manière particulière. Comme cet interlude où l’équipe improvise pour célébrer l’arrivée imminente de leur dealer (« Quinton’s on the way »). Soudain, l’album traverse une sorte de blues déluré qui l’emmène sur « Pack the Pipe », incantation collective mêlant Herbie Mann et John Coltrane pour les « fumeurs de weed ».
D’autres crews de l’époque savaient accorder interlude et recherche musicale, les De La Soul sur 3 Feet High and Rising, typiquement, mais The Pharcyde poursuivent les déformations des interludes dans leurs morceaux. « 4 Better or 4 Worse », par exemple, se termine sur Fatlip adoptant les manières d’un serial killer pour s’adresser à sa belle, réalisant trop tard être allé un peu trop loin dans le jeu.
Même éclatés (les membres originaux Bootie Brown et Imani sont absents, K-Natural et Cee Brown en renfort), l’entité The Pharcyde parvient encore à tenir Bizarre Ride, même s’il leur est devenu plus simple de faire appel à des b-boys — ou plutôt, une b-girl à qui ils doivent une fière chandelle — pour assurer le spectacle des mouvements.
Toutefois, les morceaux n’ont rien perdu avec les années (le Wu-Tang fêtait aussi les 20 ans de son premier album il y a peu) : probablement en raison de leur écriture soignée, et singulièrement différente de celle pratiquée par le reste de la scène. « On the DL », pour DownLow évoque ainsi les atermoiements d’un type qui hésite entre masturbation et sexe avec sa moitié, ce qui suppose le réveil de celle-ci et de sa probable mauvaise humeur, tandis qu’« Otha Fish » (seule chanson de l’album produite par L.A. Jay, qui les accompagne sur la tournée) expose la délicate situation d’un MC amoureux tiraillé malgré sa façade macho.
Comme en témoigne ce single de Fatlip, les Pharcyde n’ont jamais tenu le rap game comme une attitude stable, ou fatalement enrichissante (dans les deux sens du terme). Peut-être est-ce une conséquence de leur activité de danseurs, qu’ils poursuivirent après leurs débuts en tant que MCs (une bonne raison de revoir le « Remember the Time » de Michael Jackson, où ils apparaissent lors de la scène de danse collective), mais le groupe a inclus dans sa musique une charge puissante d’ironie, de dérision et d’action. Après Labcabincalifornia, The Pharcyde se détend, chaque membre vaquant à ses occupations (toxicomanie pour certains, carrière solo aléatoire pour d’autres). Le Bizarre Ride ne laisse pas indemne.
Un des « live reports » que j’avais signés pour le webzine Coup d’Oreille, type d’articles assez délicats car risquant de se limiter, au bout du compte, à la liste des chansons jouées assorties de remarques personnelles superflues. L’article ci-dessous, publié à l’origine en mai 2013, n’y échappe pas, mais il me semble qu’il s’agissait d’un des premiers que j’écrivais. Je garde une affection particulière pour celui-ci, car j’avais découvert au cours de cette soirée pas mal d’artistes de grande valeur, dans un cadre plutôt amical.
La configuration habituelle des lives, scindés en deux ou trois parties, chacune hermétique, ne convient que rarement au hip hop : les performeurs se succèdent jusqu’à la tête d’affiche, risquant le manque d’implication d’un public venu pour un seul artiste. En organisant la nuit Hip Hop Avengers, 5 labels ont pu mettre en avant différentes productions sous une même cohérence.
La péniche de La balle au bond aurait-elle suivi la Seine jusqu’à traverser l’Atlantique ? Des images qui défilent derrière la scène jusqu’au pull de DJ Low Cut, tout annonce ici un pont musical qui relierait Paris à New York. Pas besoin d’interprète quand les enceintes crachent « We gonna make you move motherfuckeeeers ! », et Low Cut assure d’ailleurs l’ambiance en solo pour annoncer les Avengers.
Parti à New York pour 2 mois, Low Cut s’est branché avec quelques MC de Brooklyn, avides de beats façon 90’s. C’est à la scène indépendante que s’est adressé le beatmaker, autant de rappeurs dans le sillage d’Edo G, pour lesquels le succès commercial n’est pas un arrêt obligé (les productions se vendent d’ailleurs majoritairement en Europe). Ces derniers recherchent un son proche de leurs revendications musicales, ancrées dans un style old school qui fait figure de référence. Bien que largement anglophone, le travail de Low Cut se développe aussi avec des MC français, notamment avec K.O. accompagné par Seär Lui-Même, ou Gueule d’Ange, tous deux présents ce soir-là.
Low Cut cède avec confiance les platines aux DJ Brans et Djaz (tous deux chez Effiscienz) : le premier l’a retrouvé à New York pour des sessions de 10 heures au Heavy Rock Studio de Chinatown, le second a posé ses cuts sur NY Minute de Jojo Pellegrino, piste 10 du double album du même nom de Low Cut (Rugged Records). Le duo suit le mode opératoire lancé par Low Cut : quelques secondes d’un titre, suivi du morceau pour lequel les DJ l’ont samplé. Fluide et efficace, la formule révèle les sources soul, funk et bien sûr hip hop old school…
Si les deux compères communiquent peu, inutile de souligner que l’un connaît l’autre par coeur : Djaz malmène le crossfader, Brans a recours au finger licking pour maintenir la cadence, et tous deux se croisent sur des projets en commun, notamment avec le groupe américain Dirt Platoon. Et ne se privent pas pour répondre aux questions de DJ Loscar, MC intergroupes de la soirée : « Show préparé il y a 2 semaines, 3 jours de travail intensif ! » Quand Gueule d’Ange monte sur scène, c’est pour Sale temps pour un indé, sorti en début d’année chez Raw Street Music, conçu et réalisé avec DJ Brans. L’album le plus récent de tous ceux présentés ce soir-là et autant de titres qui promeuvent le rap en temps de crise, sans Skyrock ni Générations, mais qui fait mûrir les fruits de la passion et du travail. Toute la première partie de l’album y passe, « Tous de passage », « Nous », « Sale temps pour un indé »… Les « prolétaires du rap » (« 8 bars pour un indé ») Gueule d’Ange (en photo d’en-tête) et O-Tonio en backer s’emportent avec Brans, conducteur de tempêtes qui mêlent scratchs, violons et samples épiques.
Quand il est question du show, les Avengers ne sont pas en reste. Mais si les différents DJ qui se sont succédé derrière les platines collaient encore à l’image de musiciens en retrait, même si cela n’est pas toujours synonyme d’introspection, Flev évolue dans une tout autre dimension. De sampleur de fou, il se transforme en amuseur de foules lorsqu’il retourne sa veste à capuche de façon à pouvoir remonter cette dernière devant son visage, tout en continuant à faire voler ses doigts sur les touches de sa MPC 2500… « Quand je fais ça… Je ne sais plus du tout ce que je fais ! », assure le producteur-beatmaker-DJ autrefois rappeur, histoire de conserver ce mystère qui l’entoure : hyperactif mais discret, exubérant mais réservé, véloce (même Seär Lui-Même, en MC, a parfois du mal à le suivre) et posé…
Depuis le pont supérieur du navire, le set de Flev fait vibrer la terrasse de bonnes vibes : la moitié de la soirée s’est écoulée, et le public français n’a pas encore pris la mesure de ce qui l’attend. Les DJ n’ont pas tous pu, pour des raisons évidentes, jouer avec les MCs présents sur leurs albums, mais l’heure du justicier a sonné. Une oreille aux États-Unis et l’autre en France, un oeil sur chaque pays, le Justicier surveille : Venom et MC Zombi, et Felicia la Chatte Noire en renfort, ont débarqué sur le bateau, bien décidés à en emplir les cales de rap hardcore.
