Interview – Dominique Tarlé, Like a Rolling Stone

Un article paru en mai 2014 dans Coup d’Oreille, fruit d’une sympathique visite collective de l’exposition de Dominique Tarlé au Festival Livres & Musiques de Deauville. On m’a plus tard prévenu que le photographe aimait en rajouter dans ses interactions avec les Stones, brodant ses souvenirs à l’envi. Et pourquoi pas, après tout ?

Pour un dimanche, l’espoir d’une inter­view facile était per­mis. Avec l’exposition de Dominique Tarlé au Point de Vue de Deauville (bien vu l’orga du Fes­ti­val Livres et Musique), inter­roger le pho­tographe sur les clichés pris pen­dant ses six mois dans le Sud de la France avec les Rolling Stones, en 1971, s’imposait. Des tirages noir et blanc, couleur, por­traits ou grands angles… Et pas mal d’histoires autour de ses instants où le pho­tographe a su se faire oublier…

À l’intérieur, les regards vont des pho­tos à l’homme qui leur fait face. Devant chaque cliché, entouré par des dizaines d’auditeurs, Dominique Tarlé s’arrête pour détailler une sit­u­a­tion, un con­texte, et digresse vers d’autres obser­va­tions sur les Rolling Stones. 6 mois de vie com­mune avec eux, alors que le jeune pho­tographe ne devait rester qu’un après-​midi dans cette villa Nell­côte de Keith Richards, investie par les Stones pour enreg­istrer Exile on Main Street.

« Knock­ing » : Keith Richards dans l’entrée de la villa Nell­côte (copy­right Dominique Tarlé/​Galerie de l’Instant)

Dominique Tarlé expli­quera être habitué à se ren­dre invis­i­ble depuis sa jeunesse, mais lorsqu’il le veut, il devient aussi un cap­ti­vant con­teur : « Les Stones bougeaient vrai­ment tout le temps… Je me met­tais en place pour pho­togra­phier Keith qui allait se met­tre au piano, j’avais fait la mise au point, et il s’allonge d’un coup, la tête entre les enceintes, avec Mick der­rière qui se met à la gui­tare… Là, mon gars, t’appuies sur le bou­ton, c’est tout : après, c’est flou… Mais tant pis, l’atmosphère, elle est là. »

Pour éviter la saisie de leurs bien par le Fisc anglais pour cause d’impôts sur le revenu dilapidés plutôt que payés, les Stones s’exilent en France en 1971, près de Villefranche-​sur-​Mer. La villa Nell­côte, bâtisse Belle Époque, devient une sorte de bunker où les autorités françaises acceptent que les Stones vivent leur vie comme ils l’entendent. Évidem­ment, le groupe ne manque pas d’inviter amis, con­nais­sances ou deal­ers, pour quelques nuits d’insomnie…

Le blues : dans Exile on Main Street, il est joué avec envie par les Stones, rivalise avec le rock à la sor­tie des amplis. Mais cet album aujourd’hui culte se fait alors atten­dre : les Stones jouent, chantent, mais n’enregistrent pas. Parmi les invités plus ou moins désirés dans la villa, Gram Par­sons, guitare ryth­mique des Byrds pen­dant un an avant de for­mer avec Chris Hill­man les Fly­ing Bur­rito Broth­ers. Après Bur­rito Deluxe, le deux­ième album du duo, Par­sons quitte le groupe pour entamer une car­rière solo. Et retrouve retrouve Keith Richards à Nell­côte, pour finale­ment répéter de plus en plus avec lui…

Tarlé est formel : les liens entre les deux musi­ciens sont très forts. D’ailleurs, Keith Richards a offert la chan­son « Wild Horses » a Par­sons pour le deux­ième album des Fly­ing Bur­ri­tos, et s’apprête à faire de même avec « Honky Tonk Women ».

« Sur cette photo, quand Mick arrive, Keith est en train de chanter avec Gram Par­sons, et là Mick se dit : «Putain, ces deux-​là vont me foutre dans la merde.» L’idée de Gram, c’est que Keith pro­duise son album solo sur Rolling Stones Record. Et Mick, qui n’est pas le dernier des cons, se dit que Keith va jouer, chanter, com­poser sur cet album solo. La pro­mo­tion va suivre, avec les con­certs, et Mick sait qu’il va per­dre son gui­tariste pen­dant un an et demi min­i­mum. Je peux vous dire que là, il cog­ite. » Pour le chanteur d’un des plus grands groupes du monde, aucune hési­ta­tion : l’enregistrement d’Exile se fera ici, dans la villa Nell­côte. Et peu importe si Keith est encore accordé sur la gui­tare de Gram Par­sons, qui quitte rapi­de­ment la mai­son, sans jamais suivre le groupe en stu­dio, ni enreg­istrer son pro­pre album avec Keith. « Sauf que tout la musique qu’ils ont en tête après des mois à jouer ensem­ble va se retrou­ver sur Exile on Main Street », ter­mine Tarlé.

Une seule photo de l’exposition mon­tre Gram Par­sons, assis sur une balustrade face à Keith, pas l’air bien solide face au per­son­nage le plus sul­fureux du rock. Et pour­tant, l’amitié entre les deux est réelle, et Richards prend très au sérieux l’album que Par­sons a en tête. « À l’origine, le rock’n’roll, ce sont de jeunes blancs-​becs améri­cains, des Elvis Pres­ley, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, ou Buddy Holly qui déci­dent de mélanger la coun­try music des péque­nauds améri­cains avec la musique des esclaves Noirs Améri­cains, dans les années 50, mal­gré le racisme ter­ri­fi­ant », explique Tarlé. « L’idée de Gram pour son album solo, c’est d’aller encore plus loin, et de mélanger toutes les musiques blanches et toutes les musiques noires améri­caines, pour créer une nou­velle musique. Ce dou­ble album, Exile on Main Street, c’est celui que Keith et Gram ont en tête. Moi, qui était présent tous les jours, je n’ai jamais vu Gram en stu­dio avec les Stones, mais il est présent dans l’album par l’esprit. C’est pour cela qu’il a été mal reçu au départ, parce qu’il part un peu dans tous les sens. Du blues, de la soul, de la var­iété, ça se mélange, y com­pris au sein d’une seule chan­son… »

Dif­fi­cile de retrou­ver, sonorique­ment, Exile on Main Street dans GP (quoique : essayez « Cry One More Time »), l’album solo de Gram Par­sons, sorti en 1973. Cette même année, le musi­cien trouve la mort à Joshua’s Tree, un arrêt bru­tal et encore inex­pliqué, prob­a­ble­ment un mélange d’alcool et de drogues. Mais il y a sûre­ment plus à voir avec la méth­ode, une façon de con­cevoir l’album. Mais, sans aucun doute, Exile on Main Street s’est fait à par­tir de ce départ pour un pays, certes sym­pa­thique, mais légère­ment déce­vant, surtout dans ces con­di­tions de « déten­tion » pour les Stones. Les mem­bres du groupe sont coupés du monde dans leurs pro­priétés, sans jour­naux, radio ou télévi­sion : les seules nou­velles du reste du monde vien­nent avec leurs invités.

Les ten­sions finan­cières, c’est cer­tain, sont présentes : « Cette époque est plutôt lourde, avec la créa­tion du label Rolling Stones Records, dis­tribué par des maisons de disque aux États-​Unis, en Europe, ou ailleurs, qui néces­site une négo­ci­a­tion des con­trats », détaille Dominique Tarlé. Par-​dessus ça, les Stones sont en plein procès avec leur man­ager Allen Klein, « qui leur a sucré tout leur argent », tranche le photographe.

La bataille judi­ci­aire dur­era 17 ans : le fameux man­ager des Bea­t­les avait assuré ses arrières dans les con­trats dès les pre­miers albums des Stones, et floué le groupe, l’année précé­dente, en mon­tant une société dont il était le seul pro­prié­taire, Nanker Phelge (US). Le « (US) » est impor­tant, puisque Nanker Phelge était égale­ment le nom d’une autre société de dis­tri­b­u­tion appar­tenant majori­taire­ment aux Rolling Stones. Klein leur pro­posa donc un con­trat avec Nanker Phelge (US), et le plus grand groupe de rock du monde pensa signer un con­trat en sa faveur… Avec des doc­u­ments en règle, Klein pu gag­ner le procès, et empocher les dédommagements.

« Les pertes finan­cières astronomiques sont aussi la cause de leur exil, organ­isé par Jacques Chaban-​Delmas sur une requête de son ami Rupert zu Loewen­stein [le ges­tion­naire de droits des Rolling Stones, NdR] », assure Dominique Tarlé devant une assem­blée souf­flée. Dans le train du retour de Deauville, cer­tains jet­teront des doutes sur les his­toires de Tarlé, soulig­nant que l’homme fait sa pro­pre légende. D’ailleurs, seules 6 chan­sons de Exile… y auraient été enreg­istrées, rap­porte Nick Kent. Bien sûr, mais le blues a tou­jours fait son­ner ce genre d’histoires, des pactes avec le dia­ble au croise­ment des routes, ou des cen­dres des ancêtres sniffées…

Photo en-​tête : Mick Jag­ger, Keith Richards (copy­right Dominique Tarlé/​Galerie de l’Instant)

Interview – Soul Square : « Derrière chaque Millésime, il y a un rappeur »

Un entretien paru en février ou mars 2014 dans Coup d’Oreille.


Le Mil­lésime 1 de Soul Square n’a pas vrai­ment eu le temps de vieil­lir, et un suc­cesseur est déjà en bouteille. Au sein de la boîte de dis­tri­b­u­tion Musi­cast, quelque peu cham­boulée par des travaux, Arshi­tect, Per­mOne et Guan Jay, soit Soul Square presque au com­plet (ne manque qu’Atom), ont retrouvé Jeff Spec pour présen­ter le deux­ième vol­ume de leur série com­mune avec des emcees.

Quel est le con­cept der­rière la série des Mil­lésimes ?

Arshi­tect : Assez sim­ple : nous nous sommes ren­con­trés aux Alcooliques Anonymes… Non, nous avons pensé met­tre en avant un emcee sur chaque Mil­lésime, comme s’il s’agissait d’un grand cru, d’un alcool de qual­ité, avec une belle bouteille, dif­férente pour chaque rappeur selon qu’il vienne du Canada, des États-​Unis, de France… L’étiquette sur la bouteille, plus graphique, dépend de mon inspi­ra­tion. Au départ, des graphistes devaient nous les dessiner, mais finale­ment je m’en charge moi-​même, pour pro­poser une pochette dans la pochette. Pour les ver­sions col­lec­tor, on a poussé ce truc du grand cru jusqu’au bout, en y ajoutant des sous-​bocks.

À quoi cor­re­spon­dent ces inter­ludes qui ryth­ment chaque Mil­lésime ?

Arshi­tect : Au départ, nous avions pensé ce pro­jet selon un for­mat vinyle, qui est très lim­ité, à 15 min­utes env­i­ron par face, sinon le son est crade. Nous sommes finale­ment resté sur 6 morceaux avec le rappeur, et avons eu l’idée d’intercaler des inter­ludes majori­taire­ment jazz, où nous par­tons du même sam­ple cha­cun et faisons notre pro­pre ver­sion. Pour le pre­mier Mil­lésime, on est parti d’un sam­ple que j’avais choisi, pour Mil­lésime 2, c’est Per­mOne qui a choisi, et le 3, ça devrait être Guan, s’il est gen­til. Ces exer­ci­ces sont aussi un hom­mage au sam­pling : mon­trer qu’avec la même matière, on peut par­venir à 4 morceaux différents.

Ce Mil­lésime 2 s’est-il organ­isé de la même manière que le premier ?

Arshi­tect : Pour le Mil­lésime 1, c’était dif­férent, puisque Race­car habite à Paris : on avait pu tout enreg­istrer chez Atom. Là, avec Jeff au Canada, il était plus pra­tique de tra­vailler à dis­tance, d’autant plus qu’on vient tous les qua­tre de coins assez dif­férents. Pour com­poser de la musique sur des machines, ce tra­vail à dis­tance n’est pas vrai­ment gênant, ce n’est pas comme un boeuf où cha­cun doit venir avec son instrument.

Per­mOne : Il y a une grosse part de bidouille, d’essais, ce n’est pas évi­dent de faire ça en live. C’est vrai­ment du tra­vail de stu­dio, il faut être posé. Générale­ment, on part de beats, d’ébauches de prod que cha­cun fait de son côté, avant de faire une sélec­tion que nous pro­posons au emcee. Lui va valider les beats qu’il kiffe et poser dessus un pro­jet assez rough sur ces beats. On revient alors tra­vailler sur chaque morceau : si c’est une prod à moi, je vais tra­vailler les arrange­ments par rap­port aux lyrics de Jeff, si c’est une prod à Guan, pareil… Et ensuite, on exporte toutes les pistes en séparé, et Jeff enreg­istre de son côté.

Guan Jay : Cha­cun apporte sa pierre à l’édifice, on retra­vaille la ver­sion de l’autre, on ajoute des élé­ments… Et ensuite, il y a quand même Atom qui ajoute sa pierre à l’édifice, en posant des scratchs, des cuts… Il nous ren­voie ça, on valide ou pas, il y a une nou­velle dis­cus­sion. Une fois qu’on est con­tent de la ver­sion défini­tive, elle part au master.

Per­mOne : Même les morceaux plus instrus qu’on a pu faire en com­mun, sur Live & Uncut par exem­ple, on ne s’est jamais vrai­ment réu­nis à un instant T pour bosser sur tel morceau, on a cha­cun taffé de notre côté et apporter les élé­ments petit à petit, il n’y a pas eu de vraies réunions.

Arshi­tect : Je me sou­viens, « Love Break » par exem­ple, c’est un morceau qu’on avait fait très vite pour pou­voir le sor­tir sur le maxi vinyle en inédit [sur First EP]. On l’a fait unique­ment par Inter­net, on ne s’est jamais ren­con­trés. Même les musi­ciens présents sur la piste ont enreg­istré de leur côté, et ont envoyé les pistes.

Jeff Spec : C’est en trois étapes : générale­ment, je rece­vais un mail avec trois beats, et je choi­sis­sais celui que je préférais. Nous avons équili­bré ensuite pour que chaque beat­maker ait peu ou prou le même nom­bre de prods. Une fois que je leur ai ren­voyé, ils s’occupent de la «post­pro­duc­tion», c’est à dire un peu plus de tra­vail sur le beat pour qu’il s’accorde bien à ce que j’avais écrit.

Le pre­mier titre de ce Mil­lésime 2, « Jeff Zep », annonce-​t-​il un album plus « rock » ?

Guan Jay : Au niveau des beats, nous avons fait des propo­si­tions à Jeff, mais c’est lui qui a fait les choix. Je pense que ce côté un peu dif­férent vient surtout de lui. Il kif­fait peut-​être moins les sons jazzy, qui étaient très présents avec Race­car, pour un résul­tat qui fait plus soul-​rock.

Per­mOne : Et, du coup, l’album est vrai­ment au goût du MC.

Arshi­tect : Nous ne nous sommes pas dit « Tiens, on va met­tre du rock sur ce Mil­lésime », nous avons vrai­ment pro­posé beau­coup de choses à Jeff. Nous ne prévoyons pas vrai­ment la couleur de l’album ou la récep­tion du pub­lic, sauf pour les instru­men­taux. Pour le prochain album, je pense qu’on se posera plus la ques­tion de savoir ce qu’il faut à tel ou tel moment, si une res­pi­ra­tion est néces­saire, ou pas…

Jeff, com­ment avez-​vous établi le con­tact avec Soul Square ?

