Un style musical populaire court toujours le risque de tourner en rond dans un enclos bien défini, avec la garantie que le public sera de retour en masse pour le prochain numéro. Et le rap n’y a pas coupé. Pour leur premier album, Delirium, les deux compères de Bang Bang, M.I.T.C.H. et Émotion Lafolie, ont préféré entraîner le hip hop, le rock et l’électro dans leur ride de rêve…
Plus encore que la télévision, les écrans réduits des smartphones ont popularisé l’imagerie des gangstas californiens, roulant paresseusement sous les rayons du soleil balnéaire en voiture sur suspension, ou faisant la loi dans des clubs sous tension. S’associant au rap dès Straight From Compton, l’album de N.W.A. (Eazy-E, Dr. Dre, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), la musique des riders ne tardera pas à voyager jusqu’en France, où elle rencontre un succès à sa démesure. Comme ailleurs, 2Pac et Snoop Dogg ont leurs fidèles. Dans tout l’Est parisien, et particulièrement à Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), les basses résonnent un peu plus fort qu’ailleurs…
Dans les sillons creusés par Aelpéacha et Desty Corleone se forment deux crews notables, Club Splifton et Réservoir Dogues, qui participent à la diffusion de la ride. Émotion Lafolie, tignasse impressionnante et tatouages innombrables, se souvient de la façon dont il est entré en contact avec ce véritable mode de vie après des débuts au sein du collectif ATK : « Une fois le freestyle avec ATK enregistré, en 1995, j’ai fait quelques concerts et des passages en radio avec un autre groupe dont je faisais partie, Les Maquisards. Mon frère, Sloa [aussi membre d’ATK à l’époque, NdR], avait monté Réservoir Dogues avec Nine-O, Desty Corleone et Pimp Cynic. Ils ont sorti un album avec le Club Splifton, constitué autour d’Aelpéacha, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à rider, avec les voitures américaines et tout le reste… »
M.I.T.C.H., l’autre Bang de Bang Bang, n’était pas très loin non plus : dans le même lycée Paul Valery qui a réuni quelques membres d’ATK, il ne tarde pas à fréquenter Desty Corleone, mais aussi DJ Shone, DJ Feadz et DJ Soper, lequel « avait déjà créé son label de drum’n’ bass et de jungle à l’époque, et avait sa renommée ». À la sortie du lycée, Shone, Soper et M.I.T.C.H. se retrouvent dans Digithugz, dont le premier maxi est remixé façon screwed’n’chopped par DJ Raze.
Marqué par des sonorités électroniques, le premier album du groupe sonne drum’n’bass, et Routine assassine se joue surtout en club. « Je n’ai jamais eu une approche trop hip hop, où tu écris des cahiers de textes. Je préfère poser au jour le jour, et me libérer en live. J’adore les Svinkels pour ça, leur folie pendant les concerts », explique M.I.T.C.H.
Interride
Après un séjour de quelques années aux États-Unis, Emotion Lafolie revient en France aux débuts des années 2000 et découvre une toute nouvelle façon de faire de la musique : « Je récupère tout ce qu’il me faut, Atari, Expander, clavier, et je créé mon home studio. Entre 2001 et 2006, j’ai produit : j’achetais les vinyles par carton entier, je balançais les sons sur MySpace, et j’ai commencé à voir que ma musique intéressait du monde. » Il retrouve en 2010 Tony Lunettes (aka Test), Waslo (Sloa) et Riski Metekson dans Noir Fluo, qui pourvoit rapidement une mixtape, La ride (200 exemplaires en physique, collector), propulsée dans la capitale avec un hommage.
À force de se retrouver au cours des rides, M.I.T.C.H. et Emotion Lafolie profitent de leur mobilité pour enregistrer un maximum : cartes son, valises, ordinateurs et micros les suivent dans leurs périples. « On a enregistré une vingtaine de morceaux un peu partout, on ride : on boit, on fume et on chante… » commence Lafolie, « …on a commencé pendant l’été 2012, avec un ticket Interrail pour rider dans toute la France », termine M.I.T.C.H..
Certes, le duo reconnaît pouvoir aisément enchaîner nuit de débauches et passage en studio, mais pas question de badiner avec les instrus : les 15 prods de Delirium proviennent des États-Unis, du Portugal, des studios de DJ Raze ou de Nist… Et d’un peu partout où Bang Bang a laissé sa trace en concert. Le mastering de Freeze DBH, du Booty Call Crew, apporte aux enregistrements secoués une cohésion inattendue, et le cocktail se boit jusqu’au bout de la ride.
« On laisse la musique jouer sur nous »
« Il y a beaucoup de feeling dans nos textes et notre façon de chanter », explique Emotion Lafolie, « mais cela suppose des heures et des heures passées à choisir les instrus » : cela s’entend, dès la première écoute. « Le verre et le couvert » convoque une guitare électro, « Delirium » quelques notes de piano, quand « Je suis » n’hésite pas à se perdre dans une voix d’enfant, ou peut-être bien d’adulte, modifiée, avec tous ces éléments toujours liés aux chants écorchés ou énervés de M.I.T.C.H. et Emotion.
Si leur premier titre, « Je suis », utilisait pour base un instru de Dom Kennedy, Bang Bang a su conserver à distance des références (Wacka Flocka avec lequel les deux ont tourné un clip, Gucci Mane, Lil Wayne, Juicy J, 3 – 6 Mafia) qui auraient pu transformer Delirium en une mixtape gangsta rap comme tant d’autres. L’ambiance est clairement celle de la ride, mais les textes de Bang Bang oscillent entre l’attitude (comme celle de N.W.A., dans « Million Dollar Baby ») et une sorte de mélancolie face à l’altitude prise en planant (« Ride de Rêve », « Petits Yeux »), le tout sur des sonorités peu entendues.
Le duo s’autorise même l’autotune, particulièrement bien intégré aux prods électroniques : « J’ai découvert ça avec le genre de musiques passées dans les salons de coiffure indiens, j’aimais bien la sonorité particulière des voix », explique M.I.T.C.H.. Dans les morceaux, les voix sous autotune deviennent autant de nouveaux instruments qui apportent leur lot d’harmonies et de ruptures. Celui qui assume le couplet peut à tout moment être rejoint par cet alter ego qui lui fait écho.
C’est en concert que la musique de Bang Bang se révèle entièrement : « Quand on va en club, on emmène toujours une clé USB, pour chanter quelques morceaux si l’occasion de présente », explique Emotion. Au Workshop, à la Block Party du 21 juin à Bercy ou dans un club propice au Delirium, Bang Bang n’attend qu’un signal de la foule pour répandre la musique comme une traînée de poudre. « Nos morceaux sont plutôt scéniques, ils nous faut des trucs accrocheurs », assure la moitié de Bang Bang. « Quand on fait «Baskets neuves» en live, le «tac tac tac tac tac» fonctionne bien : tu sens d’un coup des vibrations sur scène, parce que tout le public tape du pied dans la salle. »
Sur les bras des gangstas s’affiche « Fuck the World What the Fuck », antienne du ghetto et d’un certain état d’esprit qui guidera les projets futurs de Bang Bang, en l’absence de plan de carrière. Les bras, quant à eux, tiendront encore longtemps les micros, les guidons des vélos de riders, rouleront les joints ou les instrus pour un Delirium partagé.
Une nouvelle tentative de dossier sur un sujet sans fond, les liens entre le rap et les jeux vidéo. Depuis la parution de l’article en novembre 2013, les exemples ont du se multiplier…
Bien avant Guitar Hero, bien avant Singstar, les rappeurs ont posés mic et sticks pour mettre un joystick entre leurs mains. Affamés de pop culture, emcees et djs se sont rapidement approprié les codes du secteur, et l’industrie n’a pas tardé à leur rendre l’appareil (électronique).
Kraftwerk aurait pu composer la musique de Tron (1982), première incursion du jeu vidéo dans une culture autre que celle de l’électronique et de l’informatique. Malgré un succès mitigé, la production Disney ouvre l’horizon vidéoludique à une plus large part de la société. Par ailleurs, la modernité fait toujours rêver à une vie plus simple, libérée du travail et élevée par les espaces infinis.
Décollage imminent : le « Planet Rock » d’Afrikaa Bambaataa (1982) promet une terre protégée à jamais des projectiles de Missil Command. Avec cette première partie, le hip hop est branché, laissant au créateur de la Zulu Nation et à Grandmaster DST le soin d’y apporter leur dose d’ingéniosité virtuelle. Mantronics, ou Terminator X, les blazes et les gimmicks évoquent les bornes d’arcade ou les cartouches des premières consoles.
Il faut dire que les bruitages associés aux 8-bits fournissent un matériau plutôt adapté aux standards de l’époque. « I’m the Packman (Eat Everything I Can) » (1982) emprunte tout au jeu vidéo homonyme, qui devient en même temps le plus célèbre de la planète, pour créer une variante geek de l’électro hip hop. Bruits de mastication du Pacman sous pilule inclus.
Quelques années plus tard, les compositeurs sont aussi des joueurs : DJ Jazzy Jeff et le Fresh Prince Will Smith payent un tribut à Donkey Kong avec « Human Video Game », en 1988, extrait de He’s the DJ, pochette sur laquelle ce dernier a les airs du geek contemporain. La chanson évoque les débuts des jeux vidéos, entre les bornes d’arcade de Tron et Donkey Kong, et conte l’histoire d’un player, incapable de se détacher de l’écran. Rock Ready C, beatboxer de renom, peut même faire intro et musique de ce dernier, de tête…
Simple logique historique : pour intégrer les références vidéoludiques, il fallait bien que les rappeurs soient déjà joueurs, et aient pu pleinement profiter des jeux vidéos, au même titre que le cinéma, la littérature ou la street. Les années 1980 et 1990 fourmillent alors de références aux jeux vidéos, principalement musicales, comme l’illustre cette vidéo du site Spin [Les différents morceaux sont classés selon l’année de sortie du jeu vidéo, NdR].
Pas vraiment difficile d’imaginer les rappeurs aligner quelques lignes de textes tout en terrassant leurs adversaires à Street Fighter ou en combinant les sorts de Final Fantasy. Curren$y, rappeur de la Nouvelle-Orléans né en 1981, fut aux premières loges pour s’installer devant sa console préférée, un jeu culte dans le lecteur. Pour This ain’t no mixtape (2009), il s’inspire de la saga Grand Theft Auto, et plus précisément de Vice City (2002), « le meilleur de la série grâce à sa BO et ses voitures. J’en ai acheté quelques-unes à cause de Vice City, putain. »
Et, désormais, la sortie d’un jeu se fait en quasi simultanée avec celles des chansons qui y font référence. « Got That Work » de Fabolous (« It’s about this call of duty, and this shit ain’t no game ho »), Freddie Gibs dans « The Return » de Danny Brown (« This shit get real as shit thats on your Playstation controller Call of Duty ass nigga, dick in the booty ass nigga ») ou Waka Flocka Flame dans le « 848 » de Jim Jones (« We got automatic big guns like call of duty Keep it … that’s my Call of Duty »).
Depuis, les références se multiplient, et jouer aux jeux vidéos n’a plus rien d’une honte : Tyler the Creator, Orelsan et même Booba affichent fièrement leur high score. Début 2013, le rappeur Wilow Amsgood lance la net tape #NOCRACKS sur laquelle figure « Grown Up » (sur le thème de Danny Brown) et son cortège de noms de jeux vidéo. Tiré à quatre épingles, le rappeur arbore d’énormes bagues-consoles.
Les jeux vidéo, de leur côté, ont bien compris l’intérêt commercial du rap : pour Call of Duty : Ghosts (2013), Activision invite Eminem à rapper dans la BO du jeu. Cela donne « Survival », avec Eminem masqué par le foulard tête de mort rendu célèbre par la série. Et toute précommande du jeu sur le site Gamestop donnait droit à un code pour télécharger l’attendu MMLP2. Finalement, le jeu vidéo et le nom du rappeur se retrouvent au sommet des classements de vente.
D’ailleurs, une des sociétés les plus cotées de l’industrie du jeu vidéo, Rockstar Games, s’est créée sur le modèle d’un label de rap : Sam Houser, cofondateur et tête pensante, songeait à Def Jam Recordings en s’imaginant créateur de jeux vidéo. « Pour moi, un type comme Rick Rubin [fondateur de Def Jam, producteur de LL Cool J et des Beastie Boys, NdR] est un putain de héros, un vrai pionnier, capable de transformer le hip-hop en quelque chose d’aussi culte. Il a fait cet album, Electric ! Entendre ces rockeurs de Newcastle avec la production hip-hop de Rick Rubin, c’est dingue ! Et quand j’ai entendu ce mec plonger d’un seul coup dans le rock le plus dur, avec Slayer, je me suis dit que les membres du groupe ne feraient jamais mieux et qu’il n’y aurait jamais rien de plus cool que ça. Et non, le mec continue à sortir des trucs géniaux… Ce genre de personne m’inspire énormément », explique-t-il.
Ce qui explique la qualité notable des épisodes de la série GTA : pour le dernier épisode en date, GTA V, DJ Pooh est nommé programmateur de la radio fictive West Coast Classics quand A$AP Rocky enregistre avec plaisir un inédit pour le jeu, qui s’appuie évidemment sur sa propre expérience du jeu. Les autres productions, comme Thrasher : Skate and Destroy (Nintendo 64, 1999), bénéficient de la même attention musicologique : le jeu compte Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash, A Tribe Called Quest, et pas mal d’autres classiques. Une sorte de réponse à Tony Hawk’s Pro Skater (1999), en gros.
L’un des premiers jeux marquants à utiliser le hip hop comme élément central est un OVNI, ces jeux aux concepts atypiques qui deviennent cultes à force de bouche-à-oreille : PaRappa the Rapper (1996). Le joueur y incarne un jeune chien, PaRappa, amoureux de Sunny Funny, une fille-fleur. Un simple jeu de réflexe, où il suffit d’appuyer en rythme sur la bonne touche (triangle, rond, croix, carré).
