Un article paru en mai 2014 dans Coup d’Oreille, fruit d’une sympathique visite collective de l’exposition de Dominique Tarlé au Festival Livres & Musiques de Deauville. On m’a plus tard prévenu que le photographe aimait en rajouter dans ses interactions avec les Stones, brodant ses souvenirs à l’envi. Et pourquoi pas, après tout ?
Pour un dimanche, l’espoir d’une interview facile était permis. Avec l’exposition de Dominique Tarlé au Point de Vue de Deauville (bien vu l’orga du Festival Livres et Musique), interroger le photographe sur les clichés pris pendant ses six mois dans le Sud de la France avec les Rolling Stones, en 1971, s’imposait. Des tirages noir et blanc, couleur, portraits ou grands angles… Et pas mal d’histoires autour de ses instants où le photographe a su se faire oublier…
À l’intérieur, les regards vont des photos à l’homme qui leur fait face. Devant chaque cliché, entouré par des dizaines d’auditeurs, Dominique Tarlé s’arrête pour détailler une situation, un contexte, et digresse vers d’autres observations sur les Rolling Stones. 6 mois de vie commune avec eux, alors que le jeune photographe ne devait rester qu’un après-midi dans cette villa Nellcôte de Keith Richards, investie par les Stones pour enregistrer Exile on Main Street.
Dominique Tarlé expliquera être habitué à se rendre invisible depuis sa jeunesse, mais lorsqu’il le veut, il devient aussi un captivant conteur : « Les Stones bougeaient vraiment tout le temps… Je me mettais en place pour photographier Keith qui allait se mettre au piano, j’avais fait la mise au point, et il s’allonge d’un coup, la tête entre les enceintes, avec Mick derrière qui se met à la guitare… Là, mon gars, t’appuies sur le bouton, c’est tout : après, c’est flou… Mais tant pis, l’atmosphère, elle est là. »
Pour éviter la saisie de leurs bien par le Fisc anglais pour cause d’impôts sur le revenu dilapidés plutôt que payés, les Stones s’exilent en France en 1971, près de Villefranche-sur-Mer. La villa Nellcôte, bâtisse Belle Époque, devient une sorte de bunker où les autorités françaises acceptent que les Stones vivent leur vie comme ils l’entendent. Évidemment, le groupe ne manque pas d’inviter amis, connaissances ou dealers, pour quelques nuits d’insomnie…
Le blues : dans Exile on Main Street, il est joué avec envie par les Stones, rivalise avec le rock à la sortie des amplis. Mais cet album aujourd’hui culte se fait alors attendre : les Stones jouent, chantent, mais n’enregistrent pas. Parmi les invités plus ou moins désirés dans la villa, Gram Parsons, guitare rythmique des Byrds pendant un an avant de former avec Chris Hillman les Flying Burrito Brothers. Après Burrito Deluxe, le deuxième album du duo, Parsons quitte le groupe pour entamer une carrière solo. Et retrouve retrouve Keith Richards à Nellcôte, pour finalement répéter de plus en plus avec lui…
Tarlé est formel : les liens entre les deux musiciens sont très forts. D’ailleurs, Keith Richards a offert la chanson « Wild Horses » a Parsons pour le deuxième album des Flying Burritos, et s’apprête à faire de même avec « Honky Tonk Women ».
« Sur cette photo, quand Mick arrive, Keith est en train de chanter avec Gram Parsons, et là Mick se dit : «Putain, ces deux-là vont me foutre dans la merde.» L’idée de Gram, c’est que Keith produise son album solo sur Rolling Stones Record. Et Mick, qui n’est pas le dernier des cons, se dit que Keith va jouer, chanter, composer sur cet album solo. La promotion va suivre, avec les concerts, et Mick sait qu’il va perdre son guitariste pendant un an et demi minimum. Je peux vous dire que là, il cogite. » Pour le chanteur d’un des plus grands groupes du monde, aucune hésitation : l’enregistrement d’Exile se fera ici, dans la villa Nellcôte. Et peu importe si Keith est encore accordé sur la guitare de Gram Parsons, qui quitte rapidement la maison, sans jamais suivre le groupe en studio, ni enregistrer son propre album avec Keith. « Sauf que tout la musique qu’ils ont en tête après des mois à jouer ensemble va se retrouver sur Exile on Main Street », termine Tarlé.
Une seule photo de l’exposition montre Gram Parsons, assis sur une balustrade face à Keith, pas l’air bien solide face au personnage le plus sulfureux du rock. Et pourtant, l’amitié entre les deux est réelle, et Richards prend très au sérieux l’album que Parsons a en tête. « À l’origine, le rock’n’roll, ce sont de jeunes blancs-becs américains, des Elvis Presley, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, ou Buddy Holly qui décident de mélanger la country music des péquenauds américains avec la musique des esclaves Noirs Américains, dans les années 50, malgré le racisme terrifiant », explique Tarlé. « L’idée de Gram pour son album solo, c’est d’aller encore plus loin, et de mélanger toutes les musiques blanches et toutes les musiques noires américaines, pour créer une nouvelle musique. Ce double album, Exile on Main Street, c’est celui que Keith et Gram ont en tête. Moi, qui était présent tous les jours, je n’ai jamais vu Gram en studio avec les Stones, mais il est présent dans l’album par l’esprit. C’est pour cela qu’il a été mal reçu au départ, parce qu’il part un peu dans tous les sens. Du blues, de la soul, de la variété, ça se mélange, y compris au sein d’une seule chanson… »
Difficile de retrouver, sonoriquement, Exile on Main Street dans GP (quoique : essayez « Cry One More Time »), l’album solo de Gram Parsons, sorti en 1973. Cette même année, le musicien trouve la mort à Joshua’s Tree, un arrêt brutal et encore inexpliqué, probablement un mélange d’alcool et de drogues. Mais il y a sûrement plus à voir avec la méthode, une façon de concevoir l’album. Mais, sans aucun doute, Exile on Main Street s’est fait à partir de ce départ pour un pays, certes sympathique, mais légèrement décevant, surtout dans ces conditions de « détention » pour les Stones. Les membres du groupe sont coupés du monde dans leurs propriétés, sans journaux, radio ou télévision : les seules nouvelles du reste du monde viennent avec leurs invités.
Les tensions financières, c’est certain, sont présentes : « Cette époque est plutôt lourde, avec la création du label Rolling Stones Records, distribué par des maisons de disque aux États-Unis, en Europe, ou ailleurs, qui nécessite une négociation des contrats », détaille Dominique Tarlé. Par-dessus ça, les Stones sont en plein procès avec leur manager Allen Klein, « qui leur a sucré tout leur argent », tranche le photographe.
La bataille judiciaire durera 17 ans : le fameux manager des Beatles avait assuré ses arrières dans les contrats dès les premiers albums des Stones, et floué le groupe, l’année précédente, en montant une société dont il était le seul propriétaire, Nanker Phelge (US). Le « (US) » est important, puisque Nanker Phelge était également le nom d’une autre société de distribution appartenant majoritairement aux Rolling Stones. Klein leur proposa donc un contrat avec Nanker Phelge (US), et le plus grand groupe de rock du monde pensa signer un contrat en sa faveur… Avec des documents en règle, Klein pu gagner le procès, et empocher les dédommagements.
« Les pertes financières astronomiques sont aussi la cause de leur exil, organisé par Jacques Chaban-Delmas sur une requête de son ami Rupert zu Loewenstein [le gestionnaire de droits des Rolling Stones, NdR] », assure Dominique Tarlé devant une assemblée soufflée. Dans le train du retour de Deauville, certains jetteront des doutes sur les histoires de Tarlé, soulignant que l’homme fait sa propre légende. D’ailleurs, seules 6 chansons de Exile… y auraient été enregistrées, rapporte Nick Kent. Bien sûr, mais le blues a toujours fait sonner ce genre d’histoires, des pactes avec le diable au croisement des routes, ou des cendres des ancêtres sniffées…
Un entretien paru en février ou mars 2014 dans Coup d’Oreille.
Le Millésime 1 de Soul Square n’a pas vraiment eu le temps de vieillir, et un successeur est déjà en bouteille. Au sein de la boîte de distribution Musicast, quelque peu chamboulée par des travaux, Arshitect, PermOne et Guan Jay, soit Soul Square presque au complet (ne manque qu’Atom), ont retrouvé Jeff Spec pour présenter le deuxième volume de leur série commune avec des emcees.
Quel est le concept derrière la série des Millésimes ?
Arshitect : Assez simple : nous nous sommes rencontrés aux Alcooliques Anonymes… Non, nous avons pensé mettre en avant un emcee sur chaque Millésime, comme s’il s’agissait d’un grand cru, d’un alcool de qualité, avec une belle bouteille, différente pour chaque rappeur selon qu’il vienne du Canada, des États-Unis, de France… L’étiquette sur la bouteille, plus graphique, dépend de mon inspiration. Au départ, des graphistes devaient nous les dessiner, mais finalement je m’en charge moi-même, pour proposer une pochette dans la pochette. Pour les versions collector, on a poussé ce truc du grand cru jusqu’au bout, en y ajoutant des sous-bocks.
À quoi correspondent ces interludes qui rythment chaque Millésime ?
Arshitect : Au départ, nous avions pensé ce projet selon un format vinyle, qui est très limité, à 15 minutes environ par face, sinon le son est crade. Nous sommes finalement resté sur 6 morceaux avec le rappeur, et avons eu l’idée d’intercaler des interludes majoritairement jazz, où nous partons du même sample chacun et faisons notre propre version. Pour le premier Millésime, on est parti d’un sample que j’avais choisi, pour Millésime 2, c’est PermOne qui a choisi, et le 3, ça devrait être Guan, s’il est gentil. Ces exercices sont aussi un hommage au sampling : montrer qu’avec la même matière, on peut parvenir à 4 morceaux différents.
Ce Millésime 2 s’est-il organisé de la même manière que le premier ?
Arshitect : Pour le Millésime 1, c’était différent, puisque Racecar habite à Paris : on avait pu tout enregistrer chez Atom. Là, avec Jeff au Canada, il était plus pratique de travailler à distance, d’autant plus qu’on vient tous les quatre de coins assez différents. Pour composer de la musique sur des machines, ce travail à distance n’est pas vraiment gênant, ce n’est pas comme un boeuf où chacun doit venir avec son instrument.
PermOne : Il y a une grosse part de bidouille, d’essais, ce n’est pas évident de faire ça en live. C’est vraiment du travail de studio, il faut être posé. Généralement, on part de beats, d’ébauches de prod que chacun fait de son côté, avant de faire une sélection que nous proposons au emcee. Lui va valider les beats qu’il kiffe et poser dessus un projet assez rough sur ces beats. On revient alors travailler sur chaque morceau : si c’est une prod à moi, je vais travailler les arrangements par rapport aux lyrics de Jeff, si c’est une prod à Guan, pareil… Et ensuite, on exporte toutes les pistes en séparé, et Jeff enregistre de son côté.
Guan Jay : Chacun apporte sa pierre à l’édifice, on retravaille la version de l’autre, on ajoute des éléments… Et ensuite, il y a quand même Atom qui ajoute sa pierre à l’édifice, en posant des scratchs, des cuts… Il nous renvoie ça, on valide ou pas, il y a une nouvelle discussion. Une fois qu’on est content de la version définitive, elle part au master.
PermOne : Même les morceaux plus instrus qu’on a pu faire en commun, sur Live & Uncut par exemple, on ne s’est jamais vraiment réunis à un instant T pour bosser sur tel morceau, on a chacun taffé de notre côté et apporter les éléments petit à petit, il n’y a pas eu de vraies réunions.
Arshitect : Je me souviens, « Love Break » par exemple, c’est un morceau qu’on avait fait très vite pour pouvoir le sortir sur le maxi vinyle en inédit [sur First EP]. On l’a fait uniquement par Internet, on ne s’est jamais rencontrés. Même les musiciens présents sur la piste ont enregistré de leur côté, et ont envoyé les pistes.
Jeff Spec : C’est en trois étapes : généralement, je recevais un mail avec trois beats, et je choisissais celui que je préférais. Nous avons équilibré ensuite pour que chaque beatmaker ait peu ou prou le même nombre de prods. Une fois que je leur ai renvoyé, ils s’occupent de la «postproduction», c’est à dire un peu plus de travail sur le beat pour qu’il s’accorde bien à ce que j’avais écrit.
Le premier titre de ce Millésime 2, « Jeff Zep », annonce-t-il un album plus « rock » ?
Guan Jay : Au niveau des beats, nous avons fait des propositions à Jeff, mais c’est lui qui a fait les choix. Je pense que ce côté un peu différent vient surtout de lui. Il kiffait peut-être moins les sons jazzy, qui étaient très présents avec Racecar, pour un résultat qui fait plus soul-rock.
PermOne : Et, du coup, l’album est vraiment au goût du MC.
Arshitect : Nous ne nous sommes pas dit « Tiens, on va mettre du rock sur ce Millésime », nous avons vraiment proposé beaucoup de choses à Jeff. Nous ne prévoyons pas vraiment la couleur de l’album ou la réception du public, sauf pour les instrumentaux. Pour le prochain album, je pense qu’on se posera plus la question de savoir ce qu’il faut à tel ou tel moment, si une respiration est nécessaire, ou pas…
Jeff, comment avez-vous établi le contact avec Soul Square ?