Jeff Spec : D’habitude, je pro­duis la majeure par­tie de mes albums, mais je n’aime pas ce côté auto­cen­tré, et il y a donc tou­jours 2 ou 3 autres pro­duc­teurs en plus. Je fais générale­ment entre 13 et 90 % de mes albums, en lais­sant tou­jours de la place pour d’autres pro­duc­teurs : Moka Only, e.d.g.e., par exem­ple. Le Canada regorge de pro­duc­teurs tal­entueux… Soul Square ont vu la vidéo pour Spec­nol­ogy, de mon dernier album, et m’ont con­tacté sur Face­book. J’ai écouté leurs sons, ils m’ont expliqué le principe des Mil­lésimes, et j’ai tou­jours aimé la façon dont la France et l’Europe approchaient la musique. Comme un art qui serait intem­porel, à l’opposé de la façon dont tout le monde con­somme de la musique, à présent. Je peux encore écouter un album de Rakim et me dire « Putain ! T’as entendu ça ? » Les chan­sons sont comme les gens : elles gran­dis­sent et changent, et ont tou­jours quelque chose en plus à nous appren­dre. Et c’était surtout une incroy­able oppor­tu­nité de pou­voir tra­vailler avec des artistes français.

D’où venez-​vous, chacun ?

Per­mOne : Arshi et moi, nous habitons en région parisi­enne. Guan il est à Nantes, Jay Crate, notre DJ de scène, aussi. Et Atom à Brux­elles. Donc nous sommes un peu éparpillés.

Mais vous vous êtes ren­con­trés dans les coins de Nantes ?

Arshi­tect : J’ai vécu 8 années à Nantes, j’ai passé une par­tie de mon enfance là-​bas et j’y ai fait mes études supérieures.

Per­mOne : J’ai fait mes études à Saint-​Nazaire, j’ai habité à Vannes, à Rennes, et c’est à cette époque qu’on s’est connecté.

Arshi­tect : Nous nous sommes ren­con­trés à Nantes, mais n’y avons pas vrai­ment prof­ité comme lieu de con­cert, car nous étions déjà par­tis cha­cun de notre côté. On en a plus prof­ité avec cette grande famille qu’il y a autour du groove, avec Hocus Pocus, Tribeqa, C2C et d’autres… Tout le monde se con­naît, on s’invite tous sur les pro­jets des uns et des autres, et cela per­met d’avoir une mul­ti­tude de tal­ents à portée de main.

Guan Jay : On dit que le monde est petit, et Nantes c’est encore bien plus petit. Même si les styles de musique sont dif­férents, tous les zikos se con­nais­sent. Même avec les gars de Hocus Pocus, les con­nex­ions se fai­saient facile­ment, on les con­nais­sait depuis longtemps. Il y a vrai­ment un bon groove nan­tais, je crois.

Dont C2C serait devenu le représen­tant le plus pop­u­laire ? Com­ment gérez-​vous la sit­u­a­tion avec Atom ?

Arshi­tect : Atom, c’est vrai­ment son métier, quand nous avons cha­cun des boulots à côté. Au moment de bosser sur Mil­lésime 2, il devait faire des Zénith avec C2C : il doit faire des choix, de toute façon. 8 mois à l’avance, pour Mil­lésime 2, il nous a donc prévenus sur ses disponi­bil­ités. Pour les con­certs aussi, c’est rare qu’il puisse venir.

Guan Jay : Dans tous les cas, on fait avec cette sit­u­a­tion, elle ne nous empêche pas de travailler.

Arshi­tect : Oui, cela fait main­tenant 8 ou 9 ans que l’on bosse ensem­ble. Il com­prend notre son, et tra­vailler avec un autre ingénieur son, ce ne serait pas pos­si­ble. En ter­mes de scratchs, c’est aussi dif­fi­cile de trou­ver mieux. Autant avant, nous avions des idées pré­cises, donc il fal­lait quelques ajuste­ments, autant main­tenant, il sait pra­tique­ment directe­ment ce qui nous plaît.

De gauche à droite : Arshi­tect, Per­mOne, Jeff Spec, Guan Jay

Jeff, com­ment est la scène hip hop du Canada ?

Jeff Spec : Le hip hop n’a que 40 ans, et le Canada est très proche de l’endroit d’où il vient. Sa nais­sance au Canada a donc été presque simul­tanée. Il est pos­si­ble de trou­ver du hip hop de Toronto qui remonte aux débuts des années 1980. Depuis, la scène a bien grandi, et il y a ceux qui font du hip hop pour qu’il reste dans les mémoires, et d’autres pour qu’il passe à la radio, ce qui est aussi défend­able. Il y a beau­coup de deman­des en tout cas, et il est pos­si­ble de mon­ter une tournée de 40 dates seule­ment au Canada.

Et la dis­tri­b­u­tion avec Musi­cast, ça marche ?

Guan Jay : Ça va, on vient de finir le carrelage…

Arshi­tect : On a atteint de bons chiffres de ventes avec le pre­mier vol­ume, et ceux du deux­ième ne devraient pas être inférieurs. Nous avons écoulé les 1000 vinyles col­lec­tors, et il ne reste plus beau­coup de digi­pack. Pour Mil­lésime 2, nous n’avons fait que 500 vinyles col­lec­tors et 1000 stan­dards, parce que 1000 col­lec­tors, c’était un peu dom­mage d’en faire autant.

Pour le moment, Soul Square et le beat­mak­ing, c’est encore un peu juste pour gag­ner sa vie ?

Guan Jay : Il y a cette pos­si­bil­ité d’intégrer plusieurs groupes qui peut faciliter les choses. Mais il faut soit énor­mé­ment tourner, ou énor­mé­ment ven­dre, pour en vivre.

Arshi­tect : Ceux qui sont tous seuls sur scène. Parce que nous on est 5 ou 6, il faut séparer le cachet. Pour par­tir aux États-​Unis, il faut aussi payer 5 ou 6 bil­lets d’avion, les types pren­nent pas le risque pour un groupe qui n’est pas si connu que ça.

À pro­pos des États-​Unis, pourquoi si peu de prods avec des emcees français ?

Per­mOne : On a quand même les prods avec Fisto et Micronologie.

Arshi­tect : L’album avec Fisto, on le kif­fait, on a vrai­ment bossé dessus. Mais il n’a telle­ment pas été suivi que ça nous a mis une petite claque au niveau du hip hop français. Enfin, pour moi en tout cas.

Guan Jay : Au niveau de la cul­ture hip hop en elle-​même, il faut dire que le côté anglo­phone fonc­tionne peut-​être un peu mieux que le côté français, où lorsque l’on dit hip hop, c’est tout de suite rap. Et les gens n’ont pas for­cé­ment une image très pos­i­tive de ce que «rap français» sig­ni­fie, mal­heureuse­ment. Mine de rien, le emcee anglo­phone parle plus facile­ment aux gens. Paradoxalement.

Per­mOne : Lors de la con­cep­tion de Live & Uncut, on a pu com­parer aussi, puisqu’on voulait mêler MC français et MC à l’international, qu’ils soient améri­cains ou sué­dois. Les MC français, il fal­lait tout le temps les relancer, alors qu’avec Jeff, par exem­ple, aucun problème.

Mil­lésime 2 fait revenir Race­car le temps d’un fea­tur­ing, c’était une première ?

Jeff Spec : Effec­tive­ment, je n’ai ren­con­tré Race­car qu’aujourd’hui. Mes potes et moi, nous le surnom­mons «Frank Sina­tra», qui fut le pre­mier à enreg­istrer sur de la musique qui n’était pas jouée en même temps, dans la même pièce que lui. Nous avons appliqué le même proces­sus que pour les autres tracks, sauf que j’ai laissé de l’espace à Race­car. Il est très expéri­menté, comme moi, et en décou­vrant mon texte, il a tout de suite su ce qu’il fal­lait écrire. C’est tou­jours bien d’être le deux­ième sur un fea­tur­ing, parce qu’on peut se caler sur l’autre et le dépasser, mais il a fait un très bon boulot, en pour­suiv­ant ce que j’avais com­mencé. Il a beau­coup de dex­térité, ses jeux de mots sont hyper intelligents.

La ver­sion numérique du Mil­lésime 1 pro­po­sait un remix de « My Home », vous allez reten­ter l’exercice pour le vol­ume 2 ?

Arshi­tect : Ce remix est un faux, Race­car avait posé sur cette prod, mais elle avait été écartée lors de la sélec­tion finale. J’ai refait entière­ment la prod, qui a finale­ment mené sur le clip et la ver­sion de l’album. Pour ce Mil­lésime, nous avons déjà 8 morceaux à la base, Et un remix n’est donc pas prévu, a pri­ori. Nous voulions ressor­tir une Fresh Touch Vol. 2, avec des remix, mais on ne l’a pas fait. Récem­ment, on a remixé Elec­tro Deluxe, Per­mOne l’a géré.

Per­mOne : Ça changeait du remix clas­sique, où tu prends la voix d’un rappeur a cap­pella, où c’est 3 X 16, n’importe quel beat pour­rait lim­ite passer. C’est un autre exer­cice. J’ai trouvé assez rapi­de­ment le sam­ple qui col­lait, et l’ensemble était cohérent.

Juste­ment, vous avez des tech­niques par­ti­c­ulières pour les recherches de sample ?

Arshi­tect : Pour le sam­ple, c’est sim­ple : tu as énor­mé­ment de chance, ou pas. J’avais vu une anec­dote sur Primo et le morceau « Nas is Like », un clas­sique en ter­mes de beat, et il était à deux doigts de jeter le vinyle, il a décidé de l’écouter quand même, et voilà ce que ça a donné. Pour Mil­lésime 2, Perm a sam­plé du rock, ce que l’on fait moins souvent.

Per­mOne : Nos références vont quand même rester la soul, le jazz, la funk, en grande majorité.

Guan Jay : Et pour trou­ver les sons, il y a un peu de tout, vinyle, MP3, CD…

Arshi­tect : Ça peut même être de mau­vaise qual­ité : Atom rat­trape presque tout ! S’il fal­lait acheter un vinyle pour chaque sam­ple, ce serait encore plus dur pour boucler les fins de mois…

Entre­tien réal­isé le 11 février 2014, chez Musicast.

Portrait – Sax Machine insuffle le souffle au corps

Une interview publiée en juillet 2014 dans Coup d’Oreille, qui me rappelle surtout l’ambiance particulière des concerts dans les péniches du XIIIe arrondissement, sur le quai près de la BnF…


MC/​DJ : la for­ma­tion orig­inelle du hip hop, comme la musique elle-​même, a évolué avec les années. Le trio Sax Machine, avec Guil­laume au sax­o­phone, Pierre au trom­bone et Race­caR et Jay-​Ree qui se relaient à la place du emcee, vient remet­tre un peu de désor­dre, à grands ren­forts d’improvisation.

Quand on les voit mon­ter sur scène, c’est la sur­prise : pas de platines, pas de bat­terie, on sont les beats et drums sur lesquels se casser la nuque ? Pour autant, Sax Machine ne manque pas d’air : le duo Pierre et Guil­laume s’est d’abord approché de Jay-​Ree, MC sing­jay, pour l’EP Reloop, en 2012, avant de tra­vailler sur Speed of Life avec le précé­dent et Race­caR, MC de Chicago, heureux parisien depuis quelques années.

Leur his­toire com­mence à Rennes, ville natale du duo de « souf­flants » et d’un autre groupe atyp­ique, Soul Square. C’est d’ailleurs Arshi­tect, de la for­ma­tion, qui met en con­tact tout ce petit monde après le vol­ume un de leur Mil­lésime. « Nous avons ren­con­tré Race­caR à la mai­son, et, sans se con­naître, nous sommes par­tis dans une séance d’impro qui a duré toute une journée », se sou­vient Guil­laume, aux sax­o­phones bary­ton et alto.

Une pre­mière expéri­ence qui va finale­ment faire office de méth­ode de tra­vail : si l’enregistrement du pre­mier album Speed of Life s’est effec­tué selon des canons plus tra­di­tion­nels, avec écri­t­ure et pro­duc­tion suivie, l’improvisation pré­side aux séances. « On aime ce principe du live éphémère, quand la musique pré­side vrai­ment la ses­sion, ce côté spon­tané per­met de ne pas se sen­tir seule­ment exé­cu­tant en live, mais créa­teur », explique Pierre, au trombone.

RacecaR

Quand à Race­caR, désor­mais bien connu sur la scène française, voire européenne, il a des années de pra­tique der­rière lui : « J’ai écrit mes pre­miers textes après le lycée, en 1987 : beat­box­ing, turntab­lism, break, graff, j’ai tout expéri­menté jusqu’à me spé­cialiser en tant que MC. » Un pas­sage par toutes les facettes du hip hop, qui donne, à l’écoute du rappeur, la sen­sa­tion d’une aisance non feinte : en live, Sax Machine démarre au quart de tour.

Si la pra­tique est mar­quée par cet aspect récréatif, la tech­nique est des plus sérieuses : « Nos instru­ments ne sont pas har­moniques, et on ne peut jouer qu’une seule note à la fois », explique Guil­laume. L’absence de drums ne les a pas arrêtés : cha­cun doté d’une série de pédales, les musi­ciens enreg­istrent leurs pro­pres notes avant de lancer des boucles pour s’autoaccompagner, et con­stru­ire au fil du morceau un sys­tème com­plexe. « Il faut faire vivre ses loops, et faire le DJ pen­dant que l’autre s’occupe des cho­rus, jon­gler entre les places de rif­feur et de soliste… », détaille Pierre.

Une gym­nas­tique musi­cale qui tient tout le groupe en forme, hors des fig­ures imposées du genre : quand les musi­ciens super­posent les loops, Race­caR se joue des syl­labes sans bal­bu­tier. Après des col­lab­o­ra­tions avec Mod­ill et K-​Kruz, ce dernier s’est exilé en Europe en 2010 où il a pu entretenir son amour du hip hop « en décou­vrant d’autres styles de musique, hors des États-​Unis », en gar­dant cet appétit pour les per­for­mances avec des musi­ciens live, qu’il avait déjà développé aux US avec 4 groupes différents.

Les instru­ments à vent de Sax Machine char­ri­ent celui de la Nouvelle-​Orléans : Guil­laume et Pierre, dévoués aux cuiv­res, ont fait le déplace­ment jusqu’à la ville de Louisiane, au Sud des États-​Unis. « Les dimanche, à tour de rôles, les asso­ci­a­tions de quartiers, les sec­ond line, organ­isent des défilés dans les rues, avec un march­ing band suivi par des cen­taines de per­son­nes, qui trim­bal­lent des bar­be­cues à roulettes, des glacières », se sou­vient Guil­laume. « Ils ont tout capté, ils jouent avec leur coeur et les gens dansent dans les rues », com­plète Pierre.

« À la Nouvelle-​Orléans, les ghet­tos sont dans les centres-​villes, et restent des quartiers chauds, très pau­vres. Les sec­ond lines per­me­t­tent aussi de faire le lien entre les dif­férentes com­mu­nautés, même si cela n’évite pas les fusil­lades occa­sion­nelles », détaille Pierre. Blues, jazz mod­erne, musiques caribéennes, vieux stan­dards et hits radio­phoniques mélangés, et surtout l’amour de la musique, dans la façon dont elle s’échappe des instru­ments : il reste de l’ivresse néo-​orléanaise dans les rythmes de Sax Machine.

Rap Genius : que la lumière soit

Un article paru en février 2014, assez daté, forcément, puisqu’à l’époque, la plateforme Rap Genius faisait encore office de semi-nouveauté. Un petit texte à mi-chemin entre entretien, portrait et courte analyse.


Depuis bien­tôt 4 ans, l’ampoule de Rap Genius éclaire les recoins les plus som­bres des allées alam­biquées du rap et du hip hop français. Et 2014 s’annonce déjà comme une année clé pour le site, entre la sor­tie d’une appli­ca­tion, celle de la Rap Genius Tape et bien­tôt la dif­fu­sion d’un EP mensuel.

