Si je me souviens bien, cette interview de Sitou Koudadjé fut une des premières pour Coup d’Oreille, publiée en juin 2013. Une formidable rencontre, qui m’avait permis de découvrir Cheikh Anta Diop et Allain Leprest. Souvent, les entretiens avec des artistes me permettaient de rattraper mes propres lacunes en connaissances musicales – et en hip hop, principalement, que j’ai découvert sur le tard.
Le premier album de Sitou Koudadjé pourrait s’aborder par l’angle de son financement, participatif via Ulule. Logiquement mené à son terme, celui-ci a donné lieu à une production personnelle, voyageant de l’ère du crétacé aux airs de la chanson française des années passées. Entretien à froid, dans les Frigos de Paris.
Un mois ou presque après la sortie de 21 grams, Sitou Koudadjé affiche une légitime fierté en tendant ce dernier. Au sud de Paris, L’Orient rêvé fleurit encore sur les cabines téléphoniques, distillant son aura impériale. Peint par Jean-Louis Gérôme sous Napoléon III, en plein délire orientaliste, la peinture rend malgré tout la tranquille fougue du «bachi-bouzouk, comme celui du capitaine Haddock, un de ces mercenaires de l’Empire ottoman». «Redoutables, mais super indisciplinés» : la caravane passe, des Buffalo Soldiers aux types des cités.
Là-bas ou ailleurs, Sitou Koudadjé tente le rap comme un défi au XXIeme siècle naissant. En chemin, il use un peu ses semelles avec deux crews : R.A.O, pour commencer, puis Dangereux Dinosaures pour aligner les freestyles et tracks éparses. La mixtape Things We Done fournit quelques aperçus des heures passées ensemble : «Chacun écrit ses textes et en est le garant.» Avec Lasmo et Koffi Anani, Sitou Koudadjé lance La vérité surine il y a une dizaine d’années. Le morceau en impose, utilise une instru orchestrale qui renforce forcément son propos.
«C’est après l’oseille qu’on court on m’a dit attends ton tour/mais la vie est trop courte, comme les bites de ceux qui m’abritent/d’après eux c’est des préaux/mais au prix auquel il paieront/jleur conseille dprier le Très-Haut»
Déjà, le style est tranchant, impitoyable : si Koudadjé commence le rap sur un coup de tête, l’écriture occupe la sienne depuis longtemps. Une activité à laquelle s’est mêlé un substrat de souvenirs, rapportés d’un retour rude et inattendu au Togo parental, via un internat au Bénin. Là, il découvre Fanon, Césaire, Senghor ou Orwell. Le blues noir, le rock blanc, et vice-versa. « Surtout Cheikh Anta Diop. Il a théorisé le fait que les Égyptiens étaient noirs, à partir d’études historiques, linguistiques, ou d’échantillons de momies. »
À partir de là, c’est un tout autre regard, et une appréciation pas seulement esthétique, que l’on porte sur 21 grams et sa pochette. «Le côté revendicatif est inhérent à ma démarche. La musique que l’on fait est un média à part entière» souligne le rappeur. Pas étonnant que l’on retrouve dans les inspirations de Koudadjé Gil Scott-Heron (il l’a vu en concert à Nanterre), l’auteur de «The Revolution Will Not Be Televised», chanson devenue slogan des indésirables indomptables aux yeux de la pensée colonialiste.
Écrits et posés dans la foulée (au Blaxound Studio de Paris et au Time Sound Studio de Saint Ouen, le tout en 2011 – 2012), les morceaux de 21 grams ne prennent pas tant les rythmes du blues que sa condition : «C’est la musique des pauvres, une feuille, un crayon, un rythme et une caisse à savon». Les prods sont sales, l’écriture hémorragique : sur le morceau qui porte ce titre, Koudadjé concentre son fluide vital rapologique. L’instru orchestrale façon ATK, les expressions ou crues ou soutenues, la voix grave et profonde. La chanson se déroule, fluidifiée par débit et ton qui dévorent parfois les voyelles finales, comme pour caler plus de texte. Comme Ibrahim Ferrer, le cireur de chaussures devenu chanteur du Buena Vista Social Club, Sitou Koudadjé taille les routes. Comme le bluesman Robert Johnson, il s’arrête parfois aux croisements : «J’ai fait pas mal de petites scènes, en mode un texte = un verre. Parfois tu te retrouves sans train pour le 91, bloqué sur Paris…» Quand il arrive à en chopper un, Koudadjé freestyle depuis sa place, habitué grâce aux scènes de slam old school qu’il a fréquenté.