Jeff Spec : D’habitude, je produis la majeure partie de mes albums, mais je n’aime pas ce côté autocentré, et il y a donc toujours 2 ou 3 autres producteurs en plus. Je fais généralement entre 1⁄3 et 90 % de mes albums, en laissant toujours de la place pour d’autres producteurs : Moka Only, e.d.g.e., par exemple. Le Canada regorge de producteurs talentueux… Soul Square ont vu la vidéo pour Specnology, de mon dernier album, et m’ont contacté sur Facebook. J’ai écouté leurs sons, ils m’ont expliqué le principe des Millésimes, et j’ai toujours aimé la façon dont la France et l’Europe approchaient la musique. Comme un art qui serait intemporel, à l’opposé de la façon dont tout le monde consomme de la musique, à présent. Je peux encore écouter un album de Rakim et me dire « Putain ! T’as entendu ça ? » Les chansons sont comme les gens : elles grandissent et changent, et ont toujours quelque chose en plus à nous apprendre. Et c’était surtout une incroyable opportunité de pouvoir travailler avec des artistes français.
D’où venez-vous, chacun ?
PermOne : Arshi et moi, nous habitons en région parisienne. Guan il est à Nantes, Jay Crate, notre DJ de scène, aussi. Et Atom à Bruxelles. Donc nous sommes un peu éparpillés.
Mais vous vous êtes rencontrés dans les coins de Nantes ?
Arshitect : J’ai vécu 8 années à Nantes, j’ai passé une partie de mon enfance là-bas et j’y ai fait mes études supérieures.
PermOne : J’ai fait mes études à Saint-Nazaire, j’ai habité à Vannes, à Rennes, et c’est à cette époque qu’on s’est connecté.
Arshitect : Nous nous sommes rencontrés à Nantes, mais n’y avons pas vraiment profité comme lieu de concert, car nous étions déjà partis chacun de notre côté. On en a plus profité avec cette grande famille qu’il y a autour du groove, avec Hocus Pocus, Tribeqa, C2C et d’autres… Tout le monde se connaît, on s’invite tous sur les projets des uns et des autres, et cela permet d’avoir une multitude de talents à portée de main.
Guan Jay : On dit que le monde est petit, et Nantes c’est encore bien plus petit. Même si les styles de musique sont différents, tous les zikos se connaissent. Même avec les gars de Hocus Pocus, les connexions se faisaient facilement, on les connaissait depuis longtemps. Il y a vraiment un bon groove nantais, je crois.
Dont C2C serait devenu le représentant le plus populaire ? Comment gérez-vous la situation avec Atom ?
Arshitect : Atom, c’est vraiment son métier, quand nous avons chacun des boulots à côté. Au moment de bosser sur Millésime 2, il devait faire des Zénith avec C2C : il doit faire des choix, de toute façon. 8 mois à l’avance, pour Millésime 2, il nous a donc prévenus sur ses disponibilités. Pour les concerts aussi, c’est rare qu’il puisse venir.
Guan Jay : Dans tous les cas, on fait avec cette situation, elle ne nous empêche pas de travailler.
Arshitect : Oui, cela fait maintenant 8 ou 9 ans que l’on bosse ensemble. Il comprend notre son, et travailler avec un autre ingénieur son, ce ne serait pas possible. En termes de scratchs, c’est aussi difficile de trouver mieux. Autant avant, nous avions des idées précises, donc il fallait quelques ajustements, autant maintenant, il sait pratiquement directement ce qui nous plaît.
Jeff, comment est la scène hip hop du Canada ?
Jeff Spec : Le hip hop n’a que 40 ans, et le Canada est très proche de l’endroit d’où il vient. Sa naissance au Canada a donc été presque simultanée. Il est possible de trouver du hip hop de Toronto qui remonte aux débuts des années 1980. Depuis, la scène a bien grandi, et il y a ceux qui font du hip hop pour qu’il reste dans les mémoires, et d’autres pour qu’il passe à la radio, ce qui est aussi défendable. Il y a beaucoup de demandes en tout cas, et il est possible de monter une tournée de 40 dates seulement au Canada.
Et la distribution avec Musicast, ça marche ?
Guan Jay : Ça va, on vient de finir le carrelage…
Arshitect : On a atteint de bons chiffres de ventes avec le premier volume, et ceux du deuxième ne devraient pas être inférieurs. Nous avons écoulé les 1000 vinyles collectors, et il ne reste plus beaucoup de digipack. Pour Millésime 2, nous n’avons fait que 500 vinyles collectors et 1000 standards, parce que 1000 collectors, c’était un peu dommage d’en faire autant.
Pour le moment, Soul Square et le beatmaking, c’est encore un peu juste pour gagner sa vie ?
Guan Jay : Il y a cette possibilité d’intégrer plusieurs groupes qui peut faciliter les choses. Mais il faut soit énormément tourner, ou énormément vendre, pour en vivre.
Arshitect : Ceux qui sont tous seuls sur scène. Parce que nous on est 5 ou 6, il faut séparer le cachet. Pour partir aux États-Unis, il faut aussi payer 5 ou 6 billets d’avion, les types prennent pas le risque pour un groupe qui n’est pas si connu que ça.
À propos des États-Unis, pourquoi si peu de prods avec des emcees français ?
PermOne : On a quand même les prods avec Fisto et Micronologie.
Arshitect : L’album avec Fisto, on le kiffait, on a vraiment bossé dessus. Mais il n’a tellement pas été suivi que ça nous a mis une petite claque au niveau du hip hop français. Enfin, pour moi en tout cas.
Guan Jay : Au niveau de la culture hip hop en elle-même, il faut dire que le côté anglophone fonctionne peut-être un peu mieux que le côté français, où lorsque l’on dit hip hop, c’est tout de suite rap. Et les gens n’ont pas forcément une image très positive de ce que «rap français» signifie, malheureusement. Mine de rien, le emcee anglophone parle plus facilement aux gens. Paradoxalement.
PermOne : Lors de la conception de Live & Uncut, on a pu comparer aussi, puisqu’on voulait mêler MC français et MC à l’international, qu’ils soient américains ou suédois. Les MC français, il fallait tout le temps les relancer, alors qu’avec Jeff, par exemple, aucun problème.
Millésime 2 fait revenir Racecar le temps d’un featuring, c’était une première ?
Jeff Spec : Effectivement, je n’ai rencontré Racecar qu’aujourd’hui. Mes potes et moi, nous le surnommons «Frank Sinatra», qui fut le premier à enregistrer sur de la musique qui n’était pas jouée en même temps, dans la même pièce que lui. Nous avons appliqué le même processus que pour les autres tracks, sauf que j’ai laissé de l’espace à Racecar. Il est très expérimenté, comme moi, et en découvrant mon texte, il a tout de suite su ce qu’il fallait écrire. C’est toujours bien d’être le deuxième sur un featuring, parce qu’on peut se caler sur l’autre et le dépasser, mais il a fait un très bon boulot, en poursuivant ce que j’avais commencé. Il a beaucoup de dextérité, ses jeux de mots sont hyper intelligents.
La version numérique du Millésime 1 proposait un remix de « My Home », vous allez retenter l’exercice pour le volume 2 ?
Arshitect : Ce remix est un faux, Racecar avait posé sur cette prod, mais elle avait été écartée lors de la sélection finale. J’ai refait entièrement la prod, qui a finalement mené sur le clip et la version de l’album. Pour ce Millésime, nous avons déjà 8 morceaux à la base, Et un remix n’est donc pas prévu, a priori. Nous voulions ressortir une Fresh Touch Vol. 2, avec des remix, mais on ne l’a pas fait. Récemment, on a remixé Electro Deluxe, PermOne l’a géré.
PermOne : Ça changeait du remix classique, où tu prends la voix d’un rappeur a cappella, où c’est 3 X 16, n’importe quel beat pourrait limite passer. C’est un autre exercice. J’ai trouvé assez rapidement le sample qui collait, et l’ensemble était cohérent.
Justement, vous avez des techniques particulières pour les recherches de sample ?
Arshitect : Pour le sample, c’est simple : tu as énormément de chance, ou pas. J’avais vu une anecdote sur Primo et le morceau « Nas is Like », un classique en termes de beat, et il était à deux doigts de jeter le vinyle, il a décidé de l’écouter quand même, et voilà ce que ça a donné. Pour Millésime 2, Perm a samplé du rock, ce que l’on fait moins souvent.
PermOne : Nos références vont quand même rester la soul, le jazz, la funk, en grande majorité.
Guan Jay : Et pour trouver les sons, il y a un peu de tout, vinyle, MP3, CD…
Arshitect : Ça peut même être de mauvaise qualité : Atom rattrape presque tout ! S’il fallait acheter un vinyle pour chaque sample, ce serait encore plus dur pour boucler les fins de mois…
Entretien réalisé le 11 février 2014, chez Musicast.
Une interview publiée en juillet 2014 dans Coup d’Oreille, qui me rappelle surtout l’ambiance particulière des concerts dans les péniches du XIIIe arrondissement, sur le quai près de la BnF…
MC/DJ : la formation originelle du hip hop, comme la musique elle-même, a évolué avec les années. Le trio Sax Machine, avec Guillaume au saxophone, Pierre au trombone et RacecaR et Jay-Ree qui se relaient à la place du emcee, vient remettre un peu de désordre, à grands renforts d’improvisation.
Quand on les voit monter sur scène, c’est la surprise : pas de platines, pas de batterie, on sont les beats et drums sur lesquels se casser la nuque ? Pour autant, Sax Machine ne manque pas d’air : le duo Pierre et Guillaume s’est d’abord approché de Jay-Ree, MC singjay, pour l’EP Reloop, en 2012, avant de travailler sur Speed of Life avec le précédent et RacecaR, MC de Chicago, heureux parisien depuis quelques années.
Leur histoire commence à Rennes, ville natale du duo de « soufflants » et d’un autre groupe atypique, Soul Square. C’est d’ailleurs Arshitect, de la formation, qui met en contact tout ce petit monde après le volume un de leur Millésime. « Nous avons rencontré RacecaR à la maison, et, sans se connaître, nous sommes partis dans une séance d’impro qui a duré toute une journée », se souvient Guillaume, aux saxophones baryton et alto.
Une première expérience qui va finalement faire office de méthode de travail : si l’enregistrement du premier album Speed of Life s’est effectué selon des canons plus traditionnels, avec écriture et production suivie, l’improvisation préside aux séances. « On aime ce principe du live éphémère, quand la musique préside vraiment la session, ce côté spontané permet de ne pas se sentir seulement exécutant en live, mais créateur », explique Pierre, au trombone.
Quand à RacecaR, désormais bien connu sur la scène française, voire européenne, il a des années de pratique derrière lui : « J’ai écrit mes premiers textes après le lycée, en 1987 : beatboxing, turntablism, break, graff, j’ai tout expérimenté jusqu’à me spécialiser en tant que MC. » Un passage par toutes les facettes du hip hop, qui donne, à l’écoute du rappeur, la sensation d’une aisance non feinte : en live, Sax Machine démarre au quart de tour.
Si la pratique est marquée par cet aspect récréatif, la technique est des plus sérieuses : « Nos instruments ne sont pas harmoniques, et on ne peut jouer qu’une seule note à la fois », explique Guillaume. L’absence de drums ne les a pas arrêtés : chacun doté d’une série de pédales, les musiciens enregistrent leurs propres notes avant de lancer des boucles pour s’autoaccompagner, et construire au fil du morceau un système complexe. « Il faut faire vivre ses loops, et faire le DJ pendant que l’autre s’occupe des chorus, jongler entre les places de riffeur et de soliste… », détaille Pierre.
Une gymnastique musicale qui tient tout le groupe en forme, hors des figures imposées du genre : quand les musiciens superposent les loops, RacecaR se joue des syllabes sans balbutier. Après des collaborations avec Modill et K-Kruz, ce dernier s’est exilé en Europe en 2010 où il a pu entretenir son amour du hip hop « en découvrant d’autres styles de musique, hors des États-Unis », en gardant cet appétit pour les performances avec des musiciens live, qu’il avait déjà développé aux US avec 4 groupes différents.
Les instruments à vent de Sax Machine charrient celui de la Nouvelle-Orléans : Guillaume et Pierre, dévoués aux cuivres, ont fait le déplacement jusqu’à la ville de Louisiane, au Sud des États-Unis. « Les dimanche, à tour de rôles, les associations de quartiers, les second line, organisent des défilés dans les rues, avec un marching band suivi par des centaines de personnes, qui trimballent des barbecues à roulettes, des glacières », se souvient Guillaume. « Ils ont tout capté, ils jouent avec leur coeur et les gens dansent dans les rues », complète Pierre.
« À la Nouvelle-Orléans, les ghettos sont dans les centres-villes, et restent des quartiers chauds, très pauvres. Les second lines permettent aussi de faire le lien entre les différentes communautés, même si cela n’évite pas les fusillades occasionnelles », détaille Pierre. Blues, jazz moderne, musiques caribéennes, vieux standards et hits radiophoniques mélangés, et surtout l’amour de la musique, dans la façon dont elle s’échappe des instruments : il reste de l’ivresse néo-orléanaise dans les rythmes de Sax Machine.
Un article paru en février 2014, assez daté, forcément, puisqu’à l’époque, la plateforme Rap Genius faisait encore office de semi-nouveauté. Un petit texte à mi-chemin entre entretien, portrait et courte analyse.
Depuis bientôt 4 ans, l’ampoule de Rap Genius éclaire les recoins les plus sombres des allées alambiquées du rap et du hip hop français. Et 2014 s’annonce déjà comme une année clé pour le site, entre la sortie d’une application, celle de la Rap Genius Tape et bientôt la diffusion d’un EP mensuel.