Les jeux de chant n’arriveront que plus tard, via Singstar (2004) et son dérivé spécialement dédié au rap, Def Jam Rapstar (PlayStation 3, Xbox 360, Wii). Développé sous l’égide du célèbre label, sorti en 2010, le parcours du jeu est brusquement interrompu, un an plus tard, par un procès intenté par EMI, qui rend la plupart des chansons additionnelles indisponibles. Le jeu recevait pourtant de bonnes critiques, et le système de jeu avait été adapté au rap. Pour la version française, des chansons de NTM, La Fouine, Disiz la Peste ou Psy 4 de la Rime sont incluses. La culture de masse frappe toutefois assez bassement, en censurant tous les mots grossiers des chansons…
Malgré l’évidente possibilité de créer un jeu basé sur les mouvements du breakdance, aucun dispositif de danse matériel n’a vraiment émergé dans les salles d’arcade. Bien sûr, les jeux présentaient des danses hip hop, mais se devaient d’adopter un gameplay accessible à tous. Cela n’a pas empêché des équipes de breakdancers de s’approprier les commandes…
Jouer aux jeux vidéo, c’est bien, avoir le sien, c’est encore mieux : les rappeurs se prêtent volontiers à la pixelisation, et plus encore aux critères des classiques du genre. Avec Wu-Tang : Shaolin Style (1999), le groupe new-yorkais combine Tekken (1994) et Mortal Kombat (1992) pour un jeu violent, où les coups s’échangent au son du Wu, manette au design du logo incluse. Dans le même genre, les 3 volets de la série Def Jam offrent immense galerie de personnages et pléthores de suites pour un jeu de combat efficace, mais un peu poussif. Le bonheur d’incarner Slick Rick pour éclater Fat Joe est doublé de bonnes idées dans chaque volet, comme l’usage du scratch pour attaquer dans Def Jam : Icon (2007, Playstation 3 et Xbox 360).
Certains rappeurs osent même se placer au centre d’une production vidéoludique : 50 Cent s’inspire ainsi du guet-apens tendu à 2Pac, sa référence, pour orchestrer un jeu de vengeance en vue à la troisième personne, 50 Cent Bulletproof (2006). Aidé par les soldats de G-Unit, son crew, le rappeur dézingue et croise Eminem, Dre et DJ Whoo Kid en caméos. Le rappeur a des suites dans les idées (2 pour le moment), et prête sa voix dans Call of Duty…
L’apparition des jeux mobiles facilite évidemment la production des jeux, et peut donner un peu de punch à une campagne de communication. Ainsi, 2Chainz s’associe à Adidas pour mettre sur pied Live in Color, un jeu 8-bit qui présente à la fois la collection de sneakers Adicolor et l’univers du rappeur. Depuis le Japon, des fans se sont chargés du boulot pour Kanye West en sortant Kanye 3030, un jeu de rôle jouable sous Windows. Réalisé selon les canons du genre, mélange de Zelda et Pokémon, le jeu propose des phases de combat contre Dre, 2Pac dans un univers qui mêle Deltron 3030 et 808s & Heartbreak.
Logiquement, le jeu Battle Rap Stars, disponible en application pour iOS, propose de mener des battles avec son smartphone collé sur l’oreille. Rap game over : Play again ?
Le genre de sujet qui n’a pas de fin, et sur lequel il est assez compliqué d’écrire : le hip hop et les comics. Autant dire que je n’ai pas manqué de matière pour cet article publié en août 2014 sur Coup d’Oreille. Depuis, Marvel a publié plusieurs séries de comics avec des couvertures alternatives reprenant différentes pochettes cultes du hip hop…
Plongés dans des battles, porteurs d’un don particulier qu’il leur faut sans cesse entretenir et imposer, et parfois réunis en équipes démesurées, les rappeurs, DJs et super-héros partagent un gène commun. Comics et hip hop se sont soutenus dès l’orée des années 1980, et ont poursuivi depuis leur ascension, pour le meilleur comme pour le pire…
À l’aube des années 1980, que peut faire un gamin du Bronx ou de Harlem pour sortir de la nuit dans laquelle sont plongés son quartier, sa famille ? Les comics existent depuis à peu près un demi-siècle, mais ils sont devenus un objet de consommation de masse pour les classes moyennes et pauvres des États-Unis, et commencent même à être lu par des adultes depuis une petite décennie.
Certes, la censure s’applique encore à ces publications colorées destinées pour la jeunesse, mais, au niveau du lectorat, un pas est franchi. Surtout, les parents ne s’inquiètent plus vraiment de voir les fascicules aux mains des adolescents. Après tout, les super-héros véhiculent des valeurs telles l’honneur, la bravoure, la loyauté… Et puis, au moins, ils lisent, sans être forcément des jeunes renfermés sur eux-mêmes. La seule chose qui pourrait leur faire lever le nez des cases et des exploits des surhommes, à la fin des années 1970, ce sont peut-être les rythmes en provenance du coin de rue, ou du parc à quelques pâtés de maisons…
Les block parties ou rendez-vous sauvages ne sont pas pour les enfants, pas avant que l’industrie du disque ne s’empare du phénomène, mais le hip hop se fait entendre sur les postes de radio, qui ne sont désormais plus seulement réservés à l’autorité parentale. La platine familiale fait peut-être entendre de la soul ou du funk, mais le poste dans la chambre diffuse d’autres artistes, les Cold Crush Brothers, Stetsasonic, ou, bientôt Grandmaster Flash and the Furious Five…
Avant le combat, constituer son équipe et équipement
Si l’exercice du DJing constitue en soi un spectacle susceptible d’impressionner, la formation initiale de la musique hip hop, associant un DJ et un ou plusieurs Masters of Ceremony (MCs) évoque immédiatement les super-héros dans les équipes qu’ils forment (X-Men, Fantastic Four, Avengers, Ligue des Justiciers) ou peuvent former à l’occasion, à travers des crossovers (histoire croisant deux ou plusieurs univers de super-héros indépendants). Les noms des crews de l’époque ne se privent pas de faire le parallèle, il suffit de penser à Grandwizard Theodore & the Fantastic Five…
Stetsasonic, le groupe de Brooklyn cité plus haut, attaque directement avec « In Full Gear » sur son album du même titre, en 1988 : l’« équipement complet » décrit dans le morceau est « aérodynamique », particulièrement adapté pour « arrêter » les MCs faibles, qui commettent des « crimes » en osant monter sur scène… Quant aux cris qui scandent le titre, on les confondrait presque avec des onomatopées.
De l’éclair de Grandmaster Flash au logo iconique de Public Enemy, en passant par le « A » d’Assassin, l’identité visuelle du groupe est tout aussi importante. Celui de Public Enemy fut créé par Chuck D lui-même, le MC « sérieux » du groupe, quand Flavor Flav, l’autre, allait lui donner la réplique sur un mode débridé et empreint de folie. Ce dernier relève d’ailleurs du véritable personnage de comics, avec son énorme horloge autour du cou… S’il est bien un logo, qui atteint la popularité des symboles de Batman ou de Superman, c’est bien celui du Wu-Tang Clan, dessiné par le DJ Allah Mathematics, compagnon du groupe depuis les débuts…
En matière d’extravagances, la palme revient sans doute à Rammellzee, un rappeur, graffeur et sculpteur actif à New York dans les années 1980 : son nom avait tout un tas de significations ésotériques et mystiques, et il s’était fabriqué plusieurs costumes empruntant autant au samurai qu’à Iron Man. Bien loin de cet underground obscur, les “combinaisons” des rappeurs se sont rapidement déclinées en dizaines de vêtements streetwear et autres accessoires, que le public se plaît à adopter pour rejoindre, au moins un peu, l’équipe superhéroïque… Suffit de penser aux Adidas de Run DMC.
De la même manière, le quartier que représentent les rappeurs est au moins aussi primordial, dans leurs textes, que la défense de la ville et des citoyens dans l’esprit des super-héros. Comment imaginer Superman sans Métropolis, Batman sans Gotham, ou Spider-Man sans New York et ses gratte-ciels ? Et que seraient Orly-Choisy-Vitry sans Ideal J, la Seine-Saint-Denis sans NTM ?
À force de décrire le quotidien dans sa violence et sa brutalité crue, et en guise de rançon du succès, comics et rap se sont tous deux trouvés frappés par une forme de contrôle, voire de censure. La Comics Code Authority voit le jour en 1954, près de deux décennies après les premiers exemples du genre, suite à la publication d’une étude du psychiatre Fredric Wertham, Seduction of the Innocent. Dans cette dernière, il déplore l’influence des comics, perçu comme des colporteurs de vulgarité et de violence auprès des jeunes publics, considérés comme vulnérables.
La musique hip hop connaît sa propre autorité de salubrité avec le sticker Parental Advisory Explicit Content apposé sur les différents albums et singles, et mise en place aux États-Unis par l’industrie du disque elle-même (Recording Industry Association of America), en 1990. Si c’est une chanson de Prince (« Darling Nikki ») qui lance les procédures, le rap sera une cible de choix pour les censeurs de tous bords, pour violences, vulgarité, ou même pornographie.
Au coeur de la bataille, exploits, superpouvoirs et vertu
Le vif du sujet, et le feu de la battle : le parallèle entre les rappeurs et les super-héros — ou vilains — devient alors évident. Hors de la scène, le MC ou le DJ sont des individus lambda, du moins dans une certaine approche de la musique hip hop, ce qui rassure par ailleurs quant à leur authenticité. Mais, une fois face à la foule, ou mis devant le MC à coucher, le DJ à distancer, la bête se réveille. La double personnalité des artistes, semblable à celle de Batman, Superman, Spider-Man et consorts, va parfois jusqu’à rejoindre la fureur de Hulk : une fois transformé, l’individu sur scène devient simplement incontrôlable.
« Super héros du rap français rappe dans les films d’action
Un kilo de rimes trois barres, prêt pour la transaction »
Booba dans « Les Bidons veulent le Guidon », Timebomb
Le rap, principalement celui tourné vers les battles, contient nombre de métaphores, assez simples, dans lesquelles le MC adopte les caractéristiques d’un super-héros, simplement pour affirmer sa supériorité. Dans « Raise the Roof », sur Yo! Bum Rush the Show (Public Enemy, 1987), Chuck D se compare à Thor, et fait pleuvoir la foudre sur ses adversaires, ou au Prince Namor, « qui est craint sur les deux côtes », autrement dit la East Coast comme la West Coast des États-Unis. Snoop Dogg, lui, s’imagine bien en Batman dans « Batman and Robin » sur une prod de DJ Premier, avec Lady of Rage en Robin et RBX en Commissioner X, sorte d’alter ego du Commissaire Gordon. Bon, rayon exploits super-héroïques, le chien atomique propose, entre autres, de donner de l’herbe excitante à Catwoman… Et comment ne pas citer les quelques membres du Wu-Tang qui représentent à eux seuls une partie du catalogue Marvel ? Ghostface Killah se fait surnommer Ironman, Captain America ou Tony Starks (sans le –s des comics), Method Man Johnny Blaze (aka Ghost Rider), quand le producteur et MC RZA, lui, s’est créé son propre personnage, Bobby Digital. Tous, en tout cas, ne sont pas avares de références à leurs surhommes préférés.
« Swinging through your town like your neighborhood Spiderman »
« Je me balance dans vos rues comme votre fidèle Spiderman »
Inspectah Deck dans Protect Ya Neck, Wu-Tang Clan
En 1999, un MC bientôt repéré par KRS-One, Dr. Dre, Def Squad ou Common imagine pour s’amuser « Secret Wars », freestyle de 5 minutes 30. La chanson reprend le titre d’une célèbre série Marvel des années 1984 – 1985, la première à pratiquer le crossover en masse : les super-héros et vilains de plusieurs univers se croisent dans un combat titanesque rassemblant entre autres Les 4 Fantastiques, Spider-Man, Fatalis, les Avengers, Fatalis, Octopus, le Lézard, Galactus… Dans son freestyle devenu culte, The Last Emperor les convoque face à ces MCs préférés : KRS affronte le Professeur X, Dr. Strange se mesure à GZA, Redman combat Hulk, Storm est défaite par Lauryn Hill… Un combat légendaire, qui connaîtra une seconde partie, de 10 minutes, à la fin de l’album Music, Magic, Myth, le premier de The Last Emperor, en 2003.
Mais celui qui les couche tous, en termes d’érudition comics, c’est probablement Marshall Mathers et sa rude diction comique, aka Eminem. Slim Shady posséderait même un exemplaire d’Amazing Fantasy #15, dans lequel le lecteur découvrait pour la première fois Spider-Man. Sa collection personnelle serait « gigantesque », d’après Rigo «Riggs» Morales, directeur artistique de Shady Records. Le rappeur de Detroit voulait devenir dessinateur de comics, il les aura finalement collectionnés, avec une appétence particulière pour Hulk, et le graphisme de John Romita Senior, un des grands maîtres de la Maison des Idées. La maison d’édition a d’ailleurs sauté sur l’occasion, en faisant apparaître le rappeur dans son propre rôle à deux reprises, aux côtés du Punisher (hors-série, mai 2009, assez mauvais) et de Iron Man, même si cette dernière apparition est limitée à la couverture, en édition limitée (Mighty Avengers #3, 2013). Dans les deux cas, le rappeur est dessiné par l’espagnol Salvador Larroca.