«Jsuis de ces proies dans l’ombre qui s’emploient à survivre/qui s’entendent dire qu’elles n’ont pas à se plaindre/Des comme nous, yen a plein/Douleurs gastriques, lombaires et thoraciques. C’est classique. Kaseyko, nos pensées vont à toi mon negro… Si on peut se faire un coup de l’hymen, on ne meurt qu’une fois/Ya plein de salopes dans l’industrie musicale, et dans les comico, curés pédophiles/Étranglons-les avec leur chapelet, jtraîne mes guêtres à Châtelet/Là où ya de tout/Dieu m’a donné des parents dans toutes races et des parents quj´appelle frères, soeurs, cousines… »
Une feuille pliée dans 21 grams («Ce que j’aurai kiffé, c’est un livret pour pouvoir mettre toutes les paroles») fournit quelques explications sur chaque titre. De la fumée et des cendres, pourtant le morceau inaugural, n’a droit qu’à une seule ligne de texte : celui de la chanson se suffit à lui-même, renvoyant l’image du coït endiablé d’un membre de la Zulu Nation avec une Black Panther. Le prochain album du emcee, Is that jazz/rap ?, à la suite de Gil Scott-Heron, fait référence à l’acte sexuel, furieusement proche des deux genres musicaux cités dans le titre, et samplés par Greg Mo (à l’oeuvre sur Chaque jour que Dieu fait). [Interlude : un groupe de musiciens organise un boeuf de jazz au 2e étage. Le rappeur, imperturbable, s’imprègne du son (« On peut rester encore 2 minutes, mon frère »)]
En collectif, Sitou Koudadjé officiera bientôt sur le prochain album de R.AO. Staff, large groupe de hip hopers : c’est à la fin des séances d’enregistrements pour cette prod que Sitou Koudadjé a enregistré les siennes. En plus petit comité, il réalise des featurings à la hauteur de ses tracks solo : « Que comprenne qui peut », avec Nokti (de Case Nègre), ou « Le temps de vider la bouteille », avec Alassane & Joe Lucazzi, mélangent les 5 piliers de l’islam et ceux du bar; d’où ils sont partis et là où la rue les a menés, convoquant Bashung pour poursuivre la nuit.
Navigation sur le vague à l’âme, 21 grams égrène bien le même nombre de tracks, de plus en plus aventureuses, quittant le chemin de fer radiologique (compagnon de Sitou Koudadjé lorsqu’il sillonne les routes) du reste de l’album. La 21e fait penser à une B.O de Shigeru Umebayashi (2046, In the mood for love), toujours mêlée à une écriture portée par les influences de Brel, Ferré et Ferrat, ou Allain Leprest, « extraordinaire au niveau texte ». 21grams à le poids des années et l’agilité de l’assurance.
Un entretien publié en mars 2014 dans le webzine Coup d’Oreille. Si mes souvenirs sont bons, j’avais rencontré les quelques membres du collectif ATK à la sortie d’une répétition en vue d’un de leurs concerts, à la salle Canal 93 de Bobigny. Comme on le constatera, ce sont surtout deux d’entre eux, Cyanure et Axis, qui ont participé à l’entretien. À la fin de celui-ci, Émotion Lafolie et M.I.T.C.H. m’avaient interpelé pour que je m’intéresse à leur duo d’alors, Bang Bang, ce qui avait conduit à un autre entretien…
Parlez d’Heptagone à un amateur de rap français, et vous verrez ses yeux s’illuminer. Un album fondateur, pour un groupe culte, dont la carrière a semblé trop courte pour beaucoup. Les rappeurs encore présents dans ce collectif qui a compté jusqu’à 25 membres, Axis, Cyanure, Fréko Ding et Test, accompagnés de temps à autre par Tacteel, Kesdo ou Emotion Lafolie, ont récemment donné deux concerts, l’occasion de revenir sur l’histoire du mythique posse ATK.
La création du collectif ATK était-elle préméditée ? Pourquoi ATK, est-ce un acronyme multiple comme le Wu-Tang ?
Cyanure : ATK, c’est seulement «Avoue que Tu Kiffes». Nous sommes d’une époque où rap et tag étaient souvent assimilés, et comme les noms des crews de taggeurs étaient souvent des initiales… Au départ, nous rappions beaucoup avec Axis, Kesdo, et aussi Pit. Nous avons eu un concert, où, à la place d’un quart d’heure de passage, nous avons eu une heure de temps. Pour tenir sur la durée, on s’est dit qu’on allait réunir tous les mecs qui rappaient dans le coin, et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés à plus de 20 sur scène. Mais même sans le concert, de toute façon, nous nous serions réunis. À l’époque, il y avait très peu de gens qui rappaient, et quand tu rencontrais quelqu’un qui faisait du rap, tu faisais un featuring avec lui, ou un concert. Tout ceux qui rappaient ce soir-là venaient du même quartier, c’était donc logique de se retrouver sur scène.
À ce moment là, combien de rappeurs compte ATK ?
Cyanure : Moi, je dirais 25. Fredy, lui, nous évaluait à 21, mais c’est aussi parce qu’il était l’un des plus jeunes de la bande, avec Emo, et du coup il ne connaissait pas tout le monde.
ATK se réunissait souvent, à ce moment-là ?
Axis : Il faut se remettre dans le contexte : nous avions entre 15 et 18 ans et les interactions, elles se faisaient comme celles de tous les jeunes de notre âge. À la sortie des cours, sur le chemin du bahut… Dans le 12e , tu avais PV (Paul Valéry), mais aussi Maurice Ravel, Aragon… On faisait plus ou moins la sortie des lycées, et le week-end, le terrain de basket.
Vous veniez tous du même quartier ?
Axis : On traînait au moins tous dans le même coin, qui était la partie Est de Paris, tout ce qui était 12e, 18 et 19e. Il y avait aussi des gens qui venaient d’ailleurs, mais qui traînaient quand même dans ces coins.
Pour entrer dans le collectif, il y avait des conditions ?
Axis : Il y avait un délire, au début. On organisait des répéts, et on disait aux gens qui voulaient faire partie d’ATK de ramener 5 francs, quelque chose comme ça, pour participer au prix du studio. Chacun venait avec ses francs, et participait aux répéts. Mais, finalement, on connaissait déjà tous ceux qui venaient.
Cyanure : Tout le monde rappait déjà un peu dans son coin en fait. Il n’y avait pas d’histoire de niveau.
Axis : Le seul critère, c’était l’envie. 5 francs, c’était un budget pour beaucoup, mais à part ça, il n’y avait pas de critères autres que l’envie. C’est pour cela qu’on s’est vite retrouvés à 21, parce qu’on a récupéré tous les gens du quartier qui avaient envie de rapper.