Un Wikipédia sur l’air du rap, il fallait l’inventer : en 2009, 3 étudiants de Yale se prennent la tête sur les paroles de Family Ties, par Cam’ron. Pour se départager, et puisque les Américains ne font rien à moitié, ils se lancent dans un site web participatif : Rap Genius est né. Ou plutôt, Rap Exegesis, le nom qu’il porte pendant quelques mois.
En 2010, Clément, l’un des deux responsables de la version francophone du site (avec Brandon), fait un tour sur le site US : « J’écoutais l’album Arabian Panthers, de Médine, et j’ai cherché des explications sur Rap Genius. J’ai remarqué qu’il n’y avait aucune track en français. Je leur ai envoyé un mail et j’ai commencé à ajouter des morceaux de mon côté. »
Aujourd’hui, l’équipe s’est considérablement étendue : 70 personnes contribuent régulièrement, dont une soixantaine d’éditeurs, et 10 en formation, qui valident les contributions extérieures. Car c’est ici que Rap Genius puise sa force : plusieurs centaines de volontaires expliquent, décryptent, se disputent autour des paroles écrites par les artistes. Outre-Atlantique, ils sont des milliers à augmenter le champ du site, quotidiennement.
Le fonctionnement du site est désormais bien connu : les phases et punchlines sont expliquées, avec des contributions directement publiées sur le site, en rouge. La validation par les éditeurs vient a posteriori, ce qui occasionne parfois quelques perles WTF… Dans tous les cas, les explications non validées sont distinctes, pour assurer la crédibilité et l’exactitude de la plateforme.
Le rap français n’a pas oublié de rendre hommage au Genius… (voir plus bas)
Mais la vraie consécration, pour ces passionnés, vient quand un artiste valide une interprétation : « Pour le moment, on compte à peu près une centaine de comptes artistes en France, pour plusieurs milliers dans le monde. 99 % d’entre eux sont très enthousiastes à la lecture des contributions », détaille Clément. Il y a de quoi : en plus de recenser la totalité des paroles, le site offre la possibilité d’approfondir et de mettre en valeur les textes, quand le rap game chéri des médias a tendance à ne jouer que de clips et bitchs.
Repartons de l’autre côté de l’Atlantique : en quelques années, Rap Genius est devenu un point de rendez-vous pour tous les passionnés. L’investissement massif (15 millions $) de Ben Horowitz, homme d’affaires fan de rap, dans la plateforme lui a permis de se développer considérablement, et d’écarter les problèmes de modèles économiques. Jusqu’à attirer les convoitises : en novembre 2013, le lobby des labels qu’est la National Music Publishers Association, aux États-Unis, réclame le retrait des paroles pour infraction aux droits d’auteur. Un litige toujours en cours, qui oblige le site à s’arranger avec certains majors. En France, toutefois, « un travail important se fait avec les majors, notamment Def Jam et Because Music », précise Clément.
Et pour cause : mine de rien, Rap Genius Fr dispose désormais d’une force de frappe impressionnante dans le milieu. Avec des clins d’oeil réguliers de la part des artistes eux-mêmes : « Quand Médine, dont les paroles ont «inauguré» Rap Genius Fr, nous a cité dans une chanson [« Biopic, NdR »], j’étais très honoré. Quand Disiz a fait son morceau, pareil, ça fait chaud au coeur… »
Outre la sortie d’une appli mobile, l’actualité de Rap Genius est brûlante : la semaine dernière, le site proposait sa première mixtape, la Rap Genius Net Tape. 19 morceaux inédits, dont 4 composés par les vainqueurs (Kila Kali et Ou2s, Malik, Phases Cachées et Tekilla) d’un concours qui a rassemblé près de 400 participants. « Les artistes ont vraiment assuré, en nous fournissant des tracks masterisées et mixées de bout en bout. Il y en a certains avec lesquels nous avions déjà travaillé, dont L’indis et Zekwe Ramos, pour des interviews ou des validations de compte, d’autres qui voulaient y être, et d’autres qui étaient nos coups de coeurs personnels », explique Clément. Une suite prévue ? « Pour le moment, on va se reposer, en profiter. Nous y réfléchissons, peut-être un format album avec un concept derrière… »
Le 12 février, le site deviendra également partenaire d’un concert, le showroom privé de Tito Prince, Black Kent et 3010, avec Rap Mag, Générations et Canal Street. Un des signes de l’audience grandissante de la plateforme, tout comme les 5.000 téléchargements cumulés pour la tape #RGNT, en moins d’une semaine. Rap Genius proposera également, dès le mois prochain, un EP 3 titres mensuel, sous le titre The Big Three by Rapgenius, et diffusé par ses soins. Et la lumière fut…
Comme indiqué en fin d’article, cet entretien a été réalisé dans un cadre assez inattendu pour une rencontre avec Kent, un vrai “enfant terrible” du rock britannique, côté journalisme et critique. Le festival Livres et Musique de Deauville, aussi qualitatif soit-il, est traversé par une ambiance petite-bourgeoise, dans une ville clinquante hantée par des rockers vieillissants… Nick Kent, rangé des comportements outranciers, n’alluma qu’un seul joint de toute l’interview, mais fut particulièrement affable.
De passage à Deauville pour le Festival Livres et Musique, l’enfant terrible de la… critique rock britannique, Nick Kent. Morrissey sait des choses sur lui « à défriser un afro », mais autant demander au trublion en personne, qui n’a pas perdu son souffle pour nous répondre entre deux bouffées, d’enthousiasme et de tabac.
Vous travaillez en ce moment sur une réédition de Sticky Fingers des Rolling Stones, en quoi cela consiste-t-il ?
Nick Kent : Ces trois dernières années, j’ai bossé avec les Rolling Stones, j’ai fait l’assistant. Mick Jagger m’a appelé, parce qu’ils veulent que des gens plongent dans leurs archives, en vue de les ressortir avec des inédits. Ils ont déjà fait Exile il y a 4 ans, Some Girls aussi, et ils veulent maintenant sortir Sticky Fingers. Sticky Fingers est un album sur lequel il est difficile d’écrire, surtout à propos du processus créatif. Il a été enregistré par phases, et il y a des problèmes judiciaires entre Decca, leur premier label et Atlantic, le suivant, sur lequel allait sortir Sticky Fingers. Les Stones n’étaient pas sous contrat lors de l’enregistrement.
Avez-vous accès à beaucoup d’enregistrements ?
Nick Kent : J’ai accès à toutes leurs archives, et il y des putains de milliers d’enregistrements de cette période. Ils enregistraient toutes les nuits, tout et n’importe quoi. Les archives des Beatles ou de Bob Dylan sont très bien classées : voilà « « Yesterday », takes D ». J’ai passé énormément de temps à écouter ses archives, qui sont majoritairement constituées de vieux blues/jazz. Il faut écouter 8 heures de merde pour trouver 5 minutes d’enregistrements corrects : les Stones étaient comme ça, pouvaient être le pire groupe du monde. En enregistrement, en répétition, si Richards ou Jagger n’étaient pas motivés, c’était horrible.
Cherchez-vous également à recueillir les souvenirs des gens présents ?
Nick Kent : Aucun de ceux qui étaient présents n’a les mêmes souvenirs de ces enregistrements, personne ne se souvient du lieu et de l’endroit où les chansons de Sticky Fingers ont été enregistrées. La batterie ou la guitares ont pu être enregistrées en avril, mais en décembre, ses parties sont à nouveau réenregistrées. Ils jouaient la même chanson pendant des mois. « Can’t You Hear Me Knocking », avec ses 5 minutes de jam, vient de deux sessions : une pour la chanson, et une autre pour le jam avec Mick Taylor. Cet album a véritablement été piloté par Mick Jagger et Jimmy Miller, Keith Richards n’était pas en grande forme à ce moment-là.
Il n’était même pas là pour la moitié des sessions, il ne venait même pas. Mick Jagger jouait de la guitare. Richards est sur Brown Sugar, même si Mick Jagger l’a intégralement écrite, y compris le riff. Il a écrit Wild Horses, et il est dessus. Il est là pour le riff du début de « Can’t You Hear Me Knocking », pendant les 2 premières minutes de la chanson. Mais l’instrumental est assuré par Mick Taylor, Billy Preston, Bobby Keys, Charlie Watson, Bill Wyman. Keith Richards n’est pas souvent là.
Mick Taylor s’en souvient bien, il était dans deux chansons de Let It Bleed, mais Sticky Fingers est son premier album avec les Stones. Marshall Chess, qui était à la tête de Rolling Stones Records, il était là à toutes les sessions. Keith Richards ne se souvient de rien, parce qu’il n’était pas là, ou «absent» pendant les enregistrements. Les 2⁄3 de Exile on Main Street ont été enregistrés pendant les sessions de Sticky Fingers. Ils ont emmené les bandes à Nellcôte, en France, et aux États-Unis. Il y a peut-être six chansons qui viennent de Nellcôte, « Tumbling Dice », « Casino Boogie », « Ventilator Blues », « Happy » et deux autres. Les autres viennent des enregistrements de Sticky Fingers. Les Stones ont toujours enregistré comme cela : Keith Richards pouvait reprendre des enregistrements et refaire la basse. Bill Wyman n’est pas sur beaucoup d’albums des Stones, même s’il était avec eux en live.
À quand remonte votre première rencontre avec les Stones ?
Nick Kent : Je suis né à Londres, mais ma famille et moi avons déménagé au Pays de Galles à mes huit ans. Quand j’avais douze ans, un de mes camarades avait son père qui organisait un événement local de catch, mais aussi des concerts à Cardiff. Il m’a invité à un concert des Rolling Stones, lorsqu’ils n’avaient que deux singles à leur actif, et aucun hit. J’avais douze ans, et je rencontrais les Stones, avec Brian Jones en leader, vingt ans à l’époque, très sympathique. Ils étaient très énergiques, trois concerts par jour.
L’écriture de livrets, les articles du Guardian ou de Libé, ce sont des choses qui vous occupent, à présent ?
Nick Kent : Je suis plus connu pour mes observations sur les groupes dans leur vie commune, ou musicale, mais l’exercice ne me déplaît pas. Je suis un retraité du journalisme print. Je n’ai pas écrit d’articles pour un magazine depuis très longtemps. J’ai aimé The Guardian, ils payaient bien et ne foutaient pas le bordel dans ce que j’écrivais. Probablement un des meilleurs journaux en Angleterre, avec le Times [sa compagne Laurence Romance y publie régulièrement des articles, dernièrement sur Kurt Cobain NdR]. J’ai 62 ans, maintenant, et puis il n’y a plus tellement de groupes avec lesquels je voudrais traîner. Je ne voudrais pas traîner avec Coldplay, U2 ou même les Foo Fighters.
Quand a eu lieu votre rencontre avec Lester Bangs, et quels souvenirs en gardez-vous ?
Nick Kent : J’ai rencontré Lester Bangs en février 1973, quelqu’un m’avait dit où il habitait et je me suis pointé chez lui. Il les avait prévenus de mon arrivée. Je suis arrivé à côté de Detroit, dans une petite ville appelé Birmingham, au milieu d’un grand état comme le Michigan, de là où venait Cream.
J’étais un peu allumé, ils voulaient se débarrasser de moi, je voulais surtout me droguer avec de quoi fumer. Ils ont décidé de me refiler à Lester Bangs, parce que j’étais écrivain. Quelqu’un m’avait filé un tranquilisant, cela s’appellait Mandrax, parce que j’étais nerveux à l’idée de rencontrer Bangs. Du coup, j’avais l’air bourré, ce n’était pas très malin. Je me souviens que nous avions écouté une des premières copies de Raw Power. Iggy et les Stooges me l’avaient joué, très grossièrement, en Angleterre, avant de partir à Los Angeles.
À ce moment-là, vous travaillez déjà au New Musical Express ?
Nick Kent : J’ai eu ce premier boulot au NME très facilement, j’ai été très chanceux. Mais j’ai eu peur que cela ne dure qu’un temps, je voulais m’améliorer, je lui demandais comment il écrivait. Il ne faisait que parler, nous avions des méthodes d’écriture très proches. Lui prenait du speed, et écrivait, écrivait, écrivait comme un obsédé. Il tenait un journal, ce que je ne faisais pas. Je n’écrivais pas de lettres non plus. Je n’écris que lorsque je sais que je dois écrire mes idées sur du papier. Je suis plus paresseux.
Mon premier problème, c’est que je ne pouvais pas taper au clavier, je n’ai jamais eu le temps d’apprendre. Je suis devenu écrivain très soudainement. En 1972, j’étais écrivain depuis 3 ou 4 mois, et les gens du NME essayaient de relancer le magazine avec une nouvelle formule. Je faisais partie de ces jeunes types, plutôt marrants, sur lesquels on comptait au début des année 70. Tout le monde attendait le retour des sixties, la reformation des Beatles et le retour de Dylan. Le seul groupe qui avait survécu au passage des 60 au 70, c’était les Rolling Stones, le meilleur groupe du monde à ce moment-là. Le NME m’a donc engagé, en me promettant que quelqu’un taperait mes articles à la machine. Cela devait être un cauchemar pour ces secrétaires, j’écrivais particulièrement mal. Mais je connaissais mon sujet, avec un grand spectre d’écoutes en matière de musique, de la pop au classique, avec une bonne compréhension du jazz. Et j’avais surtout de bons instincts.
Le magazine se vendait bien, à l’époque ?