Pour beaucoup de rappeurs, le super-héros était un modèle de vertu, au milieu de la pauvreté, du crack, et de l’immobilier qui prend à la gorge les habitants des quartiers défavorisés. Et les artistes, en adoptant, parfois malgré eux, le rôle de modèles, se font alors le relais d’un comportement, si ce n’est exemplaire, plus sage que la voie de la criminalité. À l’inverse, la référence aux super-vilains peut fournir l’incarnation de ce qu’il faut combattre. Venom, DJ, producteur et MC fondateur du label Marvel Records, n’a pas adopté l’identité du personnage de comics doté d’un symbiote en vain. Son premier album, Un justicier dans la ville (2009), fait dans l’horrorcore et l’hardcore, sans céder aux thématiques creuses du rap ambiant. Dans « Le Caïd », Venom utilise le personnage corrompu, adversaire de Spider-Man et Daredevil, notamment, pour incarner la corruption, la cupidité, la pourriture du monde contemporain. La pochette, signée par le dessinateur Melki comme toutes celles de Marvel Records, vaut aussi son pesant d’or.
« Son costume est blanc
Sorti du pressing de la justice
Pourtant les mains pleines de sang »
« Le Caïd », Venom, Un justicier dans la ville
En 1983, un maxi de la Motown fait apparaître le rap « The Crown » par Gary Bird & The BG Experience, intégralement produit par Stevie Wonder. La pochette ne laisse aucun doute : Bird est ici pour faire la leçon, ce qu’il revendique ouvertement. Toutefois, le « message », qui ne dure pas moins de 10 minutes, utilise ici les références aux comics (Superman et Hulk) pour attirer l’attention des plus jeunes tout en leur rappelant leurs origines africaines, par l’histoire et la conscience du groupe ethnique. Clairement à destination des jeunes, le message est important, peut-être un peu trop martelé, pour un hip hop qui voulait faire danser et penser en même temps.
Longtemps perçu comme une musique réservée aux jeunes, le rap s’est aussi retrouvé associé à des opérations ouvertement commerciales, qui liaient comics et hip hop pour s’assurer les faveurs des moins de 13 ans, et le portefeuille des parents. On passera rapidement sur la contribution de Vanilla Ice, le rappeur blanc créé de toutes pièces par les maisons de disques, et son « Go Ninja » destiné à la bande originale du film Tortues Ninja (1990). Les deux films Batman, Forever (1995) et Batman & Robin (1997) firent eux aussi appel au hip hop dans leurs bandes originales, particulièrement diversifiées. Le premier invitait Method Man pour « The Riddler », aka l’Homme-Mystère, quand le second se rabattait sur Bone Thugs-n-Harmony (« Look Into My Eyes »). Les clips sont comme les films, kitschs à souhait. Mais, niveau rap, Method Man s’en sort bien. Au sein des studios de cinéma, la recette n’a pas vraiment changé : Ghostface Killah s’est ainsi fendu d’un titre, « Slept with Tony », pour la BO du premier Iron Man, ainsi que d’une apparition dans le film, relativement inutile et coupée au montage. Ou peut-être est-ce un clin d’oeil de Marvel à son rival DC, rapport au Batman…
Un exemple à suivre ?
Dans le comics comme dans le hip hop, la fin des années 1980 et le début des années 1990 sonnent le début d’une remise en question du « rôle » de la musique hip hop. Les super-héros, dans leur toute-puissance, leur justice parfois aveugle et leur ingérence, perdent peu à peu la confiance de ceux qu’ils sont censés protéger : Batman : Dark Knight ou Watchmen, tous deux chez DC, mettent le doute dans l’esprit des surhommes. « Who’s watches the watchmen ? » (« Qui garde les gardiens ? »), gimmick extrait de cette seconde série, incarne parfaitement cette crise profonde de statut. Dans le hip hop, le rôle d’éducateur que l’on confiait souvent aux rappeurs disparaît, à la faveur du gangsta rap ou, simplement, d’une seule expression artistique et personnelle.
« Toujours rien de neuf, la vie d’artiste c’est tardif
Au ptit dèj des news rouges coulent et le sang se tartine
Une rafale de flash fauche cash une princesse au Ritz
Les USA super-héros et Bush est Professor X »
Lavokato dans « Boboch Connexion », Nakk Mendosa ft. Les 10
Évidemment, le meilleur exemple en la matière, le producteur/rappeur le plus extrémiste, c’est bien MF Doom : MF pour Metal Face ou MotherFucker, c’est selon, mais Doom fait bien référence au Dr. Doom (aka Docteur Fatalis en VF) des comics Marvel. « La façon dont les comics sont écrits vous fait voir la dualité de la réalité, de telle manière que le méchant n’en est plus vraiment un quand on considère les choses de son point de vue. En découvrant cette écriture, je me suis dit que je pouvais l’adapter au hip hop, quelque chose que personne n’avait jamais fait. C’est à ce moment-là que j’ai créé ce personnage et que j’ai commencé à embrouiller tous ces éléments — la naissance du Vilain », explique l’homme masqué dans sa célèbre interview pour Wired. Le producteur reprendra des samples basiques, iconiques du hip hop, pour les distordre, les malmener et créer le son MF Doom.
Aujourd’hui, les rappeurs plus jeunes ont tendance, à tort ou à raison, à ne plus accorder de crédit aux anciens, et à se concentrer sur une ligne purement hédoniste, associant costumes les plus clinquants et étalage des featurings les plus impressionnants. Il faut dire que les combats de l’ancien temps ont beau avoir eu lieu, les situations n’ont pas vraiment évolué. On entend un peu plus de hip hop dans les publicités, mais la reconnaissance n’est pas encore là.
« Kill a fuckin’ superhero, I watch the Watchmen
I’m a super-negro, my watch the rocks in
My Glock that’s cocked, loaded, and ready to lock in
Who’s sending niggas to the dirt? Ostriches
Captain holding them captive fucking hostages »
« Tuer un putain de super-héros, je garde les Gardiens
Je suis un super-négro, des diamants sertis sur ma montre
Mon Glock est tendu, chargé, prêt à tirer
Qui envoie les négros à terre ? Des autruches
Captain [America] les retient captifs, des putains d’otages »
Hodgy Beats, « Oooh » de Pusha T ft. Hodgy Beats, Liva Don & Tyler The Creator
À voir si cette génération talentueuse deviendra comparable aux hordes de surhumains aveuglés par leurs pouvoirs, décrites et dessinées par Mark Waid et Alex Ross dès 1996, dans la mini-série Kingdom Come, chez DC Comics. Batman, Superman et Wonder Woman avaient alors repris du service pour mettre de l’ordre, sans manquer de s’interroger sur leur droit d’ingérence, au passage…
Des exploits à rapporter
Outre les apparitions d’Eminem citées plus haut, l’intérêt du hip hop pour le comics, notamment par le graff, s’est retrouvé dans plusieurs publications. La plupart sont ouvertement à but commercial, et ne font intervenir des rappeurs dans le seul but d’attirer un nombre d’acheteurs plus importants, comprenant les fans du groupe. En la matière, Vanilla Ice a une nouvelle fois eu droit aux honneurs, avec un titre rapidement oublié chez un éditeur enterré, Rock’n’Roll Comics (sic).
Le Wu-Tang s’est également transposé au format comics, à plusieurs reprises : Wu Massacre devait accompagner l’album du même nom, rassemblant Raekwon, Ghostface Killah et Method Man. Le comics devait être assuré par Alex Haldi et le dessinateur Chris Bachalo, passé chez DC Comics pour dessiner Batman ou Sandman, avant d’atterrir chez Marvel pour des participations remarquées séries Uncanny X-Men ou Amazing Spider-Man. « Devait être », car le comics ne fut jamais achevé, probablement pour des raisons économiques, même si quelques planches circulent. La rencontre définitive ne s’est donc toujours pas faite sur le papier, à l’exception d’un médiocre titre, The Nine Rings of Wu-Tang, paru au début des années 1990 chez Image Comics. Ghostface Killah a eu un peu plus de chance en solo, dans Cell Block Z, écrit avec Marlon Chapman et Shauna Garr, et illustré par Chris Walker.
50 Cent ou ou Onyx ont eux aussi tenté la transposition, sans plus de succès dans les boutiques de comics. Le premier avait pourtant un parcours digne des super-héros les plus torturés : il faut chercher du côté de l’underground pour trouver un essai réussi de récit de vie. MF Grimm, qui n’est pas l’un des multiples alias de MF Doom, a ainsi « profité » d’un passage en prison après trafic de drogues pour composer un triple album, American Hunger. Il l’accompagne, à sa sortie (la sienne et celle de l’album), d’un livre et d’un comics, Sentences, ce dernier étant dessiné par Ronald Wimberly. Il y raconte son parcours, qui lui a fait côtoyer les plus grands (Dre et Suge Knight à la création de Death Row) et les bas-fonds (il devient dealer à Los Angeles, par manque d’argent, une agression le laisse paralysé des deux jambes). Sincère et touchant, le comics reçoit un bon accueil, y compris de la part de la critique spécialisée.
Peut-être plus inattendu, le groupe Public Enemy a aussi eu droit à ses aventures sous forme de silhouettes fortement encrées, sous le pinceau d’Adam “Illus” Wallenta. Le scénario est impossible, faisant de Public Enemy une organisation secrète de badass luttant pour le bien public, mais les graphismes sont suffisamment convaincants pour faire fonctionner le tout. Et quel meilleur gimmick de super-héros que le « Yeah, boyeeeeee » de Flavor Flav ?
Au rayon des collectors ultimes associés aux sorties album des artistes, il faut savoir que De La Soul s’était fendu d’un comics, inclus en édition ultra limitée à quelques exemplaires de leur deuxième sortie, De La Soul Is Dead (1991). MF Doom ne pouvait pas couper à l’exercice, et il s’y est plié avec Meanwhile… (Madvillain), qui poursuit les incroyables aventures de Doom commencées dans le clip de « All Caps », définitivement à voir. ET à lire, avec un peu de chance : l’ouvrage était proposé dans l’album de remix Madvillainy 2, en coffret spécial.
Du côté des dessinateurs de comics, les réussites sont à trouver dans les publications qui ne font pas forcément apparaître des rappeurs, des DJs ou des albums cultes, mais celles qui, l’air de rien, se rapprochent de « l’esprit hip hop », celui du mouvement global. Dans ce domaine, le dessinateur Eric Orr fut un pionnier, et il distribua de manière indépendante en 1986 Rappin’ Max Robot, l’histoire d’un robot qui fait du rap, tout simplement. Si l’histoire est basique, le style fit sensation parce qu’il était le premier à représenter les éléments du hip hop de manière graphique, avec les mouvements du mouvement, graff, breakdance et MCing au premier plan. Par la suite, Orr collaborera avec Ultimate Force, Jazzy Jay ou D.I.T.C.
Un an plus tard, Marvel Comics publie le roman graphique Wolfpack, par Larry Hama (scénario) et Ron Wilson (dessin) : l’histoire de cinq jeunes du South Bronx (un des premiers territoires à être représenté par les groupes de musique hip hop), entraînés pour devenir les justiciers de cette partie de New York. La couverture et le comics font apparaître les détails d’un des quartiers les plus pauvres de la ville, quand les cinq jeunes héros permettent aux lecteurs de s’identifier parfaitement avec eux. Le titre laissera une trace particulière auprès des lecteurs, auditeurs du genre.
Wilson tente aujourd’hui de publier Battle Rappers, réalisé avec l’auteur Keith Thomas, pour faire revenir le hip hop allié au comics sur le devant de la scène. Toutefois, le scénario (des rappeurs aliens mettent à mal le hip hop avec des labels) et le graphisme laissent augurer du pire… Ronal Wimberly, qui avait collaboré avec MF Grimm, a de son côté signé un beau succès d’estime avec The Prince of Cats, relecture hip hop de Romeo et Juliette.
Graphisme, narration et style d’écriture, vocabulaire, hip hop et comics ont la particularité d’avoir considérablement marqué la fin du XXe siècle, et durablement influencé les premières années du XXIe. Si le comics reste une pratique essentiellement américaine, le rap a su s’exporter dès sa naissance dans l’Hexagone et le reste du monde, peut-être pour de simples critères de diffusion (absence de diffusion, exportation rapide par quelques pionniers). Toutefois, les illustrateurs français n’ont pas à rougir… sauf pour rendre les explosions des combats héroïques plus éclatantes…
Image en-tête : Hip Hop Family Tree, vol.1, par Ed Piskor
Un nouvel entretien réalisé à l’occasion du passage d’un artiste à Bobigny, au Canal 93. Demi Portion était la gentillesse incarnée, très calme et posé, particulièrement avenant. Dans le rap depuis les années 1990 – il pose sur une compilation de Fabe en 2001 – il connaissait en 2014 de beaux succès d’estime, et s’est depuis fait une place honorable dans le rap français. Je ne peux que lui souhaiter plus de réussite dans ses projets.
Aperçu pour la première fois dans le classement des meilleures ventes iTunes, le visage de Demi Portion est rapidement devenu familier, à mesure que son album Les Histoires tournait en boucle. De passage à Bobigny pour Terre(s) Hip Hop 2014, le rappeur de Sète et son compère des Grandes Gueules, Sprinter, est revenu sur son parcours.
L’une des premières choses qui frappent lorsqu’on fait des recherches sur Demi Portion sur Internet, c’est le nombre de clips que tu as fait. Avez-vous un goût particulier pour l’exercice ?
À Sète, personne n’a de 7D sous la main, nous avons donc vite fait nos propres clips, dès 2006 avec « Passe le relais » et surtout 2008, avec « Ça sert à quoi ? ». Depuis le début, j’enchaîne les montages avec des logiciels comme Magix Video Deluxe, fait sur Windows. Depuis deux, trois clips je suis passé sur Final Cut. Quand je réalise aussi, Karim (Sprinter) me filme, et je m’occupe du montage : on sort, on descend, on roule en voiture, on s’arrête, bam, on filme. Et on remonte, simple. Pour le moment, sur les clips qu’on a faits, on n’a pas encore fait de script, de scénario. Je demande aussi à des réalisateurs, pour « Le Smile », « Comme un rash » et « Petit bonhomme » (LE LABO (Mohamed Morfine), Perpignan), « On en revient au même » et « 100 personnes » ((Jean-Baptiste Durand) : ils ont leur équipe et ils font leur montage…
Avez-vous déjà réalisé, en dehors des clips ?