Ces répétitions portaient aussi sur l’écriture, où uniquement sur le flow ?
Cyanure : Les textes, on en avait déjà quasiment tous une dizaine de prêts. On se retrouvait pour répéter, dans les jardins, les salles de répétition, pour les concerts… Et puis on traînait ensemble, on se voyait même quand il n’y avait rien à faire. On allait en bas de chez Emo, Porte de Montempoivre. Quand tu arrivais, tu te retrouvais avec une vingtaine de types, même des mecs qui faisaient pas partie d’ATK, parce qu’on draînait pas mal de monde.
Axis : De toute façon, il suffisait de marcher 10 – 15 minutes, du 12e jusqu’à la petite ceinture, et tu croisais tous les types.
Combien de temps a duré cette formation ?
Axis : Une fois que tout le monde a été lancé, chacun a eu des aspirations différentes, et surtout des affinités différentes avec d’autres gens.
Cyanure : Sur la vingtaine de personnes que nous rassemblions, il y avait aussi des degrés d’amitié différents. Axis et moi, nous sommes très potes, et on pouvait moins connaître quelqu’un d’autre, mais qui lui-même connaissait très bien untel. Le soir, des gens avaient des plans soirées, et donc le groupe entier splittait, mais selon les affinités, on se retrouvait. On a gardé contact entre nous.
Très vite, vous enregistrez des freestyles pour Radio FPP, en formation élargie ou déjà à 7 ?
Cyanure : Il y a eu deux enregistrements de freestyles, en fait : le premier, un samedi, une version sur laquelle même Rohff, Ben et Matt avaient posé. Une version écourtée a été diffusée à la place sur FPP, pour laquelle nous étions 7 ou 8. Il y avait aussi une autre version de 12 minutes, propre, en studio, pour la face B d’un maxi. Sur la face A, il devait y avoir un morceau de la Section Lyricale [Kesdo, Axis, Cyanure et DJ Tacteel] et un instru. Le maxi n’est jamais sorti, parce qu’il a fallu récupérer les signatures de chacun, et il y avait pas mal de mineurs, encore, dans le groupe.
Axis : Peu d’entre nous disaient à leurs parents qu’ils faisaient du rap, c’était très mal vu.
Cyanure : Après les freestyles, chacun a commencé à suivre sa propre voie. Pete, Kassim, Kamal, et Watshos trainaient avec Timebomb, et se sont rapprochés d’eux. L.G., mon DJ, a fait des trucs de son côté. Dj Feadz, actuellement chez Ed Banger, aussi, il faisait du graphisme en même temps, dessinateur-illustrateur. Legi, qui rappait avec Loko, s’est plus impliqué dans le tag. Matt, a continué en solo. Loko a continué avec Le Barillet, avec Meka, puis après il a créé le label Néochrome. Il y a eu une certaine perte de vitesse, bien sûr, quand 2 ou 3 membres se sont éloignés du groupe. Mais c’était aussi inévitable : à plus de vingt, quand on allait de Porte Dorée à Daumesnil, tu en perdais la moitié en route. Il y en a qui s’arrêtaient, qui checkaient des potes… Je me souviens, Pit, il marchait à deux à l’heure…
Et c’est à ce moment-là que la formation à 7 s’est constituée ?
Cyanure : On aurait pu être huit, parce que Odji Ramirez hésitait encore, il aurait pu être le troisième gars du Labo. Dans Micro Test, on lui met un petit mot, il y a marqué «Zak Management» derrière. En fait, il y a pas mal de groupes qui splittent : moi, je rappais avec Axis et Kesdo, mais Kesdo se barre, Freko rappe avec Watchos mais Watchos se barre, Test rappe déjà avec Freddy, Emotion et Sloa… Test reste avec Freddy, Axis et Antilop se connaissent bien, ils rappent ensemble, et moi je me retrouve avec Freko, parce qu’on s’entendaient bien. Les binômes se sont fait par affinités, on ne s’est pas dit qu’on allait faire un groupe de six personnes avec des binômes, il y avait des caractères différents, et des styles différents, qui se sont trouvés.
En formation réduite, l’idée d’un album est venue rapidement ?
Cyanure : Les différentes personnes dans ATK partaient au fil des mois, et les gens commencaient à dire que ATK était mort, et nous nous sommes dits qu’on allait sortir un vinyle pour dire rappeler qu’on était toujours là.
Comment se sont déroulés l’enregistrement et la distribution de Micro Test ?
Cyanure : Le vinyle a été édité par Quartier Est, mais distribué de main à la main. Tous les gens qui ont acheté Micro Test sont des gens qui nous connaissent, et il est passé en dépôt-vente dans les magasins parisiens, chez LTD, deux ou trois magasins spécialisés. Il n’y avait pas de distributeur, pour 314 pressages. Il est devenu rare très vite. Pendant l’enregistrement, on faisait déjà les morceaux en binôme pour les identifier. On se croisait au studio, qui était une cave à Montgallet. Micro Test est enregistré en deux semaines. Seulement les mercredi et les week-ends, en plus, parce qu’on devait aller au lycée, et il n’y a pas eu de déchets au niveau des morceaux. Enfin… On n’arrêtait pas d’enregistrer des morceaux, en fait. On avait fini Micro Test, mais on enregistrait toujours. Axis avait un morceau sur un hold-up, par exemple… On a simplement eu dix morceaux sous la main, et on s’est dit qu’on allait les sortir.
Envisagez-vous une réédition, comme pour Heptagone ?