Nick Kent : Le NME avait 60.000 lecteurs par semaine quand je suis arrivé. 6 mois plus tard, il y en avait 200.000 par semaine. L’éditeur m’avait appelé dans son bureau pour m’annoncer la nouvelle. La maison, qui s’appelait IPC, avait mené un sondage pour en savoir la raison. J’espérais que cela allait être moi, qu’il allait me féliciter… Mais les gens ne lisaient pas le journal, ils s’intéressaient surtout aux photos. Ils voulaient voir les fringues de Roxy Music, la dernière coupe de David Bowie, si Led Zep allait faire un concert… La télévision ne s’intéressait pas à la musique. Les gens voulaient de l’information, pas forcément de l’opinion. C’est aussi pour cela que la presse musicale disparaît, parce que la «news» s’est reportée sur Internet. Plus besoin d’attendre, et les images sont directement là, plus besoin de quelqu’un pour raconter. C’était l’Âge d’Or, mais surtout parce que la presse musicale était le seul endroit où trouver ces infos.
Comment avez-vous réagi à la nouvelle ?
Nick Kent : C’est à ce moment-là que j’ai décidé de verser dans l’extrême. Quand j’avais 15 ans, j’ai vu Jimi Hendrix en concert, il y avait Pink Floyd, avec Syd Barrett, sur la même affiche. Et The Move, un groupe presque aussi bon que celui d’Hendrix. Ils ont fait deux passages, de 18 heures à minuit, devant un millier de personnes, pas plus. Le premier se déroulait devant des écoliers, et Jimi Hendrix était incroyablement puissant, très sexuel. L’équivalent, ce serait de mettre une classe devant un porno, parce que Hendrix jouait de sa guitare comme avec un sexe, complètement extrême, mais il avait leur attention. L’assemblée venait voir de gentils groupes Blancs bien mis, et les écolières se retrouvaient devant un Noir portant l’afro et jouant une musique terriblement sexuelle, quand on voyait encore peu de gens de couleur. Les extrêmes, comme Jerry Lee Lewis au piano ou les Who et leurs guitares qu’ils explosaient. Il faut attirer l’attention.
Face à la concurrence, c’est ce qui vous a permis de vous démarquer ?
Nick Kent : Il y a le risque de n’être identifié plus que par ça, cette partie «choc». Les gens ne prennent plus forcément au sérieux. C’était le problème de Jimi Hendrix : un des plus grands musiciens de la fin du XXe siècle, avec John Coltrane et Miles Davies, mais quand les gens ont vu qu’il jouait avec les dents, ils ont cru que c’était une putain de blague. Les musiciens de jazz ne le prenaient pas au sérieux, aussi bon pouvait-il être. Il avait pourtant le talent qu’il faut développer pour renforcer ce côté improbable. Les journalistes rock étaient bons, mais ils oubliaient qu’ils avaient pour interlocuteurs une audience aux faibles capacités de concentration, des adolescents. Il faut les attraper, et faire en sorte qu’ils n’oublient pas.
Comment vous regardaient les musiciens de l’époque, étant donné votre réputation ?
Nick Kent : Les musiciens autorisaient alors les journalistes à les suivre parce qu’ils voulaient montrer qu’ils étaient grands, qu’ils avaient leur avion, ceci ou cela. Souvent, pour convaincre leurs propres parents qu’ils n’étaient pas des branleurs. C’était très important pour eux. Je me souviens du Velvet Underground qui m’avait appelé en me demandant de supprimer toutes les références à la drogue, parce que ses parents devaient lire l’interview. Avec Maxime Leforestier, ok, mais c’était les putains de Velvet Underground, ils ont fait « Heroin » !
Chez les musiciens que vous avez fréquentés, les extrêmes sombres semblent vous intéresser… L’aviez vous perçu comme tel avant d’écrire The Dark Stuff [recueil d’articles sur l’autodestruction de certains artistes] ?
Nick Kent : Pour verser dans ces extrêmes, il faut un peu les vivre. Et cela conduit à une part d’autodestruction, parce qu’on vit des choses sans les endurer réellement. Quand Iggy Pop fait son truc, il devient un guerrier viking, un Mohammed Ali, difficile d’avoir envie de se mesurer à lui. Mais, quand il y avait une bagarre, il n’était jamais au premier rang. Keith Richards a des flingues, mais je ne sais pas s’il pourrait s’en servir.
Ce n’était donc souvent que pure image ?
Nick Kent : Ils ont créé cette image de gros durs, et ont commencé à y croire. Ils ont du s’entourer de personnes qui étaient vraiment infréquentables pour commencer à y croire. C’est ce qu’il s’est passé avec Led Zeppelin, qui voulaient asseoir leur autorité, leur puissance. Ils se sont entourés de véritables criminels psychopathes, à la fin. Keith Richards connaissait aussi de fameux lascars, parce qu’il prenait de l’héroïne. Les Stones ne connaissaient pas San Francisco, ni les Hell’s Angels. Altamont, c’était pour ce côté démoniaque qui plaisait alors à Jagger, et qu’il voulait que l’on ressente dans le film [Gimme Shelter, NdR], avec la magie noire. Le film Performance suit exactement le même déroulé. Jagger se frotte à des animaux, mais on ne rigole pas avec ces hors-la-loi.
Quelle a été votre éducation musicale ?
Nick Kent : Mes parents n’aimaient pas les Rolling Stones, surtout avec les gros titres. Ils ne m’auraient jamais autorisé à aller aux concerts, mais j’y allais quand même. Ils n’aimaient pas le rock, ni la pop, il n’aimaient pas Frank Sinatra, ou même Glenn Miller. Uniquement de la musique classique. J’avais un radiogramme, avec une petite platine sur le dessus. J’écoutais beaucoup Radio Luxembourg, c’est là où j’entendais cette musique entre 18 et 21 heures. Des classiques Motown, ou les premières chansons des Beach Boys. Mon père était preneur de son, il a travaillé pour Radio Luxembourg dans les années 1950, sous un autre format, avec des performances live en direct de groupes pop britanniques un peu pourris. Ils n’aimaient pas la musique, ni l’influence qu’elle avait sur moi. Mais il n’y avait pas vraiment de grande cause de rébellion : aux États-Unis, ils avaient le Viétnam, et nous avions juste la longueur de nos cheveux.J’ai appris la guitare quand j’étais jeune, et la lecture des notes pour des cours de piano. Je peux en jouer avec dix doigts. Je n’en ai pas joué depuis des années, mais je n’étais pas mauvais. J’aurais pu être dans un groupe de rock progressif, parce que je jouais très bien du Debussy. Mais pas du Jerry Lee Lewis.
Votre carrière est jalonnée de passages dans des groupes : pourquoi ces expériences étaient-elles temporaires ?
Nick Kent : Mon premier groupe, c’était les Sex Pistols, avant John Lydon, où je jouais simplement de la guitare. Steve Jones pouvait à peine en jouer, je devais lui montrer les accords de base. J’ai travaillé avec le groupe The Damned, avec qui nous avions sorti la première version de New Rose, qui est censée être la première chanson punk britannique. J’avais mon propre groupe, The Subterraneans, avec Glen Matlock, Henry Padovani… Je n’avais pas le tempérament d’un musicien professionnel. Et quand on était leader, il fallait trier les gens, les rembarrer parfois, je n’aime pas faire ça. Faire de la musique ne m’a pas aidé dans ma carrière.Je cherchais dans la musique l’idée du groupe, de ce mélange musical avec d’autres personnes. Écrire, c’est être seul et suer de son côté, la musique paraît totalement différente. Je n’aurais pas aimer voyager, avoir toutes ces responsabilités.
Qu’aviez-vous voulu faire à travers Apathy for the Devil ?
Nick Kent : Un livre a propos des seventies, à la fois un mémoire, mais aussi un peu plus… Les années 1970 sont plus que les Sex Pistols ou Bruce Springsteen, ils ne prenaient qu’une chose dans la décennie. Je voulais montrer que c’était Marc Bolan pendant un mois, puis David Bowie, et ensuite Bohemian Rapsody de Queen, et seulement les Sex Pistols. C’était aussi un moyen de rassembler ce que je savais sur des gens que je connaissais bien, comme Iggy Pop ou Keith Richards, avec un point de vue unique. Quand je traînais avec les Stones, j’étais déjà en contact avec Malcolm McLaren, avant les premiers jours des Sex Pistols.
McLaren ne jouait pas, il n’était pas musicien. Il fournissait les idées, il était le concepteur de tout ça, la force pensante. Il avait le nom des Sex Pistols, qui étaient un moyen pour lui de prendre sa revanche sur les New York Dolls, qui l’avaient remerciés quand il avait proposé ses services.
Nick Kent : J’ai écrit la moitié d’un roman, qui se déroule dans le milieu de la musique et met en scène des musiciens, mais c’est une fiction complète, pas un roman à clefs. J’espère, du moins, qu’ils seront entièrement fictifs.
Entretien réalisé le 19 avril 2014 à Deauville, pour le Festival Livres et Musique
Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.
D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les amateurs s’accordent sur une origine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pionniers du genre), le film Man From Tomorrow de Jacqueline Caux, réalisé en proche collaboration avec Jeff Mills, rappelle cette source anticipée.
Les regards se tournent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lactée. Ce soir-là, la scène de l’auditorium du Louvre est garnie de baffles, comme pour un concert. Les amateurs de cinéma expérimental, les fans de techno et autres journaleux se sont retrouvés sous la Pyramide pour y trouver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un portrait, Man From Tomorrow ne se soumet à aucun canon, y préférant les compositions de Mills.
Dès les premières secondes de projection, il devient évident que le film a été pensé à deux, les créations individuelles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, auditive, toutes deux sensorielles. Le premier mouvement (comme un opéra, une symphonie) scrute de manière épileptique, non elliptique, sur une lumière stroboscopique, la silhouette et le visage, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique originale du compositeur techno, même cette première approche ne serait pas effective.
Rapidement, Man From Tomorrow s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera question de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, viendront d’ailleurs. De conceptions particulières de l’espace et de l’avenir, par exemple, vu sans crainte de la technologie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réactions hostiles à l’électronique, vue comme la déperdition d’un « caractère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y compris avec l’outil technologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libérateur, où la main démêle le câble de la fée électricité).
Et ce ne sont peut-être pas les outils qui sont limités, mais la façon dont nous nous en servons : « Le problème avec la musique, c’est que nous sommes persuadé de ce qu’elle doit être », souligne en substance la voix off de Jeff Mills. Une limitation comme une autre, qui ferme la voie à une nouvelle créativité. Il en va de même du cinéma (et, plus largement, de toutes les activités huaines), et du statut que nous accordons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomorrow semble un peu s’égarer dans les images assez communes d’un asservissement de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manipulant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacqueline Caux fait apparaître des plans bien plus évocateurs, et en même temps totalement ouverts à la perception individuelle de chacun. Car, que voit-on, sur cette dernière image, limitée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Certains diront les pistons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, empruntée par un art qui a encore suffisamment d’essence pour y arriver.
Suite à la projection, nous avons pu rencontrer Jeff Mills pour lui poser quelques questions sur Man From Tomorrow (full interview in english at the end of the article).
Vous avez composé de nouvelles bande originales de films pour Metropolis ou Les Trois Âges, comment avez-vous abordé ces compositions ?
Jeff Mills : Il s’avère utile de connaître l’histoire du film, et la réaction des premiers spectateurs. Même la connaissance de l’époque est utile, parce elle renseigne sur la raison pour laquelle un tel film a été tourné et projeté. Après ces recherches, je commence la production en regardant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs parties. Ensuite, je commence à composer des ébauches de musique pour chaque section. Une fois cette étape terminée, je synchronise la musique aux sections pour voir si celle-ci est conforme aux émotions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je compose à nouveau. Quand la musique est conforme, je commence à la modifier légèrement pour qu’elle colle aux mouvements des acteurs et au déroulé de la scène. Finalement, je connecte les segments et j’ajoute si besoin quelques transitions, avant un overdub pour rendre la bande originale plus cohérente. Quand j’interprète ces bandes originales en live, j’apporte toutes les pistes séparement, et je les programme en live avec le film. Pas avec un ordinateur, à mains nues. C’est pourquoi la mémorisation du film est importante.
Bien que le film soit très expérimental, il est centré sur vous : avez-vous composé la bande originale comme un enregistrement autobiographique ?
Jeff Mills : Bien avant que nous ne commencions le tournage, nous [Jeff Mills et Jacqueline Caux, NdR] avons longuement discuté musique électronique, ma carrière, mes convictions et d’autres sujets. L’intention a été façonnée en duo, et validée dans la même perspective. Celle-ci devait traduire ce que je ressentais avec la musique techno, ma méthode de production, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que portrait, il était important pour le film de comprendre pourquoi j’avais choisi cette profession, cette existence. La plupart des morceaux ont été composés en amont, mais pas enregistrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacqueline [Caux] m’a envoyé un sample préparatoire de chaque partie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélection de morceaux, en expliquant quels titres seraient appropriés pour quelle partie, en détaillant la signification de chaque track.
D’ailleurs, la bande originale sera-t-elle disponible chez Axis Records ?
Jeff Mills : Nous allons laisser la bande originale liée au film. Par contre, je prépare un album pour ce printemps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Wonder Years.
J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spécialement la bande originale. Pour quelle raison ? Pensez-vous que la bande originale doive « coller » aux images du film ?
Jeff Mills : J’admire beaucoup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représentent pour moi la plus grande influence et inspiration. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande originale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas forcément se synchroniser aux mouvements, elle doit être suffisamment présente pour se fondre dans le scénario.
Avec quels instruments avez-vous composé la bande originale ?
Jeff Mills : Sur différents synthés analogiques classiques. Sans séquençage informatique, ni aucun ordinateur utilisé.
Qui a écrit le texte lu dans le film ?
Jeff Mills : Cette narration provient de différentes interviews que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores viennent de là.