Un Wikipé­dia sur l’air du rap, il fal­lait l’inventer : en 2009, 3 étu­di­ants de Yale se pren­nent la tête sur les paroles de Fam­ily Ties, par Cam’ron. Pour se départager, et puisque les Améri­cains ne font rien à moitié, ils se lan­cent dans un site web par­tic­i­patif : Rap Genius est né. Ou plutôt, Rap Exe­ge­sis, le nom qu’il porte pen­dant quelques mois.

En 2010, Clé­ment, l’un des deux respon­s­ables de la ver­sion fran­coph­one du site (avec Bran­don), fait un tour sur le site US : « J’écoutais l’album Ara­bian Pan­thers, de Médine, et j’ai cher­ché des expli­ca­tions sur Rap Genius. J’ai remar­qué qu’il n’y avait aucune track en français. Je leur ai envoyé un mail et j’ai com­mencé à ajouter des morceaux de mon côté. »

Aujourd’hui, l’équipe s’est con­sid­érable­ment éten­due : 70 per­son­nes con­tribuent régulière­ment, dont une soix­an­taine d’éditeurs, et 10 en for­ma­tion, qui vali­dent les con­tri­bu­tions extérieures. Car c’est ici que Rap Genius puise sa force : plusieurs cen­taines de volon­taires expliquent, décryptent, se dis­putent autour des paroles écrites par les artistes. Outre-​Atlantique, ils sont des mil­liers à aug­menter le champ du site, quotidiennement.

Le fonc­tion­nement du site est désor­mais bien connu : les phases et punch­lines sont expliquées, avec des con­tri­bu­tions directe­ment pub­liées sur le site, en rouge. La val­i­da­tion par les édi­teurs vient a pos­te­ri­ori, ce qui occa­sionne par­fois quelques per­les WTF… Dans tous les cas, les expli­ca­tions non validées sont dis­tinctes, pour assurer la crédi­bil­ité et l’exactitude de la plateforme.

Le rap français n’a pas oublié de ren­dre hom­mage au Genius… (voir plus bas)

Mais la vraie con­sécra­tion, pour ces pas­sion­nés, vient quand un artiste valide une inter­pré­ta­tion : « Pour le moment, on compte à peu près une cen­taine de comptes artistes en France, pour plusieurs mil­liers dans le monde. 99 % d’entre eux sont très ent­hou­si­astes à la lec­ture des con­tri­bu­tions », détaille Clé­ment. Il y a de quoi : en plus de recenser la total­ité des paroles, le site offre la pos­si­bil­ité d’approfondir et de met­tre en valeur les textes, quand le rap game chéri des médias a ten­dance à ne jouer que de clips et bitchs.

Repar­tons de l’autre côté de l’Atlantique : en quelques années, Rap Genius est devenu un point de rendez-​vous pour tous les pas­sion­nés. L’investissement mas­sif (15 mil­lions $) de Ben Horowitz, homme d’affaires fan de rap, dans la plate­forme lui a per­mis de se dévelop­per con­sid­érable­ment, et d’écarter les prob­lèmes de mod­èles économiques. Jusqu’à attirer les con­voitises : en novem­bre 2013, le lobby des labels qu’est la National Music Pub­lish­ers Asso­ci­a­tion, aux États-​Unis, réclame le retrait des paroles pour infrac­tion aux droits d’auteur. Un lit­ige tou­jours en cours, qui oblige le site à s’arranger avec cer­tains majors. En France, toute­fois, « un tra­vail impor­tant se fait avec les majors, notam­ment Def Jam et Because Music », pré­cise Clément.

Et pour cause : mine de rien, Rap Genius Fr dis­pose désor­mais d’une force de frappe impres­sion­nante dans le milieu. Avec des clins d’oeil réguliers de la part des artistes eux-​mêmes : « Quand Médine, dont les paroles ont «inau­guré» Rap Genius Fr, nous a cité dans une chan­son [« Biopic, NdR »], j’étais très hon­oré. Quand Disiz a fait son morceau, pareil, ça fait chaud au coeur… »

Outre la sor­tie d’une appli mobile, l’actualité de Rap Genius est brûlante : la semaine dernière, le site pro­po­sait sa pre­mière mix­tape, la Rap Genius Net Tape. 19 morceaux inédits, dont 4 com­posés par les vain­queurs (Kila Kali et Ou2s, Malik, Phases Cachées et Tekilla) d’un con­cours qui a rassem­blé près de 400 par­tic­i­pants. « Les artistes ont vrai­ment assuré, en nous four­nissant des tracks mas­ter­isées et mixées de bout en bout. Il y en a cer­tains avec lesquels nous avions déjà tra­vaillé, dont L’indis et Zekwe Ramos, pour des inter­views ou des val­i­da­tions de compte, d’autres qui voulaient y être, et d’autres qui étaient nos coups de coeurs per­son­nels », explique Clé­ment. Une suite prévue ? « Pour le moment, on va se reposer, en prof­iter. Nous y réfléchissons, peut-​être un for­mat album avec un con­cept der­rière… »

Le 12 février, le site devien­dra égale­ment parte­naire d’un con­cert, le show­room privé de Tito Prince, Black Kent et 3010, avec Rap Mag, Généra­tions et Canal Street. Un des signes de l’audience gran­dis­sante de la plate­forme, tout comme les 5.000 télécharge­ments cumulés pour la tape #RGNT, en moins d’une semaine. Rap Genius pro­posera égale­ment, dès le mois prochain, un EP 3 titres men­suel, sous le titre The Big Three by Rap­ge­nius, et dif­fusé par ses soins. Et la lumière fut…

Pour télécharger la Rap Genius Net Tape, c’est par ici

Interview – Nick Kent : « Pour attirer l’attention, il faut verser dans l’extrême »

Comme indiqué en fin d’article, cet entretien a été réalisé dans un cadre assez inattendu pour une rencontre avec Kent, un vrai “enfant terrible” du rock britannique, côté journalisme et critique. Le festival Livres et Musique de Deauville, aussi qualitatif soit-il, est traversé par une ambiance petite-bourgeoise, dans une ville clinquante hantée par des rockers vieillissants… Nick Kent, rangé des comportements outranciers, n’alluma qu’un seul joint de toute l’interview, mais fut particulièrement affable.


De pas­sage à Deauville pour le Fes­ti­val Livres et Musique, l’enfant ter­ri­ble de la… cri­tique rock bri­tan­nique, Nick Kent. Mor­ris­sey sait des choses sur lui « à défriser un afro », mais autant deman­der au trublion en per­sonne, qui n’a pas perdu son souf­fle pour nous répon­dre entre deux bouf­fées, d’enthousiasme et de tabac.

Vous tra­vaillez en ce moment sur une réédi­tion de Sticky Fin­gers des Rolling Stones, en quoi cela consiste-​t-​il ?

Nick Kent : Ces trois dernières années, j’ai bossé avec les Rolling Stones, j’ai fait l’assistant. Mick Jag­ger m’a appelé, parce qu’ils veu­lent que des gens plon­gent dans leurs archives, en vue de les ressor­tir avec des inédits. Ils ont déjà fait Exile il y a 4 ans, Some Girls aussi, et ils veu­lent main­tenant sor­tir Sticky Fin­gers. Sticky Fin­gers est un album sur lequel il est dif­fi­cile d’écrire, surtout à pro­pos du proces­sus créatif. Il a été enreg­istré par phases, et il y a des prob­lèmes judi­ci­aires entre Decca, leur pre­mier label et Atlantic, le suiv­ant, sur lequel allait sor­tir Sticky Fin­gers. Les Stones n’étaient pas sous con­trat lors de l’enregistrement.

Avez-​vous accès à beau­coup d’enregistrements ?

Nick Kent : J’ai accès à toutes leurs archives, et il y des putains de mil­liers d’enregistrements de cette péri­ode. Ils enreg­is­traient toutes les nuits, tout et n’importe quoi. Les archives des Bea­t­les ou de Bob Dylan sont très bien classées : voilà « « Yes­ter­day », takes D ». J’ai passé énor­mé­ment de temps à écouter ses archives, qui sont majori­taire­ment con­sti­tuées de vieux blues/​jazz. Il faut écouter 8 heures de merde pour trou­ver 5 min­utes d’enregistrements cor­rects : les Stones étaient comme ça, pou­vaient être le pire groupe du monde. En enreg­istrement, en répéti­tion, si Richards ou Jag­ger n’étaient pas motivés, c’était horrible.

Cherchez-​vous égale­ment à recueil­lir les sou­venirs des gens présents ?

Nick Kent : Aucun de ceux qui étaient présents n’a les mêmes sou­venirs de ces enreg­istrements, per­sonne ne se sou­vient du lieu et de l’endroit où les chan­sons de Sticky Fin­gers ont été enreg­istrées. La bat­terie ou la gui­tares ont pu être enreg­istrées en avril, mais en décem­bre, ses par­ties sont à nou­veau réen­reg­istrées. Ils jouaient la même chan­son pen­dant des mois. « Can’t You Hear Me Knock­ing », avec ses 5 min­utes de jam, vient de deux ses­sions : une pour la chan­son, et une autre pour le jam avec Mick Tay­lor. Cet album a véri­ta­ble­ment été piloté par Mick Jag­ger et Jimmy Miller, Keith Richards n’était pas en grande forme à ce moment-​là.

Il n’était même pas là pour la moitié des ses­sions, il ne venait même pas. Mick Jag­ger jouait de la gui­tare. Richards est sur Brown Sugar, même si Mick Jag­ger l’a inté­grale­ment écrite, y com­pris le riff. Il a écrit Wild Horses, et il est dessus. Il est là pour le riff du début de « Can’t You Hear Me Knock­ing », pen­dant les 2 pre­mières min­utes de la chan­son. Mais l’instrumental est assuré par Mick Tay­lor, Billy Pre­ston, Bobby Keys, Char­lie Wat­son, Bill Wyman. Keith Richards n’est pas sou­vent là.

Mick Tay­lor s’en sou­vient bien, il était dans deux chan­sons de Let It Bleed, mais Sticky Fin­gers est son pre­mier album avec les Stones. Mar­shall Chess, qui était à la tête de Rolling Stones Records, il était là à toutes les ses­sions. Keith Richards ne se sou­vient de rien, parce qu’il n’était pas là, ou «absent» pen­dant les enreg­istrements. Les 23 de Exile on Main Street ont été enreg­istrés pen­dant les ses­sions de Sticky Fin­gers. Ils ont emmené les ban­des à Nell­côte, en France, et aux États-​Unis. Il y a peut-​être six chan­sons qui vien­nent de Nell­côte, « Tum­bling Dice », « Casino Boo­gie », « Ven­ti­la­tor Blues », « Happy » et deux autres. Les autres vien­nent des enreg­istrements de Sticky Fin­gers. Les Stones ont tou­jours enreg­istré comme cela : Keith Richards pou­vait repren­dre des enreg­istrements et refaire la basse. Bill Wyman n’est pas sur beau­coup d’albums des Stones, même s’il était avec eux en live.

À quand remonte votre pre­mière ren­con­tre avec les Stones ?

Nick Kent : Je suis né à Lon­dres, mais ma famille et moi avons démé­nagé au Pays de Galles à mes huit ans. Quand j’avais douze ans, un de mes cama­rades avait son père qui organ­i­sait un événe­ment local de catch, mais aussi des con­certs à Cardiff. Il m’a invité à un con­cert des Rolling Stones, lorsqu’ils n’avaient que deux sin­gles à leur actif, et aucun hit. J’avais douze ans, et je ren­con­trais les Stones, avec Brian Jones en leader, vingt ans à l’époque, très sym­pa­thique. Ils étaient très énergiques, trois con­certs par jour.

L’écriture de livrets, les arti­cles du Guardian ou de Libé, ce sont des choses qui vous occu­pent, à présent ?

Nick Kent : Je suis plus connu pour mes obser­va­tions sur les groupes dans leur vie com­mune, ou musi­cale, mais l’exercice ne me déplaît pas. Je suis un retraité du jour­nal­isme print. Je n’ai pas écrit d’articles pour un mag­a­zine depuis très longtemps. J’ai aimé The Guardian, ils payaient bien et ne foutaient pas le bor­del dans ce que j’écrivais. Prob­a­ble­ment un des meilleurs jour­naux en Angleterre, avec le Times [sa com­pagne Lau­rence Romance y pub­lie régulière­ment des arti­cles, dernière­ment sur Kurt Cobain NdR]. J’ai 62 ans, main­tenant, et puis il n’y a plus telle­ment de groupes avec lesquels je voudrais traîner. Je ne voudrais pas traîner avec Cold­play, U2 ou même les Foo Fighters.

Quand a eu lieu votre ren­con­tre avec Lester Bangs, et quels sou­venirs en gardez-​vous ?

Nick Kent : J’ai ren­con­tré Lester Bangs en février 1973, quelqu’un m’avait dit où il habitait et je me suis pointé chez lui. Il les avait prévenus de mon arrivée. Je suis arrivé à côté de Detroit, dans une petite ville appelé Birm­ing­ham, au milieu d’un grand état comme le Michi­gan, de là où venait Cream.

J’étais un peu allumé, ils voulaient se débar­rasser de moi, je voulais surtout me droguer avec de quoi fumer. Ils ont décidé de me refiler à Lester Bangs, parce que j’étais écrivain. Quelqu’un m’avait filé un tran­quil­isant, cela s’appellait Man­drax, parce que j’étais nerveux à l’idée de ren­con­trer Bangs. Du coup, j’avais l’air bourré, ce n’était pas très malin. Je me sou­viens que nous avions écouté une des pre­mières copies de Raw Power. Iggy et les Stooges me l’avaient joué, très grossière­ment, en Angleterre, avant de par­tir à Los Angeles.

À ce moment-​là, vous tra­vaillez déjà au New Musi­cal Express ?

Nick Kent : J’ai eu ce pre­mier boulot au NME très facile­ment, j’ai été très chanceux. Mais j’ai eu peur que cela ne dure qu’un temps, je voulais m’améliorer, je lui demandais com­ment il écrivait. Il ne fai­sait que par­ler, nous avions des méth­odes d’écriture très proches. Lui pre­nait du speed, et écrivait, écrivait, écrivait comme un obsédé. Il tenait un jour­nal, ce que je ne fai­sais pas. Je n’écrivais pas de let­tres non plus. Je n’écris que lorsque je sais que je dois écrire mes idées sur du papier. Je suis plus paresseux.

Mon pre­mier prob­lème, c’est que je ne pou­vais pas taper au clavier, je n’ai jamais eu le temps d’apprendre. Je suis devenu écrivain très soudaine­ment. En 1972, j’étais écrivain depuis 3 ou 4 mois, et les gens du NME essayaient de relancer le mag­a­zine avec une nou­velle for­mule. Je fai­sais par­tie de ces jeunes types, plutôt mar­rants, sur lesquels on comp­tait au début des année 70. Tout le monde attendait le retour des six­ties, la ref­or­ma­tion des Bea­t­les et le retour de Dylan. Le seul groupe qui avait survécu au pas­sage des 60 au 70, c’était les Rolling Stones, le meilleur groupe du monde à ce moment-​là. Le NME m’a donc engagé, en me promet­tant que quelqu’un taperait mes arti­cles à la machine. Cela devait être un cauchemar pour ces secré­taires, j’écrivais par­ti­c­ulière­ment mal. Mais je con­nais­sais mon sujet, avec un grand spec­tre d’écoutes en matière de musique, de la pop au clas­sique, avec une bonne com­préhen­sion du jazz. Et j’avais surtout de bons instincts.

Le mag­a­zine se vendait bien, à l’époque ?