J’ai fait mon premier court-métrage il y a deux ans avec des petits de chez moi. Une MJC était venue nous voir, on devait faire 6 minutes pour un concours. Nous avions 4 jours pour le faire. Il y avait quatre personnages, et j’ai ramené un gars en studio pour qu’il fasse la voix off. Puis nous l’avons présenté à Paris, le jury c’était Kourtrajmé, je crois. Les trois gagnants allaient au festival de Cannes, et nous sommes arrivés 3e. Pendant 4 jours, on a pu se poser dans la salle de théâtre, à Cannes… C’était un truc à l’arrache, mais j’ai pas honte de le montrer. Dernièrement, nous en avons fait un autre de 15 minutes. On l’a encore fait à la dernière minute, comme d’habitude… Mais cette fois, on le présente à Cannes dans la catégorie Courts Métrages de la Quinzaine des Réalisateurs, je crois. C’est le niveau au-dessus.
On vous entend sur Bonjour la France, la compilation de Fabe, en 2001. Comment l’avez-vous rencontré ?
J’ai rencontré Fabe en 1998, ou 1999… Je suivais un atelier rap à Sète, et il y avait un concert tremplin en plein air, au port, avec la possibilité d’enregistrer en studio. T’imagines, j’avais jamais vu un mic… Fabe était venu pour assister à ce tremplin, sauf que lors de mon passage, il y a une tempête. Et tout commence à tomber, le concert annulé, j’étais dégoûté… Il est venu me voir, et il m’a invité chez lui, à Paris. À l’époque, c’était une galère pour aller à Paris. Il m’a offert le billet, il a demandé à ma mère ma carte d’identité. Pendant un mois, j’ai pu rester chez lui. Par la suite, à chaque vacances, il m’appelait pour que je vienne chez lui. C’était un peu devenu un grand frère, on peut dire ça… Sa femme, à l’époque, c’était China [Moses]. Chez lui, c’était pas mal musique, évidemment : il y avait DJ Pone qui passait, Cut Killer, les platines, les émissions, Jamel Debouzze, H, Seär Lui-Même… Vu qu’il était chez Sony à l’époque, et BMG, il était toujours à Barbès, à Marcadet, et j’y allais avec lui, il me faisait découvrir. Je suis de 1983, j’ai 30 ans, c’était 1998, j’avais 15 ans. J’ai posé sur Bonjour la France à ce moment-là, j’ai assisté à tout l’enregistrement de La Rage de Dire, chez lui. C’est un peu là que j’ai découvert qu’on pouvait enregistrer chez soi, et pas forcément aller en studio. Il avait une MPC multipistes, quelque chose comme ça, il posait et hop. J’échange quelques mots avec lui, souvent… Abdallah.
Quand avez-vous fait vos premières scènes ?
Je kickais à chaque fois à la fin des concerts, on habitait à 100 mètres de la salle. Nous y allions l’après-midi, on allait voir les artistes avec Sprinter : « On fait du rap, tu nous fais monter ce soir ? » On était toujours assis devant les retours et on attendait que les rappeurs nous fassent signe. On avait toujours le même couplet : j’avais 13, 14 ans et un seul texte. J’arrivais à lâcher le micro, à faire une coupole, c’est le rap tu vois… En 1998, Fabe faisait les concerts pour Détournement de son, et après il y a eu Assassin, Kabal, 2Bal2Neg, La Fonky Family, Manu Key, Rocca, Invincible Armada… Ils sont tous venus à Sète.
Vous rappez donc depuis longtemps tous les deux, avec Sprinter ?
Karim et moi, nous sommes du même quartier, et des amis d’enfance. Nous étions toutes une bande. Avec Sprinter, en plus, nous suivions les mêmes ateliers d’écriture, animés par Adil El Kabir, qui rappait avec Al de Dijon, qui apparaît notamment sur Opération Freestyle de Cut Killer, et Adil de Sète. Ils avaient sorti un maxi. Grâce à lui, on a eu tous ces artistes qui sont venus, et qui géraient l’atelier d’écriture. Avec Sprinter, nous avons ensuite créé le groupe les Grandes Gueules au moment de la mixtape de DJ Ol’Tenzano, Xtra Large, la K7, juste après Bonjour la France. On avait posé un son, moi et Karim, et c’est de là qu’on a commencé à enregistrer ensemble, autour de 1999 – 2000.
En quoi consistaient les ateliers ?
Les ateliers se déroulaient dans une salle de quartier, qui s’appelle La Passerelle. C’était tous les mercredi après-midi, 30 francs l’année. Comme les concerts d’ailleurs, il y avait trois groupes qui passaient. Ceux qui faisaient les ateliers pouvaient venir aux concerts sans repayer. De temps en temps, un groupe pouvait chanter avec Rocca, et le suivant devait attendre trois mois. Il y avait une sorte d’ordre de passage : ceux qui avaient deux morceaux au point, ils pouvaient faire la première partie, et c’était grâce à cette motivation qu’on allait aux ateliers, avec un suivi en plus. Direct, on faisait de la scène, et on kiffait ça. Aujourd’hui, La Passerelle est une scène nationale, mais il n’y a plus les mêmes investissements. Depuis 4 ans, il n’y a plus de concerts hip hop. Enfin, ils nous ont acceptés pour une date, on va voir.
Pourtant, vous animez les ateliers, à présent…
Adil a arrêté le rap en 2003, il est passé avec Al au Fair et au Printemps de Bourges (2002), mais il a stoppé. D’autres rappeurs avaient fait de même, Kesto, Fabe… J’ai repris les ateliers à ce moment-là. On avait sorti deux ou trois mixtapes, un maxi, et les jeunes du quartier connaissaient Demi-Portion, les Grandes Gueules… Lâcher le truc, ça faisait bâtard. Depuis 2003, on est là tous les mercredi.
Il y a du monde ?
Les rappeurs viennent quand ils le veulent. Il faut bosser chez soi, à côté, pour suivre. Vinz, Mehdi, Abdallah… On en a vu passer. Nous faisons des masterclass maintenant, même s’il n’y a plus le suivi de l’époque. Avant, les ateliers s’organisaient du lundi ou vendredi, avec le concert le samedi. Maintenant, il n’y a plus que les ateliers. Mais nous ramenons quand même des artistes que les jeunes aiment, pour qu’ils puissent poser avec eux, comme Guizmo, Mysa, Mokless, Kacem Wapalek, Youssoupha… Il y a aussi Némir, de Perpignan, qui rappe avec moi dans les ateliers depuis 1995 – 1996. Je le connais depuis Les 7 pêchés capitaux, son groupe. Nous, c’était les Demi-Portions, on se retrouvait dans les scènes, la Fête de la musique, à Carcassonne, Perpignan ou Sète.
En dehors des concerts et des ateliers, où et comment écoutiez-vous du rap ?
Le rap, c’était le magazine L’Affiche, et puis c’est tout. À l’époque, c’est DJ Saxe, le DJ de Adil, qui nous faisait écouter des vinyles, nous balançait des K7, et même un minidisc, une fois. Après, il y a eu Naspter, AOL. J’ai eu ma connexion AOL, j’ai attendu un ou deux jours avant de télécharger un son, et puis après c’était parti. Kazaa, aussi. Un ordinateur, deux baffles, un micro, c’était parti. Je mettais le micro, je posais, j’étais content. J’avais tapé « Dr Dre, instumental », j’avais tout, j’étais fou. Nas, l’instrumental… C’est aussi ça qui nous a fait devenir des passionnés.
Sprinter : Avant Internet, si on passait chez moi écouter une cassette d’instru, c’était un truc de malades. On aurait pu refroidir un gars qui aurait essayer de nous la choper, c’était précieux pour nous. La cassette durait une heure, une heure et demie, elle nous faisait un trajet, après auto-reverse. On l’analysait vraiment, elle avait une saveur. Ceux qui avaient un minidisc, c’était des fous pour nous.
C’est avec les Grandes Gueules que vous avez sorti votre premier maxi ?
Adil nous avait donné ce nom-là, parce qu’on était des beaux parleurs. On a sorti notre premier maxi, Loin de la fermer, qui collait avec le titre du groupe. Et on a invité Le Bavar de La Rumeur. On avait des petits flows de jeunes, mais on kiffait la Rumeur. C’était un trois titres en vinyle, pour être crédible. On avait pressé 1000 vinyles à l’époque, pour les déposer dans des shops parisiens, chez TMax ou Urban… On nous en a pris 5 dans chaque boutique, et nous nous sommes retrouvés avec 990 vinyles sur les bras… Ensuite, on a pu monter la boutique sur Internet, et réaliser à Sète, en parallèle, le premier clip, « Mon Dico ». Et hop, ça a tourné. Ensuite, on a fait Que d’la haine 3, deux ou trois mixtapes, Explicit Lyrics, avant la création du MySpace et du site depuis 2008.
L’arrivée d’Internet a aussi permis de vendre la musique plus facilement ?
Internet, c’est la base pour se faire connaître. Mais il faut aussi élargir le réseau. Il représente une source de revenus, bien sûr, mais qui fluctue beaucoup. Si les gens ne regardent plus le clip, ça descend vite. En 2011, on a sorti Artisan du Bic, le premier album. Ensuite, ce n’était que des EP, des titres qu’il y avait sur YouTube qu’on a rassemblés : Petit Bonhomme, 8 titres et 1⁄2, Sous le choc, on les a enchaînés. Maintenant, ils sont sur iTunes, et être devant Kaaris ou Drake, pendant quelques jours, voir me tête sur iTunes, quand tu habites à Sète, ça fait plaisir. Merci à tout ceux qui soutiennent, vraiment. En fait, je trouve qu’il faut plutôt faire attention à là où on met l’argent. Pour faire un clip, on te dit qu’il faut 2500 €, mais jamais je ne mettrai 2500 € dans un clip. Le maximum, c’était pour « 100 personne », tourné par Jean-Baptiste Durain, de Montpellier, je lui ai donné 500 balles pour la location, acheter des pâtes, des tentes, accueillir les gens… Chacun mérite salaire, évidemment, mais je ne vois pas pourquoi se payer les dernières chaussures, ou fringues pour un clip, sachant qu’on ne s’habille pas comme ça dans la vie. Autant rester simple, histoire de pas avoir de regrets. Je me contente de la musique, je paye mon loyer, je remplis le frigo, paye la Wii du petit.
Comment procédez-vous pour les enregistrements ?
On enregistre tout chez moi, avec le mixage. Le mastering est assuré un pote, One Drop Beats, qui me fait aussi des instrus. Le son est différent, cela s’entend tout de suite. Je lui envoie les voix et les instrus séparés, il me les renvoie par WeTransfer. Il m’envoyait jusqu’à 4 pistes par jour, en un mois le tout était fini. Pour la distribution, Musicast est venu nous voir, on leur a donné le produit fini, sans payer de studio. Tout ce qui est numérique, c’est Believe.
Les concerts gardent donc une place importante ?
Nous en avons d’abord faits autour de chez nous, dans des coins comme Toulon. Et puis on nous appelle un peu plus haut, avant même de sortir un album. Aujourd’hui, on arrive à faire 50 dates par an, ce qui est pratiquement le maximum à notre échelle. On a fait Genève, Lausanne, Yverdon-les-Bains, pas mal de dates… On va aller à Liège, Bruxelles, et Montréal cet été… On a même fait l’Original Hip Hop Session, à New York. Il fallait payer le billet mais on n’a pas hésité. C’était magnifique, j’y suis retourné une deuxième fois. A priori, j’étais un peu réticent. Mais là-haut, j’ai tout aimé. Ils ont vingt ans d’avance : rien qu’au concert de hip hop, il y avait un rabbin, un barbu, ils rappaient les textes de Group Home… Il faudra encore un peu de temps pour voir ça en France.
Vous citez Afrikaa Bambaataa dans « Rêve de gosse », sur Artisan du Bic : tenez-vous à son message d’unité ?
J’essaye. C’est l’éducation que m’a donnée ma mère. Nous sommes dans un milieu ou on essaye d’avancer en restant soi-même. Quand j’ai commencé à faire du rap, j’ai appris pourquoi les renois s’étaient mis à faire cette musique, ce qu’ils disaient, la discrimination, pourquoi ils ont pris une cuillère et se sont mis à faire un beat, pourquoi la platine est arrivée… Le rap est devenu ce qu’il est devenu, moi je l’ai connu comme ça, et je le représente à ma manière, sans volonté d’être un porte-parole ou quelque chose comme ça… On peut faire du rap conscient, on peut faire du rap inconscient, on peut être fou, on peut être rigolo, on peut donner « Le Smile », à « 100 personne »… Pour moi il y a de tout comme rap. À Sète, j’ai accueilli Hocus Pocus, 20Syl, Fabe, Prodige Namor de Marseille… Aujourd’hui, C2C, c’est du rap. J’écoute de tout, je suis auditeur avant d’être rappeur.
Vous citez également des titres de livres dans votre rap…
Le premier bouquin qu’on m’a donné, c’était Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, c’est Hamé de La Rumeur qui me l’a donné quand j’avais 16 ans, en me disant « Tu lis ça, sinon tu rappes pas ». Malcolm X, je l’ai découvert en film, par la suite. Aimé Césaire aussi, mais je ne pourrais pas vraiment en parler. Moi, c’était plus parce que je m’interrogeais.
Vous composez vous-mêmes certains de vos instrus, depuis quand ?
À l’époque MySpace, il était quand même rare de trouver des instrus. Je voulais poser plus, en fait. J’ai commencé à en faire dès l’époque des On ne peut pas plaire à tout le monde (2006). Depuis, je compose toujours sur FruityLoops. Je trouve le sample simplement, sur Spotify, j’utilise WebLab pour le découper, j’ajoute le BPM et je pose. Je trouve toujours le sample d’abord. Ensuite, si l’instru m’inspire, pour celles que je fais, je pose directement dessus. Pour les beats que je reçois, j’écris tellement que j’adapte les paroles, la plupart du temps. Et je ne m’acharne pas que sur la prod, je peux écrire sur d’autres instrus et adapter ensuite. Sur ordi, ou sur iPhone, surtout maintenant que les notes se synchronisent… J’aime beaucoup écrire. J’ai fait un featuring avec Oxmo Puccino, « Une chaise pour deux », c’est un véritable défi. Quand je suis sur un titre solo, je me fais surtout plaisir.