Quand avez-vous rencontré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tournage de votre documentaire Cycles of the Mental Machine, mais peut-être plus tôt ?) Aviez-vous déjà collaboré avec des musiciens techno pour une bande originale ?
Jacqueline Caux : Je connais la musique de Jeff depuis des décennies, et je l’avais rapidement rencontré lors de concerts parisiens. Puis, au moment du tournage de mon film Cycles of the Mental Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis partie pour Chicago. Là, j’ai pu le rencontrer plus longuement dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nouveau rencontré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne commencions notre film. Autant de moments et de conversations nécessaires pour approcher de la meilleure manière possible ses préoccupations personnelles et musicales.
Quelle caméra avez-vous utilisé pour le film ? Où celui-ci a-t-il été tourné ?
Jacqueline Caux : J’ai utilisé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la première partie dans un studio spécialement prévu pour les images du film, et la seconde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Christian de Portzamparc.
Avez-vous manipulé la lumière d’une façon spécifiquement «techno» ? Dans le film, une citation de Jeff Mills explique que la musique est trop souvent limitée par l’idée que nous en avons, abordez-vous le cinéma de la même manière ?
Jacqueline Caux : Je n’ai pas travaillé la lumière d’une manière spécialement «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beaucoup de réalisateurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu donner des sensations avec la lumière, selon celles que la musique produisait en moi. D’une manière abstraite, et non narrative. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seulement dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me propose des musiques en retour, liées aux images, en me laissant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonctionner ensemble, ou être distincts pour éviter une redondance. Parfois, être en opposition avec la musique est aussi très intéressant. Travailler sur des contrastes.
Man From Tomorrow doit être vu dans de parfaites conditions sonores : quelle est la meilleure configuration ?
Jacqueline Caux : Le plus important est d’avoir un très bon projecteur — dans le cas contraire, ce serait comme exposer une toile en diluant les couleurs avec une éponge — et évidemment un bon soundsystem. Il est primordial d’offrir aux spectateurs une entrée dans un monde de sensations, comme un bain sonore…
Merci à Jacqueline Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)
You worked on new versions of soundtracks for movies such as Metropolis and Three Ages, how do you handle the composition of an original soundtrack ? How do you compose the soundtrack ? While watching the images ?
Jeff Mills : It helps to learn about the history of the film and the reaction of the first audiences. Even the era is relevant, because it provides an impression on why such a film was made and released. After that, I start the production by watching and memorizing the film. I then, section off the film into segments. Next, I start composing music sketches for each section. Once these are done, I begin to match the music to the section to see if the feeling of the scene is reflected in the music. If not, I’ll compose more. If so, I’ll being to modify the music to fit perfectly into the movement of the actors and the motion of the scene. Connect all the segments to together and maybe add a few small transitional parts and overdubbing to make the flow of the soundtrack consistent throughout and its practically ready. When performing the soundtrack live, I’ll bring all the separate tracks and program them in real time and in sync with the film. Not by computer, but by hand. This is why I must memorize the film.
Although the movie is very experimental, it is focused on you : do you compose the original soundtrack as an autobiographical release ?
Jeff Mills : Long before we started filming, we spent many hours talking about Electronic Music, my career, belief system and many other topics. The intent was jointly understand and agree on a perspective. One that translated how I felt about Techno Music, the methods I choose to produce, what I believe, how I see the World, etc. As a portrait, it was crucial to understand why I’ve chosen this profession and life. Most of the compositions were already composed, but not released before the film was made. After filming, Jacqueline [Caux] sent a sample batch of each of the segments of the film. From those small sample of frames, I forwarded a large collection of music and suggested which track should go where and with what — explaining the meaning of each track.
By the way, will the soundtrack be available at Axis Records ?
Jeff Mills : We’ll leave the soundtrack connected to the film. Though I’m preparing a release for this spring/summer that is similar in style entitled «The Wonder Years».
I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main reference for you, especially the soundtrack. Why ? Do you think soundtrack have to closely stick to the images of a movie ?
Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main reference. Actually, its the Stars and what we know of them [so far] that is the greatest influence and inspiration. Stars, planets and all that in between. I think the soundtrack should serve the film well. It doesn’t need to stick to every movement, but it should be only present enough so that it possibly disappears into the storyline.
On which instruments have you composed the soundtrack for Man From Tomorrow ?
Jeff Mills : Various classic analogue synths. No computer sequencing or laptop is ever used to compose the music.
Who wrote the text read during the movie ?
Jeff Mills : The narration is from many interviews that were conducted throughout the filming. Extracts were taken from those interviews.
When did you meet Jeff Mills (I guess for your documentary The Cycles of The Mental Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?
Jacqueline Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I probably meet him breefly in some concerts in Paris. Then, when I went to Detroit for filming my movie «The Cycles of the Mental Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet several times in Paris before starting our movie. Necessary times and conversations to better approach his personal and musical preoccupations.
Which type of camera do you use for filming ? Where was the movie shot ?
Jacqueline Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a special studio for pictures mode, and the second part at La Cité de la Musique, from Christian de Portzamparc architect.
Do you work on lightning in a special «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote during the movie about how we consider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cinema and images (a common idea wants that «true cinema images» aren’t blurred, tell a story, follow a character, and so on…) ?
Jacqueline Caux : I did not work at all on lightning in a special «techno» way, you can see it… Too many people did that before me… I just wanted to try to give some lights sensations related to my musical sensations, but in an abstract way, not in a narrative way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff propose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redondant. Sometime being in opposition to the music is very interesting too. It is always interesting to work with contrasts.
Man From Tomorrow have to be viewed in ideal listening conditions : which configuration is the best to see the movie ?
Jacqueline Caux : The most important is to have a real good projector — otherwise it’s like a painter you would withdraw the color with a sponge before exposing his work — and also have a very good sound system. It is necessary to be able to offer the audience to enter a world of sensations, like in a sound bath..
Un des entretiens qui aura marqué mes quelques mois à écrire pour Coup d’Oreille : Kozi m’avait ouvert la porte de son domicile pendant tout un après-midi, parlant pendant des heures, expliquant avec une patience infinie et répondant sans jamais se lasser à mes questions. Anecdote improbable : quelques semaines après cet entretien, je l’avais croisé à Deauville, dans un contexte bien différent, où il n’avait pas abandonné sa gentillesse. Très respecté dans le milieu, Kozi y laisse un vide depuis son décès en décembre 2020. Entretien publié en janvier 2014.
La méthode de rangement de Kozi s’apparente au bordel organisé : dans sa collection ou ses archives, Kozi a imposé son propre ordre d’idées. Il prend un album, mais surtout des maxis, les passe le temps de quelques phases ou d’un beat, avant de les déposer à l’endroit où il les retrouvera à coup sûr, peu importe quand. Entendu à la Balle au Bond, DJ Kozi nous a accordé un entretien au long cours, et un voyage dans sa carrière.
Il y a des signes qui feraient croire à l’existence du destin : le cahier des souvenirs du DJ propose nombre de variations orthographiques sur son nom, au fil des tracts de concerts. Kosie, Kosy, Koosi… Un surnom tiré de la mini-série sud-africaine Shaka Zulu, diffusée sur La Cinq en 1987, qui conte l’histoire du roi de la nation Zulu, Shaka. Quelques années et pas mal de pass pass de la vie plus tard, après une tournée avec Khondo, Kalash et Dany Dan, Kozi sera repéré par Dee Nasty (premier membre français de l’organisation internationale d’Afrika Bambaataa) et intronisé au sein de la Zulu Nation. « Je n’ai des contacts qu’avec Dee Nasty et quelques autres, maintenant, mais il y a des réunions et tout. Je n’y vais plus, c’était un peu «On va casser les institutions !». » Kozi sait tout de suite où trouver le pendentif validé par Bambaataa : à côté de ses vinyles.
Comme la plupart des DJ turntablists qui travaillent avec des vinyles, Kozi fait ses débuts sur une machine particulièrement peu adaptée : outre les platines familiales (qu’il a « sévèrement poncées »), Kozi met les mains sur sa première Technics (SL-1800) au tout début des années 1990 : « Il n’y avait pas de «Start-Stop», et le pitch, c’était en fait deux boutons pivotants – et non une glissière — pour accélérer ou ralentir la vitesse du vinyle, c’est tout. Mais le plateau, lui, était exactement le même que celui de la Technics MK 2, que j’ai finalement réussi à avoir 3 ans plus tard », explique le DJ.
Les premiers mois, Kozi s’échine sur sa machine, reproduit les scratchs qu’il a entendus chez Afrika Bambaataa, Newcleus, Kurtis Blow ou Boogie Down Productions… « C’est ce qui m’a bercé très tôt, avec les cassettes que mon frère avait par deux ou trois potes… Newcleus, c’est le premier album qui m’a vraiment rendu fou. Ensuite, les films Beat Street et Break Street sont sortis, ça en a encore rajouté… Je voulais toujours en entendre plus. »
Né d’un père musicien (piano, basse, batterie…), Kozi essuie tous les soupçons qui pouvaient être jetés, à l’époque, sur le DJing, et fait avec les moyens du bord pour s’habiller comme ses modèles : « Le premier survet que je trouvais, je prenais, idem pour les Nike ! »
Kozi accumule les sons, pioche dans les disques de ses frères plus âgés. Les premières années de 1990 mettent évidemment en avant Public Enemy, Eric B. and Rakim ou LL Cool J, mais… « Je préférais Sugar Bear, Sweety G, Tuff Crew, UTFO… Toute la période Golden Era, y compris la phase «samples de James Brown». Du coup, j’ai écouté pas mal de funk, Zapp, Midnight Star, Kleer. Quand j’étais petit, dans les boums, je ramenais des skeuds avec des mecs torses nus sur la pochette, je paraissais un peu bizarre… »
« Comme d’autres de ma génération, j’ai appris qui était Malcolm X, Marcus Garvey, Angela Davies avec Public Enemy
De ces écoutes, Kozi garde en mémoire les sons si particuliers qui sont imprimés sur les vinyles, et sa mémoire ne lui fait jamais défaut. Le matos peu adapté de ses débuts lui permet tout de même d’apprendre toutes les techniques du Djing. Kozi est un authentique autodidacte.
« J’étais fasciné par Too Tuff, le DJ de Tuff Crew, DJ Jazzy Jeff, et DJ Cash Money. Que des mecs de Philadelphie… Un peu plus tard, j’ai commencé à apprécier EPMD, à partir de « So What You’re Sayin » ou « Rampage », pour lesquels les scratchs sont juste dingues. »
Il y a eu quelques coups du sort : en 1990, il pousse la porte de Ticaret, célèbre boutique hip hop à Stalingrad : « Je me suis ramené avec mon premier bac de vinyles, Moda m’a accueilli en m’envoyant un peu bouler quand je lui ai demandé si je pouvais mixer dans la boutique, les samedi… » Quelques jours plus tard, Kozi s’obstine et ne lâche rien. Il tombe sur Dan, un autre disquaire, qui accepte cette fois sa proposition. Au début des années 1990, le lieu est un point de rendez-vous pour les diggers et fans de hip hop pour les baskets et chaînes en or, quand les plus grands DJ ont leur sac de skeuds réservés… « Je m’en sortais plutôt pas mal, et Dan me lâchait parfois un ou deux disques… »
Très vite, à force d’observations, mais surtout d’écoutes attentives, Kozi sait qu’il doit se concentrer sur les maxis, qui feront de lui une véritable tête chercheuse des bombes musicales. « Je crois que le déclenchement s’est produit à la salle Heidenheim de Clichy, j’y passais des après-midi entières à écouter Dee Nasty, Cut Killer ou DJ Abdel… J’étais hyper fan du morceau «Don’t Scandalize Mind» de Sugar Bear. Il n’existait pas en CD, j’en avais marre de n’avoir que la moitié sur un bout de cassette… Mon pote Kezo l’avait eu, mais se l’était fait voler, et il n’avait pas fait long feu dans les bacs au moment de la sortie. Autant dire que si tu avais ce disque-là, tu étais respecté, mais d’une force ! » Le morceau de 4 minutes en tête, Kozi use ses Nike élimées sur le sol des disquaires, jusqu’à dénicher la perle rare. En plus de vingt années de diggin, Kozi a désormais accumulé une collection impressionnante, et son appartement contient probablement plus de vinyles au m2 que d’oxygène. Sa mémoire ne le trahit jamais, et il cite même son premier vinyle, acheté en 1989 : « MC Duke et DJ Leader 1, un groupe anglais, ce qui est plutôt étonnant de ma part… »
Pour nourrir son appétit musical, Kozi passe des après-midi à Heidenheim, mais aussi au Chapelet (entre La Fourche et Place de Clichy, entrée à 15 francs), pour grappiller quelques références : « Le milieu était rude entre les DJ. Si tu passais derrière la table pour essayer de voir le titre qui passait, tu te rendais compte qu’il y avait un gros morceau de scotch sur le vinyle… La musique que tu passais, c’était véritablement toi, il fallait chercher tes sources et ta technique. » Au Chapelet, il rencontre DJ Noise, qui officiera quelques années plus tard avec 2Bal2Neg ou Mr R., et les deux hommes deviennent amis.