Cyanure : Micro Test a une portée historique, mais il a quand même beaucoup plus mal vieilli qu’Heptagone. Les MP3, tu les trouves facilement, mais le rééditer en vinyle… Et puis, il y a aussi un côté « Tu as fait partie des 300 premiers qui ont acheté le vinyle »… La valeur qu’il prend est comme un retour sur investissement.
Comment ATK s’est-il retrouvé à enchaîner les mixtapes ?
Cyanure : Nous en avons enchaîné pas mal, effectivement, la Dontcha 3 et la Dontcha 4. Plus tard aussi, la compilation Attaque à mic armé, pour laquelle il fallait trouver un parrain. Un soir, on est venus faire écouter le vinyle Micro Test à Zoxea, et il accepté sans problème de devenir notre parrain. On venait vers nous, pour les mixtapes, en fait : à chaque fin de concert, un mec nous disait qu’il faisait une mixtape et on y allait, sans se soucier de savoir si il était connu ou pas. Dès qu’on nous proposait un plan, on le faisait. C’était encore assez rare de rencontrer d’autres rappeurs. Nous n’étions jamais payés, mais c’est surtout parce que nous n’imaginions pas qu’il y avait de l’argent. Quand on nous invitait en concert, on était tellement contents qu’on nous paye un billet de train, qu’on ait des Twix et du Coca-Cola en loges, qu’on rencontre d’autres artistes, qu’on ne calculait pas vraiment cet aspect-là.
Comment s’est préparé Heptagone ?
Axis : Après Micro Test, on s’est vraiment dits qu’on préparait l’album. Et Heptagone nous a pris du temps. 3, à 4 ans.
Cyanure : L’enregistrement de Heptagone s’est fait en deux temps. On n’a jamais fait de maquette, il y a eu deux sessions : une aux vacances de Pâques, et l’autre aux vacances d’été, il me semble.
Comment avez-vous procédé pour les instrus ?
Axis : Les recherches de sample pour Heptagone ont été faites par Tacteel et moi. Lui est hyper funk et soul, moi, plutôt funk, soul, voire même rock. C’est pour ça qu’il y a un sample de Toto, je n’ai pas hésité. Et j’ai découvert plein de styles de musique, avec ces recherches. En fait, j’allais récupérer des disques là où je pouvais, chez des gens, dans des brocantes. Il y avait pas mal de stand à l’arrache, les dimanche, où tu pouvais choper des packs de CD. J’écoutais les albums de long en large, je prenais ce qui me plaisait, et je balançais. Pour « Tricher », par exemple, je suis arrivé sur le stand, j’ai pris un pack, suis tombé sur le sample de Bach, et Antilop l’a pris. Pour « J’Fuck », les beats sont samplés d’un truc de funk ultra-classique par exemple, Imagination. À l’époque, tout le monde samplait du funk ou de la soul, et je l’ai fait aussi. Je n’ai pas orienté les instrus : dans tous ceux qui ne sont pas sortis, il y a plein de styles différents. Ce sont les autres aussi qui ont eu envie de changement. De mon côté, il n’y avait pas de volonté particulière.
Vous avez composé beaucoup d’instrus pendant cette période ?
Axis : Je ne m’arrêtais jamais, j’en faisais facilement 5 par jour. Je ne les ai plus, parce que c’était du vieux matériel, des disquettes. Je ne suis pas beatmaker, mais il nous fallait des sons, et, à l’époque, il n’y avait que 5 beatmakers en France. Donc je pressais un sample, et je le proposais. Une fois qu’il était choisi, je le retravaillais, sinon, je laissais tomber. Faire un sample et une batterie, ce n’est pas bien compliqué, et il m’arrivait de faire 15 sons dans la journée.
Ce travail s’effectuait avec Tacteel ?
Axis : Non, chacun travaillait de son côté. Tacteel est très différent de moi, il est DJ, et un vrai beatmaker. Quand il te propose un son, il est terminé, et il l’a fait avec une idée derrière la tête… Je suis plus un beatmaker à la Mobb Deep : eux aussi font des beats pour rapper dessus, c’est tout. J’avais pas besoin que ce soit magistral, j’avais juste besoin de m’y sentir bien.
Sur Heptagone, les sessions d’enregistrements ont laissé plus d’inédits ?
Axis : Je n’ai pas le souvenir d’un morceau que l’on ait exclus. C’était cher d’enregistrer, on ne pouvait pas se permettre d’abandonner un morceau. On testait tout en concert de toute façon, donc on était rodés. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, quand tu peux faire des maquettes chez toi. Je pense que c’est pour ça que l’album a une vie particulière. Il y a peut-être eu quelques réenregistrements de textes, mais c’est tout.
L’album a une organisation particulière, répartie entre les différents binômes : tout cela a-t-il été pensé dès le départ ?
Axis : Nous étions trois binômes : nous nous sommes dit qu’on allait faire un solo chacun, un solo par bînome, et on comble avec des morceaux enregistrés tous ensemble, ou « divers ». Typiquement, « Sortis de l’ombre », on le faisait déjà en concert depuis des mois, c’était normal qu’il finisse sur l’album. Pour « Qu’est-ce que tu deviens » aussi. Pour nous, il était plus simple de répéter à deux que tous les sept, les morceaux solo et binôme s’enregistraient plus facilement. Nous n’écrivons pas tous à la même vitesse, aussi. Je mets plus de temps à écrire. Test, il arrivait au studio sans texte, et le temps que l’on pose, il pouvait rapper le sien, qu’il avait eu le temps d’écrire. Même si je pouvais l’écrire aussi vite, il me faut du temps pour assimiler un peu le texte, et pouvoir le rapper.