Nick Kent : Le NME avait 60.000 lecteurs par semaine quand je suis arrivé. 6 mois plus tard, il y en avait 200.000 par semaine. L’éditeur m’avait appelé dans son bureau pour m’annoncer la nou­velle. La mai­son, qui s’appelait IPC, avait mené un sondage pour en savoir la rai­son. J’espérais que cela allait être moi, qu’il allait me féliciter… Mais les gens ne lisaient pas le jour­nal, ils s’intéressaient surtout aux pho­tos. Ils voulaient voir les fringues de Roxy Music, la dernière coupe de David Bowie, si Led Zep allait faire un con­cert… La télévi­sion ne s’intéressait pas à la musique. Les gens voulaient de l’information, pas for­cé­ment de l’opinion. C’est aussi pour cela que la presse musi­cale dis­paraît, parce que la «news» s’est reportée sur Inter­net. Plus besoin d’attendre, et les images sont directe­ment là, plus besoin de quelqu’un pour racon­ter. C’était l’Âge d’Or, mais surtout parce que la presse musi­cale était le seul endroit où trou­ver ces infos.

Com­ment avez-​vous réagi à la nouvelle ?

Nick Kent : C’est à ce moment-​là que j’ai décidé de verser dans l’extrême. Quand j’avais 15 ans, j’ai vu Jimi Hen­drix en con­cert, il y avait Pink Floyd, avec Syd Bar­rett, sur la même affiche. Et The Move, un groupe presque aussi bon que celui d’Hendrix. Ils ont fait deux pas­sages, de 18 heures à minuit, devant un mil­lier de per­son­nes, pas plus. Le pre­mier se déroulait devant des écol­iers, et Jimi Hen­drix était incroy­able­ment puis­sant, très sex­uel. L’équivalent, ce serait de met­tre une classe devant un porno, parce que Hen­drix jouait de sa gui­tare comme avec un sexe, com­plète­ment extrême, mais il avait leur atten­tion. L’assemblée venait voir de gen­tils groupes Blancs bien mis, et les écol­ières se retrou­vaient devant un Noir por­tant l’afro et jouant une musique ter­ri­ble­ment sex­uelle, quand on voy­ait encore peu de gens de couleur. Les extrêmes, comme Jerry Lee Lewis au piano ou les Who et leurs gui­tares qu’ils explo­saient. Il faut attirer l’attention.

Face à la con­cur­rence, c’est ce qui vous a per­mis de vous démarquer ?

Nick Kent : Il y a le risque de n’être iden­ti­fié plus que par ça, cette par­tie «choc». Les gens ne pren­nent plus for­cé­ment au sérieux. C’était le prob­lème de Jimi Hen­drix : un des plus grands musi­ciens de la fin du XXe siè­cle, avec John Coltrane et Miles Davies, mais quand les gens ont vu qu’il jouait avec les dents, ils ont cru que c’était une putain de blague. Les musi­ciens de jazz ne le pre­naient pas au sérieux, aussi bon pouvait-​il être. Il avait pour­tant le tal­ent qu’il faut dévelop­per pour ren­forcer ce côté improb­a­ble. Les jour­nal­istes rock étaient bons, mais ils oubli­aient qu’ils avaient pour inter­locu­teurs une audi­ence aux faibles capac­ités de con­cen­tra­tion, des ado­les­cents. Il faut les attraper, et faire en sorte qu’ils n’oublient pas.

Com­ment vous regar­daient les musi­ciens de l’époque, étant donné votre réputation ?

Nick Kent : Les musi­ciens autori­saient alors les jour­nal­istes à les suivre parce qu’ils voulaient mon­trer qu’ils étaient grands, qu’ils avaient leur avion, ceci ou cela. Sou­vent, pour con­va­in­cre leurs pro­pres par­ents qu’ils n’étaient pas des bran­leurs. C’était très impor­tant pour eux. Je me sou­viens du Vel­vet Under­ground qui m’avait appelé en me deman­dant de sup­primer toutes les références à la drogue, parce que ses par­ents devaient lire l’interview. Avec Maxime Lefor­estier, ok, mais c’était les putains de Vel­vet Under­ground, ils ont fait « Heroin » !

Chez les musi­ciens que vous avez fréquen­tés, les extrêmes som­bres sem­blent vous intéresser… L’aviez vous perçu comme tel avant d’écrire The Dark Stuff [recueil d’articles sur l’autodestruction de cer­tains artistes] ?

Nick Kent : Pour verser dans ces extrêmes, il faut un peu les vivre. Et cela con­duit à une part d’autodestruction, parce qu’on vit des choses sans les endurer réelle­ment. Quand Iggy Pop fait son truc, il devient un guer­rier viking, un Mohammed Ali, dif­fi­cile d’avoir envie de se mesurer à lui. Mais, quand il y avait une bagarre, il n’était jamais au pre­mier rang. Keith Richards a des flingues, mais je ne sais pas s’il pour­rait s’en servir.

Ce n’était donc sou­vent que pure image ?

Nick Kent : Ils ont créé cette image de gros durs, et ont com­mencé à y croire. Ils ont du s’entourer de per­son­nes qui étaient vrai­ment infréquenta­bles pour com­mencer à y croire. C’est ce qu’il s’est passé avec Led Zep­pelin, qui voulaient asseoir leur autorité, leur puis­sance. Ils se sont entourés de véri­ta­bles crim­inels psy­chopathes, à la fin. Keith Richards con­nais­sait aussi de fameux las­cars, parce qu’il pre­nait de l’héroïne. Les Stones ne con­nais­saient pas San Fran­cisco, ni les Hell’s Angels. Alta­mont, c’était pour ce côté démo­ni­aque qui plai­sait alors à Jag­ger, et qu’il voulait que l’on ressente dans le film [Gimme Shel­ter, NdR], avec la magie noire. Le film Per­for­mance suit exacte­ment le même déroulé. Jag­ger se frotte à des ani­maux, mais on ne rigole pas avec ces hors-​la-​loi.

Quelle a été votre édu­ca­tion musicale ?

Nick Kent : Mes par­ents n’aimaient pas les Rolling Stones, surtout avec les gros titres. Ils ne m’auraient jamais autorisé à aller aux con­certs, mais j’y allais quand même. Ils n’aimaient pas le rock, ni la pop, il n’aimaient pas Frank Sina­tra, ou même Glenn Miller. Unique­ment de la musique clas­sique. J’avais un radi­ogramme, avec une petite pla­tine sur le dessus. J’écoutais beau­coup Radio Lux­em­bourg, c’est là où j’entendais cette musique entre 18 et 21 heures. Des clas­siques Motown, ou les pre­mières chan­sons des Beach Boys. Mon père était pre­neur de son, il a tra­vaillé pour Radio Lux­em­bourg dans les années 1950, sous un autre for­mat, avec des per­for­mances live en direct de groupes pop bri­tan­niques un peu pour­ris. Ils n’aimaient pas la musique, ni l’influence qu’elle avait sur moi. Mais il n’y avait pas vrai­ment de grande cause de rébel­lion : aux États-​Unis, ils avaient le Viét­nam, et nous avions juste la longueur de nos cheveux.J’ai appris la gui­tare quand j’étais jeune, et la lec­ture des notes pour des cours de piano. Je peux en jouer avec dix doigts. Je n’en ai pas joué depuis des années, mais je n’étais pas mau­vais. J’aurais pu être dans un groupe de rock pro­gres­sif, parce que je jouais très bien du Debussy. Mais pas du Jerry Lee Lewis.

Votre car­rière est jalon­née de pas­sages dans des groupes : pourquoi ces expéri­ences étaient-​elles temporaires ?

Nick Kent : Mon pre­mier groupe, c’était les Sex Pis­tols, avant John Lydon, où je jouais sim­ple­ment de la gui­tare. Steve Jones pou­vait à peine en jouer, je devais lui mon­trer les accords de base. J’ai tra­vaillé avec le groupe The Damned, avec qui nous avions sorti la pre­mière ver­sion de New Rose, qui est cen­sée être la pre­mière chan­son punk bri­tan­nique. J’avais mon pro­pre groupe, The Sub­ter­raneans, avec Glen Mat­lock, Henry Padovani… Je n’avais pas le tem­péra­ment d’un musi­cien pro­fes­sion­nel. Et quand on était leader, il fal­lait trier les gens, les rem­bar­rer par­fois, je n’aime pas faire ça. Faire de la musique ne m’a pas aidé dans ma carrière.Je cher­chais dans la musique l’idée du groupe, de ce mélange musi­cal avec d’autres per­son­nes. Écrire, c’est être seul et suer de son côté, la musique paraît totale­ment dif­férente. Je n’aurais pas aimer voy­ager, avoir toutes ces responsabilités.

Qu’aviez-vous voulu faire à tra­vers Apa­thy for the Devil ?

Nick Kent : Un livre a pro­pos des sev­en­ties, à la fois un mémoire, mais aussi un peu plus… Les années 1970 sont plus que les Sex Pis­tols ou Bruce Spring­steen, ils ne pre­naient qu’une chose dans la décen­nie. Je voulais mon­trer que c’était Marc Bolan pen­dant un mois, puis David Bowie, et ensuite Bohemian Rap­sody de Queen, et seule­ment les Sex Pis­tols. C’était aussi un moyen de rassem­bler ce que je savais sur des gens que je con­nais­sais bien, comme Iggy Pop ou Keith Richards, avec un point de vue unique. Quand je traî­nais avec les Stones, j’étais déjà en con­tact avec Mal­colm McLaren, avant les pre­miers jours des Sex Pistols.

McLaren ne jouait pas, il n’était pas musi­cien. Il four­nis­sait les idées, il était le con­cep­teur de tout ça, la force pen­sante. Il avait le nom des Sex Pis­tols, qui étaient un moyen pour lui de pren­dre sa revanche sur les New York Dolls, qui l’avaient remer­ciés quand il avait pro­posé ses services.

Avez-​vous envis­agé d’autres for­mats d’écriture ?

Nick Kent : J’ai écrit la moitié d’un roman, qui se déroule dans le milieu de la musique et met en scène des musi­ciens, mais c’est une fic­tion com­plète, pas un roman à clefs. J’espère, du moins, qu’ils seront entière­ment fictifs.

Entre­tien réal­isé le 19 avril 2014 à Deauville, pour le Fes­ti­val Livres et Musique

Interview – Jeff Mills et Jacqueline Caux, dans l’air du futur

Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.


D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les ama­teurs s’accordent sur une orig­ine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pio­nniers du genre), le film Man From Tomor­row de Jacque­line Caux, réal­isé en proche col­lab­o­ra­tion avec Jeff Mills, rap­pelle cette source anticipée.

Les regards se tour­nent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lac­tée. Ce soir-​là, la scène de l’auditorium du Lou­vre est gar­nie de baf­fles, comme pour un con­cert. Les ama­teurs de cinéma expéri­men­tal, les fans de techno et autres jour­naleux se sont retrou­vés sous la Pyra­mide pour y trou­ver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un por­trait, Man From Tomor­row ne se soumet à aucun canon, y préférant les com­po­si­tions de Mills.

Dès les pre­mières sec­on­des de pro­jec­tion, il devient évi­dent que le film a été pensé à deux, les créa­tions indi­vidu­elles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, audi­tive, toutes deux sen­sorielles. Le pre­mier mou­ve­ment (comme un opéra, une sym­phonie) scrute de manière épilep­tique, non ellip­tique, sur une lumière stro­bo­scopique, la sil­hou­ette et le vis­age, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique orig­i­nale du com­pos­i­teur techno, même cette pre­mière approche ne serait pas effective.

Rapi­de­ment, Man From Tomor­row s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera ques­tion de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, vien­dront d’ailleurs. De con­cep­tions par­ti­c­ulières de l’espace et de l’avenir, par exem­ple, vu sans crainte de la tech­nolo­gie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réac­tions hos­tiles à l’électronique, vue comme la déperdi­tion d’un « car­ac­tère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-​ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y com­pris avec l’outil tech­nologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libéra­teur, où la main démêle le câble de la fée électricité).

Et ce ne sont peut-​être pas les out­ils qui sont lim­ités, mais la façon dont nous nous en ser­vons : « Le prob­lème avec la musique, c’est que nous sommes per­suadé de ce qu’elle doit être », souligne en sub­stance la voix off de Jeff Mills. Une lim­i­ta­tion comme une autre, qui ferme la voie à une nou­velle créa­tiv­ité. Il en va de même du cinéma (et, plus large­ment, de toutes les activ­ités huaines), et du statut que nous accor­dons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomor­row sem­ble un peu s’égarer dans les images assez com­munes d’un asservisse­ment de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manip­u­lant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacque­line Caux fait appa­raître des plans bien plus évo­ca­teurs, et en même temps totale­ment ouverts à la per­cep­tion indi­vidu­elle de cha­cun. Car, que voit-​on, sur cette dernière image, lim­itée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Cer­tains diront les pis­tons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, emprun­tée par un art qui a encore suff­isam­ment d’essence pour y arriver.

Suite à la pro­jec­tion, nous avons pu ren­con­trer Jeff Mills pour lui poser quelques ques­tions sur Man From Tomor­row (full inter­view in eng­lish at the end of the arti­cle).

Vous avez com­posé de nou­velles bande orig­i­nales de films pour Metrop­o­lis ou Les Trois Âges, com­ment avez-​vous abordé ces compositions ?

Jeff Mills : Il s’avère utile de con­naître l’histoire du film, et la réac­tion des pre­miers spec­ta­teurs. Même la con­nais­sance de l’époque est utile, parce elle ren­seigne sur la rai­son pour laque­lle un tel film a été tourné et pro­jeté. Après ces recherches, je com­mence la pro­duc­tion en regar­dant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs par­ties. Ensuite, je com­mence à com­poser des ébauches de musique pour chaque sec­tion. Une fois cette étape ter­minée, je syn­chro­nise la musique aux sec­tions pour voir si celle-​ci est con­forme aux émo­tions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je com­pose à nou­veau. Quand la musique est con­forme, je com­mence à la mod­i­fier légère­ment pour qu’elle colle aux mou­ve­ments des acteurs et au déroulé de la scène. Finale­ment, je con­necte les seg­ments et j’ajoute si besoin quelques tran­si­tions, avant un over­dub pour ren­dre la bande orig­i­nale plus cohérente. Quand j’interprète ces ban­des orig­i­nales en live, j’apporte toutes les pistes sépare­ment, et je les pro­gramme en live avec le film. Pas avec un ordi­na­teur, à mains nues. C’est pourquoi la mémori­sa­tion du film est importante.

Bien que le film soit très expéri­men­tal, il est cen­tré sur vous : avez-​vous com­posé la bande orig­i­nale comme un enreg­istrement autobiographique ?

Jeff Mills : Bien avant que nous ne com­men­cions le tour­nage, nous [Jeff Mills et Jacque­line Caux, NdR] avons longue­ment dis­cuté musique élec­tron­ique, ma car­rière, mes con­vic­tions et d’autres sujets. L’intention a été façon­née en duo, et validée dans la même per­spec­tive. Celle-​ci devait traduire ce que je ressen­tais avec la musique techno, ma méth­ode de pro­duc­tion, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que por­trait, il était impor­tant pour le film de com­pren­dre pourquoi j’avais choisi cette pro­fes­sion, cette exis­tence. La plu­part des morceaux ont été com­posés en amont, mais pas enreg­istrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacque­line [Caux] m’a envoyé un sam­ple pré­para­toire de chaque par­tie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélec­tion de morceaux, en expli­quant quels titres seraient appro­priés pour quelle par­tie, en détail­lant la sig­ni­fi­ca­tion de chaque track.

D’ailleurs, la bande orig­i­nale sera-​t-​elle disponible chez Axis Records ?

Jeff Mills : Nous allons laisser la bande orig­i­nale liée au film. Par con­tre, je pré­pare un album pour ce print­emps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Won­der Years.

J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spé­ciale­ment la bande orig­i­nale. Pour quelle rai­son ? Pensez-​vous que la bande orig­i­nale doive « coller » aux images du film ?

Jeff Mills : J’admire beau­coup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représen­tent pour moi la plus grande influ­ence et inspi­ra­tion. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande orig­i­nale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas for­cé­ment se syn­chro­niser aux mou­ve­ments, elle doit être suff­isam­ment présente pour se fon­dre dans le scénario.