Les deux DJ, rappeurs et producteurs, lunettes noires devant les yeux, enchaînent les titres du premier album de Mc Zombi, Cadaverous, plus tard rattrapés par ceux du Justicier dans la ville, celui de Venom. Sous le label Marvel Records, l’équipe a créé un univers ultra cohérent, extrêmement pensé, inspiré du cinéma de genre des années 70 et 80 : « On a sorti nos VHS du Videosdrome ! Regardez-les ! » intime Venom. Le verbe est faible : Venom, Mc Zombi et Felicia rappent dur, agrippent le micro sans le laisser longtemps sur son pied, mais les cris sortent nets, travaillés. « Paris ! » scande régulièrement Venom pour faire sursauter la foule quand celle-ci a tendance à oublier de sauter sur le rythme.
« Êtes-vous des morts-vivants ou des vivants-morts ? » interroge Mc Zombi lorsque le Justicier improvise une série de scratchs sur ses « horloges tournantes » : le ton des productions Mavel Records pourrait singulièrement trancher avec celui des Hip Hop Avengers, mais le même sens du public réunit des protagonistes que l’on n’associerait pas à la première écoute. Certes, lorsque les compères font crier la foule, le discours a de quoi refroidir : « L’être humain est abominable ! » En prise directe avec le réel dans ce qu’il a de faux et de décevant (la télévision fait figure de première cible pour leurs rimes cassantes), le rap de Marvel Records n’a pourtant pas cet hermétisme des éternels sceptiques. Tout en prenant au sérieux le personnage du Diable issu du premier enregistrement sorti du Videosdrome, l’équipe réclame une incantation (« On va tous dire au Diable d’aller se faire enculer ! ») ou une imitation (de morts-vivants) à la foule. Mais ne s’embarrasse pas de déguisements ou autres accessoires sur scène. L’exercice reste sérieux, et lorsque DJ Kayn prend le contrôle des horloges parlantes, Venom quitte de temps en temps le mic pour se reporter sur quelques réglages de la musique.
Il y a la patte Marvel Records, avec la griffe que Félicia la Chatte Noire va sortir très prochainement, et complétée par les contributions d’autres membres de l’équipe (Azaia, Medievil, bientôt au format album). Et il y a la production de Venom pour son frère Mc Zombi. Avec Cadaverous, le duo évolue un peu plus dans l’univers qu’ils ont créé : pochette, paroles, postures. Dans les loges, les deux frères complètent leurs réponses, réciproquement : facile de les imaginer dévorant de vieux comics avec KRS-One en fond sonore, ou bien, plus tard, avalant des kilomètres de bandes magnétiques VHS. Pour en ingérer l’essence, la cracher sur des titres engageants et cohérents : Cadaverous est un nouvel épisode de ce cheminement, annonçant par certains titres (« Rayons X », notamment) Overdrogues, le prochain album de Venom. Outre-Atlantique, c’est DJ Premier (Gang Starr) qui remixe « Vigilantes », la version enregistrée avec Blaq Poet.
Kyo Itachi calme le jeu derrière son Mac, balançant la tête de haut en bas au rythme des sons qu’il diffuse, jaugeant de ses yeux mi-amusés, mi-pressés de se fermer pour mieux suivre la cadence, des effets de sa playlist sur le public. Aux oreilles des puristes straight from Brooklyn rassemblés sur le navire, « Mon job », titre avec le Mc Alpha Wann, semble déjà sonner mainstream. À l’inverse, les sifflements entêtants de ses productions étatsuniennes (« Neva Run Away » conviennent particulièrement aux repos des guerriers les plus combatifs de la soirée.
En fait, La balle au Bond a rebondi plusieurs fois entre les deux rives de l’Atlantique (et même aux quatre coins de l’Europe avec Flev) et l’on aurait tort de circonscrire les inspirations des Hip Hop Avengers à la simple nostalgie d’un son old school américain. Et ils n’empruntent pas les mêmes trajets que leurs prédécesseurs de la décennie 90, à l’exception peut-être de leur conception du scratch, des arrangements ou de l’écriture. Une H.I.P H.O.P. Philosophy qui influence les comportements du groupe, de celui qui interprète à celui qui photographie. Au moment des flashs pour le posse qui pose on préfèrera celui des freestyles, où pratiquement la moitié du public monte sur scène pour lâcher une ligne ou un couplet.
Un entretien paru en février ou mars 2014 dans Coup d’Oreille.
Le Millésime 1 de Soul Square n’a pas vraiment eu le temps de vieillir, et un successeur est déjà en bouteille. Au sein de la boîte de distribution Musicast, quelque peu chamboulée par des travaux, Arshitect, PermOne et Guan Jay, soit Soul Square presque au complet (ne manque qu’Atom), ont retrouvé Jeff Spec pour présenter le deuxième volume de leur série commune avec des emcees.
Quel est le concept derrière la série des Millésimes ?
Arshitect : Assez simple : nous nous sommes rencontrés aux Alcooliques Anonymes… Non, nous avons pensé mettre en avant un emcee sur chaque Millésime, comme s’il s’agissait d’un grand cru, d’un alcool de qualité, avec une belle bouteille, différente pour chaque rappeur selon qu’il vienne du Canada, des États-Unis, de France… L’étiquette sur la bouteille, plus graphique, dépend de mon inspiration. Au départ, des graphistes devaient nous les dessiner, mais finalement je m’en charge moi-même, pour proposer une pochette dans la pochette. Pour les versions collector, on a poussé ce truc du grand cru jusqu’au bout, en y ajoutant des sous-bocks.
À quoi correspondent ces interludes qui rythment chaque Millésime ?
Arshitect : Au départ, nous avions pensé ce projet selon un format vinyle, qui est très limité, à 15 minutes environ par face, sinon le son est crade. Nous sommes finalement resté sur 6 morceaux avec le rappeur, et avons eu l’idée d’intercaler des interludes majoritairement jazz, où nous partons du même sample chacun et faisons notre propre version. Pour le premier Millésime, on est parti d’un sample que j’avais choisi, pour Millésime 2, c’est PermOne qui a choisi, et le 3, ça devrait être Guan, s’il est gentil. Ces exercices sont aussi un hommage au sampling : montrer qu’avec la même matière, on peut parvenir à 4 morceaux différents.
Ce Millésime 2 s’est-il organisé de la même manière que le premier ?
Arshitect : Pour le Millésime 1, c’était différent, puisque Racecar habite à Paris : on avait pu tout enregistrer chez Atom. Là, avec Jeff au Canada, il était plus pratique de travailler à distance, d’autant plus qu’on vient tous les quatre de coins assez différents. Pour composer de la musique sur des machines, ce travail à distance n’est pas vraiment gênant, ce n’est pas comme un boeuf où chacun doit venir avec son instrument.
PermOne : Il y a une grosse part de bidouille, d’essais, ce n’est pas évident de faire ça en live. C’est vraiment du travail de studio, il faut être posé. Généralement, on part de beats, d’ébauches de prod que chacun fait de son côté, avant de faire une sélection que nous proposons au emcee. Lui va valider les beats qu’il kiffe et poser dessus un projet assez rough sur ces beats. On revient alors travailler sur chaque morceau : si c’est une prod à moi, je vais travailler les arrangements par rapport aux lyrics de Jeff, si c’est une prod à Guan, pareil… Et ensuite, on exporte toutes les pistes en séparé, et Jeff enregistre de son côté.
Guan Jay : Chacun apporte sa pierre à l’édifice, on retravaille la version de l’autre, on ajoute des éléments… Et ensuite, il y a quand même Atom qui ajoute sa pierre à l’édifice, en posant des scratchs, des cuts… Il nous renvoie ça, on valide ou pas, il y a une nouvelle discussion. Une fois qu’on est content de la version définitive, elle part au master.
PermOne : Même les morceaux plus instrus qu’on a pu faire en commun, sur Live & Uncut par exemple, on ne s’est jamais vraiment réunis à un instant T pour bosser sur tel morceau, on a chacun taffé de notre côté et apporter les éléments petit à petit, il n’y a pas eu de vraies réunions.
Arshitect : Je me souviens, « Love Break » par exemple, c’est un morceau qu’on avait fait très vite pour pouvoir le sortir sur le maxi vinyle en inédit [sur First EP]. On l’a fait uniquement par Internet, on ne s’est jamais rencontrés. Même les musiciens présents sur la piste ont enregistré de leur côté, et ont envoyé les pistes.