Et pour le sample, avez-vous des techniques particulières ?
C’est surtout la mélodie qui fait le sample, pour moi : une flûte, une guitare, un piano, remontée ou descente… Je ne tape pas trop dans le jazz ou la soul, pour le moment. Plutôt des sonorités très « produit du terroir », orientales, turques, indiennes, brésiliennes…
Quelle relation avez-vous développée avec Sète ?
Je suis né à Sète, ma mère et mon père sont Marocains, arrivés en 1982, et je suis né un an plus tard. C’est une ville d’immigrés, avec beaucoup d’Italiens, qui sont tous arrivés pour travailler. Mon père était artisan peintre, je l’ai vu travailler, monter sa boîte, faire travailler des gars… Nos parents ont toujours été sages, ils avaient un travail et peur de recevoir une lettre de la police chez eux… On habitait dans un HLM, tranquille, avec vue sur la mer, je n’ai jamais manqué de rien. On a vite eu nos habitudes de quartier, la routine… En 1999, j’étais en troisième, j’ai un peu lâché les études, découvert le joint et le rap. L’école, même si je m’appliquais, je n’y arrivais pas, ça ne m’intéressait pas. Ma mère me poussait, mais ce n’était pas fait pour moi.
Observez-vous les mêmes différences de traitement aujourd’hui qu’à l’époque, pour les immigrés et fils d’immigrés ?
En toute franchise, il y a toujours des problèmes. On nous explique par exemple que le rap nous ghettoïse, mais c’est faux : avoir au moins un spectacle, un concert, un peu de culture, c’est primordial. À Sète, ils ont les moyens : il y a un gros théâtre, ça bouge, beaucoup de choses qui se passent. Ils nous suivent aussi niveau hip hop, on a fait le plus gros festival à Sète, mais il faut toujours s’adapter aux situations. Mais ce qui vient du quartier, ça nous appartient toujours quand même : si on ne peut plus faire de concert à la Passerelle, on ira au Bloc 83, et il y aura autant de monde.
La prochaine étape, c’est Dragon Rash ?
Au début, c’était un EP, et ça s’est transformé en album. J’ai 12 ou 13 titres. Au départ, je n’ai fait que « Dragon Rash », que j’ai balancé direct sur Internet. Ensuite, un pote, Tekilla, l’a écouté et m’a fait la pochette. Du coup, je me suis dit « Pas mal ». J’avais des sons plus énervés, qui ne sont pas sur Les Histoires, qui était plus doux. Ils sont plus rentre-dedans, notamment au niveau de la rapidité des instrus. Je les ai conservés, sachant que Les Histoires était un album assez posé. J’ai des titres avec Jeff Le Nerf, avec Nneka, L’Animalerie, le remix de « Mon Dico »… J’ai rajouté 4 ou 5 nouveaux titres, ça m’en a donné une douzaine. J’ai pris des instrus à moi, avec le même délire pour les samples.
Entretien réalisé le 28 février 2014, à Bobigny.
Un entretien réalisé et publié au cours de l’année 2013, une de mes premières interviews pour Coup d’Oreille. Je garde un très bon souvenir de la rencontre avec cet artiste particulièrement intègre qu’est Venom, avec une imagerie et un univers très recherchés, largement inspirés par John Carpenter et les films de genre des années 80 et 90. Le montage de la vidéo qui accompagnait l’article, assuré par Thibaut Coqueret, avait aussi été très enthousiasmant, autour de tous ces films cultes…
Le seul extrémisme valable est celui de la créativité : Venom, pilier du label Marvel Records, ne transige pas avec sa règle. « Je ne me laisse pas divertir », credo que l’on imagine gravé sur la façade crade du Videosdrome, le studio d’enregistrement secret de l’équipe. Venom, Mc Zombi, Felicia La Chatte Noire, Azaia et Medievil parcourent la ville, évitent les chemins balisés.
Venom et Mc Zombi se mesurent au rap et battent la mesure comme s’il s’agissait d’un criminel en fuite. Le premier album est un double, celui de Venom, finalisé en 2009 et nommé Un justicier dans la ville. Ce dernier lance la griffe Marvel Records, donne un aperçu de ses inspirations et expirations…
Les titres d’Un justicier dans la ville remontent aux premières années rapologiques de Venom, et il en va de même pour l’album de Mc Zombi, Cadaverous, sorti ces jours-ci. En 12 titres, l’album repose une formule proche de celle de Venom (pochette dessinée par Melki, samples de films, interventions de doubleurs professionnels) sans la considérer comme un patron inévitable.
Ainsi, Cadaverous emprunte un peu plus à Michael Jackson qu’à James Cameron : indissociable des années 80 (le clip de Thriller n’est-il pas une série B ?), le King of Pop a inspiré Zombi et Venom, fascinés par Quincy Jones et son travail pour la star américaine (avec Off the Wall, Thriller, Bad). Sur « Rayons X », l’album se permet la comparaison, avec un travail soigné sur des rythmes et des sonorités synthétisées qui transforment le rap hardcore en disco dur.
Au cours d’un live des Hip Hop Avengers, Venom et Mc Zombi ont expliqué qu’ils « chant[ai]ent des paroles positives de façon agressive », ce que l’on retrouve de temps à autre chez Michael Jackson. À la fin du même « Rayons X », on entend aussi des notes de Moroder : soul, funk, new wave s’il le faut, aucune musique ne fait reculer les deux producteurs. D’autres tracks, « Deux aiguilles sur Minuit » ou « Lunettes noires » par exemple, annoncent les évolutions des compositions à venir : Overdrogues, le deuxième album de Venom, mais aussi 9 Vies, premier de Felicia, et Ré-animations, celui d’Azaia.
Des longs-métrages à écouter ? Plutôt des audiocritiques inscrites dans la tradition du film noir et populaire, souvent désabusé, mais parfois confiant dans la propension des masses à se relever. Dans Le Prix du Danger, Terminator ou Total Recall, les VHS sur les étagères du Videosdrome, il y a toujours cette résistance, perdue d’avance selon les faibles, à une puissance extérieure.
Sur Un justicier dans la ville, Venom évoque le « vigilantisme » : « Une forme d’autodéfense, même si je déteste la violence, face à toutes ces incivilités que l’on constate au quotidien. Je ne tourne jamais le dos devant ce genre de choses, et Zombi non plus », explique Venom. On pourrait croire à un élément dans l’imagerie Marvel Records, mais l’ensemble est bien plus complexe : cet état d’esprit ne vient pas, une nouvelle fois, seulement d’un concept, mais s’ancre dans un vécu. Un justicier appelle des super-vilains, et Venom a rassemblé les siens dans la figure de Méphisto, un démon qui intervient sur une track de son album. Dans cette créature, violence, drogues, sexe malsain s’accordent pour envoyer la réplique : derrière l’hommage rendu aux séries B, une véritable préoccupation se fait sentir, suivie par ce pragmatisme du donnant-donnant : « Dans la rue, on a vu des mecs sous crack qui s’introduisent chez des vieux et les attachent pour vivre quelques jours chez eux. »
Pour Cadaverous, Zombi file une métaphore qui appelle elle aussi la résistance, mais d’une façon plus personnelle, débutant par l’introspection. « Le vivant mort vit sa vie sans vraiment la vivre, moi je vis ma mort, lucide », explique Zombi sur « Entretien avec un mort-vivant ». Et puisque Marvel Records produit un rap d’exploitation (comme le genre) qui prône la libération, il appelle à débrancher son cerveau de tout ce qui est susceptible de le faire disjoncter, de la télévision (« Terror Vision », avec Venom) aux encarts publicitaires.
De l’autodéfense à l’indépendance, Venom et Zombi fondent une musique d’initiés, « tout comme lire Mad Movies est un truc d’initiés ». Et présentent leurs albums comme autant d’épisodes (Cadaverous raconte une nuit avec le zombie) d’une même série, avec ses personnages récurrents, qu’il s’agisse de vilains ou de justiciers : « Je l’ai dit dans V.I.L.L.E. [Un titre d’Un Justicier dans la Ville, NdR], la machine se nourrit de votre sueur, et vous la nourrissez pour acheter ce qu’elle produit avec » rappelle Venom à la fin de « Lunettes Noires ».
Associer un concept à une oeuvre musicale comporte toujours le risque de voir celle-ci se transformer en un exercice de transformisme un peu forcé, au milieu d’une course après la rupture de style. En choisissant d’accoler un style, une ambiance particulière à un label et non à une seule production, l’équipe évite le simple survol d’une inspiration. B Side Wins Again ?
Un article publié en octobre 2014 dans Coup d’Oreille. J’écoutais énormément de hip hop à l’époque, poussant assez loin ma recherche de morceaux méconnus. Cette playlist comprend quelques albums essentiels, et pas toujours les plus évidents…
Quand bien même ils n’ont pas été mis en avant comme ceux des autres genres, les albums concepts ont essaimé comme les oinj’ dans les backstages d’un concert de Snoop Dogg. À la base, si l’on considère qu’un album concept est un album qui lie entre eux tous les morceaux, autour d’un thème ou d’une histoire, alors il faudrait plutôt chercher les oeuvres du hip hop… qui n’en sont pas. Du coup (d’oreille), on vous a sélectionné uniquement les meilleurs.
Avec tous les coups de téléphone enregistrés sur les skeudis de rap, les maisons de disques ont dû s’en sortir avec une facture de téléphone à rallonge… De A Tribe Called Quest à Dr Dre, de Eminem à Nemir, rares sont les artistes dont les albums ne comprennent pas au moins un passage téléphonique (et pas téléphoné). Restez en ligne, le concept album demande de l’attention.
Vous savez qu’un skit n’est pas un bonbon ou la nouvelle drogue du rap. Pratiquement tous les albums du genre font apparaître un de ces interludes : une rencontre entre potes, une discussion, ou encore un coup de téléphone permettent de faire entrer l’auditeur dans un quotidien du rappeur, mis en scène ou réel, qui en modifie considérablement la réception. L’album concept du hip hop est donc particulièrement cohérent, résolu dans son pari.
Deltron 3030 — Deltron 3030 (2000)
À tout seigneur, tout honneur : aidé par les sons de Dan the Automator et Kid Koala, Del se transforme en Deltron Zero, le dernier rappeur vivant sur une terre désolée, en proie à une dictature impitoyable… Damon Albarn, et Gorillaz, ne sont pas loin, et le rappeur saura leur rendre la pareille sur des albums de l’autre superformation des années 2000. 13 ans plus tard, l’équipe derrière Deltron 3030 récidive avec Event II, suite de la saga…
IAM — L’école du micro d’argent (1997)
Alors que les fans de hip hop trépignent en attendant le troisième album d’IAM au tournant, la formation de Marseille surprend son monde avec un album plus qu’ambitieux pour l’époque. Une esthétique bien définie, qui s’inspire largement du premier album du Wu Tang Clan, des textes écrits avec le sang des cités comme encre de Chine et l’incroyable « Demain c’est loin ». Un album d’apprentissage, douloureux.
Kool G Rap — Roots of Evil (1998)
Que tous saluent le Mafioso rap : le Queens prend des airs siciliens, et la misère fait monter la température. Kool G Rap a réuni sa famille (les producteurs Dr. Butcher et CJ Moore) et rejoue Le Parrain dans les rues de New York. Imprégné des airs d’Ennio Moricone et de la fumée des pistolets encore chauds, Roots of Evil dépeint de façon hardcore le parcours du mafieux. Du dérapage à la vengeance, en passant par un enterrement…
Première Classe — Volume 2, Les face à face (2001)
Pour le deuxième pressage d’une compilation Première Classe, DJ Poska y introduit un concept : les face à face. Si les textes développent chacun leur sujet de manière indépendante, les confrontations donnent lieu à des expérimentations convaincantes. L’échange de flow de Busta Flex et Disiz La Peste, le voyage dansant de Ben.J et Daddy Mory, l’assaut de L’Skadrille et K.Ommando Toxik… PC ultrapuissant, sans histoires.
Dr Octagon — DR. Octagonecologyst (1996)
Si le début de l’album met en confiance en présentant le cabinet du Dr. Octagon, la suite de l’album referme la porte sur un univers malsain et glauque. Dr. Octagon a les yeux jaunes, une peau qui tire sur le vert et le brun, une coiffure afro colorée en rose, et son cerveau… change de couleur comme une guirlande électrique, jaune-noir-rouge-vert-violet. Derrière le chirurgien et gynécologue se cache le rappeur Kool Keith, qui tuera son personnage dans First Come, First Served, album de Dr. Dooom.
Oxmo Puccino — Opéra Puccino (1998)
Ok, le concept n’est pas vraiment flagrant. Mais le premier album d’Oxmo Puccino, introuvable depuis une fulgurante rupture de stock, suscite le respect comme une oeuvre totale : le texte de « Black Cyrano de Bergerac », les beats de « Sortilège », le final de « Mourir 1000 fois », autant d’éléments indissociables d’Opéra Puccino. Album sans fautes, qui te scotche au fauteuil, sans scène. Une dinguerie en huis clos.
Prince Paul — A Prince Among Thieves (1999)
L’album concept poussé à l’extrême : un jeune rappeur nommé Tariq doit récupérer l’argent nécessaire pour un enregistrement avec RZA, leader du Wu-Tang Clan. C.R.E.A.M. : le jeune emcee s’enfonce avec son pote dans les marasmes du recel de drogue… 35 pistes, 19 skits, 1 parodie d’Ice Cube, et des concurrents à terre. Prince Paul change son deuxième album en classique, au milieu d’une trilogie de concepts (précédé par Psychoanalysis : What is It ?, suivi par Politics of the business).