Avec quels instru­ments avez-​vous com­posé la bande originale ?

Jeff Mills : Sur dif­férents syn­thés analogiques clas­siques. Sans séquençage infor­ma­tique, ni aucun ordi­na­teur utilisé.

Qui a écrit le texte lu dans le film ?

Jeff Mills : Cette nar­ra­tion provient de dif­férentes inter­views que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores vien­nent de là.

Quand avez-​vous ren­con­tré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tour­nage de votre doc­u­men­taire Cycles of the Men­tal Machine, mais peut-​être plus tôt ?) Aviez-​vous déjà col­laboré avec des musi­ciens techno pour une bande originale ?

Jacque­line Caux : Je con­nais la musique de Jeff depuis des décen­nies, et je l’avais rapi­de­ment ren­con­tré lors de con­certs parisiens. Puis, au moment du tour­nage de mon film Cycles of the Men­tal Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis par­tie pour Chicago. Là, j’ai pu le ren­con­trer plus longue­ment dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nou­veau ren­con­tré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne com­men­cions notre film. Autant de moments et de con­ver­sa­tions néces­saires pour approcher de la meilleure manière pos­si­ble ses préoc­cu­pa­tions per­son­nelles et musicales.

Quelle caméra avez-​vous util­isé pour le film ? Où celui-​ci a-​t-​il été tourné ?

Jacque­line Caux : J’ai util­isé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la pre­mière par­tie dans un stu­dio spé­ciale­ment prévu pour les images du film, et la sec­onde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Chris­t­ian de Portzamparc.

Avez-​vous manip­ulé la lumière d’une façon spé­ci­fique­ment «techno» ? Dans le film, une cita­tion de Jeff Mills explique que la musique est trop sou­vent lim­itée par l’idée que nous en avons, abordez-​vous le cinéma de la même manière ?

Jacque­line Caux : Je n’ai pas tra­vaillé la lumière d’une manière spé­ciale­ment «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beau­coup de réal­isa­teurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu don­ner des sen­sa­tions avec la lumière, selon celles que la musique pro­dui­sait en moi. D’une manière abstraite, et non nar­ra­tive. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seule­ment dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me pro­pose des musiques en retour, liées aux images, en me lais­sant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonc­tion­ner ensem­ble, ou être dis­tincts pour éviter une redon­dance. Par­fois, être en oppo­si­tion avec la musique est aussi très intéres­sant. Tra­vailler sur des contrastes.

Man From Tomor­row doit être vu dans de par­faites con­di­tions sonores : quelle est la meilleure configuration ?

Jacque­line Caux : Le plus impor­tant est d’avoir un très bon pro­jecteur — dans le cas con­traire, ce serait comme exposer une toile en dilu­ant les couleurs avec une éponge — et évidem­ment un bon soundsys­tem. Il est pri­mor­dial d’offrir aux spec­ta­teurs une entrée dans un monde de sen­sa­tions, comme un bain sonore…

Merci à Jacque­line Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)

You worked on new ver­sions of sound­tracks for movies such as Metrop­o­lis and Three Ages, how do you han­dle the com­po­si­tion of an orig­i­nal sound­track ? How do you com­pose the sound­track ? While watch­ing the images ?

Jeff Mills : It helps to learn about the his­tory of the film and the reac­tion of the first audi­ences. Even the era is rel­e­vant, because it pro­vides an impres­sion on why such a film was made and released. After that, I start the pro­duc­tion by watch­ing and mem­o­riz­ing the film. I then, sec­tion off the film into seg­ments. Next, I start com­pos­ing music sketches for each sec­tion. Once these are done, I begin to match the music to the sec­tion to see if the feel­ing of the scene is reflected in the music. If not, I’ll com­pose more. If so, I’ll being to mod­ify the music to fit per­fectly into the move­ment of the actors and the motion of the scene. Con­nect all the seg­ments to together and maybe add a few small tran­si­tional parts and over­dub­bing to make the flow of the sound­track con­sis­tent through­out and its prac­ti­cally ready. When per­form­ing the sound­track live, I’ll bring all the sep­a­rate tracks and pro­gram them in real time and in sync with the film. Not by com­puter, but by hand. This is why I must mem­o­rize the film.

Although the movie is very exper­i­men­tal, it is focused on you : do you com­pose the orig­i­nal sound­track as an auto­bi­o­graph­i­cal release ?

Jeff Mills : Long before we started film­ing, we spent many hours talk­ing about Elec­tronic Music, my career, belief sys­tem and many other top­ics. The intent was jointly under­stand and agree on a per­spec­tive. One that trans­lated how I felt about Techno Music, the meth­ods I choose to pro­duce, what I believe, how I see the World, etc. As a por­trait, it was cru­cial to under­stand why I’ve cho­sen this pro­fes­sion and life. Most of the com­po­si­tions were already com­posed, but not released before the film was made. After film­ing, Jacque­line [Caux] sent a sam­ple batch of each of the seg­ments of the film. From those small sam­ple of frames, I for­warded a large col­lec­tion of music and sug­gested which track should go where and with what — explain­ing the mean­ing of each track.

By the way, will the sound­track be avail­able at Axis Records ?

Jeff Mills : We’ll leave the sound­track con­nected to the film. Though I’m prepar­ing a release for this spring/​summer that is sim­i­lar in style enti­tled «The Won­der Years».

I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main ref­er­ence for you, espe­cially the sound­track. Why ? Do you think sound­track have to closely stick to the images of a movie ?

Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main ref­er­ence. Actu­ally, its the Stars and what we know of them [so far] that is the great­est influ­ence and inspi­ra­tion. Stars, plan­ets and all that in between. I think the sound­track should serve the film well. It doesn’t need to stick to every move­ment, but it should be only present enough so that it pos­si­bly dis­ap­pears into the storyline.

On which instru­ments have you com­posed the sound­track for Man From Tomor­row ?

Jeff Mills : Var­i­ous clas­sic ana­logue synths. No com­puter sequenc­ing or lap­top is ever used to com­pose the music.

Who wrote the text read dur­ing the movie ?

Jeff Mills : The nar­ra­tion is from many inter­views that were con­ducted through­out the film­ing. Extracts were taken from those interviews.

When did you meet Jeff Mills (I guess for your doc­u­men­tary The Cycles of The Men­tal Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?

Jacque­line Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I prob­a­bly meet him breefly in some con­certs in Paris. Then, when I went to Detroit for film­ing my movie «The Cycles of the Men­tal Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet sev­eral times in Paris before start­ing our movie. Nec­es­sary times and con­ver­sa­tions to bet­ter approach his per­sonal and musi­cal preoccupations.

Which type of cam­era do you use for film­ing ? Where was the movie shot ?

Jacque­line Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a spe­cial stu­dio for pic­tures mode, and the sec­ond part at La Cité de la Musique, from Chris­t­ian de Portzam­parc architect.

Do you work on light­ning in a spe­cial «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote dur­ing the movie about how we con­sider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cin­ema and images (a com­mon idea wants that «true cin­ema images» aren’t blurred, tell a story, fol­low a char­ac­ter, and so on…) ?

Jacque­line Caux : I did not work at all on light­ning in a spe­cial «techno» way, you can see it… Too many peo­ple did that before me… I just wanted to try to give some lights sen­sa­tions related to my musi­cal sen­sa­tions, but in an abstract way, not in a nar­ra­tive way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff pro­pose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redon­dant. Some­time being in oppo­si­tion to the music is very inter­est­ing too. It is always inter­est­ing to work with contrasts.

Man From Tomor­row have to be viewed in ideal lis­ten­ing con­di­tions : which con­fig­u­ra­tion is the best to see the movie ?

Jacque­line Caux : The most impor­tant is to have a real good pro­jec­tor — oth­er­wise it’s like a painter you would with­draw the color with a sponge before expos­ing his work — and also have a very good sound sys­tem. It is nec­es­sary to be able to offer the audi­ence to enter a world of sen­sa­tions, like in a sound bath..

Portrait – DJ Kozi, Zulu scratcheur de feu

Un des entretiens qui aura marqué mes quelques mois à écrire pour Coup d’Oreille : Kozi m’avait ouvert la porte de son domicile pendant tout un après-midi, parlant pendant des heures, expliquant avec une patience infinie et répondant sans jamais se lasser à mes questions. Anecdote improbable : quelques semaines après cet entretien, je l’avais croisé à Deauville, dans un contexte bien différent, où il n’avait pas abandonné sa gentillesse. Très respecté dans le milieu, Kozi y laisse un vide depuis son décès en décembre 2020. Entretien publié en janvier 2014.


La méth­ode de range­ment de Kozi s’apparente au bor­del organ­isé : dans sa col­lec­tion ou ses archives, Kozi a imposé son pro­pre ordre d’idées. Il prend un album, mais surtout des maxis, les passe le temps de quelques phases ou d’un beat, avant de les déposer à l’endroit où il les retrou­vera à coup sûr, peu importe quand. Entendu à la Balle au Bond, DJ Kozi nous a accordé un entre­tien au long cours, et un voy­age dans sa carrière.

Il y a des signes qui feraient croire à l’existence du des­tin : le cahier des sou­venirs du DJ pro­pose nom­bre de vari­a­tions orthographiques sur son nom, au fil des tracts de con­certs. Kosie, Kosy, Koosi… Un surnom tiré de la mini-​série sud-​africaine Shaka Zulu, dif­fusée sur La Cinq en 1987, qui conte l’histoire du roi de la nation Zulu, Shaka. Quelques années et pas mal de pass pass de la vie plus tard, après une tournée avec Khondo, Kalash et Dany Dan, Kozi sera repéré par Dee Nasty (pre­mier mem­bre français de l’organisation inter­na­tionale d’Afrika Bam­baataa) et intro­n­isé au sein de la Zulu Nation. « Je n’ai des con­tacts qu’avec Dee Nasty et quelques autres, main­tenant, mais il y a des réu­nions et tout. Je n’y vais plus, c’était un peu «On va casser les insti­tu­tions !». » Kozi sait tout de suite où trou­ver le pen­den­tif validé par Bam­baataa : à côté de ses vinyles.

Comme la plu­part des DJ turntab­lists qui tra­vail­lent avec des vinyles, Kozi fait ses débuts sur une machine par­ti­c­ulière­ment peu adap­tée : outre les platines famil­iales (qu’il a « sévère­ment pon­cées »), Kozi met les mains sur sa pre­mière Tech­nics (SL-​1800) au tout début des années 1990 : « Il n’y avait pas de «Start-​Stop», et le pitch, c’était en fait deux bou­tons piv­otants – et non une glis­sière — pour accélérer ou ralen­tir la vitesse du vinyle, c’est tout. Mais le plateau, lui, était exacte­ment le même que celui de la Tech­nics MK 2, que j’ai finale­ment réussi à avoir 3 ans plus tard », explique le DJ.

Les pre­miers mois, Kozi s’échine sur sa machine, repro­duit les scratchs qu’il a enten­dus chez Afrika Bam­baataa, New­cleus, Kur­tis Blow ou Boo­gie Down Pro­duc­tions… « C’est ce qui m’a bercé très tôt, avec les cas­settes que mon frère avait par deux ou trois potes… New­cleus, c’est le pre­mier album qui m’a vrai­ment rendu fou. Ensuite, les films Beat Street et Break Street sont sor­tis, ça en a encore rajouté… Je voulais tou­jours en enten­dre plus. »

Dee Nasty et DJ Kozi

Né d’un père musi­cien (piano, basse, bat­terie…), Kozi essuie tous les soupçons qui pou­vaient être jetés, à l’époque, sur le DJing, et fait avec les moyens du bord pour s’habiller comme ses mod­èles : « Le pre­mier survet que je trou­vais, je pre­nais, idem pour les Nike ! »

Kozi accu­mule les sons, pioche dans les dis­ques de ses frères plus âgés. Les pre­mières années de 1990 met­tent évidem­ment en avant Pub­lic Enemy, Eric B. and Rakim ou LL Cool J, mais… « Je préférais Sugar Bear, Sweety G, Tuff Crew, UTFO… Toute la péri­ode Golden Era, y com­pris la phase «sam­ples de James Brown». Du coup, j’ai écouté pas mal de funk, Zapp, Mid­night Star, Kleer. Quand j’étais petit, dans les boums, je rame­nais des skeuds avec des mecs torses nus sur la pochette, je parais­sais un peu bizarre… »

« Comme d’autres de ma généra­tion, j’ai appris qui était Mal­colm X, Mar­cus Gar­vey, Angela Davies avec Pub­lic Enemy

De ces écoutes, Kozi garde en mémoire les sons si par­ti­c­uliers qui sont imprimés sur les vinyles, et sa mémoire ne lui fait jamais défaut. Le matos peu adapté de ses débuts lui per­met tout de même d’apprendre toutes les tech­niques du Djing. Kozi est un authen­tique autodidacte.

« J’étais fasciné par Too Tuff, le DJ de Tuff Crew, DJ Jazzy Jeff, et DJ Cash Money. Que des mecs de Philadel­phie… Un peu plus tard, j’ai com­mencé à apprécier EPMD, à par­tir de « So What You’re Sayin » ou « Ram­page », pour lesquels les scratchs sont juste dingues. »

Il y a eu quelques coups du sort : en 1990, il pousse la porte de Ticaret, célèbre bou­tique hip hop à Stal­in­grad : « Je me suis ramené avec mon pre­mier bac de vinyles, Moda m’a accueilli en m’envoyant un peu bouler quand je lui ai demandé si je pou­vais mixer dans la bou­tique, les samedi… » Quelques jours plus tard, Kozi s’obstine et ne lâche rien. Il tombe sur Dan, un autre dis­quaire, qui accepte cette fois sa propo­si­tion. Au début des années 1990, le lieu est un point de rendez-​vous pour les dig­gers et fans de hip hop pour les bas­kets et chaînes en or, quand les plus grands DJ ont leur sac de skeuds réservés… « Je m’en sor­tais plutôt pas mal, et Dan me lâchait par­fois un ou deux dis­ques… »

Très vite, à force d’observations, mais surtout d’écoutes atten­tives, Kozi sait qu’il doit se con­cen­trer sur les maxis, qui fer­ont de lui une véri­ta­ble tête chercheuse des bombes musi­cales. « Je crois que le déclenche­ment s’est pro­duit à la salle Hei­den­heim de Clichy, j’y pas­sais des après-​midi entières à écouter Dee Nasty, Cut Killer ou DJ Abdel… J’étais hyper fan du morceau «Don’t Scan­dal­ize Mind» de Sugar Bear. Il n’existait pas en CD, j’en avais marre de n’avoir que la moitié sur un bout de cas­sette… Mon pote Kezo l’avait eu, mais se l’était fait voler, et il n’avait pas fait long feu dans les bacs au moment de la sor­tie. Autant dire que si tu avais ce disque-​là, tu étais respecté, mais d’une force ! » Le morceau de 4 min­utes en tête, Kozi use ses Nike élimées sur le sol des dis­quaires, jusqu’à dénicher la perle rare. En plus de vingt années de dig­gin, Kozi a désor­mais accu­mulé une col­lec­tion impres­sion­nante, et son apparte­ment con­tient prob­a­ble­ment plus de vinyles au m2 que d’oxygène. Sa mémoire ne le trahit jamais, et il cite même son pre­mier vinyle, acheté en 1989 : « MC Duke et DJ Leader 1, un groupe anglais, ce qui est plutôt éton­nant de ma part… »

Pour nour­rir son appétit musi­cal, Kozi passe des après-​midi à Hei­den­heim, mais aussi au Chapelet (entre La Fourche et Place de Clichy, entrée à 15 francs), pour grap­piller quelques références : « Le milieu était rude entre les DJ. Si tu pas­sais der­rière la table pour essayer de voir le titre qui pas­sait, tu te rendais compte qu’il y avait un gros morceau de scotch sur le vinyle… La musique que tu pas­sais, c’était véri­ta­ble­ment toi, il fal­lait chercher tes sources et ta tech­nique. » Au Chapelet, il ren­con­tre DJ Noise, qui officiera quelques années plus tard avec 2Bal2Neg ou Mr R., et les deux hommes devi­en­nent amis.