Jeff Spec : C’est en trois étapes : généralement, je recevais un mail avec trois beats, et je choisissais celui que je préférais. Nous avons équilibré ensuite pour que chaque beatmaker ait peu ou prou le même nombre de prods. Une fois que je leur ai renvoyé, ils s’occupent de la «postproduction», c’est à dire un peu plus de travail sur le beat pour qu’il s’accorde bien à ce que j’avais écrit.
Le premier titre de ce Millésime 2, « Jeff Zep », annonce-t-il un album plus « rock » ?
Guan Jay : Au niveau des beats, nous avons fait des propositions à Jeff, mais c’est lui qui a fait les choix. Je pense que ce côté un peu différent vient surtout de lui. Il kiffait peut-être moins les sons jazzy, qui étaient très présents avec Racecar, pour un résultat qui fait plus soul-rock.
PermOne : Et, du coup, l’album est vraiment au goût du MC.
Arshitect : Nous ne nous sommes pas dit « Tiens, on va mettre du rock sur ce Millésime », nous avons vraiment proposé beaucoup de choses à Jeff. Nous ne prévoyons pas vraiment la couleur de l’album ou la réception du public, sauf pour les instrumentaux. Pour le prochain album, je pense qu’on se posera plus la question de savoir ce qu’il faut à tel ou tel moment, si une respiration est nécessaire, ou pas…
Jeff, comment avez-vous établi le contact avec Soul Square ?
Jeff Spec : D’habitude, je produis la majeure partie de mes albums, mais je n’aime pas ce côté autocentré, et il y a donc toujours 2 ou 3 autres producteurs en plus. Je fais généralement entre 1⁄3 et 90 % de mes albums, en laissant toujours de la place pour d’autres producteurs : Moka Only, e.d.g.e., par exemple. Le Canada regorge de producteurs talentueux… Soul Square ont vu la vidéo pour Specnology, de mon dernier album, et m’ont contacté sur Facebook. J’ai écouté leurs sons, ils m’ont expliqué le principe des Millésimes, et j’ai toujours aimé la façon dont la France et l’Europe approchaient la musique. Comme un art qui serait intemporel, à l’opposé de la façon dont tout le monde consomme de la musique, à présent. Je peux encore écouter un album de Rakim et me dire « Putain ! T’as entendu ça ? » Les chansons sont comme les gens : elles grandissent et changent, et ont toujours quelque chose en plus à nous apprendre. Et c’était surtout une incroyable opportunité de pouvoir travailler avec des artistes français.
D’où venez-vous, chacun ?
PermOne : Arshi et moi, nous habitons en région parisienne. Guan il est à Nantes, Jay Crate, notre DJ de scène, aussi. Et Atom à Bruxelles. Donc nous sommes un peu éparpillés.
Mais vous vous êtes rencontrés dans les coins de Nantes ?
Arshitect : J’ai vécu 8 années à Nantes, j’ai passé une partie de mon enfance là-bas et j’y ai fait mes études supérieures.
PermOne : J’ai fait mes études à Saint-Nazaire, j’ai habité à Vannes, à Rennes, et c’est à cette époque qu’on s’est connecté.
Arshitect : Nous nous sommes rencontrés à Nantes, mais n’y avons pas vraiment profité comme lieu de concert, car nous étions déjà partis chacun de notre côté. On en a plus profité avec cette grande famille qu’il y a autour du groove, avec Hocus Pocus, Tribeqa, C2C et d’autres… Tout le monde se connaît, on s’invite tous sur les projets des uns et des autres, et cela permet d’avoir une multitude de talents à portée de main.
Guan Jay : On dit que le monde est petit, et Nantes c’est encore bien plus petit. Même si les styles de musique sont différents, tous les zikos se connaissent. Même avec les gars de Hocus Pocus, les connexions se faisaient facilement, on les connaissait depuis longtemps. Il y a vraiment un bon groove nantais, je crois.
Dont C2C serait devenu le représentant le plus populaire ? Comment gérez-vous la situation avec Atom ?
Arshitect : Atom, c’est vraiment son métier, quand nous avons chacun des boulots à côté. Au moment de bosser sur Millésime 2, il devait faire des Zénith avec C2C : il doit faire des choix, de toute façon. 8 mois à l’avance, pour Millésime 2, il nous a donc prévenus sur ses disponibilités. Pour les concerts aussi, c’est rare qu’il puisse venir.
Guan Jay : Dans tous les cas, on fait avec cette situation, elle ne nous empêche pas de travailler.
Arshitect : Oui, cela fait maintenant 8 ou 9 ans que l’on bosse ensemble. Il comprend notre son, et travailler avec un autre ingénieur son, ce ne serait pas possible. En termes de scratchs, c’est aussi difficile de trouver mieux. Autant avant, nous avions des idées précises, donc il fallait quelques ajustements, autant maintenant, il sait pratiquement directement ce qui nous plaît.
Jeff, comment est la scène hip hop du Canada ?
Jeff Spec : Le hip hop n’a que 40 ans, et le Canada est très proche de l’endroit d’où il vient. Sa naissance au Canada a donc été presque simultanée. Il est possible de trouver du hip hop de Toronto qui remonte aux débuts des années 1980. Depuis, la scène a bien grandi, et il y a ceux qui font du hip hop pour qu’il reste dans les mémoires, et d’autres pour qu’il passe à la radio, ce qui est aussi défendable. Il y a beaucoup de demandes en tout cas, et il est possible de monter une tournée de 40 dates seulement au Canada.
Et la distribution avec Musicast, ça marche ?
Guan Jay : Ça va, on vient de finir le carrelage…
Arshitect : On a atteint de bons chiffres de ventes avec le premier volume, et ceux du deuxième ne devraient pas être inférieurs. Nous avons écoulé les 1000 vinyles collectors, et il ne reste plus beaucoup de digipack. Pour Millésime 2, nous n’avons fait que 500 vinyles collectors et 1000 standards, parce que 1000 collectors, c’était un peu dommage d’en faire autant.
Pour le moment, Soul Square et le beatmaking, c’est encore un peu juste pour gagner sa vie ?
Guan Jay : Il y a cette possibilité d’intégrer plusieurs groupes qui peut faciliter les choses. Mais il faut soit énormément tourner, ou énormément vendre, pour en vivre.
Arshitect : Ceux qui sont tous seuls sur scène. Parce que nous on est 5 ou 6, il faut séparer le cachet. Pour partir aux États-Unis, il faut aussi payer 5 ou 6 billets d’avion, les types prennent pas le risque pour un groupe qui n’est pas si connu que ça.
À propos des États-Unis, pourquoi si peu de prods avec des emcees français ?
PermOne : On a quand même les prods avec Fisto et Micronologie.
Arshitect : L’album avec Fisto, on le kiffait, on a vraiment bossé dessus. Mais il n’a tellement pas été suivi que ça nous a mis une petite claque au niveau du hip hop français. Enfin, pour moi en tout cas.
Guan Jay : Au niveau de la culture hip hop en elle-même, il faut dire que le côté anglophone fonctionne peut-être un peu mieux que le côté français, où lorsque l’on dit hip hop, c’est tout de suite rap. Et les gens n’ont pas forcément une image très positive de ce que «rap français» signifie, malheureusement. Mine de rien, le emcee anglophone parle plus facilement aux gens. Paradoxalement.
PermOne : Lors de la conception de Live & Uncut, on a pu comparer aussi, puisqu’on voulait mêler MC français et MC à l’international, qu’ils soient américains ou suédois. Les MC français, il fallait tout le temps les relancer, alors qu’avec Jeff, par exemple, aucun problème.
Millésime 2 fait revenir Racecar le temps d’un featuring, c’était une première ?
Jeff Spec : Effectivement, je n’ai rencontré Racecar qu’aujourd’hui. Mes potes et moi, nous le surnommons «Frank Sinatra», qui fut le premier à enregistrer sur de la musique qui n’était pas jouée en même temps, dans la même pièce que lui. Nous avons appliqué le même processus que pour les autres tracks, sauf que j’ai laissé de l’espace à Racecar. Il est très expérimenté, comme moi, et en découvrant mon texte, il a tout de suite su ce qu’il fallait écrire. C’est toujours bien d’être le deuxième sur un featuring, parce qu’on peut se caler sur l’autre et le dépasser, mais il a fait un très bon boulot, en poursuivant ce que j’avais commencé. Il a beaucoup de dextérité, ses jeux de mots sont hyper intelligents.