Pouvez-vous nous parler des « affaires » qui ont fait suite à « L’affaire Hot Dog », sur Heptagone ?
Axis : Légadulabo s’était créé tout un délire autour des détectives privés. Et moi, j’aimais bien la série Arabesques, j’ai donc samplé la musique que j’aimais beaucoup, aussi.
Cyanure : Effectivement, Freko et moi en avons écrit d’autres après : il y en avait une pour la compilation Logilo 5, une affaire où on était sur un lieu de crime, où nous étions morts. Nos corps flottaient en l’air, et Dégadulabo cherchaient des indices, ils étaient tout pétés, et on essaye de les aider. On comprenait qu’on était morts, parce que le bippeur affichait Logilo 5, et là on disait « La mixtape, elle m’a tué ». On l’a jamais enregistré. Freko avait une autre affaire, moi aussi, avec des animaux…
Où Heptagone a-t-il été enregistré ?
Cyanure : Au studio Belleville : Axis était ingénieur du son là-bas, ce qui facilitait les choses. Nous étions alors en licence avec Musisoft, mais nous avons repris la main ensuite, Fredy K tenait beaucoup à l’indépendance. Et il est vrai que n’avions pas non plus des quantités astronomiques à produire.
Axis, où aviez-vous appris la production ?
Axis : Sur le tas, avec l’enregistrement du maxi, sur du matos plutôt moyen, une table de mixage… Quand on est rentré en studio pour Heptagone, j’étais ingénieur du son là-bas depuis 4 ans. La Fonky Family, toutes les compils Section Est, pas mal de compilations ont été enregistrées là-bas. Ce qui fut compliqué, c’est que j’ai été formé sur des bandes, et il a fallu se reformer ensuite pour ProTools.
Et pourquoi proposer une version rééditée de Heptagone ?
Cyanure : Fredy l’a géré en 2006, et Musicast l’a distribué en 2012, une réédition avec trois morceaux inédits. Il y a quelques vinyles du mois d’août 2012 sur lequel la date indiquée est 2005 ou 2006, parce qu’ils ont utilisé le master d’Heptagone qui date de 2006.
En 2006, Fredy K avait donc déjà monté la structure Oxygène ?
Cyanure : Il a commencé avec le magasin, qui s’appelait Oxygène aussi, et a ensuite sorti différentes compilations Oxygène. Le studio s’est fait progressivement, autour de 2003 – 2004. Pour les compilations, il trouvait qu’on avait fait beaucoup de choses, mais qu’on ne pouvait pas les trouver facilement. Il a récupéré les DAT, et les a compilé avec DJ Battle. Sur la trois avec la pochette noire et le logo rouge, qui est complètement inédite, nous avions enregistré chez DJ Faber. Le disque dur de Faber a planté une nuit, au cours d’un orage, et nous avons donc tout réenregistré en un jour. On se voyait encore beaucoup à l’époque, il était donc assez simple d’enregistrer depuis chez soi, on combinait sur place avant d’écrire le refrain ensemble.
Où se situait le studio ? Il était réservé pour ATK ?
Cyanure : Non, beaucoup de gens y ont défilé, et Fredy a notamment produit le premier mini EP de Maître Gims, Oxmo y est venu, Raekwon était passé lui aussi… Le studio n’était pas cher, et beaucoup de gens y ont défilé. Il était ingé son là-bas, avec Kesdo. Le studio était au 19, rue du Département, la boutique rue d’Aubervilliers.
Vient finalement Silence Radio, le troisième album d’ATK…
Cyanure : Fredy avait envie de faire un album ATK avant un second album solo. On venait quand il n’y avait personne au studio, on était là ou pas tous là, on faisait de petites combinaisons pour certains morceaux. De mon côté, je lui ai donné « 150 mots » et « Ils versent un sourire pour mes larmes », pour qu’il les ait sur Silence Radio. L’album est ensuite sorti de manière un peu catastrophique, on ne voulait pas qu’il sorte comme ça. On voulait refaire le mix, reposer les voix sur certains morceaux. Mais Fredy nous a expliqué qu’il ne pouvait pas avancer sans sortir le disque. D’un point de vue artistique, on aurait pu faire bcp mieux, mais on regrette rien aujourd’hui.
2007 est marqué par le décès de Fredy K, et l’enregistrement de l’album F.K. Pour Toi, comment s’est-il organisé ?
Cyanure : Kesdo m’avait appris le décès de Fredy dans la semaine, et nous nous sommes retrouvés le samedi au studio. Nous avons sorti plein de vinyles dans la cour, on regardait un peu les objets de Fredy. On a pensé à un morceau hommage avec plus de 20 rappeurs de ATK, qu’on balancerait 10 jours plus tard à la radio. Je n’ai passé aucun coup de fil, mais le lendemain, il y avait trop de monde au studio. Plutôt que d’enregistrer un morceau ATK, on a fait l’album en deux ou trois semaines, avec tout le monde. Il s’est fait très spontanément, sans casting, tous ceux qui apparaissent avaient une histoire avec Fredy : Daddy Lord, Kohndo, Mokobé…
Actuellement, quels sont les projets pour ATK ?
Cyanure : Il y a eu un concert à l’International au mois de novembre pour le maxi d’Axis, et le concert de Bobigny ensuite, un peu programmé à la dernière minute. Globalement, nous avons pas mal de propositions, mais nous ne sommes pas tous disponibles pour y répondre. Si tout le groupe était réuni, on pourrait tenter la tournée, mais nous n’avons pas envie d’utiliser le nom ATK lorsque nous ne sommes pas au complet. Concernant les morceaux, nous en avons un sur le projet de Chrone, avec Future Proche, Tupan… Et Kesdo fait un nouveau projet Oxygène, avec un titre de ATK. Pour un album, c’est plus compliqué, à présent. Avant, on traînait ensemble, c’était simple d’avoir des histoires en commun, et un contexte où faire de la musique. Nous sommes toujours en contact, bien sûr, mais ce n’est plus pareil.