Départ pour la cité phocéenne, mère de tous les mix
À 18 ans, en 1994, Kozi quitte la capitale pour une autre ville, elle aussi capitale du rap : Marseille. Il y découvre rapidement une autre scène, et, souhaitant rencontrer d’autres DJs, entre en contact avec DJ Majestix. Ce dernier l’invite à venir faire une session (hors antenne) à Radio Grenouille où il rencontre DJ Rebel et DJ Ralph. Très vite, et puisque le DJ s’entête, il se rapproche de toute l’équipe qui anime alors les soirées de la légendaire station. « Quand je les ai entendus cuter pour la première fois, j’étais ouf… Très en avance sur des phases, ça m’a mis grave la pression », se souvient Kozi. Plus tard, Soon l’accueillera sur Toulon, et travaillera avec Kozi les pass pass, le beat juggling et le scratch. « Je scratchais que de la main droite, et, en bossant des phases comme le transforming que j’arrivais pas à faire à droite, ça m’a obligé à me servir de la main gauche, c’est comme ça que j’ai pu devenir ambidextre. »
C’est également lors de ce séjour prolongé à Marseille que Kozi se rend à ses premières soirées, devant ou derrière la scène. Il joue au dôme de Marseille ou à l’Espace Julien, voit notamment la Fonky Family, Puissance Nord, et assure la première partie de Mellowman, le 9 décembre 1995. Dès lors, Kozi cherche avant tout à accumuler les dates, et assure les premières parties ou le remplacement à la volée d’un DJ absent, perdu on ne sait où. Une certaine maîtrise de la situation qui lui servira, des années plus tard. En 1996, il décide de rentrer à Paris.
Entre-temps, Kozi est rattrapé par le service militaire. Il retrouve durant ses permissions ses amis d’enfance, notamment Kezo (aka Kezo Killblack, de la Dailand Crew), avec lequel il s’échangeait des K7 de Eric B. and Rakim. Tandis que ses grands frères s’éloignaient du hip hop, il avait trouvé un interlocuteur idéal, passionné comme lui. « Il avait rencontré Bams [rappeuse membre de C2labal, souvent avec Ziko, Tony Fresh, Nysay, L’Skadrille] et, vu qu’il ne scratchait pas, il m’a dit qu’elle cherchait un DJ. »
« On se retrouve tous les trois au foyer de Saint-Gratien, elle cherchait la phase «That’s Why I Compose These Verses» : on a réécouté Ain’t The Devil Happy ? de Jeru… La semaine suivante, nous étions au studio Black Door pour enregistrer «Fais tourner». »
La chanson se retrouve sur la compilation Hostile Hip Hop vol.2, et Kozi démarre un véritable parcours aux côtés de Bams, et fréquente rapidement les artistes qui entourent la jeune MC : Kut Effekt, Skeez, D-namite ou Midas, mais aussi la Man Chu School. « On traînait que dans les trucs coupe-gorge. »
C’est là que la scène parisienne a commencé. « Quand j’ai fait le premier concert de Bams, je ne suis pas rentré de ma permission ce soir-là pour pouvoir le faire. » Kozi ne prend pas le risque pour rien : les MC se succèdent, le DJ reste. La Brigade, L’Skadrille, les 2Bal ou encore Mr.R chauffent la foule. « Le concert était mortel, souvenir de ouf !». De là, il participe aux côtés de Bams aux Festivals XXL Performances 1, 2, 3 et 4 à Bobigny où se produisent entre autre les artistes tels que Mic Geronimo, Channel Live, Walkin’ Large.
En novembre 97, il jouera pour le concert privé de Mic Geronimo qui « scratche sur [s]a PMX2 » (avec Wicked Profayt et Noise, Cut Killer avec Mic). Il collabore également avec Ad’Hoc-1 (Philo et Mah Jong) pour qui il assure les concerts ainsi que les scratchs sur leur deuxième album, Musiques du Monde. Il les pose également quelques mois plus tard sur « Anticonstitutionnellement » de Mr.R.
Passer de la musique, ce n’est pas seulement enchaîner les vinyles
De toutes ces expériences en tant que DJ, qui culmineront avec des tournées aux côtés de Kohndo dès 2002, Kozi tire une dextérité certaine derrière les platines. Sans que cela ne le mène à la production : « Je ne me produis qu’aux platines », explique-t-il, « J’ai déjà fait quelques sons, j’ai probablement le matos nécessaire, mais je n’ai pas eu le déclic. Les seules que j’ai faites, c’était sur les conseils de DJ Lyrik. » Kozi rencontre son collègue en 1997, alors que ce dernier mixe au Slow Club, à Paris, avec Noise. « J’allais beaucoup chez lui, on s’entraînait ensemble. Lui s’est rapidement mis à la prod. » Lorsque Lyrik et Dajzoelski décident de créer le label CoffeeBreakRecord, Kozi est de la partie (« On est tous de gros buveurs de café, alors… »).
Il s’agit maintenant de gagner sa vie : si Kozi a pu expérimenter (bénévolement) les premiers concerts, il entend bien désormais subvenir à ses besoins avec son talent. C’est Ou-mar, et son équipe Hard Level (Ou-Mar, Noise et Ewone), qui mettent la main sur Kozi, en 2006 : « Ou-mar m’a proposé une collaboration, j’étais dans le délire turntablist à fond. » Dans des soirées plus orientées clubbing, Kozi passe « Sound of da Police » et « Chief Rocka ». Un peu trop à son goût: « Je voulais passer autre chose que des classics HH trop évidents, genre des morceaux moins connus mais tout aussi bien pour être joués en club… Je pense que c’est à ce moment-là que les DJ ne voulaient plus prendre de risques, et étaient de plus en plus formatés… »
Kozi nous sert du café, cherche dans sa collection de vinyles ou son dossier de MP3, allume une clope, sort des flyers… C’est lorsqu’il nous lâche « «Je parle avec mes mains», comme Terminator X [DJ de Public Enemy, NdR] » que vous réalisez les mouvements, incessants. Mais il parle beaucoup, aussi, et il devient ainsi difficile de le croire lorsqu’il évoque ses premières émissions avec DJ Fab et Dr Awer dans Underground Explorer, pour la radio Générations, entre 2006 et 2012 : « Pendant les enregistrements, je faisais mon truc mais je ne parlais pas beaucoup. Je suis pas un pro de la discussion, surtout à la radio… »
Néanmoins, lorsque DJ Fab et Dr Awer le repèrent, ils n’hésitent pas et demandent à Kozi de rejoindre leur crew. Un fameux crew : Hip Hop Résistance, créé en 1999 par ces deux passionnés. « Je pouvais mettre mes connaissances et mes compétences en pratique, sortir l’anecdote qui allait. Je préfère la culture, faire le passeur. Je trouve que c’est important de parler de la musique, de son histoire. Je suis un vrai passionné de cette culture, c’était idéal pour partager nos idées entre 3 geeks de hip hop ! »
Parmi les interviews préférées de Kozi, il y a eu celle de DJ Scratch (EPMD) : Kozi l’interroge sur les conditions d’enregistrement de « Rampage », tiré de Business As Usual, avec une idée derrière la tête : « Il paraît que vous veniez de partir en vacances, quand Erick Sermon et Parrish Smith vous ont appelés «Mec, on a des scratchs, il faut que tu viennes poser à Long Island». Vous étiez furax, vous avez pris la phrase de Marley Marl, extraite de «The Symphony » et vous avez fait le tout en une seule prise avant de repartir. C’est vrai ? » Scratch acquiesce, et tout le studio reste bouche bée.
Avec Underground Explorer, Kozi peut diffuser le hip hop qu’il aime : DITC, Lord Finesse, Buckwild ou Showbiz & A.G….. Un léger survol de la collection de Kozi permet de prendre un peu de hauteur : le DJ entraîne son oreille très souvent. Et les réécoute encore une fois, en encodant les albums, par la même occasion. Vu le fond d’écran généré par son ordinateur avec les pochettes d’albums MP3, il s’est définitivement laissé séduire par le pratique des nouvelles technologies. « Dans la trap d’aujourd’hui, il y a des choses qui m’intéressent », souligne-t-il en citant U.O.E.N.O. de Rick Ross.
Depuis un an à présent, Kozi part régulièrement en tournée avec Casey, pour tester « une autre gestion du rythme », sur scène. « Construire un show ensemble, tout ça, ça déchire. Si t’as pas fait de concert, si t’as pas accompagné d’artistes, ton parcours est faussé. » En concert, Kozi mixe désormais sur un Serato, mais toujours sans montage, en direct. « Avec Casey, j’ai ma séquence beat juggling, scratch… Je connais mes disques, mon sujet. »
L’Asocial Club (Al, Prodige, Vîrus et Casey) ne s’y est pas trompé, et tous travaillent désormais ensemble, quand ils ne font pas une apparition au concert de Rocé, au Bataclan. 8 minutes de misanthropie, et des platines laissées sur les jantes.
Un style musical populaire court toujours le risque de tourner en rond dans un enclos bien défini, avec la garantie que le public sera de retour en masse pour le prochain numéro. Et le rap n’y a pas coupé. Pour leur premier album, Delirium, les deux compères de Bang Bang, M.I.T.C.H. et Émotion Lafolie, ont préféré entraîner le hip hop, le rock et l’électro dans leur ride de rêve…
Plus encore que la télévision, les écrans réduits des smartphones ont popularisé l’imagerie des gangstas californiens, roulant paresseusement sous les rayons du soleil balnéaire en voiture sur suspension, ou faisant la loi dans des clubs sous tension. S’associant au rap dès Straight From Compton, l’album de N.W.A. (Eazy-E, Dr. Dre, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), la musique des riders ne tardera pas à voyager jusqu’en France, où elle rencontre un succès à sa démesure. Comme ailleurs, 2Pac et Snoop Dogg ont leurs fidèles. Dans tout l’Est parisien, et particulièrement à Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), les basses résonnent un peu plus fort qu’ailleurs…
Dans les sillons creusés par Aelpéacha et Desty Corleone se forment deux crews notables, Club Splifton et Réservoir Dogues, qui participent à la diffusion de la ride. Émotion Lafolie, tignasse impressionnante et tatouages innombrables, se souvient de la façon dont il est entré en contact avec ce véritable mode de vie après des débuts au sein du collectif ATK : « Une fois le freestyle avec ATK enregistré, en 1995, j’ai fait quelques concerts et des passages en radio avec un autre groupe dont je faisais partie, Les Maquisards. Mon frère, Sloa [aussi membre d’ATK à l’époque, NdR], avait monté Réservoir Dogues avec Nine-O, Desty Corleone et Pimp Cynic. Ils ont sorti un album avec le Club Splifton, constitué autour d’Aelpéacha, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à rider, avec les voitures américaines et tout le reste… »
M.I.T.C.H., l’autre Bang de Bang Bang, n’était pas très loin non plus : dans le même lycée Paul Valery qui a réuni quelques membres d’ATK, il ne tarde pas à fréquenter Desty Corleone, mais aussi DJ Shone, DJ Feadz et DJ Soper, lequel « avait déjà créé son label de drum’n’ bass et de jungle à l’époque, et avait sa renommée ». À la sortie du lycée, Shone, Soper et M.I.T.C.H. se retrouvent dans Digithugz, dont le premier maxi est remixé façon screwed’n’chopped par DJ Raze.
Marqué par des sonorités électroniques, le premier album du groupe sonne drum’n’bass, et Routine assassine se joue surtout en club. « Je n’ai jamais eu une approche trop hip hop, où tu écris des cahiers de textes. Je préfère poser au jour le jour, et me libérer en live. J’adore les Svinkels pour ça, leur folie pendant les concerts », explique M.I.T.C.H.
Interride
Après un séjour de quelques années aux États-Unis, Emotion Lafolie revient en France aux débuts des années 2000 et découvre une toute nouvelle façon de faire de la musique : « Je récupère tout ce qu’il me faut, Atari, Expander, clavier, et je créé mon home studio. Entre 2001 et 2006, j’ai produit : j’achetais les vinyles par carton entier, je balançais les sons sur MySpace, et j’ai commencé à voir que ma musique intéressait du monde. » Il retrouve en 2010 Tony Lunettes (aka Test), Waslo (Sloa) et Riski Metekson dans Noir Fluo, qui pourvoit rapidement une mixtape, La ride (200 exemplaires en physique, collector), propulsée dans la capitale avec un hommage.
À force de se retrouver au cours des rides, M.I.T.C.H. et Emotion Lafolie profitent de leur mobilité pour enregistrer un maximum : cartes son, valises, ordinateurs et micros les suivent dans leurs périples. « On a enregistré une vingtaine de morceaux un peu partout, on ride : on boit, on fume et on chante… » commence Lafolie, « …on a commencé pendant l’été 2012, avec un ticket Interrail pour rider dans toute la France », termine M.I.T.C.H..
Certes, le duo reconnaît pouvoir aisément enchaîner nuit de débauches et passage en studio, mais pas question de badiner avec les instrus : les 15 prods de Delirium proviennent des États-Unis, du Portugal, des studios de DJ Raze ou de Nist… Et d’un peu partout où Bang Bang a laissé sa trace en concert. Le mastering de Freeze DBH, du Booty Call Crew, apporte aux enregistrements secoués une cohésion inattendue, et le cocktail se boit jusqu’au bout de la ride.
« On laisse la musique jouer sur nous »
« Il y a beaucoup de feeling dans nos textes et notre façon de chanter », explique Emotion Lafolie, « mais cela suppose des heures et des heures passées à choisir les instrus » : cela s’entend, dès la première écoute. « Le verre et le couvert » convoque une guitare électro, « Delirium » quelques notes de piano, quand « Je suis » n’hésite pas à se perdre dans une voix d’enfant, ou peut-être bien d’adulte, modifiée, avec tous ces éléments toujours liés aux chants écorchés ou énervés de M.I.T.C.H. et Emotion.