La version numérique du Millésime 1 proposait un remix de « My Home », vous allez retenter l’exercice pour le volume 2 ?
Arshitect : Ce remix est un faux, Racecar avait posé sur cette prod, mais elle avait été écartée lors de la sélection finale. J’ai refait entièrement la prod, qui a finalement mené sur le clip et la version de l’album. Pour ce Millésime, nous avons déjà 8 morceaux à la base, Et un remix n’est donc pas prévu, a priori. Nous voulions ressortir une Fresh Touch Vol. 2, avec des remix, mais on ne l’a pas fait. Récemment, on a remixé Electro Deluxe, PermOne l’a géré.
PermOne : Ça changeait du remix classique, où tu prends la voix d’un rappeur a cappella, où c’est 3 X 16, n’importe quel beat pourrait limite passer. C’est un autre exercice. J’ai trouvé assez rapidement le sample qui collait, et l’ensemble était cohérent.
Justement, vous avez des techniques particulières pour les recherches de sample ?
Arshitect : Pour le sample, c’est simple : tu as énormément de chance, ou pas. J’avais vu une anecdote sur Primo et le morceau « Nas is Like », un classique en termes de beat, et il était à deux doigts de jeter le vinyle, il a décidé de l’écouter quand même, et voilà ce que ça a donné. Pour Millésime 2, Perm a samplé du rock, ce que l’on fait moins souvent.
PermOne : Nos références vont quand même rester la soul, le jazz, la funk, en grande majorité.
Guan Jay : Et pour trouver les sons, il y a un peu de tout, vinyle, MP3, CD…
Arshitect : Ça peut même être de mauvaise qualité : Atom rattrape presque tout ! S’il fallait acheter un vinyle pour chaque sample, ce serait encore plus dur pour boucler les fins de mois…
Entretien réalisé le 11 février 2014, chez Musicast.
Une interview publiée en juillet 2014 dans Coup d’Oreille, qui me rappelle surtout l’ambiance particulière des concerts dans les péniches du XIIIe arrondissement, sur le quai près de la BnF…
MC/DJ : la formation originelle du hip hop, comme la musique elle-même, a évolué avec les années. Le trio Sax Machine, avec Guillaume au saxophone, Pierre au trombone et RacecaR et Jay-Ree qui se relaient à la place du emcee, vient remettre un peu de désordre, à grands renforts d’improvisation.
Quand on les voit monter sur scène, c’est la surprise : pas de platines, pas de batterie, on sont les beats et drums sur lesquels se casser la nuque ? Pour autant, Sax Machine ne manque pas d’air : le duo Pierre et Guillaume s’est d’abord approché de Jay-Ree, MC singjay, pour l’EP Reloop, en 2012, avant de travailler sur Speed of Life avec le précédent et RacecaR, MC de Chicago, heureux parisien depuis quelques années.
Leur histoire commence à Rennes, ville natale du duo de « soufflants » et d’un autre groupe atypique, Soul Square. C’est d’ailleurs Arshitect, de la formation, qui met en contact tout ce petit monde après le volume un de leur Millésime. « Nous avons rencontré RacecaR à la maison, et, sans se connaître, nous sommes partis dans une séance d’impro qui a duré toute une journée », se souvient Guillaume, aux saxophones baryton et alto.
Une première expérience qui va finalement faire office de méthode de travail : si l’enregistrement du premier album Speed of Life s’est effectué selon des canons plus traditionnels, avec écriture et production suivie, l’improvisation préside aux séances. « On aime ce principe du live éphémère, quand la musique préside vraiment la session, ce côté spontané permet de ne pas se sentir seulement exécutant en live, mais créateur », explique Pierre, au trombone.
Quand à RacecaR, désormais bien connu sur la scène française, voire européenne, il a des années de pratique derrière lui : « J’ai écrit mes premiers textes après le lycée, en 1987 : beatboxing, turntablism, break, graff, j’ai tout expérimenté jusqu’à me spécialiser en tant que MC. » Un passage par toutes les facettes du hip hop, qui donne, à l’écoute du rappeur, la sensation d’une aisance non feinte : en live, Sax Machine démarre au quart de tour.
Si la pratique est marquée par cet aspect récréatif, la technique est des plus sérieuses : « Nos instruments ne sont pas harmoniques, et on ne peut jouer qu’une seule note à la fois », explique Guillaume. L’absence de drums ne les a pas arrêtés : chacun doté d’une série de pédales, les musiciens enregistrent leurs propres notes avant de lancer des boucles pour s’autoaccompagner, et construire au fil du morceau un système complexe. « Il faut faire vivre ses loops, et faire le DJ pendant que l’autre s’occupe des chorus, jongler entre les places de riffeur et de soliste… », détaille Pierre.
Une gymnastique musicale qui tient tout le groupe en forme, hors des figures imposées du genre : quand les musiciens superposent les loops, RacecaR se joue des syllabes sans balbutier. Après des collaborations avec Modill et K-Kruz, ce dernier s’est exilé en Europe en 2010 où il a pu entretenir son amour du hip hop « en découvrant d’autres styles de musique, hors des États-Unis », en gardant cet appétit pour les performances avec des musiciens live, qu’il avait déjà développé aux US avec 4 groupes différents.
Les instruments à vent de Sax Machine charrient celui de la Nouvelle-Orléans : Guillaume et Pierre, dévoués aux cuivres, ont fait le déplacement jusqu’à la ville de Louisiane, au Sud des États-Unis. « Les dimanche, à tour de rôles, les associations de quartiers, les second line, organisent des défilés dans les rues, avec un marching band suivi par des centaines de personnes, qui trimballent des barbecues à roulettes, des glacières », se souvient Guillaume. « Ils ont tout capté, ils jouent avec leur coeur et les gens dansent dans les rues », complète Pierre.
« À la Nouvelle-Orléans, les ghettos sont dans les centres-villes, et restent des quartiers chauds, très pauvres. Les second lines permettent aussi de faire le lien entre les différentes communautés, même si cela n’évite pas les fusillades occasionnelles », détaille Pierre. Blues, jazz moderne, musiques caribéennes, vieux standards et hits radiophoniques mélangés, et surtout l’amour de la musique, dans la façon dont elle s’échappe des instruments : il reste de l’ivresse néo-orléanaise dans les rythmes de Sax Machine.
Un article paru en février 2014, assez daté, forcément, puisqu’à l’époque, la plateforme Rap Genius faisait encore office de semi-nouveauté. Un petit texte à mi-chemin entre entretien, portrait et courte analyse.
Depuis bientôt 4 ans, l’ampoule de Rap Genius éclaire les recoins les plus sombres des allées alambiquées du rap et du hip hop français. Et 2014 s’annonce déjà comme une année clé pour le site, entre la sortie d’une application, celle de la Rap Genius Tape et bientôt la diffusion d’un EP mensuel.
Un Wikipédia sur l’air du rap, il fallait l’inventer : en 2009, 3 étudiants de Yale se prennent la tête sur les paroles de Family Ties, par Cam’ron. Pour se départager, et puisque les Américains ne font rien à moitié, ils se lancent dans un site web participatif : Rap Genius est né. Ou plutôt, Rap Exegesis, le nom qu’il porte pendant quelques mois.
En 2010, Clément, l’un des deux responsables de la version francophone du site (avec Brandon), fait un tour sur le site US : « J’écoutais l’album Arabian Panthers, de Médine, et j’ai cherché des explications sur Rap Genius. J’ai remarqué qu’il n’y avait aucune track en français. Je leur ai envoyé un mail et j’ai commencé à ajouter des morceaux de mon côté. »
Aujourd’hui, l’équipe s’est considérablement étendue : 70 personnes contribuent régulièrement, dont une soixantaine d’éditeurs, et 10 en formation, qui valident les contributions extérieures. Car c’est ici que Rap Genius puise sa force : plusieurs centaines de volontaires expliquent, décryptent, se disputent autour des paroles écrites par les artistes. Outre-Atlantique, ils sont des milliers à augmenter le champ du site, quotidiennement.