Axis prépare un album, dont le premier maxi, « Avoue que tu kif », sera bientôt diffusé.
Test a fondé Noir Fluo avec Émotion Lafolie, avec Waslo Dilleggi et Riski Metekson, et prépare son album solo.
Freko travaille également sur un album solo, tout comme Antilop Sa.
Cyanure est également penché sur son album solo, avec Axis et Gravité Zéro (James Delleck, Le Jouage) à la prod.
Bonus : Peu après nos entretiens, nous avons pu croiser Émotion Lafolie et M.I.T.C.H., désormais impliqués dans Bang Bang. On vous en reparle très vite…
M.I.T.C.H. : J’étais là à la création d’ATK, j’étais à Paul Valéry et je connaissais Cyanure et Kesdo, son frère avait un groupe avec un de mes meilleurs potes, Dusty Corleone. C’est là aussi que j’ai rencontré Feadz, on était toujours un peu dans l’entourage, même si je ne traînais pas encore avec Émotion Lafolie. J’avais un groupe à l’époque, mais j’ai rapidement intégré Digithugz, avec DJ Shone et DJ Soper, un des précurseurs de la jungle, de la drum’n’bass en France. Quand on était au lycée, il avait déjà son label.
Émotion Lafolie : On a fait un freestyle à 21, le fameux freestyle « Avoues que tu kiffes » qui a fini en freestyle de 6 minutes. Entre-temps, j’ai déménagé aux États-Unis, et Metek m’a ramené ce freestyle en 1998, en me disant : « C’est incroyable, c’est toi le meilleur dessus ! » Déjà à l’époque, je faisais mon rap, et ATK faisait le sien. J’avais créé un groupe avec d’autres potes, on a fait quelques concerts et radios, mais rien d’exceptionnel non plus. Après ATK, je suis allé chez les Maquisards, je formais un binôme appelé Agents Secrets.
Un portrait publié dans Coup d’Oreille en décembre 2013. 5kiem fait partie de ces centaines de « petits artisans » du hip hop, des amateurs passionnés, mais qui ne souhaitent pas ou n’ont pas pu professionnaliser leur activité artistique. Ce qui n’empêche pas un investissement conséquent…
Pour l’auditeur, l’exercice de l’hommage peut rapidement tourner au vinaigre, l’ivresse d’y découvrir l’univers d’un artiste — peut-être déjà connu auparavant — précédant la déception. Avec Peter Pieces, le beatmaker 5kiem prend le risque de jeter son dévolu sur Pete Rock, emcee et producteur légendaire de New York.
Lorsqu’il écoute The Main Ingredient, 2e album du duo Pete Rock/C.L. Smooth sorti en 1994, pour la première fois, 5kiem y entend la mise en avant de C.L. en emcee, mais surtout « ces filtres dans les instrus, qui donnent ce côté deep, presque lounge ». À l’époque, le beatmaker classe l’album parmi ses préférés, ceux « à contre-courant » comme le Midnight Marauders de A Tribe Called Quest.
Deux décennies plus tard, 5kiem sort Peter Pieces, 13 titres composés « pour retranscrire personnellement ce que j’avais pu ressentir en écoutant Pete Rock », explique-t-il. Hommage, peut-être, mais création sûrement, puisque le musicien va chercher des samples inédits pour reconstituer l’ambiance d’un morceau. Rythmes brésiliens, disco russe, musiques d’aquariums, 5kiem fouille tous les bacs pour en ressortir les matériaux d’une curieuse variation, inventive et neuve : « Pour «Saga Begins», morceau référence à celui de Rakim, tous les auditeurs pensent que les notes de piano sont celles de l’original, mais pas du tout. »
Étrange exercice, pour le non-initié : le beatmaker vient de passer plus de 2 années en compagnie de Pete Rock, à étudier sa discographie (rien que 300 titres pour la production) comme sa biographie. Pete Rock est né d’un père DJ jamaïcain, cousin de Heavy D, frère de Grap Luva : 5kiem dessine sans problème l’arbre généalogique du Soul Brother #1, dont les feuilles oscillent sur différentes musiques. Au passage, il cite quelques (re)découvertes, parmi les innombrables remix, dont celui du « Whateva » de Redman.
5kiem écume l’océan du Web et une mer de disquaires, enchaîne les vagues de brocantes, jusqu’à ferrer le bon beat. Ingénieur son de formation, 5kiem a passé pas mal d’heures en studio, aux côtés de Saneyes, Triptik, Mémoire Vive ou La Caution, qui venaient enregistrer au studio Folimer (pour Folie-Méricourt). « Je me souviens du groupe de rap français un peu décalé, Frer200, ils organisaient des sortes de journées thématiques pendant l’enregistrement de leur deuxième album « Andromède », tout le monde devait venir déguisés en vieux ou en femmes, on se fendait la gueule. »
Pour l’enregistrement de Peter Pieces, toutefois, 5kiem a choisi d’enregistrer chez lui, sorte de tête-à-tête avec le Soul Brother #1. Parce qu’il affectionne ce type de projet en immersion : « J’avais été très impressionné par la tape instru en hommage à Gainbourg, le détournement d’Art Mineur par Saneyes, dont j’avais assuré le mixage. »
Chez Saneyes, La Vie d’Artiste (dont le projet Ferré, ce rap est sorti récemment), 5kiem, on retrouve cette volonté de « décloisonner les origines et les références », certes hommages à des artistes, mais avant tout expression d’influences, de connaissances et d’expériences d’auditeurs. Cela, 5kiem l’a pratiqué dès ses activités avec le groupe Steus, commencées en 1994 et concrétisées en 1997 avec la sortie d’un premier maxi : une face hip hop, une face house. Des apparitions sur des compilations donneront d’autres manifestations de ce hip hop empruntant certains mouvements au broken beat ou à la jungle, ses rythmes bien arrêtés et ses ruptures abrasives. Grems, auteur du récent Vampire et à la tête d’une impressionnante discographie, a peut-être été l’auditeur de ces enregistrements, puisqu’il officiait dans le même bâtiment .