Départ pour la cité phocéenne, mère de tous les mix

À 18 ans, en 1994, Kozi quitte la cap­i­tale pour une autre ville, elle aussi cap­i­tale du rap : Mar­seille. Il y décou­vre rapi­de­ment une autre scène, et, souhai­tant ren­con­trer d’autres DJs, entre en con­tact avec DJ Majestix. Ce dernier l’invite à venir faire une ses­sion (hors antenne) à Radio Grenouille où il ren­con­tre DJ Rebel et DJ Ralph. Très vite, et puisque le DJ s’entête, il se rap­proche de toute l’équipe qui anime alors les soirées de la légendaire sta­tion. « Quand je les ai enten­dus cuter pour la pre­mière fois, j’étais ouf… Très en avance sur des phases, ça m’a mis grave la pres­sion », se sou­vient Kozi. Plus tard, Soon l’accueillera sur Toulon, et tra­vaillera avec Kozi les pass pass, le beat jug­gling et le scratch. « Je scratchais que de la main droite, et, en bossant des phases comme le trans­form­ing que j’arrivais pas à faire à droite, ça m’a obligé à me servir de la main gauche, c’est comme ça que j’ai pu devenir ambidex­tre. »

C’est égale­ment lors de ce séjour pro­longé à Mar­seille que Kozi se rend à ses pre­mières soirées, devant ou der­rière la scène. Il joue au dôme de Mar­seille ou à l’Espace Julien, voit notam­ment la Fonky Fam­ily, Puis­sance Nord, et assure la pre­mière par­tie de Mel­low­man, le 9 décem­bre 1995. Dès lors, Kozi cherche avant tout à accu­muler les dates, et assure les pre­mières par­ties ou le rem­place­ment à la volée d’un DJ absent, perdu on ne sait où. Une cer­taine maîtrise de la sit­u­a­tion qui lui servira, des années plus tard. En 1996, il décide de ren­trer à Paris.

Entre-​temps, Kozi est rat­trapé par le ser­vice mil­i­taire. Il retrouve durant ses per­mis­sions ses amis d’enfance, notam­ment Kezo (aka Kezo Kill­black, de la Dai­land Crew), avec lequel il s’échangeait des K7 de Eric B. and Rakim. Tan­dis que ses grands frères s’éloignaient du hip hop, il avait trouvé un inter­locu­teur idéal, pas­sionné comme lui. « Il avait ren­con­tré Bams [rappeuse mem­bre de C2labal, sou­vent avec Ziko, Tony Fresh, Nysay, L’Skadrille] et, vu qu’il ne scratchait pas, il m’a dit qu’elle cher­chait un DJ. »

« On se retrouve tous les trois au foyer de Saint-​Gratien, elle cher­chait la phase «That’s Why I Com­pose These Verses» : on a réé­couté Ain’t The Devil Happy ? de Jeru… La semaine suiv­ante, nous étions au stu­dio Black Door pour enreg­istrer «Fais tourner». »

La chan­son se retrouve sur la com­pi­la­tion Hos­tile Hip Hop vol.2, et Kozi démarre un véri­ta­ble par­cours aux côtés de Bams, et fréquente rapi­de­ment les artistes qui entourent la jeune MC : Kut Effekt, Skeez, D-​namite ou Midas, mais aussi la Man Chu School. « On traî­nait que dans les trucs coupe-​gorge. »

C’est là que la scène parisi­enne a com­mencé. « Quand j’ai fait le pre­mier con­cert de Bams, je ne suis pas ren­tré de ma per­mis­sion ce soir-​là pour pou­voir le faire. » Kozi ne prend pas le risque pour rien : les MC se suc­cè­dent, le DJ reste. La Brigade, L’Skadrille, les 2Bal ou encore Mr.R chauf­fent la foule. « Le con­cert était mor­tel, sou­venir de ouf !». De là, il par­ticipe aux côtés de Bams aux Fes­ti­vals XXL Per­for­mances 1, 2, 3 et 4 à Bobigny où se pro­duisent entre autre les artistes tels que Mic Geron­imo, Chan­nel Live, Walkin’ Large.

En novem­bre 97, il jouera pour le con­cert privé de Mic Geron­imo qui « scratche sur [s]a PMX2 » (avec Wicked Pro­fayt et Noise, Cut Killer avec Mic). Il col­la­bore égale­ment avec Ad’Hoc-1 (Philo et Mah Jong) pour qui il assure les con­certs ainsi que les scratchs sur leur deux­ième album, Musiques du Monde. Il les pose égale­ment quelques mois plus tard sur « Anti­con­sti­tu­tion­nelle­ment » de Mr.R.

Passer de la musique, ce n’est pas seule­ment enchaîner les vinyles

De toutes ces expéri­ences en tant que DJ, qui cul­mineront avec des tournées aux côtés de Kohndo dès 2002, Kozi tire une dex­térité cer­taine der­rière les platines. Sans que cela ne le mène à la pro­duc­tion : « Je ne me pro­duis qu’aux platines », explique-​t-​il, « J’ai déjà fait quelques sons, j’ai prob­a­ble­ment le matos néces­saire, mais je n’ai pas eu le déclic. Les seules que j’ai faites, c’était sur les con­seils de DJ Lyrik. » Kozi ren­con­tre son col­lègue en 1997, alors que ce dernier mixe au Slow Club, à Paris, avec Noise. « J’allais beau­coup chez lui, on s’entraînait ensem­ble. Lui s’est rapi­de­ment mis à la prod. » Lorsque Lyrik et Daj­zoel­ski déci­dent de créer le label Cof­fee­BreakRecord, Kozi est de la par­tie (« On est tous de gros buveurs de café, alors… »).

Le fes­ti­val Can I Kick It ?, en 2012, à Annecy

Il s’agit main­tenant de gag­ner sa vie : si Kozi a pu expéri­menter (bénév­ole­ment) les pre­miers con­certs, il entend bien désor­mais sub­venir à ses besoins avec son tal­ent. C’est Ou-​mar, et son équipe Hard Level (Ou-​Mar, Noise et Ewone), qui met­tent la main sur Kozi, en 2006 : « Ou-​mar m’a pro­posé une col­lab­o­ra­tion, j’étais dans le délire turntab­list à fond. » Dans des soirées plus ori­en­tées club­bing, Kozi passe « Sound of da Police » et « Chief Rocka ». Un peu trop à son goût: « Je voulais passer autre chose que des clas­sics HH trop évi­dents, genre des morceaux moins con­nus mais tout aussi bien pour être joués en club… Je pense que c’est à ce moment-​là que les DJ ne voulaient plus pren­dre de risques, et étaient de plus en plus for­matés… »

Kozi nous sert du café, cherche dans sa col­lec­tion de vinyles ou son dossier de MP3, allume une clope, sort des fly­ers… C’est lorsqu’il nous lâche « «Je parle avec mes mains», comme Ter­mi­na­tor X [DJ de Pub­lic Enemy, NdR] » que vous réalisez les mou­ve­ments, inces­sants. Mais il parle beau­coup, aussi, et il devient ainsi dif­fi­cile de le croire lorsqu’il évoque ses pre­mières émis­sions avec DJ Fab et Dr Awer dans Under­ground Explorer, pour la radio Généra­tions, entre 2006 et 2012 : « Pen­dant les enreg­istrements, je fai­sais mon truc mais je ne par­lais pas beau­coup. Je suis pas un pro de la dis­cus­sion, surtout à la radio… »

Néan­moins, lorsque DJ Fab et Dr Awer le repèrent, ils n’hésitent pas et deman­dent à Kozi de rejoin­dre leur crew. Un fameux crew : Hip Hop Résis­tance, créé en 1999 par ces deux pas­sion­nés. « Je pou­vais met­tre mes con­nais­sances et mes com­pé­tences en pra­tique, sor­tir l’anecdote qui allait. Je préfère la cul­ture, faire le passeur. Je trouve que c’est impor­tant de par­ler de la musique, de son his­toire. Je suis un vrai pas­sionné de cette cul­ture, c’était idéal pour partager nos idées entre 3 geeks de hip hop ! »

Parmi les inter­views préférées de Kozi, il y a eu celle de DJ Scratch (EPMD) : Kozi l’interroge sur les con­di­tions d’enregistrement de « Ram­page », tiré de Busi­ness As Usual, avec une idée der­rière la tête : « Il paraît que vous veniez de par­tir en vacances, quand Erick Ser­mon et Par­rish Smith vous ont appelés «Mec, on a des scratchs, il faut que tu viennes poser à Long Island». Vous étiez furax, vous avez pris la phrase de Mar­ley Marl, extraite de «The Sym­phony » et vous avez fait le tout en une seule prise avant de repar­tir. C’est vrai ? » Scratch acqui­esce, et tout le stu­dio reste bouche bée.

Le flyer de l’émission Under­ground Explorer, inspiré de la série The Wire

Avec Under­ground Explorer, Kozi peut dif­fuser le hip hop qu’il aime : DITC, Lord Finesse, Buck­wild ou Show­biz & A.G….. Un léger sur­vol de la col­lec­tion de Kozi per­met de pren­dre un peu de hau­teur : le DJ entraîne son oreille très sou­vent. Et les réé­coute encore une fois, en enco­dant les albums, par la même occa­sion. Vu le fond d’écran généré par son ordi­na­teur avec les pochettes d’albums MP3, il s’est défini­tive­ment laissé séduire par le pra­tique des nou­velles tech­nolo­gies. « Dans la trap d’aujourd’hui, il y a des choses qui m’intéressent », souligne-​t-​il en citant U.O.E.N.O. de Rick Ross.

Depuis un an à présent, Kozi part régulière­ment en tournée avec Casey, pour tester « une autre ges­tion du rythme », sur scène. « Con­stru­ire un show ensem­ble, tout ça, ça déchire. Si t’as pas fait de con­cert, si t’as pas accom­pa­gné d’artistes, ton par­cours est faussé. » En con­cert, Kozi mixe désor­mais sur un Ser­ato, mais tou­jours sans mon­tage, en direct. « Avec Casey, j’ai ma séquence beat jug­gling, scratch… Je con­nais mes dis­ques, mon sujet. »

L’Asocial Club (Al, Prodige, Vîrus et Casey) ne s’y est pas trompé, et tous tra­vail­lent désor­mais ensem­ble, quand ils ne font pas une appari­tion au con­cert de Rocé, au Bat­a­clan. 8 min­utes de mis­an­thropie, et des platines lais­sées sur les jantes.

Portrait – Bang Bang, prière de rider

Un style musi­cal pop­u­laire court tou­jours le risque de tourner en rond dans un enc­los bien défini, avec la garantie que le pub­lic sera de retour en masse pour le prochain numéro. Et le rap n’y a pas coupé. Pour leur pre­mier album, Delir­ium, les deux com­pères de Bang Bang, M.I.T.C.H. et Émo­tion Lafolie, ont préféré entraîner le hip hop, le rock et l’électro dans leur ride de rêve…

Plus encore que la télévi­sion, les écrans réduits des smart­phones ont pop­u­lar­isé l’imagerie des gangstas cal­i­forniens, roulant paresseuse­ment sous les rayons du soleil bal­néaire en voiture sur sus­pen­sion, ou faisant la loi dans des clubs sous ten­sion. S’associant au rap dès Straight From Comp­ton, l’album de N.W.A. (Eazy-​E, Dr. Dre, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), la musique des rid­ers ne tardera pas à voy­ager jusqu’en France, où elle ren­con­tre un suc­cès à sa démesure. Comme ailleurs, 2Pac et Snoop Dogg ont leurs fidèles. Dans tout l’Est parisien, et par­ti­c­ulière­ment à Joinville-​le-​Pont (Val-​de-​Marne), les basses réson­nent un peu plus fort qu’ailleurs…

Dans les sil­lons creusés par Aelpéacha et Desty Cor­leone se for­ment deux crews nota­bles, Club Splifton et Réser­voir Dogues, qui par­ticipent à la dif­fu­sion de la ride. Émo­tion Lafolie, tig­nasse impres­sion­nante et tatouages innom­brables, se sou­vient de la façon dont il est entré en con­tact avec ce véri­ta­ble mode de vie après des débuts au sein du col­lec­tif ATK : « Une fois le freestyle avec ATK enreg­istré, en 1995, j’ai fait quelques con­certs et des pas­sages en radio avec un autre groupe dont je fai­sais par­tie, Les Maquis­ards. Mon frère, Sloa [aussi mem­bre d’ATK à l’époque, NdR], avait monté Réser­voir Dogues avec Nine-​O, Desty Cor­leone et Pimp Cynic. Ils ont sorti un album avec le Club Splifton, con­sti­tué autour d’Aelpéacha, et c’est à ce moment-​là que j’ai com­mencé à rider, avec les voitures améri­caines et tout le reste… »

M.I.T.C.H., l’autre Bang de Bang Bang, n’était pas très loin non plus : dans le même lycée Paul Valery qui a réuni quelques mem­bres d’ATK, il ne tarde pas à fréquenter Desty Cor­leone, mais aussi DJ Shone, DJ Feadz et DJ Soper, lequel « avait déjà créé son label de drum’n’ bass et de jun­gle à l’époque, et avait sa renom­mée ». À la sor­tie du lycée, Shone, Soper et M.I.T.C.H. se retrou­vent dans Dig­ithugz, dont le pre­mier maxi est remixé façon screwed’n’chopped par DJ Raze.

Mar­qué par des sonorités élec­tron­iques, le pre­mier album du groupe sonne drum’n’bass, et Rou­tine assas­sine se joue surtout en club. « Je n’ai jamais eu une approche trop hip hop, où tu écris des cahiers de textes. Je préfère poser au jour le jour, et me libérer en live. J’adore les Svinkels pour ça, leur folie pen­dant les con­certs », explique M.I.T.C.H.

Inter­ride

Après un séjour de quelques années aux États-​Unis, Emo­tion Lafolie revient en France aux débuts des années 2000 et décou­vre une toute nou­velle façon de faire de la musique : « Je récupère tout ce qu’il me faut, Atari, Expander, clavier, et je créé mon home stu­dio. Entre 2001 et 2006, j’ai pro­duit : j’achetais les vinyles par car­ton entier, je bal­ançais les sons sur MySpace, et j’ai com­mencé à voir que ma musique intéres­sait du monde. » Il retrouve en 2010 Tony Lunettes (aka Test), Waslo (Sloa) et Riski Metek­son dans Noir Fluo, qui pour­voit rapi­de­ment une mix­tape, La ride (200 exem­plaires en physique, col­lec­tor), propul­sée dans la cap­i­tale avec un hommage.

À force de se retrou­ver au cours des rides, M.I.T.C.H. et Emo­tion Lafolie prof­i­tent de leur mobil­ité pour enreg­istrer un max­i­mum : cartes son, valises, ordi­na­teurs et micros les suiv­ent dans leurs périples. « On a enreg­istré une ving­taine de morceaux un peu partout, on ride : on boit, on fume et on chante… » com­mence Lafolie, « …on a com­mencé pen­dant l’été 2012, avec un ticket Inter­rail pour rider dans toute la France », ter­mine M.I.T.C.H..

Certes, le duo recon­naît pou­voir aisé­ment enchaîner nuit de débauches et pas­sage en stu­dio, mais pas ques­tion de badiner avec les instrus : les 15 prods de Delir­ium provi­en­nent des États-​Unis, du Por­tu­gal, des stu­dios de DJ Raze ou de Nist… Et d’un peu partout où Bang Bang a laissé sa trace en con­cert. Le mas­ter­ing de Freeze DBH, du Booty Call Crew, apporte aux enreg­istrements sec­oués une cohé­sion inat­ten­due, et le cock­tail se boit jusqu’au bout de la ride.