K.Ommando Toxik — Retour vers le futur (2005)
Deuxième salve de K.Ommando, qui salue ici ses productions favorites dans un album de reprises, avec invités. Akhenaton, Dossey, Rockin Squat viennent le seconder, tandis que Booba, Radwan ou Labo 6 mènent leurs propres reprises. Des reprises rares, aussi valables que l’original, réinterprétant chaque titre jusqu’à en modifier certaines paroles.
Kanye West — My Beautiful Dark Twisted Fantasy (2010)
S’il y en a un qui devait faire un album concept, c’était bien Kanye West. Alors, certes, l’histoire ne vole pas bien haut, ultime variation de l’amour extraterrestre incompris, mais Kanye se taille un rôle dramatique à sa mesure, épique et parfois pathétique. Un court-métrage fut d’ailleurs réalisé par le rappeur, parallèlement à l’album : sympathique, difficile d’y voir un Citizen Kanye, tout de même.
The Avalanches — Since I Left You (2000)
Une expérience unique, de celles que l’on ne fait vraiment qu’une fois : Robbie Chater et Darren Seltmann (aka Bobbydazzler) s’échangent leurs samples préférés, découvrant de nouvelles manières d’écouter la musique. Au final, Since I Left You contient près de 3.500 samples, de François Hardy à Raekwon, tous prélevés sur vinyles. Un mélange d’époques, de sonorités, et la félicité. Le concept, clair comme du cristal.
Une sorte de « portrait de lieu » réalisé à l’occasion d’un concert de la série « Réflexion capitale », un dimanche après-midi, si je me rappelle bien. L’ambiance y était très bon enfant, très fraternelle. La Miroiterie, comme rappelé dans l’article, faisait régulièrement l’objet de procédures de fermeture de la part de la mairie de Paris, sans succès. Jusqu’au jour où une partie du plafond du lieu — qui était vraiment minuscule — s’est effondré, sans faire de blessés, heureusement. Depuis, le lieu a été rasé et remplacé par un terrain qui accueille divers événements, organisés par La Bellevilloise, il me semble. L’article ci-dessous a été publié dans Coup d’Oreille en septembre 2014.
La Miroiterie, c’est ce lieu que tous les Parisiens connaissent : au moins pour les menaces de fermeture, qui reviennent régulièrement sur le tapis des restrictions municipales en matière de festivités. L’endroit rassemble ce que l’Europe et le monde ont pu faire de plus sale en matière de punk, qu’il soit post, anarcho ou electro. Et abrite également les sessions Réflexions Capitales, des open mics et des showcases hip hop initiés par Nasme et Stélio.
Certains s’échinent encore à faire entrer de l’alcool à Rock en Seine : la Miroiterie est l’un des derniers bastions de l’autogestion. « Le seul concert où tu peux fumer, ou tu peux boire, tout sauf la bagarre » lâche Nasme pour inviter la foule à entrer. En deux heures, le public s’est rassemblé dans la cour du 88, rue de Ménilmontant, jusqu’à l’occuper totalement. La plupart des spectateurs arrivent au moins une heure avant le début du concert, et tous se saluent. On échange un verre, les derniers projets, on tend la main pour checker ou rouler.
« Il faut payer pour entrer dans un squat maintenant ? » s’offusque une dame à l’entrée. 5 €, un kebab ou un paquet de clopes en moins. « Ce soir nous avons 12 groupes, ça peut varier entre 10 et 15, et en plus t’as 10 places en open mic entre les passages des groupes, sur un morceau perso » explique Stélio. Chaque groupe dispose de 15 à 20 minutes, et les kickers doivent convaincre dans un temps limité. Autant dire que personne ne prend le passage sur scène à la légère. « Je viens de Lyon avec ma femme, la Miroiterie, c’est une scène vraiment importante. Alors quand Stélio m’a invité… » 6ktrice s’entraîne avant le concert, bientôt rejoint par d’autres qui rappent en sourdine des paroles que l’on entendra à nouveau, amplifiées.
Nasme et son gimmick sonore (on l’entend au début de ce morceau) annoncent le début des hostilités : DJ Blaiz› lance ses platines. Pour cette 40e édition de Réflexions Capitales en 6 années d’existence, des MCs belges ont fait le déplacement, tandis que le festival de deux jours organisé en juin affichait des crews venus de Suisse. La salle de La Miroiterie, exigüe mais dotée d’une large scène, fournit suffisamment de place pour DJ, MCs, backers et autres danseurs en mouvement. Et pourtant : « Pourquoi la Miroiterie ? C’est le seul endroit qui a donné l’occasion de faire des soirées, on nous fait confiance, ici. »
Les punks et les rappeurs ne partagent pas seulement la haine du fasciste, mais aussi l’amour de la musique live, et les keupons savent de toute évidence ce que cela fait d’être persona non grata ou placés sous surveillance. Les organisateurs sauront leur rendre : « Maintenant qu’on est ici, malgré les menaces de fermeture, on sera là jusqu’à la fin » termine Stélio. Sur la façade de La Miroiterie, des stickers éclectiques visualisent la colocation.
À l’intérieur, la pari de Nasme et Stélio est tenu : certains spectateurs n’entrent que pour soutenir un ami de passage sur scène, mais la salle ne désemplit pas. Trap music, gangsta rap, hip hop old school, il y en a pour tout les goûts, avec le même respect pour chaque proposition. Qu’un MC se plante un peu sur scène, qu’il tente maladroitement de se rattraper, et l’un des deux organisateurs se chargera de dissiper le malaise, s’il y a. Ce n’est même plus vraiment le goût pour telle ou telle école du hip hop qui compte, mais plutôt la performance et l’implication de chaque artiste. En témoigne ce passage de El-Deterr : vous n’aimez pas les instrus vrillantes de la trap music ? Raison de plus pour mater la vidéo et l’énergie dégagée par le MC…
Organisées en 2007 par l’association Moteurs, les soirées Réflexion Capitales sont désormais gérées par les structures de Nasme (Biffmaker), et Stélio (Rap d’or dur), qui ont pris le relais. Les recettes sont directement réinvesties dans le matériel de la Miroiterie ou les projets des uns et des autres, esprit coopératif oblige. L’expérience essaime en province, avec des soirées similaires au Havre ou à Marseille (Biffmaker Party).
Les affiches des Réflexions Capitales portent bien peu de ratures : on aura pu y croiser Sitou Koudadjé, Flynt, Ladéa, S-Pi ou Sëar Lui-Même… Pour cette 40e édition, La Selecta, Fakir ou Saladin ont accepté sans hésiter l’invitation, et ont su porter les couleurs du hip hop belge. Autre découverte, Maj Trafyk, qui a imposé un son bipolaire, fait de douceur et de phrasés bruts, sous des atours de groupe de métal.
Alors, oui, on peut fumer et boire dans la salle, mais ce n’est pas la meilleure raison pour y aller.
Si je me souviens bien, cette interview de Sitou Koudadjé fut une des premières pour Coup d’Oreille, publiée en juin 2013. Une formidable rencontre, qui m’avait permis de découvrir Cheikh Anta Diop et Allain Leprest. Souvent, les entretiens avec des artistes me permettaient de rattraper mes propres lacunes en connaissances musicales – et en hip hop, principalement, que j’ai découvert sur le tard.
Le premier album de Sitou Koudadjé pourrait s’aborder par l’angle de son financement, participatif via Ulule. Logiquement mené à son terme, celui-ci a donné lieu à une production personnelle, voyageant de l’ère du crétacé aux airs de la chanson française des années passées. Entretien à froid, dans les Frigos de Paris.
Un mois ou presque après la sortie de 21 grams, Sitou Koudadjé affiche une légitime fierté en tendant ce dernier. Au sud de Paris, L’Orient rêvé fleurit encore sur les cabines téléphoniques, distillant son aura impériale. Peint par Jean-Louis Gérôme sous Napoléon III, en plein délire orientaliste, la peinture rend malgré tout la tranquille fougue du «bachi-bouzouk, comme celui du capitaine Haddock, un de ces mercenaires de l’Empire ottoman». «Redoutables, mais super indisciplinés» : la caravane passe, des Buffalo Soldiers aux types des cités.
Là-bas ou ailleurs, Sitou Koudadjé tente le rap comme un défi au XXIeme siècle naissant. En chemin, il use un peu ses semelles avec deux crews : R.A.O, pour commencer, puis Dangereux Dinosaures pour aligner les freestyles et tracks éparses. La mixtape Things We Done fournit quelques aperçus des heures passées ensemble : «Chacun écrit ses textes et en est le garant.» Avec Lasmo et Koffi Anani, Sitou Koudadjé lance La vérité surine il y a une dizaine d’années. Le morceau en impose, utilise une instru orchestrale qui renforce forcément son propos.
«C’est après l’oseille qu’on court on m’a dit attends ton tour/mais la vie est trop courte, comme les bites de ceux qui m’abritent/d’après eux c’est des préaux/mais au prix auquel il paieront/jleur conseille dprier le Très-Haut»
Déjà, le style est tranchant, impitoyable : si Koudadjé commence le rap sur un coup de tête, l’écriture occupe la sienne depuis longtemps. Une activité à laquelle s’est mêlé un substrat de souvenirs, rapportés d’un retour rude et inattendu au Togo parental, via un internat au Bénin. Là, il découvre Fanon, Césaire, Senghor ou Orwell. Le blues noir, le rock blanc, et vice-versa. « Surtout Cheikh Anta Diop. Il a théorisé le fait que les Égyptiens étaient noirs, à partir d’études historiques, linguistiques, ou d’échantillons de momies. »
À partir de là, c’est un tout autre regard, et une appréciation pas seulement esthétique, que l’on porte sur 21 grams et sa pochette. «Le côté revendicatif est inhérent à ma démarche. La musique que l’on fait est un média à part entière» souligne le rappeur. Pas étonnant que l’on retrouve dans les inspirations de Koudadjé Gil Scott-Heron (il l’a vu en concert à Nanterre), l’auteur de «The Revolution Will Not Be Televised», chanson devenue slogan des indésirables indomptables aux yeux de la pensée colonialiste.
Écrits et posés dans la foulée (au Blaxound Studio de Paris et au Time Sound Studio de Saint Ouen, le tout en 2011 – 2012), les morceaux de 21 grams ne prennent pas tant les rythmes du blues que sa condition : «C’est la musique des pauvres, une feuille, un crayon, un rythme et une caisse à savon». Les prods sont sales, l’écriture hémorragique : sur le morceau qui porte ce titre, Koudadjé concentre son fluide vital rapologique. L’instru orchestrale façon ATK, les expressions ou crues ou soutenues, la voix grave et profonde. La chanson se déroule, fluidifiée par débit et ton qui dévorent parfois les voyelles finales, comme pour caler plus de texte. Comme Ibrahim Ferrer, le cireur de chaussures devenu chanteur du Buena Vista Social Club, Sitou Koudadjé taille les routes. Comme le bluesman Robert Johnson, il s’arrête parfois aux croisements : «J’ai fait pas mal de petites scènes, en mode un texte = un verre. Parfois tu te retrouves sans train pour le 91, bloqué sur Paris…» Quand il arrive à en chopper un, Koudadjé freestyle depuis sa place, habitué grâce aux scènes de slam old school qu’il a fréquenté.
«Jsuis de ces proies dans l’ombre qui s’emploient à survivre/qui s’entendent dire qu’elles n’ont pas à se plaindre/Des comme nous, yen a plein/Douleurs gastriques, lombaires et thoraciques. C’est classique. Kaseyko, nos pensées vont à toi mon negro… Si on peut se faire un coup de l’hymen, on ne meurt qu’une fois/Ya plein de salopes dans l’industrie musicale, et dans les comico, curés pédophiles/Étranglons-les avec leur chapelet, jtraîne mes guêtres à Châtelet/Là où ya de tout/Dieu m’a donné des parents dans toutes races et des parents quj´appelle frères, soeurs, cousines… »
Une feuille pliée dans 21 grams («Ce que j’aurai kiffé, c’est un livret pour pouvoir mettre toutes les paroles») fournit quelques explications sur chaque titre. De la fumée et des cendres, pourtant le morceau inaugural, n’a droit qu’à une seule ligne de texte : celui de la chanson se suffit à lui-même, renvoyant l’image du coït endiablé d’un membre de la Zulu Nation avec une Black Panther. Le prochain album du emcee, Is that jazz/rap ?, à la suite de Gil Scott-Heron, fait référence à l’acte sexuel, furieusement proche des deux genres musicaux cités dans le titre, et samplés par Greg Mo (à l’oeuvre sur Chaque jour que Dieu fait). [Interlude : un groupe de musiciens organise un boeuf de jazz au 2e étage. Le rappeur, imperturbable, s’imprègne du son (« On peut rester encore 2 minutes, mon frère »)]
En collectif, Sitou Koudadjé officiera bientôt sur le prochain album de R.AO. Staff, large groupe de hip hopers : c’est à la fin des séances d’enregistrements pour cette prod que Sitou Koudadjé a enregistré les siennes. En plus petit comité, il réalise des featurings à la hauteur de ses tracks solo : « Que comprenne qui peut », avec Nokti (de Case Nègre), ou « Le temps de vider la bouteille », avec Alassane & Joe Lucazzi, mélangent les 5 piliers de l’islam et ceux du bar; d’où ils sont partis et là où la rue les a menés, convoquant Bashung pour poursuivre la nuit.
Navigation sur le vague à l’âme, 21 grams égrène bien le même nombre de tracks, de plus en plus aventureuses, quittant le chemin de fer radiologique (compagnon de Sitou Koudadjé lorsqu’il sillonne les routes) du reste de l’album. La 21e fait penser à une B.O de Shigeru Umebayashi (2046, In the mood for love), toujours mêlée à une écriture portée par les influences de Brel, Ferré et Ferrat, ou Allain Leprest, « extraordinaire au niveau texte ». 21grams à le poids des années et l’agilité de l’assurance.