Avec Peter Pieces, 5kiem compose un portrait où l’interprétation ne cède jamais au seul hommage : la photo de la pochette, par Trevor Traynor, photographe hip hop des plus réputés aux États-Unis, a été travaillée par Saneyes, qui a fourni une sorte d’équivalent visuel de la tape. Le tout est en téléchargement gratuit sur le bandcamp de l’artiste : « J’ai toujours considéré la musique comme du partage. En plus, une grande communauté de fans s’est constitué autour de Pete Rock, j’ai voulu leur faire plaisir. » Et ils lui ont rendu : le projet cumule plus de 15.000 écoutes, des articles de confrères japonais ou polonais de la presse hip hop, sans parler des dons spontanés.
Le son de Peter Pieces n’est pas celui du spectre des années 1990 : après tout, Pete Rock lui-même continue de mixer et remixer (5kiem l’entendrait bien dans une collaboration avec Joey Bada$$, d’ailleurs). En ouvrant les ambiances musicales du Soul Brother #1, 5kiem signe une tape aux beats exaltés et exhaustifs, qui ne cède jamais aux accords de principe.
Je garde un souvenir plutôt tranquille et détendu de cet entretien avec Guts, réalisé à Paris, à la terrasse d’un bar. Avec ses faux airs de Sébastien Tellier, Guts en partage sans doute la nonchalance, en tout cas un certain détachement qu’il revendiquait par l’expression costaricaine « Pura Vida » – se satisfaire de la vie, en toute simplicité. Cet entretien a été publié dans Coup d’Oreille en octobre 2014.
Pour se risquer à un tel projet musical, il fallait en avoir. Quand on s’adresse à Guts, difficile d’en douter. Après ses premières armes avec Alliance Ethnik, le DJ et producteur a choisi de poursuivre sa carrière en solo, avec une constance qui l’a conduit à Hip Hop After All. Revenir au hip hop ? Difficile, lorsqu’on ne l’a jamais vraiment quitté.
En 2007, quand Guts s’éloigne du biz en partant pour Ibiza, beaucoup pensent à des vacances prolongées pour le cofondateur d’Alliance Ethnik. Le deuxième et dernier album du groupe, Fat Come Back, n’avait pas laissé des souvenirs immémoriaux, contrairement à leur apport au hip hop français.
Car si IAM et NTM ont eux aussi pioché dans ce réservoir, Guts revendique au groupe le fait « d’avoir, les premiers, vraiment samplé du funk. Parce que c’était notre délire, ce hip hop festif. Nous étions vraiment insouciants, nous avions envie de nous éclater, et nous étions avant tout passionnés de musique. » La tornade rythmée « Simple et funky » retourne la plupart des soirées dès 1995, en alternance avec « Respect » et « Honesty et jalousie (fait un choix dans la vie) ».
Mais le groupe est réuni dès 1987, et ses membres (K-Mel, Guts, Crazy B, Faster Jay et Jalil) se font remarquer, particulièrement en première partie d’IAM, en 1992, puis de Naughty By Nature, un an plus tard. Si le succès s’est probablement arrêté trop vite pour la formation, ceux qui imaginaient pour Guts une fin de non-recevoir en sont pour leur frais. En 2007, le DJ, à présent franchement beatmaker, sort sans prévenir Le Bienheureux, histoire d’assurer que tout va bien pour lui.
Sa cote rythmique aussi : avec « And the Living is Easy », pour ne citer que ce titre, Guts prouve deux choses : que le mode de vie prôné par Alliance Ethnik n’était pas un argument marketing, et que basse et rythmes chaloupés ne l’ont pas quitté. Utilisant le titre scat de Billy Stewart, « Summertime » comme solide base, Guts y ajoute une touche sensible et fortement cuivrée. Deux autres albums suivent, Freedom et Paradise for All, qui permettent au beaumaker d’explorer le même sillon smooth, jazz et funk.
« En finissant Paradise for All, que je n’avais même pas fait sur scène, je me suis très vite lancé dans un nouveau projet. Je sortais de trois albums instrumentaux, et j’ai voulu revenir à mes premiers amours », explique Guts. Hip Hop After All serait précédé d’une longue genèse, avec trois années de travail, mais le beatmaker souhaite renouer avec les collaborations, multiples. « Pendant deux ans, j’ai composé facilement 90 titres, à 90 % sur MPC 4000, et aussi ASR-10 Ensoniq, avant d’en sélectionner 16. Pas forcément les meilleurs, mais ceux que je trouvais les plus intéressants. »
Au vu de la tracklist de l’album, qui comprend 12 featurings, le résultat pouvait laisser craindre la perte de contrôle, ou l’absence de cohérence. Si les titres sont singulièrement différents dans les ambiances, ou les rythmiques, Guts semble bien maître de la situation. Dextérité acquise en studio, ou bien gardée de l’époque Alliance Ethnik, elle se manifeste sur la scène du Pan Piper, où le beatmaker dirige sans problème 5 ou 6 protagonistes. Visiblement, c’est avec la même assurance qu’il a sélectionné les collaborateurs de Hip Hop After All : « Une fois la musique composée, j’entends tout de suite la voix : je sais s’il s’agit d’une voix d’homme, de femme, si c’est une voix douce, dynamique, le type de timbre, la couleur, l’énergie, l’émotion. Pour « Want It Back », j’ai tout de suite su qu’il me fallait Patrice, et un choeur d’enfants, pour « It’s Like That », pareil, j’ai pensé à Dillon Cooper immédiatement », détaille Guts.