Si leur premier titre, « Je suis », utilisait pour base un instru de Dom Kennedy, Bang Bang a su conserver à distance des références (Wacka Flocka avec lequel les deux ont tourné un clip, Gucci Mane, Lil Wayne, Juicy J, 3 – 6 Mafia) qui auraient pu transformer Delirium en une mixtape gangsta rap comme tant d’autres. L’ambiance est clairement celle de la ride, mais les textes de Bang Bang oscillent entre l’attitude (comme celle de N.W.A., dans « Million Dollar Baby ») et une sorte de mélancolie face à l’altitude prise en planant (« Ride de Rêve », « Petits Yeux »), le tout sur des sonorités peu entendues.
Le duo s’autorise même l’autotune, particulièrement bien intégré aux prods électroniques : « J’ai découvert ça avec le genre de musiques passées dans les salons de coiffure indiens, j’aimais bien la sonorité particulière des voix », explique M.I.T.C.H.. Dans les morceaux, les voix sous autotune deviennent autant de nouveaux instruments qui apportent leur lot d’harmonies et de ruptures. Celui qui assume le couplet peut à tout moment être rejoint par cet alter ego qui lui fait écho.
C’est en concert que la musique de Bang Bang se révèle entièrement : « Quand on va en club, on emmène toujours une clé USB, pour chanter quelques morceaux si l’occasion de présente », explique Emotion. Au Workshop, à la Block Party du 21 juin à Bercy ou dans un club propice au Delirium, Bang Bang n’attend qu’un signal de la foule pour répandre la musique comme une traînée de poudre. « Nos morceaux sont plutôt scéniques, ils nous faut des trucs accrocheurs », assure la moitié de Bang Bang. « Quand on fait «Baskets neuves» en live, le «tac tac tac tac tac» fonctionne bien : tu sens d’un coup des vibrations sur scène, parce que tout le public tape du pied dans la salle. »
Sur les bras des gangstas s’affiche « Fuck the World What the Fuck », antienne du ghetto et d’un certain état d’esprit qui guidera les projets futurs de Bang Bang, en l’absence de plan de carrière. Les bras, quant à eux, tiendront encore longtemps les micros, les guidons des vélos de riders, rouleront les joints ou les instrus pour un Delirium partagé.
Un entretien publié en mars 2014 dans Coup d’Oreille.
Il serait facile de présenter Blitz comme un exilé : facile mais un peu réducteur. Certes, il quitte son Ghana natal en 2001, pour New York et le rêve américain que le hip hop lui a susurré à l’oreille. Mais il reste un ambassadeur, perpétuellement en transit sans jamais être parti. Avec un message, oui, même à l’heure où ce mot effraie.
Il y a d’abord chez Blitz the Ambassador une passion pour les arts visuels, le dessin, l’usage de la couleur, la précision du trait… Cela lui sera utile pour les pochettes d’albums, sans aucun doute, mais avant tout pour développer un solide sens de l’observation. Qui va de pair avec la musique : « Fin 1980, début 1990, j’ai entendu pour la première fois du hip hop grâce à mon grand frère : Big Daddy Kane, KRS-One, Chuck D, Public Enemy, A Tribe Called Quest, Jungle Brothers, Queen Latifah, Monie Love, MC Lyte… Je dessinais beaucoup, en compagnie des rappeurs, j’apprenais leurs textes en les écoutant. »
Dans l’énumération de Blitz, on retrouve un dénominateur commun : ces rappeurs «old school», s’ils se sont distingués par d’une image rude, parfois violente, du rappeur (« Public Enemy No 1 », par exemple), ont surtout développé un « message » authentique. Autrement dit, la retranscription sans fard d’un quotidien rugueux, si ce n’est hideux, pour eux et pour leurs pairs. Ce quotidien était essentiellement américain, mais s’effaçait occasionnellement pour faire place à un message afrocentriste (de manière plus évidente chez les Jungle Brothers).
Lorsque celui qui n’était pas encore Blitz the Ambassador débarque à New York, en 2001, pour poursuivre ses études, l’atterrissage est quelque peu brutal : « Ce que je croyais savoir sur l’Amérique n’était pas vrai : le métro sentait mauvais, il y avait beaucoup de gens sans abri… Quand on vient d’Afrique, on a juste vu des films et on croit que tout est parfait. » Alors, sans le savoir, le futur ambassadeur, qui écrit déjà ses textes, a trouvé sa vocation. « Le rêve américain, je le cherchais à l’époque, c’est ce que j’avais en tête. Il a évolué en Afropolitan Dream », reconnaît-il.
Afropolitan Dreams, c’est aussi le titre du troisième album du musicien, après Stereotype (2009) et Native Sun (2011). Un album important, pour Blitz, précédé l’EP The Warm Up, qui annonçait la couleur : sur des rythmes qui empruntent aussi bien l’afrobeat, qu’au funk ou à la samba, le rappeur déroule un débit sans relâche. Mais la technique n’est pas son seul atout : à chacune de ses escales autour du monde, dans sa ville natale d’Accra ou à São Paulo, Blitz tente se rapprocher de l’esprit du pays traversé. Le double clip, pour les titres All « Around The World » et « Respect Mine », est particulièrement révélateur de ce véritable engagement : une partie a été tournée au Brésil, peu avant la Coupe du Monde de Football, alors que la population manifestait sa colère et son dégoût face aux dépenses faramineuses du gouvernement pour l’événement sportif.
C’est aussi en live que le rappeur révèle toute l’énergie et la soif de découverte qui motive ses compositions : cuivres, guitare, basse, batterie, la joyeuse troupe emporte la foule de Paris à Kinshasa, dans un voyage sans billet. « J’aime m’accompagner de beaucoup de musiciens, car je crois que chacun apporte sa propre identité. Si je suis au Brésil, par exemple, je veux un percussionniste brésilien, ou un trompettiste. Ils vont apporter un rythme samba que je n’ai pas forcément, dans mon équipe ou moi-même. Ils me rendent meilleur musicien, d’une certaine manière », explique Blitz.
Comme pour poursuivre le partage, Blitz a invité de nombreux artistes à venir partager le mic avec lui : presque tous les featurings du dernier album se justifient, après écoute. Seun Kuti, Amma What, Nneka, Angelique Kidjo, Oxmo Puccino et quelques autres viennent rejoindre l’ambassadeur en transit : « L’album est une histoire, et je souhaitais avoir les bons personnages pour celle-ci. » C’est aussi avec ces figures ajoutées à son album que Blitz crée son originalité, en invitant ces « corps étrangers » dans sa musique. Lui-même se sait « African in New York », d’après un de ses titres : « Je ne serai jamais un Américain à 100 %, je le sais. Mais je crois que c’est une bonne chose, parce qu’une grande partie des Américains n’a jamais cessé d’être des immigrés. Ils emmènent leur culture avec eux, c’est ce qui fait tourner New York. Les immigrés devraient célébrer cette différence, et ne pas essayer avec tant d’ardeur d’oublier d’où ils viennent. »
En somme, par ses compositions, Blitz célèbre une réalité qui deviendra sans aucun doute planétaire au cours des prochaines années : des individus non plus définis par leur nationalité, mais plutôt par leur culture. « Ce que j’ai immédiatement aimé à New York, c’est que des gens des quatre coins du monde vivent les uns à côté des autres », se souvient-il. De même, c’est ce hip hop, mondial, qui l’intéresse le plus : « Le hip hop le plus intéressant ne vient plus des USA, les histoires qu’il raconte ont été vues et revues. Quand on écoute Kendrick Lamar, l’histoire est la même que celle de Boys N the Hood, celles de South Central LA, de Snoop… Bien sûr, il l’exprime de façon moderne, mais c’est la même histoire, et l’auditeur a ses attentes. »
À l’inverse, les histoires de son pays restées méconnues, Blitz les emmène avec lui en tournée mondiale, conscient de ce qu’il peut faire pour cette terre : « C’est une sorte de mission pour moi, je trouve très important de rester en contact avec l’Afrique. Ce n’est pas évident de jouer là-bas, à cause de la politique, de l’organisation, de l’argent… Mais je fais toujours mon possible, car le message que je véhicule est en premier lieu pour l’Afrique. Le Ghana me suit beaucoup, en retour », explique-t-il. Malgré son statut d’ambassadeur toujours en vadrouille, le décalage, chez Blitz, n’est pas que horaire.
Un nouvel entretien réalisé à l’occasion du passage d’un artiste à Bobigny, au Canal 93. Demi Portion était la gentillesse incarnée, très calme et posé, particulièrement avenant. Dans le rap depuis les années 1990 – il pose sur une compilation de Fabe en 2001 – il connaissait en 2014 de beaux succès d’estime, et s’est depuis fait une place honorable dans le rap français. Je ne peux que lui souhaiter plus de réussite dans ses projets.
Aperçu pour la première fois dans le classement des meilleures ventes iTunes, le visage de Demi Portion est rapidement devenu familier, à mesure que son album Les Histoires tournait en boucle. De passage à Bobigny pour Terre(s) Hip Hop 2014, le rappeur de Sète et son compère des Grandes Gueules, Sprinter, est revenu sur son parcours.
L’une des premières choses qui frappent lorsqu’on fait des recherches sur Demi Portion sur Internet, c’est le nombre de clips que tu as fait. Avez-vous un goût particulier pour l’exercice ?
À Sète, personne n’a de 7D sous la main, nous avons donc vite fait nos propres clips, dès 2006 avec « Passe le relais » et surtout 2008, avec « Ça sert à quoi ? ». Depuis le début, j’enchaîne les montages avec des logiciels comme Magix Video Deluxe, fait sur Windows. Depuis deux, trois clips je suis passé sur Final Cut. Quand je réalise aussi, Karim (Sprinter) me filme, et je m’occupe du montage : on sort, on descend, on roule en voiture, on s’arrête, bam, on filme. Et on remonte, simple. Pour le moment, sur les clips qu’on a faits, on n’a pas encore fait de script, de scénario. Je demande aussi à des réalisateurs, pour « Le Smile », « Comme un rash » et « Petit bonhomme » (LE LABO (Mohamed Morfine), Perpignan), « On en revient au même » et « 100 personnes » ((Jean-Baptiste Durand) : ils ont leur équipe et ils font leur montage…
Avez-vous déjà réalisé, en dehors des clips ?
J’ai fait mon premier court-métrage il y a deux ans avec des petits de chez moi. Une MJC était venue nous voir, on devait faire 6 minutes pour un concours. Nous avions 4 jours pour le faire. Il y avait quatre personnages, et j’ai ramené un gars en studio pour qu’il fasse la voix off. Puis nous l’avons présenté à Paris, le jury c’était Kourtrajmé, je crois. Les trois gagnants allaient au festival de Cannes, et nous sommes arrivés 3e. Pendant 4 jours, on a pu se poser dans la salle de théâtre, à Cannes… C’était un truc à l’arrache, mais j’ai pas honte de le montrer. Dernièrement, nous en avons fait un autre de 15 minutes. On l’a encore fait à la dernière minute, comme d’habitude… Mais cette fois, on le présente à Cannes dans la catégorie Courts Métrages de la Quinzaine des Réalisateurs, je crois. C’est le niveau au-dessus.
On vous entend sur Bonjour la France, la compilation de Fabe, en 2001. Comment l’avez-vous rencontré ?
J’ai rencontré Fabe en 1998, ou 1999… Je suivais un atelier rap à Sète, et il y avait un concert tremplin en plein air, au port, avec la possibilité d’enregistrer en studio. T’imagines, j’avais jamais vu un mic… Fabe était venu pour assister à ce tremplin, sauf que lors de mon passage, il y a une tempête. Et tout commence à tomber, le concert annulé, j’étais dégoûté… Il est venu me voir, et il m’a invité chez lui, à Paris. À l’époque, c’était une galère pour aller à Paris. Il m’a offert le billet, il a demandé à ma mère ma carte d’identité. Pendant un mois, j’ai pu rester chez lui. Par la suite, à chaque vacances, il m’appelait pour que je vienne chez lui. C’était un peu devenu un grand frère, on peut dire ça… Sa femme, à l’époque, c’était China [Moses]. Chez lui, c’était pas mal musique, évidemment : il y avait DJ Pone qui passait, Cut Killer, les platines, les émissions, Jamel Debouzze, H, Seär Lui-Même… Vu qu’il était chez Sony à l’époque, et BMG, il était toujours à Barbès, à Marcadet, et j’y allais avec lui, il me faisait découvrir. Je suis de 1983, j’ai 30 ans, c’était 1998, j’avais 15 ans. J’ai posé sur Bonjour la France à ce moment-là, j’ai assisté à tout l’enregistrement de La Rage de Dire, chez lui. C’est un peu là que j’ai découvert qu’on pouvait enregistrer chez soi, et pas forcément aller en studio. Il avait une MPC multipistes, quelque chose comme ça, il posait et hop. J’échange quelques mots avec lui, souvent… Abdallah.
Quand avez-vous fait vos premières scènes ?
Je kickais à chaque fois à la fin des concerts, on habitait à 100 mètres de la salle. Nous y allions l’après-midi, on allait voir les artistes avec Sprinter : « On fait du rap, tu nous fais monter ce soir ? » On était toujours assis devant les retours et on attendait que les rappeurs nous fassent signe. On avait toujours le même couplet : j’avais 13, 14 ans et un seul texte. J’arrivais à lâcher le micro, à faire une coupole, c’est le rap tu vois… En 1998, Fabe faisait les concerts pour Détournement de son, et après il y a eu Assassin, Kabal, 2Bal2Neg, La Fonky Family, Manu Key, Rocca, Invincible Armada… Ils sont tous venus à Sète.
Vous rappez donc depuis longtemps tous les deux, avec Sprinter ?