Le fonctionnement du site est désormais bien connu : les phases et punchlines sont expliquées, avec des contributions directement publiées sur le site, en rouge. La validation par les éditeurs vient a posteriori, ce qui occasionne parfois quelques perles WTF… Dans tous les cas, les explications non validées sont distinctes, pour assurer la crédibilité et l’exactitude de la plateforme.
Le rap français n’a pas oublié de rendre hommage au Genius… (voir plus bas)
Mais la vraie consécration, pour ces passionnés, vient quand un artiste valide une interprétation : « Pour le moment, on compte à peu près une centaine de comptes artistes en France, pour plusieurs milliers dans le monde. 99 % d’entre eux sont très enthousiastes à la lecture des contributions », détaille Clément. Il y a de quoi : en plus de recenser la totalité des paroles, le site offre la possibilité d’approfondir et de mettre en valeur les textes, quand le rap game chéri des médias a tendance à ne jouer que de clips et bitchs.
Repartons de l’autre côté de l’Atlantique : en quelques années, Rap Genius est devenu un point de rendez-vous pour tous les passionnés. L’investissement massif (15 millions $) de Ben Horowitz, homme d’affaires fan de rap, dans la plateforme lui a permis de se développer considérablement, et d’écarter les problèmes de modèles économiques. Jusqu’à attirer les convoitises : en novembre 2013, le lobby des labels qu’est la National Music Publishers Association, aux États-Unis, réclame le retrait des paroles pour infraction aux droits d’auteur. Un litige toujours en cours, qui oblige le site à s’arranger avec certains majors. En France, toutefois, « un travail important se fait avec les majors, notamment Def Jam et Because Music », précise Clément.
Et pour cause : mine de rien, Rap Genius Fr dispose désormais d’une force de frappe impressionnante dans le milieu. Avec des clins d’oeil réguliers de la part des artistes eux-mêmes : « Quand Médine, dont les paroles ont «inauguré» Rap Genius Fr, nous a cité dans une chanson [« Biopic, NdR »], j’étais très honoré. Quand Disiz a fait son morceau, pareil, ça fait chaud au coeur… »
Outre la sortie d’une appli mobile, l’actualité de Rap Genius est brûlante : la semaine dernière, le site proposait sa première mixtape, la Rap Genius Net Tape. 19 morceaux inédits, dont 4 composés par les vainqueurs (Kila Kali et Ou2s, Malik, Phases Cachées et Tekilla) d’un concours qui a rassemblé près de 400 participants. « Les artistes ont vraiment assuré, en nous fournissant des tracks masterisées et mixées de bout en bout. Il y en a certains avec lesquels nous avions déjà travaillé, dont L’indis et Zekwe Ramos, pour des interviews ou des validations de compte, d’autres qui voulaient y être, et d’autres qui étaient nos coups de coeurs personnels », explique Clément. Une suite prévue ? « Pour le moment, on va se reposer, en profiter. Nous y réfléchissons, peut-être un format album avec un concept derrière… »
Le 12 février, le site deviendra également partenaire d’un concert, le showroom privé de Tito Prince, Black Kent et 3010, avec Rap Mag, Générations et Canal Street. Un des signes de l’audience grandissante de la plateforme, tout comme les 5.000 téléchargements cumulés pour la tape #RGNT, en moins d’une semaine. Rap Genius proposera également, dès le mois prochain, un EP 3 titres mensuel, sous le titre The Big Three by Rapgenius, et diffusé par ses soins. Et la lumière fut…
Comme indiqué en fin d’article, cet entretien a été réalisé dans un cadre assez inattendu pour une rencontre avec Kent, un vrai “enfant terrible” du rock britannique, côté journalisme et critique. Le festival Livres et Musique de Deauville, aussi qualitatif soit-il, est traversé par une ambiance petite-bourgeoise, dans une ville clinquante hantée par des rockers vieillissants… Nick Kent, rangé des comportements outranciers, n’alluma qu’un seul joint de toute l’interview, mais fut particulièrement affable.
De passage à Deauville pour le Festival Livres et Musique, l’enfant terrible de la… critique rock britannique, Nick Kent. Morrissey sait des choses sur lui « à défriser un afro », mais autant demander au trublion en personne, qui n’a pas perdu son souffle pour nous répondre entre deux bouffées, d’enthousiasme et de tabac.
Vous travaillez en ce moment sur une réédition de Sticky Fingers des Rolling Stones, en quoi cela consiste-t-il ?
Nick Kent : Ces trois dernières années, j’ai bossé avec les Rolling Stones, j’ai fait l’assistant. Mick Jagger m’a appelé, parce qu’ils veulent que des gens plongent dans leurs archives, en vue de les ressortir avec des inédits. Ils ont déjà fait Exile il y a 4 ans, Some Girls aussi, et ils veulent maintenant sortir Sticky Fingers. Sticky Fingers est un album sur lequel il est difficile d’écrire, surtout à propos du processus créatif. Il a été enregistré par phases, et il y a des problèmes judiciaires entre Decca, leur premier label et Atlantic, le suivant, sur lequel allait sortir Sticky Fingers. Les Stones n’étaient pas sous contrat lors de l’enregistrement.
Avez-vous accès à beaucoup d’enregistrements ?
Nick Kent : J’ai accès à toutes leurs archives, et il y des putains de milliers d’enregistrements de cette période. Ils enregistraient toutes les nuits, tout et n’importe quoi. Les archives des Beatles ou de Bob Dylan sont très bien classées : voilà « « Yesterday », takes D ». J’ai passé énormément de temps à écouter ses archives, qui sont majoritairement constituées de vieux blues/jazz. Il faut écouter 8 heures de merde pour trouver 5 minutes d’enregistrements corrects : les Stones étaient comme ça, pouvaient être le pire groupe du monde. En enregistrement, en répétition, si Richards ou Jagger n’étaient pas motivés, c’était horrible.
Cherchez-vous également à recueillir les souvenirs des gens présents ?
Nick Kent : Aucun de ceux qui étaient présents n’a les mêmes souvenirs de ces enregistrements, personne ne se souvient du lieu et de l’endroit où les chansons de Sticky Fingers ont été enregistrées. La batterie ou la guitares ont pu être enregistrées en avril, mais en décembre, ses parties sont à nouveau réenregistrées. Ils jouaient la même chanson pendant des mois. « Can’t You Hear Me Knocking », avec ses 5 minutes de jam, vient de deux sessions : une pour la chanson, et une autre pour le jam avec Mick Taylor. Cet album a véritablement été piloté par Mick Jagger et Jimmy Miller, Keith Richards n’était pas en grande forme à ce moment-là.
Il n’était même pas là pour la moitié des sessions, il ne venait même pas. Mick Jagger jouait de la guitare. Richards est sur Brown Sugar, même si Mick Jagger l’a intégralement écrite, y compris le riff. Il a écrit Wild Horses, et il est dessus. Il est là pour le riff du début de « Can’t You Hear Me Knocking », pendant les 2 premières minutes de la chanson. Mais l’instrumental est assuré par Mick Taylor, Billy Preston, Bobby Keys, Charlie Watson, Bill Wyman. Keith Richards n’est pas souvent là.
Mick Taylor s’en souvient bien, il était dans deux chansons de Let It Bleed, mais Sticky Fingers est son premier album avec les Stones. Marshall Chess, qui était à la tête de Rolling Stones Records, il était là à toutes les sessions. Keith Richards ne se souvient de rien, parce qu’il n’était pas là, ou «absent» pendant les enregistrements. Les 2⁄3 de Exile on Main Street ont été enregistrés pendant les sessions de Sticky Fingers. Ils ont emmené les bandes à Nellcôte, en France, et aux États-Unis. Il y a peut-être six chansons qui viennent de Nellcôte, « Tumbling Dice », « Casino Boogie », « Ventilator Blues », « Happy » et deux autres. Les autres viennent des enregistrements de Sticky Fingers. Les Stones ont toujours enregistré comme cela : Keith Richards pouvait reprendre des enregistrements et refaire la basse. Bill Wyman n’est pas sur beaucoup d’albums des Stones, même s’il était avec eux en live.