Un entretien publié en mars 2014 dans le webzine Coup d’Oreille. Si mes souvenirs sont bons, j’avais rencontré les quelques membres du collectif ATK à la sortie d’une répétition en vue d’un de leurs concerts, à la salle Canal 93 de Bobigny. Comme on le constatera, ce sont surtout deux d’entre eux, Cyanure et Axis, qui ont participé à l’entretien. À la fin de celui-ci, Émotion Lafolie et M.I.T.C.H. m’avaient interpelé pour que je m’intéresse à leur duo d’alors, Bang Bang, ce qui avait conduit à un autre entretien…
Parlez d’Heptagone à un amateur de rap français, et vous verrez ses yeux s’illuminer. Un album fondateur, pour un groupe culte, dont la carrière a semblé trop courte pour beaucoup. Les rappeurs encore présents dans ce collectif qui a compté jusqu’à 25 membres, Axis, Cyanure, Fréko Ding et Test, accompagnés de temps à autre par Tacteel, Kesdo ou Emotion Lafolie, ont récemment donné deux concerts, l’occasion de revenir sur l’histoire du mythique posse ATK.
La création du collectif ATK était-elle préméditée ? Pourquoi ATK, est-ce un acronyme multiple comme le Wu-Tang ?
Cyanure : ATK, c’est seulement «Avoue que Tu Kiffes». Nous sommes d’une époque où rap et tag étaient souvent assimilés, et comme les noms des crews de taggeurs étaient souvent des initiales… Au départ, nous rappions beaucoup avec Axis, Kesdo, et aussi Pit. Nous avons eu un concert, où, à la place d’un quart d’heure de passage, nous avons eu une heure de temps. Pour tenir sur la durée, on s’est dit qu’on allait réunir tous les mecs qui rappaient dans le coin, et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés à plus de 20 sur scène. Mais même sans le concert, de toute façon, nous nous serions réunis. À l’époque, il y avait très peu de gens qui rappaient, et quand tu rencontrais quelqu’un qui faisait du rap, tu faisais un featuring avec lui, ou un concert. Tout ceux qui rappaient ce soir-là venaient du même quartier, c’était donc logique de se retrouver sur scène.
À ce moment là, combien de rappeurs compte ATK ?
Cyanure : Moi, je dirais 25. Fredy, lui, nous évaluait à 21, mais c’est aussi parce qu’il était l’un des plus jeunes de la bande, avec Emo, et du coup il ne connaissait pas tout le monde.
ATK se réunissait souvent, à ce moment-là ?
Axis : Il faut se remettre dans le contexte : nous avions entre 15 et 18 ans et les interactions, elles se faisaient comme celles de tous les jeunes de notre âge. À la sortie des cours, sur le chemin du bahut… Dans le 12e , tu avais PV (Paul Valéry), mais aussi Maurice Ravel, Aragon… On faisait plus ou moins la sortie des lycées, et le week-end, le terrain de basket.
Vous veniez tous du même quartier ?
Axis : On traînait au moins tous dans le même coin, qui était la partie Est de Paris, tout ce qui était 12e, 18 et 19e. Il y avait aussi des gens qui venaient d’ailleurs, mais qui traînaient quand même dans ces coins.
Pour entrer dans le collectif, il y avait des conditions ?
Axis : Il y avait un délire, au début. On organisait des répéts, et on disait aux gens qui voulaient faire partie d’ATK de ramener 5 francs, quelque chose comme ça, pour participer au prix du studio. Chacun venait avec ses francs, et participait aux répéts. Mais, finalement, on connaissait déjà tous ceux qui venaient.
Cyanure : Tout le monde rappait déjà un peu dans son coin en fait. Il n’y avait pas d’histoire de niveau.
Axis : Le seul critère, c’était l’envie. 5 francs, c’était un budget pour beaucoup, mais à part ça, il n’y avait pas de critères autres que l’envie. C’est pour cela qu’on s’est vite retrouvés à 21, parce qu’on a récupéré tous les gens du quartier qui avaient envie de rapper.
Ces répétitions portaient aussi sur l’écriture, où uniquement sur le flow ?
Cyanure : Les textes, on en avait déjà quasiment tous une dizaine de prêts. On se retrouvait pour répéter, dans les jardins, les salles de répétition, pour les concerts… Et puis on traînait ensemble, on se voyait même quand il n’y avait rien à faire. On allait en bas de chez Emo, Porte de Montempoivre. Quand tu arrivais, tu te retrouvais avec une vingtaine de types, même des mecs qui faisaient pas partie d’ATK, parce qu’on draînait pas mal de monde.
Axis : De toute façon, il suffisait de marcher 10 – 15 minutes, du 12e jusqu’à la petite ceinture, et tu croisais tous les types.
Combien de temps a duré cette formation ?
Axis : Une fois que tout le monde a été lancé, chacun a eu des aspirations différentes, et surtout des affinités différentes avec d’autres gens.
Cyanure : Sur la vingtaine de personnes que nous rassemblions, il y avait aussi des degrés d’amitié différents. Axis et moi, nous sommes très potes, et on pouvait moins connaître quelqu’un d’autre, mais qui lui-même connaissait très bien untel. Le soir, des gens avaient des plans soirées, et donc le groupe entier splittait, mais selon les affinités, on se retrouvait. On a gardé contact entre nous.
Très vite, vous enregistrez des freestyles pour Radio FPP, en formation élargie ou déjà à 7 ?
Cyanure : Il y a eu deux enregistrements de freestyles, en fait : le premier, un samedi, une version sur laquelle même Rohff, Ben et Matt avaient posé. Une version écourtée a été diffusée à la place sur FPP, pour laquelle nous étions 7 ou 8. Il y avait aussi une autre version de 12 minutes, propre, en studio, pour la face B d’un maxi. Sur la face A, il devait y avoir un morceau de la Section Lyricale [Kesdo, Axis, Cyanure et DJ Tacteel] et un instru. Le maxi n’est jamais sorti, parce qu’il a fallu récupérer les signatures de chacun, et il y avait pas mal de mineurs, encore, dans le groupe.
Axis : Peu d’entre nous disaient à leurs parents qu’ils faisaient du rap, c’était très mal vu.
Cyanure : Après les freestyles, chacun a commencé à suivre sa propre voie. Pete, Kassim, Kamal, et Watshos trainaient avec Timebomb, et se sont rapprochés d’eux. L.G., mon DJ, a fait des trucs de son côté. Dj Feadz, actuellement chez Ed Banger, aussi, il faisait du graphisme en même temps, dessinateur-illustrateur. Legi, qui rappait avec Loko, s’est plus impliqué dans le tag. Matt, a continué en solo. Loko a continué avec Le Barillet, avec Meka, puis après il a créé le label Néochrome. Il y a eu une certaine perte de vitesse, bien sûr, quand 2 ou 3 membres se sont éloignés du groupe. Mais c’était aussi inévitable : à plus de vingt, quand on allait de Porte Dorée à Daumesnil, tu en perdais la moitié en route. Il y en a qui s’arrêtaient, qui checkaient des potes… Je me souviens, Pit, il marchait à deux à l’heure…
Et c’est à ce moment-là que la formation à 7 s’est constituée ?
Cyanure : On aurait pu être huit, parce que Odji Ramirez hésitait encore, il aurait pu être le troisième gars du Labo. Dans Micro Test, on lui met un petit mot, il y a marqué «Zak Management» derrière. En fait, il y a pas mal de groupes qui splittent : moi, je rappais avec Axis et Kesdo, mais Kesdo se barre, Freko rappe avec Watchos mais Watchos se barre, Test rappe déjà avec Freddy, Emotion et Sloa… Test reste avec Freddy, Axis et Antilop se connaissent bien, ils rappent ensemble, et moi je me retrouve avec Freko, parce qu’on s’entendaient bien. Les binômes se sont fait par affinités, on ne s’est pas dit qu’on allait faire un groupe de six personnes avec des binômes, il y avait des caractères différents, et des styles différents, qui se sont trouvés.
En formation réduite, l’idée d’un album est venue rapidement ?
Cyanure : Les différentes personnes dans ATK partaient au fil des mois, et les gens commencaient à dire que ATK était mort, et nous nous sommes dits qu’on allait sortir un vinyle pour dire rappeler qu’on était toujours là.
Comment se sont déroulés l’enregistrement et la distribution de Micro Test ?
Cyanure : Le vinyle a été édité par Quartier Est, mais distribué de main à la main. Tous les gens qui ont acheté Micro Test sont des gens qui nous connaissent, et il est passé en dépôt-vente dans les magasins parisiens, chez LTD, deux ou trois magasins spécialisés. Il n’y avait pas de distributeur, pour 314 pressages. Il est devenu rare très vite. Pendant l’enregistrement, on faisait déjà les morceaux en binôme pour les identifier. On se croisait au studio, qui était une cave à Montgallet. Micro Test est enregistré en deux semaines. Seulement les mercredi et les week-ends, en plus, parce qu’on devait aller au lycée, et il n’y a pas eu de déchets au niveau des morceaux. Enfin… On n’arrêtait pas d’enregistrer des morceaux, en fait. On avait fini Micro Test, mais on enregistrait toujours. Axis avait un morceau sur un hold-up, par exemple… On a simplement eu dix morceaux sous la main, et on s’est dit qu’on allait les sortir.
Envisagez-vous une réédition, comme pour Heptagone ?
Cyanure : Micro Test a une portée historique, mais il a quand même beaucoup plus mal vieilli qu’Heptagone. Les MP3, tu les trouves facilement, mais le rééditer en vinyle… Et puis, il y a aussi un côté « Tu as fait partie des 300 premiers qui ont acheté le vinyle »… La valeur qu’il prend est comme un retour sur investissement.
Comment ATK s’est-il retrouvé à enchaîner les mixtapes ?
Cyanure : Nous en avons enchaîné pas mal, effectivement, la Dontcha 3 et la Dontcha 4. Plus tard aussi, la compilation Attaque à mic armé, pour laquelle il fallait trouver un parrain. Un soir, on est venus faire écouter le vinyle Micro Test à Zoxea, et il accepté sans problème de devenir notre parrain. On venait vers nous, pour les mixtapes, en fait : à chaque fin de concert, un mec nous disait qu’il faisait une mixtape et on y allait, sans se soucier de savoir si il était connu ou pas. Dès qu’on nous proposait un plan, on le faisait. C’était encore assez rare de rencontrer d’autres rappeurs. Nous n’étions jamais payés, mais c’est surtout parce que nous n’imaginions pas qu’il y avait de l’argent. Quand on nous invitait en concert, on était tellement contents qu’on nous paye un billet de train, qu’on ait des Twix et du Coca-Cola en loges, qu’on rencontre d’autres artistes, qu’on ne calculait pas vraiment cet aspect-là.
Comment s’est préparé Heptagone ?
Axis : Après Micro Test, on s’est vraiment dits qu’on préparait l’album. Et Heptagone nous a pris du temps. 3, à 4 ans.
Cyanure : L’enregistrement de Heptagone s’est fait en deux temps. On n’a jamais fait de maquette, il y a eu deux sessions : une aux vacances de Pâques, et l’autre aux vacances d’été, il me semble.
Comment avez-vous procédé pour les instrus ?
Axis : Les recherches de sample pour Heptagone ont été faites par Tacteel et moi. Lui est hyper funk et soul, moi, plutôt funk, soul, voire même rock. C’est pour ça qu’il y a un sample de Toto, je n’ai pas hésité. Et j’ai découvert plein de styles de musique, avec ces recherches. En fait, j’allais récupérer des disques là où je pouvais, chez des gens, dans des brocantes. Il y avait pas mal de stand à l’arrache, les dimanche, où tu pouvais choper des packs de CD. J’écoutais les albums de long en large, je prenais ce qui me plaisait, et je balançais. Pour « Tricher », par exemple, je suis arrivé sur le stand, j’ai pris un pack, suis tombé sur le sample de Bach, et Antilop l’a pris. Pour « J’Fuck », les beats sont samplés d’un truc de funk ultra-classique par exemple, Imagination. À l’époque, tout le monde samplait du funk ou de la soul, et je l’ai fait aussi. Je n’ai pas orienté les instrus : dans tous ceux qui ne sont pas sortis, il y a plein de styles différents. Ce sont les autres aussi qui ont eu envie de changement. De mon côté, il n’y avait pas de volonté particulière.
Vous avez composé beaucoup d’instrus pendant cette période ?
Axis : Je ne m’arrêtais jamais, j’en faisais facilement 5 par jour. Je ne les ai plus, parce que c’était du vieux matériel, des disquettes. Je ne suis pas beatmaker, mais il nous fallait des sons, et, à l’époque, il n’y avait que 5 beatmakers en France. Donc je pressais un sample, et je le proposais. Une fois qu’il était choisi, je le retravaillais, sinon, je laissais tomber. Faire un sample et une batterie, ce n’est pas bien compliqué, et il m’arrivait de faire 15 sons dans la journée.
Ce travail s’effectuait avec Tacteel ?
Axis : Non, chacun travaillait de son côté. Tacteel est très différent de moi, il est DJ, et un vrai beatmaker. Quand il te propose un son, il est terminé, et il l’a fait avec une idée derrière la tête… Je suis plus un beatmaker à la Mobb Deep : eux aussi font des beats pour rapper dessus, c’est tout. J’avais pas besoin que ce soit magistral, j’avais juste besoin de m’y sentir bien.
Sur Heptagone, les sessions d’enregistrements ont laissé plus d’inédits ?
Axis : Je n’ai pas le souvenir d’un morceau que l’on ait exclus. C’était cher d’enregistrer, on ne pouvait pas se permettre d’abandonner un morceau. On testait tout en concert de toute façon, donc on était rodés. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, quand tu peux faire des maquettes chez toi. Je pense que c’est pour ça que l’album a une vie particulière. Il y a peut-être eu quelques réenregistrements de textes, mais c’est tout.