Karim et moi, nous sommes du même quartier, et des amis d’enfance. Nous étions toutes une bande. Avec Sprinter, en plus, nous suivions les mêmes ateliers d’écriture, animés par Adil El Kabir, qui rappait avec Al de Dijon, qui apparaît notamment sur Opération Freestyle de Cut Killer, et Adil de Sète. Ils avaient sorti un maxi. Grâce à lui, on a eu tous ces artistes qui sont venus, et qui géraient l’atelier d’écriture. Avec Sprinter, nous avons ensuite créé le groupe les Grandes Gueules au moment de la mixtape de DJ Ol’Tenzano, Xtra Large, la K7, juste après Bonjour la France. On avait posé un son, moi et Karim, et c’est de là qu’on a commencé à enregistrer ensemble, autour de 1999 – 2000.
En quoi consistaient les ateliers ?
Les ateliers se déroulaient dans une salle de quartier, qui s’appelle La Passerelle. C’était tous les mercredi après-midi, 30 francs l’année. Comme les concerts d’ailleurs, il y avait trois groupes qui passaient. Ceux qui faisaient les ateliers pouvaient venir aux concerts sans repayer. De temps en temps, un groupe pouvait chanter avec Rocca, et le suivant devait attendre trois mois. Il y avait une sorte d’ordre de passage : ceux qui avaient deux morceaux au point, ils pouvaient faire la première partie, et c’était grâce à cette motivation qu’on allait aux ateliers, avec un suivi en plus. Direct, on faisait de la scène, et on kiffait ça. Aujourd’hui, La Passerelle est une scène nationale, mais il n’y a plus les mêmes investissements. Depuis 4 ans, il n’y a plus de concerts hip hop. Enfin, ils nous ont acceptés pour une date, on va voir.
Pourtant, vous animez les ateliers, à présent…
Adil a arrêté le rap en 2003, il est passé avec Al au Fair et au Printemps de Bourges (2002), mais il a stoppé. D’autres rappeurs avaient fait de même, Kesto, Fabe… J’ai repris les ateliers à ce moment-là. On avait sorti deux ou trois mixtapes, un maxi, et les jeunes du quartier connaissaient Demi-Portion, les Grandes Gueules… Lâcher le truc, ça faisait bâtard. Depuis 2003, on est là tous les mercredi.
Il y a du monde ?
Les rappeurs viennent quand ils le veulent. Il faut bosser chez soi, à côté, pour suivre. Vinz, Mehdi, Abdallah… On en a vu passer. Nous faisons des masterclass maintenant, même s’il n’y a plus le suivi de l’époque. Avant, les ateliers s’organisaient du lundi ou vendredi, avec le concert le samedi. Maintenant, il n’y a plus que les ateliers. Mais nous ramenons quand même des artistes que les jeunes aiment, pour qu’ils puissent poser avec eux, comme Guizmo, Mysa, Mokless, Kacem Wapalek, Youssoupha… Il y a aussi Némir, de Perpignan, qui rappe avec moi dans les ateliers depuis 1995 – 1996. Je le connais depuis Les 7 pêchés capitaux, son groupe. Nous, c’était les Demi-Portions, on se retrouvait dans les scènes, la Fête de la musique, à Carcassonne, Perpignan ou Sète.
En dehors des concerts et des ateliers, où et comment écoutiez-vous du rap ?
Le rap, c’était le magazine L’Affiche, et puis c’est tout. À l’époque, c’est DJ Saxe, le DJ de Adil, qui nous faisait écouter des vinyles, nous balançait des K7, et même un minidisc, une fois. Après, il y a eu Naspter, AOL. J’ai eu ma connexion AOL, j’ai attendu un ou deux jours avant de télécharger un son, et puis après c’était parti. Kazaa, aussi. Un ordinateur, deux baffles, un micro, c’était parti. Je mettais le micro, je posais, j’étais content. J’avais tapé « Dr Dre, instumental », j’avais tout, j’étais fou. Nas, l’instrumental… C’est aussi ça qui nous a fait devenir des passionnés.
Sprinter : Avant Internet, si on passait chez moi écouter une cassette d’instru, c’était un truc de malades. On aurait pu refroidir un gars qui aurait essayer de nous la choper, c’était précieux pour nous. La cassette durait une heure, une heure et demie, elle nous faisait un trajet, après auto-reverse. On l’analysait vraiment, elle avait une saveur. Ceux qui avaient un minidisc, c’était des fous pour nous.
C’est avec les Grandes Gueules que vous avez sorti votre premier maxi ?
Adil nous avait donné ce nom-là, parce qu’on était des beaux parleurs. On a sorti notre premier maxi, Loin de la fermer, qui collait avec le titre du groupe. Et on a invité Le Bavar de La Rumeur. On avait des petits flows de jeunes, mais on kiffait la Rumeur. C’était un trois titres en vinyle, pour être crédible. On avait pressé 1000 vinyles à l’époque, pour les déposer dans des shops parisiens, chez TMax ou Urban… On nous en a pris 5 dans chaque boutique, et nous nous sommes retrouvés avec 990 vinyles sur les bras… Ensuite, on a pu monter la boutique sur Internet, et réaliser à Sète, en parallèle, le premier clip, « Mon Dico ». Et hop, ça a tourné. Ensuite, on a fait Que d’la haine 3, deux ou trois mixtapes, Explicit Lyrics, avant la création du MySpace et du site depuis 2008.
L’arrivée d’Internet a aussi permis de vendre la musique plus facilement ?
Internet, c’est la base pour se faire connaître. Mais il faut aussi élargir le réseau. Il représente une source de revenus, bien sûr, mais qui fluctue beaucoup. Si les gens ne regardent plus le clip, ça descend vite. En 2011, on a sorti Artisan du Bic, le premier album. Ensuite, ce n’était que des EP, des titres qu’il y avait sur YouTube qu’on a rassemblés : Petit Bonhomme, 8 titres et 1⁄2, Sous le choc, on les a enchaînés. Maintenant, ils sont sur iTunes, et être devant Kaaris ou Drake, pendant quelques jours, voir me tête sur iTunes, quand tu habites à Sète, ça fait plaisir. Merci à tout ceux qui soutiennent, vraiment. En fait, je trouve qu’il faut plutôt faire attention à là où on met l’argent. Pour faire un clip, on te dit qu’il faut 2500 €, mais jamais je ne mettrai 2500 € dans un clip. Le maximum, c’était pour « 100 personne », tourné par Jean-Baptiste Durain, de Montpellier, je lui ai donné 500 balles pour la location, acheter des pâtes, des tentes, accueillir les gens… Chacun mérite salaire, évidemment, mais je ne vois pas pourquoi se payer les dernières chaussures, ou fringues pour un clip, sachant qu’on ne s’habille pas comme ça dans la vie. Autant rester simple, histoire de pas avoir de regrets. Je me contente de la musique, je paye mon loyer, je remplis le frigo, paye la Wii du petit.
Comment procédez-vous pour les enregistrements ?
On enregistre tout chez moi, avec le mixage. Le mastering est assuré un pote, One Drop Beats, qui me fait aussi des instrus. Le son est différent, cela s’entend tout de suite. Je lui envoie les voix et les instrus séparés, il me les renvoie par WeTransfer. Il m’envoyait jusqu’à 4 pistes par jour, en un mois le tout était fini. Pour la distribution, Musicast est venu nous voir, on leur a donné le produit fini, sans payer de studio. Tout ce qui est numérique, c’est Believe.
Les concerts gardent donc une place importante ?
Nous en avons d’abord faits autour de chez nous, dans des coins comme Toulon. Et puis on nous appelle un peu plus haut, avant même de sortir un album. Aujourd’hui, on arrive à faire 50 dates par an, ce qui est pratiquement le maximum à notre échelle. On a fait Genève, Lausanne, Yverdon-les-Bains, pas mal de dates… On va aller à Liège, Bruxelles, et Montréal cet été… On a même fait l’Original Hip Hop Session, à New York. Il fallait payer le billet mais on n’a pas hésité. C’était magnifique, j’y suis retourné une deuxième fois. A priori, j’étais un peu réticent. Mais là-haut, j’ai tout aimé. Ils ont vingt ans d’avance : rien qu’au concert de hip hop, il y avait un rabbin, un barbu, ils rappaient les textes de Group Home… Il faudra encore un peu de temps pour voir ça en France.
Vous citez Afrikaa Bambaataa dans « Rêve de gosse », sur Artisan du Bic : tenez-vous à son message d’unité ?
J’essaye. C’est l’éducation que m’a donnée ma mère. Nous sommes dans un milieu ou on essaye d’avancer en restant soi-même. Quand j’ai commencé à faire du rap, j’ai appris pourquoi les renois s’étaient mis à faire cette musique, ce qu’ils disaient, la discrimination, pourquoi ils ont pris une cuillère et se sont mis à faire un beat, pourquoi la platine est arrivée… Le rap est devenu ce qu’il est devenu, moi je l’ai connu comme ça, et je le représente à ma manière, sans volonté d’être un porte-parole ou quelque chose comme ça… On peut faire du rap conscient, on peut faire du rap inconscient, on peut être fou, on peut être rigolo, on peut donner « Le Smile », à « 100 personne »… Pour moi il y a de tout comme rap. À Sète, j’ai accueilli Hocus Pocus, 20Syl, Fabe, Prodige Namor de Marseille… Aujourd’hui, C2C, c’est du rap. J’écoute de tout, je suis auditeur avant d’être rappeur.
Vous citez également des titres de livres dans votre rap…
Le premier bouquin qu’on m’a donné, c’était Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, c’est Hamé de La Rumeur qui me l’a donné quand j’avais 16 ans, en me disant « Tu lis ça, sinon tu rappes pas ». Malcolm X, je l’ai découvert en film, par la suite. Aimé Césaire aussi, mais je ne pourrais pas vraiment en parler. Moi, c’était plus parce que je m’interrogeais.
Vous composez vous-mêmes certains de vos instrus, depuis quand ?
À l’époque MySpace, il était quand même rare de trouver des instrus. Je voulais poser plus, en fait. J’ai commencé à en faire dès l’époque des On ne peut pas plaire à tout le monde (2006). Depuis, je compose toujours sur FruityLoops. Je trouve le sample simplement, sur Spotify, j’utilise WebLab pour le découper, j’ajoute le BPM et je pose. Je trouve toujours le sample d’abord. Ensuite, si l’instru m’inspire, pour celles que je fais, je pose directement dessus. Pour les beats que je reçois, j’écris tellement que j’adapte les paroles, la plupart du temps. Et je ne m’acharne pas que sur la prod, je peux écrire sur d’autres instrus et adapter ensuite. Sur ordi, ou sur iPhone, surtout maintenant que les notes se synchronisent… J’aime beaucoup écrire. J’ai fait un featuring avec Oxmo Puccino, « Une chaise pour deux », c’est un véritable défi. Quand je suis sur un titre solo, je me fais surtout plaisir.
Et pour le sample, avez-vous des techniques particulières ?
C’est surtout la mélodie qui fait le sample, pour moi : une flûte, une guitare, un piano, remontée ou descente… Je ne tape pas trop dans le jazz ou la soul, pour le moment. Plutôt des sonorités très « produit du terroir », orientales, turques, indiennes, brésiliennes…
Quelle relation avez-vous développée avec Sète ?
Je suis né à Sète, ma mère et mon père sont Marocains, arrivés en 1982, et je suis né un an plus tard. C’est une ville d’immigrés, avec beaucoup d’Italiens, qui sont tous arrivés pour travailler. Mon père était artisan peintre, je l’ai vu travailler, monter sa boîte, faire travailler des gars… Nos parents ont toujours été sages, ils avaient un travail et peur de recevoir une lettre de la police chez eux… On habitait dans un HLM, tranquille, avec vue sur la mer, je n’ai jamais manqué de rien. On a vite eu nos habitudes de quartier, la routine… En 1999, j’étais en troisième, j’ai un peu lâché les études, découvert le joint et le rap. L’école, même si je m’appliquais, je n’y arrivais pas, ça ne m’intéressait pas. Ma mère me poussait, mais ce n’était pas fait pour moi.
Observez-vous les mêmes différences de traitement aujourd’hui qu’à l’époque, pour les immigrés et fils d’immigrés ?
En toute franchise, il y a toujours des problèmes. On nous explique par exemple que le rap nous ghettoïse, mais c’est faux : avoir au moins un spectacle, un concert, un peu de culture, c’est primordial. À Sète, ils ont les moyens : il y a un gros théâtre, ça bouge, beaucoup de choses qui se passent. Ils nous suivent aussi niveau hip hop, on a fait le plus gros festival à Sète, mais il faut toujours s’adapter aux situations. Mais ce qui vient du quartier, ça nous appartient toujours quand même : si on ne peut plus faire de concert à la Passerelle, on ira au Bloc 83, et il y aura autant de monde.
La prochaine étape, c’est Dragon Rash ?
Au début, c’était un EP, et ça s’est transformé en album. J’ai 12 ou 13 titres. Au départ, je n’ai fait que « Dragon Rash », que j’ai balancé direct sur Internet. Ensuite, un pote, Tekilla, l’a écouté et m’a fait la pochette. Du coup, je me suis dit « Pas mal ». J’avais des sons plus énervés, qui ne sont pas sur Les Histoires, qui était plus doux. Ils sont plus rentre-dedans, notamment au niveau de la rapidité des instrus. Je les ai conservés, sachant que Les Histoires était un album assez posé. J’ai des titres avec Jeff Le Nerf, avec Nneka, L’Animalerie, le remix de « Mon Dico »… J’ai rajouté 4 ou 5 nouveaux titres, ça m’en a donné une douzaine. J’ai pris des instrus à moi, avec le même délire pour les samples.
Entretien réalisé le 28 février 2014, à Bobigny.