À quand remonte votre première rencontre avec les Stones ?
Nick Kent : Je suis né à Londres, mais ma famille et moi avons déménagé au Pays de Galles à mes huit ans. Quand j’avais douze ans, un de mes camarades avait son père qui organisait un événement local de catch, mais aussi des concerts à Cardiff. Il m’a invité à un concert des Rolling Stones, lorsqu’ils n’avaient que deux singles à leur actif, et aucun hit. J’avais douze ans, et je rencontrais les Stones, avec Brian Jones en leader, vingt ans à l’époque, très sympathique. Ils étaient très énergiques, trois concerts par jour.
L’écriture de livrets, les articles du Guardian ou de Libé, ce sont des choses qui vous occupent, à présent ?
Nick Kent : Je suis plus connu pour mes observations sur les groupes dans leur vie commune, ou musicale, mais l’exercice ne me déplaît pas. Je suis un retraité du journalisme print. Je n’ai pas écrit d’articles pour un magazine depuis très longtemps. J’ai aimé The Guardian, ils payaient bien et ne foutaient pas le bordel dans ce que j’écrivais. Probablement un des meilleurs journaux en Angleterre, avec le Times [sa compagne Laurence Romance y publie régulièrement des articles, dernièrement sur Kurt Cobain NdR]. J’ai 62 ans, maintenant, et puis il n’y a plus tellement de groupes avec lesquels je voudrais traîner. Je ne voudrais pas traîner avec Coldplay, U2 ou même les Foo Fighters.
Quand a eu lieu votre rencontre avec Lester Bangs, et quels souvenirs en gardez-vous ?
Nick Kent : J’ai rencontré Lester Bangs en février 1973, quelqu’un m’avait dit où il habitait et je me suis pointé chez lui. Il les avait prévenus de mon arrivée. Je suis arrivé à côté de Detroit, dans une petite ville appelé Birmingham, au milieu d’un grand état comme le Michigan, de là où venait Cream.
J’étais un peu allumé, ils voulaient se débarrasser de moi, je voulais surtout me droguer avec de quoi fumer. Ils ont décidé de me refiler à Lester Bangs, parce que j’étais écrivain. Quelqu’un m’avait filé un tranquilisant, cela s’appellait Mandrax, parce que j’étais nerveux à l’idée de rencontrer Bangs. Du coup, j’avais l’air bourré, ce n’était pas très malin. Je me souviens que nous avions écouté une des premières copies de Raw Power. Iggy et les Stooges me l’avaient joué, très grossièrement, en Angleterre, avant de partir à Los Angeles.
À ce moment-là, vous travaillez déjà au New Musical Express ?
Nick Kent : J’ai eu ce premier boulot au NME très facilement, j’ai été très chanceux. Mais j’ai eu peur que cela ne dure qu’un temps, je voulais m’améliorer, je lui demandais comment il écrivait. Il ne faisait que parler, nous avions des méthodes d’écriture très proches. Lui prenait du speed, et écrivait, écrivait, écrivait comme un obsédé. Il tenait un journal, ce que je ne faisais pas. Je n’écrivais pas de lettres non plus. Je n’écris que lorsque je sais que je dois écrire mes idées sur du papier. Je suis plus paresseux.
Mon premier problème, c’est que je ne pouvais pas taper au clavier, je n’ai jamais eu le temps d’apprendre. Je suis devenu écrivain très soudainement. En 1972, j’étais écrivain depuis 3 ou 4 mois, et les gens du NME essayaient de relancer le magazine avec une nouvelle formule. Je faisais partie de ces jeunes types, plutôt marrants, sur lesquels on comptait au début des année 70. Tout le monde attendait le retour des sixties, la reformation des Beatles et le retour de Dylan. Le seul groupe qui avait survécu au passage des 60 au 70, c’était les Rolling Stones, le meilleur groupe du monde à ce moment-là. Le NME m’a donc engagé, en me promettant que quelqu’un taperait mes articles à la machine. Cela devait être un cauchemar pour ces secrétaires, j’écrivais particulièrement mal. Mais je connaissais mon sujet, avec un grand spectre d’écoutes en matière de musique, de la pop au classique, avec une bonne compréhension du jazz. Et j’avais surtout de bons instincts.
Le magazine se vendait bien, à l’époque ?
Nick Kent : Le NME avait 60.000 lecteurs par semaine quand je suis arrivé. 6 mois plus tard, il y en avait 200.000 par semaine. L’éditeur m’avait appelé dans son bureau pour m’annoncer la nouvelle. La maison, qui s’appelait IPC, avait mené un sondage pour en savoir la raison. J’espérais que cela allait être moi, qu’il allait me féliciter… Mais les gens ne lisaient pas le journal, ils s’intéressaient surtout aux photos. Ils voulaient voir les fringues de Roxy Music, la dernière coupe de David Bowie, si Led Zep allait faire un concert… La télévision ne s’intéressait pas à la musique. Les gens voulaient de l’information, pas forcément de l’opinion. C’est aussi pour cela que la presse musicale disparaît, parce que la «news» s’est reportée sur Internet. Plus besoin d’attendre, et les images sont directement là, plus besoin de quelqu’un pour raconter. C’était l’Âge d’Or, mais surtout parce que la presse musicale était le seul endroit où trouver ces infos.
Comment avez-vous réagi à la nouvelle ?
Nick Kent : C’est à ce moment-là que j’ai décidé de verser dans l’extrême. Quand j’avais 15 ans, j’ai vu Jimi Hendrix en concert, il y avait Pink Floyd, avec Syd Barrett, sur la même affiche. Et The Move, un groupe presque aussi bon que celui d’Hendrix. Ils ont fait deux passages, de 18 heures à minuit, devant un millier de personnes, pas plus. Le premier se déroulait devant des écoliers, et Jimi Hendrix était incroyablement puissant, très sexuel. L’équivalent, ce serait de mettre une classe devant un porno, parce que Hendrix jouait de sa guitare comme avec un sexe, complètement extrême, mais il avait leur attention. L’assemblée venait voir de gentils groupes Blancs bien mis, et les écolières se retrouvaient devant un Noir portant l’afro et jouant une musique terriblement sexuelle, quand on voyait encore peu de gens de couleur. Les extrêmes, comme Jerry Lee Lewis au piano ou les Who et leurs guitares qu’ils explosaient. Il faut attirer l’attention.
Face à la concurrence, c’est ce qui vous a permis de vous démarquer ?
Nick Kent : Il y a le risque de n’être identifié plus que par ça, cette partie «choc». Les gens ne prennent plus forcément au sérieux. C’était le problème de Jimi Hendrix : un des plus grands musiciens de la fin du XXe siècle, avec John Coltrane et Miles Davies, mais quand les gens ont vu qu’il jouait avec les dents, ils ont cru que c’était une putain de blague. Les musiciens de jazz ne le prenaient pas au sérieux, aussi bon pouvait-il être. Il avait pourtant le talent qu’il faut développer pour renforcer ce côté improbable. Les journalistes rock étaient bons, mais ils oubliaient qu’ils avaient pour interlocuteurs une audience aux faibles capacités de concentration, des adolescents. Il faut les attraper, et faire en sorte qu’ils n’oublient pas.
Comment vous regardaient les musiciens de l’époque, étant donné votre réputation ?
Nick Kent : Les musiciens autorisaient alors les journalistes à les suivre parce qu’ils voulaient montrer qu’ils étaient grands, qu’ils avaient leur avion, ceci ou cela. Souvent, pour convaincre leurs propres parents qu’ils n’étaient pas des branleurs. C’était très important pour eux. Je me souviens du Velvet Underground qui m’avait appelé en me demandant de supprimer toutes les références à la drogue, parce que ses parents devaient lire l’interview. Avec Maxime Leforestier, ok, mais c’était les putains de Velvet Underground, ils ont fait « Heroin » !