« On laisse la musique jouer sur nous »

« Il y a beau­coup de feel­ing dans nos textes et notre façon de chanter », explique Emo­tion Lafolie, « mais cela sup­pose des heures et des heures passées à choisir les instrus » : cela s’entend, dès la pre­mière écoute. « Le verre et le cou­vert » con­voque une gui­tare élec­tro, « Delir­ium » quelques notes de piano, quand « Je suis » n’hésite pas à se per­dre dans une voix d’enfant, ou peut-​être bien d’adulte, mod­i­fiée, avec tous ces élé­ments tou­jours liés aux chants écorchés ou énervés de M.I.T.C.H. et Emotion.

Si leur pre­mier titre, « Je suis », util­i­sait pour base un instru de Dom Kennedy, Bang Bang a su con­server à dis­tance des références (Wacka Flocka avec lequel les deux ont tourné un clip, Gucci Mane, Lil Wayne, Juicy J, 3 – 6 Mafia) qui auraient pu trans­former Delir­ium en une mix­tape gangsta rap comme tant d’autres. L’ambiance est claire­ment celle de la ride, mais les textes de Bang Bang oscil­lent entre l’attitude (comme celle de N.W.A., dans « Mil­lion Dol­lar Baby ») et une sorte de mélan­colie face à l’altitude prise en planant (« Ride de Rêve », « Petits Yeux »), le tout sur des sonorités peu entendues.

Le duo s’autorise même l’autotune, par­ti­c­ulière­ment bien inté­gré aux prods élec­tron­iques : « J’ai décou­vert ça avec le genre de musiques passées dans les salons de coif­fure indi­ens, j’aimais bien la sonorité par­ti­c­ulière des voix », explique M.I.T.C.H.. Dans les morceaux, les voix sous auto­tune devi­en­nent autant de nou­veaux instru­ments qui appor­tent leur lot d’harmonies et de rup­tures. Celui qui assume le cou­plet peut à tout moment être rejoint par cet alter ego qui lui fait écho.

C’est en con­cert que la musique de Bang Bang se révèle entière­ment : « Quand on va en club, on emmène tou­jours une clé USB, pour chanter quelques morceaux si l’occasion de présente », explique Emo­tion. Au Work­shop, à la Block Party du 21 juin à Bercy ou dans un club prop­ice au Delir­ium, Bang Bang n’attend qu’un sig­nal de la foule pour répan­dre la musique comme une traînée de poudre. « Nos morceaux sont plutôt scéniques, ils nous faut des trucs accrocheurs », assure la moitié de Bang Bang. « Quand on fait «Bas­kets neuves» en live, le «tac tac tac tac tac» fonc­tionne bien : tu sens d’un coup des vibra­tions sur scène, parce que tout le pub­lic tape du pied dans la salle. »

Sur les bras des gangstas s’affiche « Fuck the World What the Fuck », anti­enne du ghetto et d’un cer­tain état d’esprit qui guidera les pro­jets futurs de Bang Bang, en l’absence de plan de car­rière. Les bras, quant à eux, tien­dront encore longtemps les micros, les guidons des vélos de rid­ers, rouleront les joints ou les instrus pour un Delir­ium partagé.

Portrait – Blitz the Ambassador : il a un rêve

Un entretien publié en mars 2014 dans Coup d’Oreille.


Il serait facile de présen­ter Blitz comme un exilé : facile mais un peu réduc­teur. Certes, il quitte son Ghana natal en 2001, pour New York et le rêve améri­cain que le hip hop lui a susurré à l’oreille. Mais il reste un ambas­sadeur, per­pétuelle­ment en tran­sit sans jamais être parti. Avec un mes­sage, oui, même à l’heure où ce mot effraie.

Il y a d’abord chez Blitz the Ambas­sador une pas­sion pour les arts visuels, le dessin, l’usage de la couleur, la pré­ci­sion du trait… Cela lui sera utile pour les pochettes d’albums, sans aucun doute, mais avant tout pour dévelop­per un solide sens de l’observation. Qui va de pair avec la musique : « Fin 1980, début 1990, j’ai entendu pour la pre­mière fois du hip hop grâce à mon grand frère : Big Daddy Kane, KRS-​One, Chuck D, Pub­lic Enemy, A Tribe Called Quest, Jun­gle Broth­ers, Queen Lat­i­fah, Monie Love, MC Lyte… Je dessi­nais beau­coup, en com­pag­nie des rappeurs, j’apprenais leurs textes en les écoutant. »

Dans l’énumération de Blitz, on retrouve un dénom­i­na­teur com­mun : ces rappeurs «old school», s’ils se sont dis­tin­gués par d’une image rude, par­fois vio­lente, du rappeur (« Pub­lic Enemy No 1 », par exem­ple), ont surtout développé un « mes­sage » authen­tique. Autrement dit, la retran­scrip­tion sans fard d’un quo­ti­dien rugueux, si ce n’est hideux, pour eux et pour leurs pairs. Ce quo­ti­dien était essen­tielle­ment améri­cain, mais s’effaçait occa­sion­nelle­ment pour faire place à un mes­sage afro­cen­triste (de manière plus évi­dente chez les Jun­gle Brothers).

Lorsque celui qui n’était pas encore Blitz the Ambas­sador débar­que à New York, en 2001, pour pour­suivre ses études, l’atterrissage est quelque peu bru­tal : « Ce que je croy­ais savoir sur l’Amérique n’était pas vrai : le métro sen­tait mau­vais, il y avait beau­coup de gens sans abri… Quand on vient d’Afrique, on a juste vu des films et on croit que tout est par­fait. » Alors, sans le savoir, le futur ambas­sadeur, qui écrit déjà ses textes, a trouvé sa voca­tion. « Le rêve améri­cain, je le cher­chais à l’époque, c’est ce que j’avais en tête. Il a évolué en Afropoli­tan Dream », reconnaît-​il.

Afropoli­tan Dreams, c’est aussi le titre du troisième album du musi­cien, après Stereo­type (2009) et Native Sun (2011). Un album impor­tant, pour Blitz, précédé l’EP The Warm Up, qui annonçait la couleur : sur des rythmes qui emprun­tent aussi bien l’afrobeat, qu’au funk ou à la samba, le rappeur déroule un débit sans relâche. Mais la tech­nique n’est pas son seul atout : à cha­cune de ses escales autour du monde, dans sa ville natale d’Accra ou à São Paulo, Blitz tente se rap­procher de l’esprit du pays tra­versé. Le dou­ble clip, pour les titres All « Around The World » et « Respect Mine », est par­ti­c­ulière­ment révéla­teur de ce véri­ta­ble engage­ment : une par­tie a été tournée au Brésil, peu avant la Coupe du Monde de Foot­ball, alors que la pop­u­la­tion man­i­fes­tait sa colère et son dégoût face aux dépenses faramineuses du gou­verne­ment pour l’événement sportif.

C’est aussi en live que le rappeur révèle toute l’énergie et la soif de décou­verte qui motive ses com­po­si­tions : cuiv­res, gui­tare, basse, bat­terie, la joyeuse troupe emporte la foule de Paris à Kin­shasa, dans un voy­age sans bil­let. « J’aime m’accompagner de beau­coup de musi­ciens, car je crois que cha­cun apporte sa pro­pre iden­tité. Si je suis au Brésil, par exem­ple, je veux un per­cus­sion­niste brésilien, ou un trompet­tiste. Ils vont apporter un rythme samba que je n’ai pas for­cé­ment, dans mon équipe ou moi-​même. Ils me ren­dent meilleur musi­cien, d’une cer­taine manière », explique Blitz.

Comme pour pour­suivre le partage, Blitz a invité de nom­breux artistes à venir partager le mic avec lui : presque tous les fea­tur­ings du dernier album se jus­ti­fient, après écoute. Seun Kuti, Amma What, Nneka, Angelique Kidjo, Oxmo Puc­cino et quelques autres vien­nent rejoin­dre l’ambassadeur en tran­sit : « L’album est une his­toire, et je souhaitais avoir les bons per­son­nages pour celle-​ci. » C’est aussi avec ces fig­ures ajoutées à son album que Blitz crée son orig­i­nal­ité, en invi­tant ces « corps étrangers » dans sa musique. Lui-​même se sait « African in New York », d’après un de ses titres : « Je ne serai jamais un Améri­cain à 100 %, je le sais. Mais je crois que c’est une bonne chose, parce qu’une grande par­tie des Améri­cains n’a jamais cessé d’être des immi­grés. Ils emmè­nent leur cul­ture avec eux, c’est ce qui fait tourner New York. Les immi­grés devraient célébrer cette dif­férence, et ne pas essayer avec tant d’ardeur d’oublier d’où ils vien­nent. »

En somme, par ses com­po­si­tions, Blitz célèbre une réal­ité qui devien­dra sans aucun doute plané­taire au cours des prochaines années : des indi­vidus non plus défi­nis par leur nation­al­ité, mais plutôt par leur cul­ture. « Ce que j’ai immé­di­ate­ment aimé à New York, c’est que des gens des qua­tre coins du monde vivent les uns à côté des autres », se souvient-​il. De même, c’est ce hip hop, mon­dial, qui l’intéresse le plus : « Le hip hop le plus intéres­sant ne vient plus des USA, les his­toires qu’il raconte ont été vues et revues. Quand on écoute Kendrick Lamar, l’histoire est la même que celle de Boys N the Hood, celles de South Cen­tral LA, de Snoop… Bien sûr, il l’exprime de façon mod­erne, mais c’est la même his­toire, et l’auditeur a ses attentes. »

À l’inverse, les his­toires de son pays restées mécon­nues, Blitz les emmène avec lui en tournée mon­di­ale, con­scient de ce qu’il peut faire pour cette terre : « C’est une sorte de mis­sion pour moi, je trouve très impor­tant de rester en con­tact avec l’Afrique. Ce n’est pas évi­dent de jouer là-​bas, à cause de la poli­tique, de l’organisation, de l’argent… Mais je fais tou­jours mon pos­si­ble, car le mes­sage que je véhicule est en pre­mier lieu pour l’Afrique. Le Ghana me suit beau­coup, en retour », explique-​t-​il. Mal­gré son statut d’ambassadeur tou­jours en vadrouille, le décalage, chez Blitz, n’est pas que horaire.

Interview – Demi Portion : « Je suis auditeur avant d’être rappeur »

Un nouvel entretien réalisé à l’occasion du passage d’un artiste à Bobigny, au Canal 93. Demi Portion était la gentillesse incarnée, très calme et posé, particulièrement avenant. Dans le rap depuis les années 1990 – il pose sur une compilation de Fabe en 2001 – il connaissait en 2014 de beaux succès d’estime, et s’est depuis fait une place honorable dans le rap français. Je ne peux que lui souhaiter plus de réussite dans ses projets.


Demi Portion au Festival Terre(s) Hip Hop 2014 – Canal 93

Aperçu pour la pre­mière fois dans le classe­ment des meilleures ventes iTunes, le vis­age de Demi Por­tion est rapi­de­ment devenu fam­i­lier, à mesure que son album Les His­toires tour­nait en boucle. De pas­sage à Bobigny pour Terre(s) Hip Hop 2014, le rappeur de Sète et son com­père des Grandes Gueules, Sprinter, est revenu sur son parcours.

L’une des pre­mières choses qui frap­pent lorsqu’on fait des recherches sur Demi Por­tion sur Inter­net, c’est le nom­bre de clips que tu as fait. Avez-​vous un goût par­ti­c­ulier pour l’exercice ?

À Sète, per­sonne n’a de 7D sous la main, nous avons donc vite fait nos pro­pres clips, dès 2006 avec « Passe le relais » et surtout 2008, avec « Ça sert à quoi ? ». Depuis le début, j’enchaîne les mon­tages avec des logi­ciels comme Magix Video Deluxe, fait sur Win­dows. Depuis deux, trois clips je suis passé sur Final Cut. Quand je réalise aussi, Karim (Sprinter) me filme, et je m’occupe du mon­tage : on sort, on descend, on roule en voiture, on s’arrête, bam, on filme. Et on remonte, sim­ple. Pour le moment, sur les clips qu’on a faits, on n’a pas encore fait de script, de scé­nario. Je demande aussi à des réal­isa­teurs, pour « Le Smile », « Comme un rash » et « Petit bon­homme » (LE LABO (Mohamed Morfine), Per­pig­nan), « On en revient au même » et « 100 per­son­nes » ((Jean-​Baptiste Durand) : ils ont leur équipe et ils font leur montage…

Avez-​vous déjà réal­isé, en dehors des clips ?

J’ai fait mon pre­mier court-​métrage il y a deux ans avec des petits de chez moi. Une MJC était venue nous voir, on devait faire 6 min­utes pour un con­cours. Nous avions 4 jours pour le faire. Il y avait qua­tre per­son­nages, et j’ai ramené un gars en stu­dio pour qu’il fasse la voix off. Puis nous l’avons présenté à Paris, le jury c’était Kour­tra­jmé, je crois. Les trois gag­nants allaient au fes­ti­val de Cannes, et nous sommes arrivés 3e. Pen­dant 4 jours, on a pu se poser dans la salle de théâtre, à Cannes… C’était un truc à l’arrache, mais j’ai pas honte de le mon­trer. Dernière­ment, nous en avons fait un autre de 15 min­utes. On l’a encore fait à la dernière minute, comme d’habitude… Mais cette fois, on le présente à Cannes dans la caté­gorie Courts Métrages de la Quin­zaine des Réal­isa­teurs, je crois. C’est le niveau au-​dessus.

On vous entend sur Bon­jour la France, la com­pi­la­tion de Fabe, en 2001. Com­ment l’avez-vous rencontré ?

J’ai ren­con­tré Fabe en 1998, ou 1999… Je suiv­ais un ate­lier rap à Sète, et il y avait un con­cert trem­plin en plein air, au port, avec la pos­si­bil­ité d’enregistrer en stu­dio. T’imagines, j’avais jamais vu un mic… Fabe était venu pour assis­ter à ce trem­plin, sauf que lors de mon pas­sage, il y a une tem­pête. Et tout com­mence à tomber, le con­cert annulé, j’étais dégoûté… Il est venu me voir, et il m’a invité chez lui, à Paris. À l’époque, c’était une galère pour aller à Paris. Il m’a offert le bil­let, il a demandé à ma mère ma carte d’identité. Pen­dant un mois, j’ai pu rester chez lui. Par la suite, à chaque vacances, il m’appelait pour que je vienne chez lui. C’était un peu devenu un grand frère, on peut dire ça… Sa femme, à l’époque, c’était China [Moses]. Chez lui, c’était pas mal musique, évidem­ment : il y avait DJ Pone qui pas­sait, Cut Killer, les platines, les émis­sions, Jamel Debouzze, H, Seär Lui-​Même… Vu qu’il était chez Sony à l’époque, et BMG, il était tou­jours à Bar­bès, à Mar­cadet, et j’y allais avec lui, il me fai­sait décou­vrir. Je suis de 1983, j’ai 30 ans, c’était 1998, j’avais 15 ans. J’ai posé sur Bon­jour la France à ce moment-​là, j’ai assisté à tout l’enregistrement de La Rage de Dire, chez lui. C’est un peu là que j’ai décou­vert qu’on pou­vait enreg­istrer chez soi, et pas for­cé­ment aller en stu­dio. Il avait une MPC mul­ti­p­istes, quelque chose comme ça, il posait et hop. J’échange quelques mots avec lui, sou­vent… Abdallah.

Quand avez-​vous fait vos pre­mières scènes ?