L’album a une organisation particulière, répartie entre les différents binômes : tout cela a-t-il été pensé dès le départ ?
Axis : Nous étions trois binômes : nous nous sommes dit qu’on allait faire un solo chacun, un solo par bînome, et on comble avec des morceaux enregistrés tous ensemble, ou « divers ». Typiquement, « Sortis de l’ombre », on le faisait déjà en concert depuis des mois, c’était normal qu’il finisse sur l’album. Pour « Qu’est-ce que tu deviens » aussi. Pour nous, il était plus simple de répéter à deux que tous les sept, les morceaux solo et binôme s’enregistraient plus facilement. Nous n’écrivons pas tous à la même vitesse, aussi. Je mets plus de temps à écrire. Test, il arrivait au studio sans texte, et le temps que l’on pose, il pouvait rapper le sien, qu’il avait eu le temps d’écrire. Même si je pouvais l’écrire aussi vite, il me faut du temps pour assimiler un peu le texte, et pouvoir le rapper.
Pouvez-vous nous parler des « affaires » qui ont fait suite à « L’affaire Hot Dog », sur Heptagone ?
Axis : Légadulabo s’était créé tout un délire autour des détectives privés. Et moi, j’aimais bien la série Arabesques, j’ai donc samplé la musique que j’aimais beaucoup, aussi.
Cyanure : Effectivement, Freko et moi en avons écrit d’autres après : il y en avait une pour la compilation Logilo 5, une affaire où on était sur un lieu de crime, où nous étions morts. Nos corps flottaient en l’air, et Dégadulabo cherchaient des indices, ils étaient tout pétés, et on essaye de les aider. On comprenait qu’on était morts, parce que le bippeur affichait Logilo 5, et là on disait « La mixtape, elle m’a tué ». On l’a jamais enregistré. Freko avait une autre affaire, moi aussi, avec des animaux…
Où Heptagone a-t-il été enregistré ?
Cyanure : Au studio Belleville : Axis était ingénieur du son là-bas, ce qui facilitait les choses. Nous étions alors en licence avec Musisoft, mais nous avons repris la main ensuite, Fredy K tenait beaucoup à l’indépendance. Et il est vrai que n’avions pas non plus des quantités astronomiques à produire.
Axis, où aviez-vous appris la production ?
Axis : Sur le tas, avec l’enregistrement du maxi, sur du matos plutôt moyen, une table de mixage… Quand on est rentré en studio pour Heptagone, j’étais ingénieur du son là-bas depuis 4 ans. La Fonky Family, toutes les compils Section Est, pas mal de compilations ont été enregistrées là-bas. Ce qui fut compliqué, c’est que j’ai été formé sur des bandes, et il a fallu se reformer ensuite pour ProTools.
Et pourquoi proposer une version rééditée de Heptagone ?
Cyanure : Fredy l’a géré en 2006, et Musicast l’a distribué en 2012, une réédition avec trois morceaux inédits. Il y a quelques vinyles du mois d’août 2012 sur lequel la date indiquée est 2005 ou 2006, parce qu’ils ont utilisé le master d’Heptagone qui date de 2006.
En 2006, Fredy K avait donc déjà monté la structure Oxygène ?
Cyanure : Il a commencé avec le magasin, qui s’appelait Oxygène aussi, et a ensuite sorti différentes compilations Oxygène. Le studio s’est fait progressivement, autour de 2003 – 2004. Pour les compilations, il trouvait qu’on avait fait beaucoup de choses, mais qu’on ne pouvait pas les trouver facilement. Il a récupéré les DAT, et les a compilé avec DJ Battle. Sur la trois avec la pochette noire et le logo rouge, qui est complètement inédite, nous avions enregistré chez DJ Faber. Le disque dur de Faber a planté une nuit, au cours d’un orage, et nous avons donc tout réenregistré en un jour. On se voyait encore beaucoup à l’époque, il était donc assez simple d’enregistrer depuis chez soi, on combinait sur place avant d’écrire le refrain ensemble.
Où se situait le studio ? Il était réservé pour ATK ?
Cyanure : Non, beaucoup de gens y ont défilé, et Fredy a notamment produit le premier mini EP de Maître Gims, Oxmo y est venu, Raekwon était passé lui aussi… Le studio n’était pas cher, et beaucoup de gens y ont défilé. Il était ingé son là-bas, avec Kesdo. Le studio était au 19, rue du Département, la boutique rue d’Aubervilliers.
Vient finalement Silence Radio, le troisième album d’ATK…
Cyanure : Fredy avait envie de faire un album ATK avant un second album solo. On venait quand il n’y avait personne au studio, on était là ou pas tous là, on faisait de petites combinaisons pour certains morceaux. De mon côté, je lui ai donné « 150 mots » et « Ils versent un sourire pour mes larmes », pour qu’il les ait sur Silence Radio. L’album est ensuite sorti de manière un peu catastrophique, on ne voulait pas qu’il sorte comme ça. On voulait refaire le mix, reposer les voix sur certains morceaux. Mais Fredy nous a expliqué qu’il ne pouvait pas avancer sans sortir le disque. D’un point de vue artistique, on aurait pu faire bcp mieux, mais on regrette rien aujourd’hui.
2007 est marqué par le décès de Fredy K, et l’enregistrement de l’album F.K. Pour Toi, comment s’est-il organisé ?
Cyanure : Kesdo m’avait appris le décès de Fredy dans la semaine, et nous nous sommes retrouvés le samedi au studio. Nous avons sorti plein de vinyles dans la cour, on regardait un peu les objets de Fredy. On a pensé à un morceau hommage avec plus de 20 rappeurs de ATK, qu’on balancerait 10 jours plus tard à la radio. Je n’ai passé aucun coup de fil, mais le lendemain, il y avait trop de monde au studio. Plutôt que d’enregistrer un morceau ATK, on a fait l’album en deux ou trois semaines, avec tout le monde. Il s’est fait très spontanément, sans casting, tous ceux qui apparaissent avaient une histoire avec Fredy : Daddy Lord, Kohndo, Mokobé…
Actuellement, quels sont les projets pour ATK ?
Cyanure : Il y a eu un concert à l’International au mois de novembre pour le maxi d’Axis, et le concert de Bobigny ensuite, un peu programmé à la dernière minute. Globalement, nous avons pas mal de propositions, mais nous ne sommes pas tous disponibles pour y répondre. Si tout le groupe était réuni, on pourrait tenter la tournée, mais nous n’avons pas envie d’utiliser le nom ATK lorsque nous ne sommes pas au complet. Concernant les morceaux, nous en avons un sur le projet de Chrone, avec Future Proche, Tupan… Et Kesdo fait un nouveau projet Oxygène, avec un titre de ATK. Pour un album, c’est plus compliqué, à présent. Avant, on traînait ensemble, c’était simple d’avoir des histoires en commun, et un contexte où faire de la musique. Nous sommes toujours en contact, bien sûr, mais ce n’est plus pareil.
Axis prépare un album, dont le premier maxi, « Avoue que tu kif », sera bientôt diffusé.
Test a fondé Noir Fluo avec Émotion Lafolie, avec Waslo Dilleggi et Riski Metekson, et prépare son album solo.
Freko travaille également sur un album solo, tout comme Antilop Sa.
Cyanure est également penché sur son album solo, avec Axis et Gravité Zéro (James Delleck, Le Jouage) à la prod.
Bonus : Peu après nos entretiens, nous avons pu croiser Émotion Lafolie et M.I.T.C.H., désormais impliqués dans Bang Bang. On vous en reparle très vite…
M.I.T.C.H. : J’étais là à la création d’ATK, j’étais à Paul Valéry et je connaissais Cyanure et Kesdo, son frère avait un groupe avec un de mes meilleurs potes, Dusty Corleone. C’est là aussi que j’ai rencontré Feadz, on était toujours un peu dans l’entourage, même si je ne traînais pas encore avec Émotion Lafolie. J’avais un groupe à l’époque, mais j’ai rapidement intégré Digithugz, avec DJ Shone et DJ Soper, un des précurseurs de la jungle, de la drum’n’bass en France. Quand on était au lycée, il avait déjà son label.
Émotion Lafolie : On a fait un freestyle à 21, le fameux freestyle « Avoues que tu kiffes » qui a fini en freestyle de 6 minutes. Entre-temps, j’ai déménagé aux États-Unis, et Metek m’a ramené ce freestyle en 1998, en me disant : « C’est incroyable, c’est toi le meilleur dessus ! » Déjà à l’époque, je faisais mon rap, et ATK faisait le sien. J’avais créé un groupe avec d’autres potes, on a fait quelques concerts et radios, mais rien d’exceptionnel non plus. Après ATK, je suis allé chez les Maquisards, je formais un binôme appelé Agents Secrets.
Un portrait publié dans Coup d’Oreille en décembre 2013. 5kiem fait partie de ces centaines de « petits artisans » du hip hop, des amateurs passionnés, mais qui ne souhaitent pas ou n’ont pas pu professionnaliser leur activité artistique. Ce qui n’empêche pas un investissement conséquent…
Pour l’auditeur, l’exercice de l’hommage peut rapidement tourner au vinaigre, l’ivresse d’y découvrir l’univers d’un artiste — peut-être déjà connu auparavant — précédant la déception. Avec Peter Pieces, le beatmaker 5kiem prend le risque de jeter son dévolu sur Pete Rock, emcee et producteur légendaire de New York.
Lorsqu’il écoute The Main Ingredient, 2e album du duo Pete Rock/C.L. Smooth sorti en 1994, pour la première fois, 5kiem y entend la mise en avant de C.L. en emcee, mais surtout « ces filtres dans les instrus, qui donnent ce côté deep, presque lounge ». À l’époque, le beatmaker classe l’album parmi ses préférés, ceux « à contre-courant » comme le Midnight Marauders de A Tribe Called Quest.
Deux décennies plus tard, 5kiem sort Peter Pieces, 13 titres composés « pour retranscrire personnellement ce que j’avais pu ressentir en écoutant Pete Rock », explique-t-il. Hommage, peut-être, mais création sûrement, puisque le musicien va chercher des samples inédits pour reconstituer l’ambiance d’un morceau. Rythmes brésiliens, disco russe, musiques d’aquariums, 5kiem fouille tous les bacs pour en ressortir les matériaux d’une curieuse variation, inventive et neuve : « Pour «Saga Begins», morceau référence à celui de Rakim, tous les auditeurs pensent que les notes de piano sont celles de l’original, mais pas du tout. »
Étrange exercice, pour le non-initié : le beatmaker vient de passer plus de 2 années en compagnie de Pete Rock, à étudier sa discographie (rien que 300 titres pour la production) comme sa biographie. Pete Rock est né d’un père DJ jamaïcain, cousin de Heavy D, frère de Grap Luva : 5kiem dessine sans problème l’arbre généalogique du Soul Brother #1, dont les feuilles oscillent sur différentes musiques. Au passage, il cite quelques (re)découvertes, parmi les innombrables remix, dont celui du « Whateva » de Redman.
5kiem écume l’océan du Web et une mer de disquaires, enchaîne les vagues de brocantes, jusqu’à ferrer le bon beat. Ingénieur son de formation, 5kiem a passé pas mal d’heures en studio, aux côtés de Saneyes, Triptik, Mémoire Vive ou La Caution, qui venaient enregistrer au studio Folimer (pour Folie-Méricourt). « Je me souviens du groupe de rap français un peu décalé, Frer200, ils organisaient des sortes de journées thématiques pendant l’enregistrement de leur deuxième album « Andromède », tout le monde devait venir déguisés en vieux ou en femmes, on se fendait la gueule. »
Pour l’enregistrement de Peter Pieces, toutefois, 5kiem a choisi d’enregistrer chez lui, sorte de tête-à-tête avec le Soul Brother #1. Parce qu’il affectionne ce type de projet en immersion : « J’avais été très impressionné par la tape instru en hommage à Gainbourg, le détournement d’Art Mineur par Saneyes, dont j’avais assuré le mixage. »
Chez Saneyes, La Vie d’Artiste (dont le projet Ferré, ce rap est sorti récemment), 5kiem, on retrouve cette volonté de « décloisonner les origines et les références », certes hommages à des artistes, mais avant tout expression d’influences, de connaissances et d’expériences d’auditeurs. Cela, 5kiem l’a pratiqué dès ses activités avec le groupe Steus, commencées en 1994 et concrétisées en 1997 avec la sortie d’un premier maxi : une face hip hop, une face house. Des apparitions sur des compilations donneront d’autres manifestations de ce hip hop empruntant certains mouvements au broken beat ou à la jungle, ses rythmes bien arrêtés et ses ruptures abrasives. Grems, auteur du récent Vampire et à la tête d’une impressionnante discographie, a peut-être été l’auditeur de ces enregistrements, puisqu’il officiait dans le même bâtiment .
Avec Peter Pieces, 5kiem compose un portrait où l’interprétation ne cède jamais au seul hommage : la photo de la pochette, par Trevor Traynor, photographe hip hop des plus réputés aux États-Unis, a été travaillée par Saneyes, qui a fourni une sorte d’équivalent visuel de la tape. Le tout est en téléchargement gratuit sur le bandcamp de l’artiste : « J’ai toujours considéré la musique comme du partage. En plus, une grande communauté de fans s’est constitué autour de Pete Rock, j’ai voulu leur faire plaisir. » Et ils lui ont rendu : le projet cumule plus de 15.000 écoutes, des articles de confrères japonais ou polonais de la presse hip hop, sans parler des dons spontanés.
Le son de Peter Pieces n’est pas celui du spectre des années 1990 : après tout, Pete Rock lui-même continue de mixer et remixer (5kiem l’entendrait bien dans une collaboration avec Joey Bada$$, d’ailleurs). En ouvrant les ambiances musicales du Soul Brother #1, 5kiem signe une tape aux beats exaltés et exhaustifs, qui ne cède jamais aux accords de principe.