Chez les musiciens que vous avez fréquentés, les extrêmes sombres semblent vous intéresser… L’aviez vous perçu comme tel avant d’écrire The Dark Stuff [recueil d’articles sur l’autodestruction de certains artistes] ?
Nick Kent : Pour verser dans ces extrêmes, il faut un peu les vivre. Et cela conduit à une part d’autodestruction, parce qu’on vit des choses sans les endurer réellement. Quand Iggy Pop fait son truc, il devient un guerrier viking, un Mohammed Ali, difficile d’avoir envie de se mesurer à lui. Mais, quand il y avait une bagarre, il n’était jamais au premier rang. Keith Richards a des flingues, mais je ne sais pas s’il pourrait s’en servir.
Ce n’était donc souvent que pure image ?
Nick Kent : Ils ont créé cette image de gros durs, et ont commencé à y croire. Ils ont du s’entourer de personnes qui étaient vraiment infréquentables pour commencer à y croire. C’est ce qu’il s’est passé avec Led Zeppelin, qui voulaient asseoir leur autorité, leur puissance. Ils se sont entourés de véritables criminels psychopathes, à la fin. Keith Richards connaissait aussi de fameux lascars, parce qu’il prenait de l’héroïne. Les Stones ne connaissaient pas San Francisco, ni les Hell’s Angels. Altamont, c’était pour ce côté démoniaque qui plaisait alors à Jagger, et qu’il voulait que l’on ressente dans le film [Gimme Shelter, NdR], avec la magie noire. Le film Performance suit exactement le même déroulé. Jagger se frotte à des animaux, mais on ne rigole pas avec ces hors-la-loi.
Quelle a été votre éducation musicale ?
Nick Kent : Mes parents n’aimaient pas les Rolling Stones, surtout avec les gros titres. Ils ne m’auraient jamais autorisé à aller aux concerts, mais j’y allais quand même. Ils n’aimaient pas le rock, ni la pop, il n’aimaient pas Frank Sinatra, ou même Glenn Miller. Uniquement de la musique classique. J’avais un radiogramme, avec une petite platine sur le dessus. J’écoutais beaucoup Radio Luxembourg, c’est là où j’entendais cette musique entre 18 et 21 heures. Des classiques Motown, ou les premières chansons des Beach Boys. Mon père était preneur de son, il a travaillé pour Radio Luxembourg dans les années 1950, sous un autre format, avec des performances live en direct de groupes pop britanniques un peu pourris. Ils n’aimaient pas la musique, ni l’influence qu’elle avait sur moi. Mais il n’y avait pas vraiment de grande cause de rébellion : aux États-Unis, ils avaient le Viétnam, et nous avions juste la longueur de nos cheveux.J’ai appris la guitare quand j’étais jeune, et la lecture des notes pour des cours de piano. Je peux en jouer avec dix doigts. Je n’en ai pas joué depuis des années, mais je n’étais pas mauvais. J’aurais pu être dans un groupe de rock progressif, parce que je jouais très bien du Debussy. Mais pas du Jerry Lee Lewis.
Votre carrière est jalonnée de passages dans des groupes : pourquoi ces expériences étaient-elles temporaires ?
Nick Kent : Mon premier groupe, c’était les Sex Pistols, avant John Lydon, où je jouais simplement de la guitare. Steve Jones pouvait à peine en jouer, je devais lui montrer les accords de base. J’ai travaillé avec le groupe The Damned, avec qui nous avions sorti la première version de New Rose, qui est censée être la première chanson punk britannique. J’avais mon propre groupe, The Subterraneans, avec Glen Matlock, Henry Padovani… Je n’avais pas le tempérament d’un musicien professionnel. Et quand on était leader, il fallait trier les gens, les rembarrer parfois, je n’aime pas faire ça. Faire de la musique ne m’a pas aidé dans ma carrière.Je cherchais dans la musique l’idée du groupe, de ce mélange musical avec d’autres personnes. Écrire, c’est être seul et suer de son côté, la musique paraît totalement différente. Je n’aurais pas aimer voyager, avoir toutes ces responsabilités.
Qu’aviez-vous voulu faire à travers Apathy for the Devil ?
Nick Kent : Un livre a propos des seventies, à la fois un mémoire, mais aussi un peu plus… Les années 1970 sont plus que les Sex Pistols ou Bruce Springsteen, ils ne prenaient qu’une chose dans la décennie. Je voulais montrer que c’était Marc Bolan pendant un mois, puis David Bowie, et ensuite Bohemian Rapsody de Queen, et seulement les Sex Pistols. C’était aussi un moyen de rassembler ce que je savais sur des gens que je connaissais bien, comme Iggy Pop ou Keith Richards, avec un point de vue unique. Quand je traînais avec les Stones, j’étais déjà en contact avec Malcolm McLaren, avant les premiers jours des Sex Pistols.
McLaren ne jouait pas, il n’était pas musicien. Il fournissait les idées, il était le concepteur de tout ça, la force pensante. Il avait le nom des Sex Pistols, qui étaient un moyen pour lui de prendre sa revanche sur les New York Dolls, qui l’avaient remerciés quand il avait proposé ses services.
Nick Kent : J’ai écrit la moitié d’un roman, qui se déroule dans le milieu de la musique et met en scène des musiciens, mais c’est une fiction complète, pas un roman à clefs. J’espère, du moins, qu’ils seront entièrement fictifs.
Entretien réalisé le 19 avril 2014 à Deauville, pour le Festival Livres et Musique
Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.
D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les amateurs s’accordent sur une origine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pionniers du genre), le film Man From Tomorrow de Jacqueline Caux, réalisé en proche collaboration avec Jeff Mills, rappelle cette source anticipée.
Les regards se tournent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lactée. Ce soir-là, la scène de l’auditorium du Louvre est garnie de baffles, comme pour un concert. Les amateurs de cinéma expérimental, les fans de techno et autres journaleux se sont retrouvés sous la Pyramide pour y trouver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un portrait, Man From Tomorrow ne se soumet à aucun canon, y préférant les compositions de Mills.
Dès les premières secondes de projection, il devient évident que le film a été pensé à deux, les créations individuelles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, auditive, toutes deux sensorielles. Le premier mouvement (comme un opéra, une symphonie) scrute de manière épileptique, non elliptique, sur une lumière stroboscopique, la silhouette et le visage, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique originale du compositeur techno, même cette première approche ne serait pas effective.
Rapidement, Man From Tomorrow s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera question de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, viendront d’ailleurs. De conceptions particulières de l’espace et de l’avenir, par exemple, vu sans crainte de la technologie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réactions hostiles à l’électronique, vue comme la déperdition d’un « caractère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y compris avec l’outil technologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libérateur, où la main démêle le câble de la fée électricité).
Et ce ne sont peut-être pas les outils qui sont limités, mais la façon dont nous nous en servons : « Le problème avec la musique, c’est que nous sommes persuadé de ce qu’elle doit être », souligne en substance la voix off de Jeff Mills. Une limitation comme une autre, qui ferme la voie à une nouvelle créativité. Il en va de même du cinéma (et, plus largement, de toutes les activités huaines), et du statut que nous accordons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomorrow semble un peu s’égarer dans les images assez communes d’un asservissement de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manipulant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacqueline Caux fait apparaître des plans bien plus évocateurs, et en même temps totalement ouverts à la perception individuelle de chacun. Car, que voit-on, sur cette dernière image, limitée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Certains diront les pistons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, empruntée par un art qui a encore suffisamment d’essence pour y arriver.
Suite à la projection, nous avons pu rencontrer Jeff Mills pour lui poser quelques questions sur Man From Tomorrow (full interview in english at the end of the article).
Vous avez composé de nouvelles bande originales de films pour Metropolis ou Les Trois Âges, comment avez-vous abordé ces compositions ?