Je kick­ais à chaque fois à la fin des con­certs, on habitait à 100 mètres de la salle. Nous y allions l’après-midi, on allait voir les artistes avec Sprinter : « On fait du rap, tu nous fais mon­ter ce soir ? » On était tou­jours assis devant les retours et on attendait que les rappeurs nous fassent signe. On avait tou­jours le même cou­plet : j’avais 13, 14 ans et un seul texte. J’arrivais à lâcher le micro, à faire une coupole, c’est le rap tu vois… En 1998, Fabe fai­sait les con­certs pour Détourne­ment de son, et après il y a eu Assas­sin, Kabal, 2Bal2Neg, La Fonky Fam­ily, Manu Key, Rocca, Invin­ci­ble Armada… Ils sont tous venus à Sète.

Vous rappez donc depuis longtemps tous les deux, avec Sprinter ?

Karim et moi, nous sommes du même quartier, et des amis d’enfance. Nous étions toutes une bande. Avec Sprinter, en plus, nous suiv­ions les mêmes ate­liers d’écriture, ani­més par Adil El Kabir, qui rap­pait avec Al de Dijon, qui appa­raît notam­ment sur Opéra­tion Freestyle de Cut Killer, et Adil de Sète. Ils avaient sorti un maxi. Grâce à lui, on a eu tous ces artistes qui sont venus, et qui géraient l’atelier d’écriture. Avec Sprinter, nous avons ensuite créé le groupe les Grandes Gueules au moment de la mix­tape de DJ Ol’Tenzano, Xtra Large, la K7, juste après Bon­jour la France. On avait posé un son, moi et Karim, et c’est de là qu’on a com­mencé à enreg­istrer ensem­ble, autour de 1999 – 2000.

En quoi con­sis­taient les ateliers ?

Les ate­liers se déroulaient dans une salle de quartier, qui s’appelle La Passerelle. C’était tous les mer­credi après-​midi, 30 francs l’année. Comme les con­certs d’ailleurs, il y avait trois groupes qui pas­saient. Ceux qui fai­saient les ate­liers pou­vaient venir aux con­certs sans repayer. De temps en temps, un groupe pou­vait chanter avec Rocca, et le suiv­ant devait atten­dre trois mois. Il y avait une sorte d’ordre de pas­sage : ceux qui avaient deux morceaux au point, ils pou­vaient faire la pre­mière par­tie, et c’était grâce à cette moti­va­tion qu’on allait aux ate­liers, avec un suivi en plus. Direct, on fai­sait de la scène, et on kif­fait ça. Aujourd’hui, La Passerelle est une scène nationale, mais il n’y a plus les mêmes investisse­ments. Depuis 4 ans, il n’y a plus de con­certs hip hop. Enfin, ils nous ont accep­tés pour une date, on va voir.

Pour­tant, vous ani­mez les ate­liers, à présent…

Adil a arrêté le rap en 2003, il est passé avec Al au Fair et au Print­emps de Bourges (2002), mais il a stoppé. D’autres rappeurs avaient fait de même, Kesto, Fabe… J’ai repris les ate­liers à ce moment-​là. On avait sorti deux ou trois mix­tapes, un maxi, et les jeunes du quartier con­nais­saient Demi-​Portion, les Grandes Gueules… Lâcher le truc, ça fai­sait bâtard. Depuis 2003, on est là tous les mercredi.

Il y a du monde ?

Les rappeurs vien­nent quand ils le veu­lent. Il faut bosser chez soi, à côté, pour suivre. Vinz, Mehdi, Abdal­lah… On en a vu passer. Nous faisons des mas­ter­class main­tenant, même s’il n’y a plus le suivi de l’époque. Avant, les ate­liers s’organisaient du lundi ou ven­dredi, avec le con­cert le samedi. Main­tenant, il n’y a plus que les ate­liers. Mais nous ramenons quand même des artistes que les jeunes aiment, pour qu’ils puis­sent poser avec eux, comme Guizmo, Mysa, Mok­less, Kacem Wapalek, Yous­soupha… Il y a aussi Némir, de Per­pig­nan, qui rappe avec moi dans les ate­liers depuis 1995 – 1996. Je le con­nais depuis Les 7 pêchés cap­i­taux, son groupe. Nous, c’était les Demi-​Portions, on se retrou­vait dans les scènes, la Fête de la musique, à Car­cas­sonne, Per­pig­nan ou Sète.

En dehors des con­certs et des ate­liers, où et com­ment écoutiez-​vous du rap ?

Le rap, c’était le mag­a­zine L’Affiche, et puis c’est tout. À l’époque, c’est DJ Saxe, le DJ de Adil, qui nous fai­sait écouter des vinyles, nous bal­ançait des K7, et même un mini­disc, une fois. Après, il y a eu Naspter, AOL. J’ai eu ma con­nex­ion AOL, j’ai attendu un ou deux jours avant de télécharger un son, et puis après c’était parti. Kazaa, aussi. Un ordi­na­teur, deux baf­fles, un micro, c’était parti. Je met­tais le micro, je posais, j’étais con­tent. J’avais tapé « Dr Dre, ins­tu­men­tal », j’avais tout, j’étais fou. Nas, l’instrumental… C’est aussi ça qui nous a fait devenir des passionnés.

Sprinter : Avant Inter­net, si on pas­sait chez moi écouter une cas­sette d’instru, c’était un truc de malades. On aurait pu refroidir un gars qui aurait essayer de nous la choper, c’était pré­cieux pour nous. La cas­sette durait une heure, une heure et demie, elle nous fai­sait un tra­jet, après auto-​reverse. On l’analysait vrai­ment, elle avait une saveur. Ceux qui avaient un mini­disc, c’était des fous pour nous.

C’est avec les Grandes Gueules que vous avez sorti votre pre­mier maxi ?

Adil nous avait donné ce nom-​là, parce qu’on était des beaux par­leurs. On a sorti notre pre­mier maxi, Loin de la fer­mer, qui col­lait avec le titre du groupe. Et on a invité Le Bavar de La Rumeur. On avait des petits flows de jeunes, mais on kif­fait la Rumeur. C’était un trois titres en vinyle, pour être crédi­ble. On avait pressé 1000 vinyles à l’époque, pour les déposer dans des shops parisiens, chez TMax ou Urban… On nous en a pris 5 dans chaque bou­tique, et nous nous sommes retrou­vés avec 990 vinyles sur les bras… Ensuite, on a pu mon­ter la bou­tique sur Inter­net, et réaliser à Sète, en par­al­lèle, le pre­mier clip, « Mon Dico ». Et hop, ça a tourné. Ensuite, on a fait Que d’la haine 3, deux ou trois mix­tapes, Explicit Lyrics, avant la créa­tion du MySpace et du site depuis 2008.

L’arrivée d’Internet a aussi per­mis de ven­dre la musique plus facilement ?

Inter­net, c’est la base pour se faire con­naître. Mais il faut aussi élargir le réseau. Il représente une source de revenus, bien sûr, mais qui fluctue beau­coup. Si les gens ne regar­dent plus le clip, ça descend vite. En 2011, on a sorti Arti­san du Bic, le pre­mier album. Ensuite, ce n’était que des EP, des titres qu’il y avait sur YouTube qu’on a rassem­blés : Petit Bon­homme8 titres et 12Sous le choc, on les a enchaînés. Main­tenant, ils sont sur iTunes, et être devant Kaaris ou Drake, pen­dant quelques jours, voir me tête sur iTunes, quand tu habites à Sète, ça fait plaisir. Merci à tout ceux qui sou­ti­en­nent, vrai­ment. En fait, je trouve qu’il faut plutôt faire atten­tion à là où on met l’argent. Pour faire un clip, on te dit qu’il faut 2500 €, mais jamais je ne met­trai 2500 € dans un clip. Le max­i­mum, c’était pour « 100 per­sonne », tourné par Jean-​Baptiste Durain, de Mont­pel­lier, je lui ai donné 500 balles pour la loca­tion, acheter des pâtes, des tentes, accueil­lir les gens… Cha­cun mérite salaire, évidem­ment, mais je ne vois pas pourquoi se payer les dernières chaus­sures, ou fringues pour un clip, sachant qu’on ne s’habille pas comme ça dans la vie. Autant rester sim­ple, his­toire de pas avoir de regrets. Je me con­tente de la musique, je paye mon loyer, je rem­plis le frigo, paye la Wii du petit.

Com­ment procédez-​vous pour les enregistrements ?

On enreg­istre tout chez moi, avec le mix­age. Le mas­ter­ing est assuré un pote, One Drop Beats, qui me fait aussi des instrus. Le son est dif­férent, cela s’entend tout de suite. Je lui envoie les voix et les instrus séparés, il me les ren­voie par WeTrans­fer. Il m’envoyait jusqu’à 4 pistes par jour, en un mois le tout était fini. Pour la dis­tri­b­u­tion, Musi­cast est venu nous voir, on leur a donné le pro­duit fini, sans payer de stu­dio. Tout ce qui est numérique, c’est Believe.

Les con­certs gar­dent donc une place importante ?

Nous en avons d’abord faits autour de chez nous, dans des coins comme Toulon. Et puis on nous appelle un peu plus haut, avant même de sor­tir un album. Aujourd’hui, on arrive à faire 50 dates par an, ce qui est pra­tique­ment le max­i­mum à notre échelle. On a fait Genève, Lau­sanne, Yverdon-​les-​Bains, pas mal de dates… On va aller à Liège, Brux­elles, et Mon­tréal cet été… On a même fait l’Original Hip Hop Ses­sion, à New York. Il fal­lait payer le bil­let mais on n’a pas hésité. C’était mag­nifique, j’y suis retourné une deux­ième fois. A pri­ori, j’étais un peu réti­cent. Mais là-​haut, j’ai tout aimé. Ils ont vingt ans d’avance : rien qu’au con­cert de hip hop, il y avait un rab­bin, un barbu, ils rap­paient les textes de Group Home… Il fau­dra encore un peu de temps pour voir ça en France.

Vous citez Afrikaa Bam­baataa dans « Rêve de gosse », sur Arti­san du Bic : tenez-​vous à son mes­sage d’unité ?

J’essaye. C’est l’éducation que m’a don­née ma mère. Nous sommes dans un milieu ou on essaye d’avancer en restant soi-​même. Quand j’ai com­mencé à faire du rap, j’ai appris pourquoi les renois s’étaient mis à faire cette musique, ce qu’ils dis­aient, la dis­crim­i­na­tion, pourquoi ils ont pris une cuil­lère et se sont mis à faire un beat, pourquoi la pla­tine est arrivée… Le rap est devenu ce qu’il est devenu, moi je l’ai connu comme ça, et je le représente à ma manière, sans volonté d’être un porte-​parole ou quelque chose comme ça… On peut faire du rap con­scient, on peut faire du rap incon­scient, on peut être fou, on peut être rigolo, on peut don­ner « Le Smile », à « 100 per­sonne »… Pour moi il y a de tout comme rap. À Sète, j’ai accueilli Hocus Pocus, 20Syl, Fabe, Prodige Namor de Mar­seille… Aujourd’hui, C2C, c’est du rap. J’écoute de tout, je suis audi­teur avant d’être rappeur.

Vous citez égale­ment des titres de livres dans votre rap…

Le pre­mier bouquin qu’on m’a donné, c’était Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, c’est Hamé de La Rumeur qui me l’a donné quand j’avais 16 ans, en me dis­ant « Tu lis ça, sinon tu rappes pas ». Mal­colm X, je l’ai décou­vert en film, par la suite. Aimé Césaire aussi, mais je ne pour­rais pas vrai­ment en par­ler. Moi, c’était plus parce que je m’interrogeais.

Vous com­posez vous-​mêmes cer­tains de vos instrus, depuis quand ?

À l’époque MySpace, il était quand même rare de trou­ver des instrus. Je voulais poser plus, en fait. J’ai com­mencé à en faire dès l’époque des On ne peut pas plaire à tout le monde (2006). Depuis, je com­pose tou­jours sur Fruity­Loops. Je trouve le sam­ple sim­ple­ment, sur Spo­tify, j’utilise WebLab pour le découper, j’ajoute le BPM et je pose. Je trouve tou­jours le sam­ple d’abord. Ensuite, si l’instru m’inspire, pour celles que je fais, je pose directe­ment dessus. Pour les beats que je reçois, j’écris telle­ment que j’adapte les paroles, la plu­part du temps. Et je ne m’acharne pas que sur la prod, je peux écrire sur d’autres instrus et adapter ensuite. Sur ordi, ou sur iPhone, surtout main­tenant que les notes se syn­chro­nisent… J’aime beau­coup écrire. J’ai fait un fea­tur­ing avec Oxmo Puc­cino, « Une chaise pour deux », c’est un véri­ta­ble défi. Quand je suis sur un titre solo, je me fais surtout plaisir.

Et pour le sam­ple, avez-​vous des tech­niques particulières ?

C’est surtout la mélodie qui fait le sam­ple, pour moi : une flûte, une gui­tare, un piano, remon­tée ou descente… Je ne tape pas trop dans le jazz ou la soul, pour le moment. Plutôt des sonorités très « pro­duit du ter­roir », ori­en­tales, turques, indi­ennes, brésiliennes…

Quelle rela­tion avez-​vous dévelop­pée avec Sète ?

Je suis né à Sète, ma mère et mon père sont Maro­cains, arrivés en 1982, et je suis né un an plus tard. C’est une ville d’immigrés, avec beau­coup d’Italiens, qui sont tous arrivés pour tra­vailler. Mon père était arti­san pein­tre, je l’ai vu tra­vailler, mon­ter sa boîte, faire tra­vailler des gars… Nos par­ents ont tou­jours été sages, ils avaient un tra­vail et peur de recevoir une let­tre de la police chez eux… On habitait dans un HLM, tran­quille, avec vue sur la mer, je n’ai jamais man­qué de rien. On a vite eu nos habi­tudes de quartier, la rou­tine… En 1999, j’étais en troisième, j’ai un peu lâché les études, décou­vert le joint et le rap. L’école, même si je m’appliquais, je n’y arrivais pas, ça ne m’intéressait pas. Ma mère me pous­sait, mais ce n’était pas fait pour moi.

Observez-​vous les mêmes dif­férences de traite­ment aujourd’hui qu’à l’époque, pour les immi­grés et fils d’immigrés ?

En toute fran­chise, il y a tou­jours des prob­lèmes. On nous explique par exem­ple que le rap nous ghet­toïse, mais c’est faux : avoir au moins un spec­ta­cle, un con­cert, un peu de cul­ture, c’est pri­mor­dial. À Sète, ils ont les moyens : il y a un gros théâtre, ça bouge, beau­coup de choses qui se passent. Ils nous suiv­ent aussi niveau hip hop, on a fait le plus gros fes­ti­val à Sète, mais il faut tou­jours s’adapter aux sit­u­a­tions. Mais ce qui vient du quartier, ça nous appar­tient tou­jours quand même : si on ne peut plus faire de con­cert à la Passerelle, on ira au Bloc 83, et il y aura autant de monde.

La prochaine étape, c’est Dragon Rash ?

Au début, c’était un EP, et ça s’est trans­formé en album. J’ai 12 ou 13 titres. Au départ, je n’ai fait que « Dragon Rash », que j’ai bal­ancé direct sur Inter­net. Ensuite, un pote, Tekilla, l’a écouté et m’a fait la pochette. Du coup, je me suis dit « Pas mal ». J’avais des sons plus énervés, qui ne sont pas sur Les His­toires, qui était plus doux. Ils sont plus rentre-​dedans, notam­ment au niveau de la rapid­ité des instrus. Je les ai con­servés, sachant que Les His­toires était un album assez posé. J’ai des titres avec Jeff Le Nerf, avec Nneka, L’Animalerie, le remix de « Mon Dico »… J’ai rajouté 4 ou 5 nou­veaux titres, ça m’en a donné une douzaine. J’ai pris des instrus à moi, avec le même délire pour les samples.

Entre­tien réal­isé le 28 février 2014, à Bobigny.