Jeff Mills : Il s’avère utile de connaître l’histoire du film, et la réaction des premiers spectateurs. Même la connaissance de l’époque est utile, parce elle renseigne sur la raison pour laquelle un tel film a été tourné et projeté. Après ces recherches, je commence la production en regardant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs parties. Ensuite, je commence à composer des ébauches de musique pour chaque section. Une fois cette étape terminée, je synchronise la musique aux sections pour voir si celle-ci est conforme aux émotions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je compose à nouveau. Quand la musique est conforme, je commence à la modifier légèrement pour qu’elle colle aux mouvements des acteurs et au déroulé de la scène. Finalement, je connecte les segments et j’ajoute si besoin quelques transitions, avant un overdub pour rendre la bande originale plus cohérente. Quand j’interprète ces bandes originales en live, j’apporte toutes les pistes séparement, et je les programme en live avec le film. Pas avec un ordinateur, à mains nues. C’est pourquoi la mémorisation du film est importante.
Bien que le film soit très expérimental, il est centré sur vous : avez-vous composé la bande originale comme un enregistrement autobiographique ?
Jeff Mills : Bien avant que nous ne commencions le tournage, nous [Jeff Mills et Jacqueline Caux, NdR] avons longuement discuté musique électronique, ma carrière, mes convictions et d’autres sujets. L’intention a été façonnée en duo, et validée dans la même perspective. Celle-ci devait traduire ce que je ressentais avec la musique techno, ma méthode de production, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que portrait, il était important pour le film de comprendre pourquoi j’avais choisi cette profession, cette existence. La plupart des morceaux ont été composés en amont, mais pas enregistrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacqueline [Caux] m’a envoyé un sample préparatoire de chaque partie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélection de morceaux, en expliquant quels titres seraient appropriés pour quelle partie, en détaillant la signification de chaque track.
D’ailleurs, la bande originale sera-t-elle disponible chez Axis Records ?
Jeff Mills : Nous allons laisser la bande originale liée au film. Par contre, je prépare un album pour ce printemps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Wonder Years.
J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spécialement la bande originale. Pour quelle raison ? Pensez-vous que la bande originale doive « coller » aux images du film ?
Jeff Mills : J’admire beaucoup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représentent pour moi la plus grande influence et inspiration. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande originale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas forcément se synchroniser aux mouvements, elle doit être suffisamment présente pour se fondre dans le scénario.
Avec quels instruments avez-vous composé la bande originale ?
Jeff Mills : Sur différents synthés analogiques classiques. Sans séquençage informatique, ni aucun ordinateur utilisé.
Qui a écrit le texte lu dans le film ?
Jeff Mills : Cette narration provient de différentes interviews que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores viennent de là.
Quand avez-vous rencontré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tournage de votre documentaire Cycles of the Mental Machine, mais peut-être plus tôt ?) Aviez-vous déjà collaboré avec des musiciens techno pour une bande originale ?
Jacqueline Caux : Je connais la musique de Jeff depuis des décennies, et je l’avais rapidement rencontré lors de concerts parisiens. Puis, au moment du tournage de mon film Cycles of the Mental Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis partie pour Chicago. Là, j’ai pu le rencontrer plus longuement dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nouveau rencontré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne commencions notre film. Autant de moments et de conversations nécessaires pour approcher de la meilleure manière possible ses préoccupations personnelles et musicales.
Quelle caméra avez-vous utilisé pour le film ? Où celui-ci a-t-il été tourné ?
Jacqueline Caux : J’ai utilisé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la première partie dans un studio spécialement prévu pour les images du film, et la seconde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Christian de Portzamparc.
Avez-vous manipulé la lumière d’une façon spécifiquement «techno» ? Dans le film, une citation de Jeff Mills explique que la musique est trop souvent limitée par l’idée que nous en avons, abordez-vous le cinéma de la même manière ?
Jacqueline Caux : Je n’ai pas travaillé la lumière d’une manière spécialement «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beaucoup de réalisateurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu donner des sensations avec la lumière, selon celles que la musique produisait en moi. D’une manière abstraite, et non narrative. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seulement dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me propose des musiques en retour, liées aux images, en me laissant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonctionner ensemble, ou être distincts pour éviter une redondance. Parfois, être en opposition avec la musique est aussi très intéressant. Travailler sur des contrastes.
Man From Tomorrow doit être vu dans de parfaites conditions sonores : quelle est la meilleure configuration ?
Jacqueline Caux : Le plus important est d’avoir un très bon projecteur — dans le cas contraire, ce serait comme exposer une toile en diluant les couleurs avec une éponge — et évidemment un bon soundsystem. Il est primordial d’offrir aux spectateurs une entrée dans un monde de sensations, comme un bain sonore…
Merci à Jacqueline Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)
You worked on new versions of soundtracks for movies such as Metropolis and Three Ages, how do you handle the composition of an original soundtrack ? How do you compose the soundtrack ? While watching the images ?
Jeff Mills : It helps to learn about the history of the film and the reaction of the first audiences. Even the era is relevant, because it provides an impression on why such a film was made and released. After that, I start the production by watching and memorizing the film. I then, section off the film into segments. Next, I start composing music sketches for each section. Once these are done, I begin to match the music to the section to see if the feeling of the scene is reflected in the music. If not, I’ll compose more. If so, I’ll being to modify the music to fit perfectly into the movement of the actors and the motion of the scene. Connect all the segments to together and maybe add a few small transitional parts and overdubbing to make the flow of the soundtrack consistent throughout and its practically ready. When performing the soundtrack live, I’ll bring all the separate tracks and program them in real time and in sync with the film. Not by computer, but by hand. This is why I must memorize the film.
Although the movie is very experimental, it is focused on you : do you compose the original soundtrack as an autobiographical release ?
Jeff Mills : Long before we started filming, we spent many hours talking about Electronic Music, my career, belief system and many other topics. The intent was jointly understand and agree on a perspective. One that translated how I felt about Techno Music, the methods I choose to produce, what I believe, how I see the World, etc. As a portrait, it was crucial to understand why I’ve chosen this profession and life. Most of the compositions were already composed, but not released before the film was made. After filming, Jacqueline [Caux] sent a sample batch of each of the segments of the film. From those small sample of frames, I forwarded a large collection of music and suggested which track should go where and with what — explaining the meaning of each track.
By the way, will the soundtrack be available at Axis Records ?
Jeff Mills : We’ll leave the soundtrack connected to the film. Though I’m preparing a release for this spring/summer that is similar in style entitled «The Wonder Years».
I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main reference for you, especially the soundtrack. Why ? Do you think soundtrack have to closely stick to the images of a movie ?
Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main reference. Actually, its the Stars and what we know of them [so far] that is the greatest influence and inspiration. Stars, planets and all that in between. I think the soundtrack should serve the film well. It doesn’t need to stick to every movement, but it should be only present enough so that it possibly disappears into the storyline.
On which instruments have you composed the soundtrack for Man From Tomorrow ?
Jeff Mills : Various classic analogue synths. No computer sequencing or laptop is ever used to compose the music.
Who wrote the text read during the movie ?
Jeff Mills : The narration is from many interviews that were conducted throughout the filming. Extracts were taken from those interviews.
When did you meet Jeff Mills (I guess for your documentary The Cycles of The Mental Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?
Jacqueline Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I probably meet him breefly in some concerts in Paris. Then, when I went to Detroit for filming my movie «The Cycles of the Mental Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet several times in Paris before starting our movie. Necessary times and conversations to better approach his personal and musical preoccupations.
Which type of camera do you use for filming ? Where was the movie shot ?
Jacqueline Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a special studio for pictures mode, and the second part at La Cité de la Musique, from Christian de Portzamparc architect.
Do you work on lightning in a special «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote during the movie about how we consider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cinema and images (a common idea wants that «true cinema images» aren’t blurred, tell a story, follow a character, and so on…) ?
Jacqueline Caux : I did not work at all on lightning in a special «techno» way, you can see it… Too many people did that before me… I just wanted to try to give some lights sensations related to my musical sensations, but in an abstract way, not in a narrative way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff propose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redondant. Sometime being in opposition to the music is very interesting too. It is always interesting to work with contrasts.
Man From Tomorrow have to be viewed in ideal listening conditions : which configuration is the best to see the movie ?
Jacqueline Caux : The most important is to have a real good projector — otherwise it’s like a painter you would withdraw the color with a sponge before exposing his work — and also have a very good sound system. It is necessary to be able to offer the audience to enter a world of sensations, like in a sound bath..