Les mois qui suivent la composition des instrus sont consacrés aux enregistrements, en studio avec les différents artistes. Partagées entre Paris, Los Angeles et New York, les sessions se déroulent en compagnie de DJ Fab, pilier du hip hop français et de Hip Hop Résistance, son émission sur Générations. « Pour un projet de cette ampleur, j’avais besoin d’être épaulé et conseillé dans mon travail avec les artistes : les idées de featurings ont été élaborées ensemble, et c’est par exemple Fab qui m’a proposé Masta Ace, pour « Innovation ». » Les deux hommes se connaissent depuis la fin des années 1980 : « Il était DJ, il faisait des trajets réguliers entre Paris et New York, j’étais comme un fou avec lui », se souvient Guts.
Malgré ce que son titre suggère, Hip Hop After All n’est pas seulement un album hip hop, il en salue plutôt l’esprit, sa volonté de rassembler toutes les musiques et les origines, ce qui motivait d’ailleurs profondément Alliance Ethnik. Et lui emprunte ses méthodes de compositions, ses façons d’arranger les morceaux, ou son mix, réalisé à Paris avec Mr Gib, de la Fine Équipe, dans son studio One Two Passit. L’impression immédiate de confort sonore qui s’en dégage n’est pas sans rappeler les albums de De la Soul ou A Tribe Called Quest, deux références majeures pour Guts. Et Alliance Ethnik : leur premier album était truffé de références aux pépites de ces groupes, avec Nas et quelques autres.
Évidemment, Guts et son ancienne formation s’y relient par leurs sonorités (Vinia Mojica, la voix féminine des deux groupes, collaborera longuement avec Alliance Ethnik), et leur état d’esprit, mais pas seulement. « Quand j’ai commencé à faire des instrus, du beatmaking, au début des années 90, je me suis vite intéressé aux producteurs, aux compositeurs, aux réalisateurs, avec les crédits des pochettes. Très vite, j’ai retrouvé Bob Power sur tous les albums que j’adorais : les premiers de De La Soul, de Tribe Called Quest, le premier album d’Erykah Badu, celui de D Angelo, de The Roots, plus tard, un de Common… »
Sans hésiter, au moment de chercher un musicien-technicien capable d’être réalisateur et ingénieur du son pour le premier album d’Alliance Ethnik, Guts avance le nom de Bob Power, ce qui lui permettra également de progresser en observant le travail du maître. « Sa façon d’arranger les morceaux, de faire sonner les beats, de les associer avec les samples, est très caractéristique. Tout comme le mix des voix, les ajouts de delays, ou de reverb, tout ce qui transforme soudainement un morceau bien produit en un chef-d’oeuvre », souligne Guts. De Power, il reproduit également la méthode qui consiste à inclure des parties jouées au milieu des samples, elles-mêmes remixées. Avec Florian Pellissier, pianiste présent sur scène avec lui au Pan Piper, Guts découpe des parties de piano Rhode jouées, comme s’il s’agissait d’un sample. Une sorte de grand pont entre les sonorités East Coast, avec les Native Tongues, et West Coast, avec cette influence du live.
En réécoutant les albums précédents, le cheminement de Guts vers Hip Hop After All apparaît distinctement, même si les réserves de samples se sont logiquement enrichies et approfondies avec les années. « Avec les années, on a tendance à repousser sans cesse le sample : des musiques des Caraïbes, de l’Est, sud-coréenne, japonaise, turque, russe, tu vas de plus en plus loin », souligne le beatmaker. Depuis 2009, Guts ajoute de la couleur à ses voyages avec Mambo, qui l’accompagne dans le binôme Pura Vida, pour la partie image et visuels, et un peu plus à l’occasion des compilations Beach Diggin. « Déjà à l’époque d’Alliance Ethnik, nous avions Number 6 pour tous nos visuels : j’ai connu le hip hop avec le graff, et, à la fin des années 80, j’avais plus de potes graffiteurs et taggeurs que de potes DJ ou rappeurs. »
Le successeur de Hip Hop After All marquera sans doute un retour plus instrumental, « probablement avec deux ou trois artistes », signale tout de même Guts, qui ajoute « plus moderne, plus novateur ». Si cela s’approche de « Jungle Space » (sur Paradise For All) ou de la première piste de Hip Hop After All, vivement. Évolutif, avant tout.
Un entretien publié en mars ou avril 2014, encore une fois réalisé à l’occasion d’un concert de l’artiste à Canal 93, salle de Bobigny. J’éclaire ma ville (2007), premier album de Flynt, reste un bel exemple de rap « conscient », influencé par les sonorités new-yorkaises des années 1990. Cet artiste reste rare, travaillant avec la patience des indépendants.
Quand un rappeur apparaît dans les pages du Monde ou des Inrocks, c’est soit qu’il est très bon, soit très mauvais. Pour Flynt, il n’y a aucun doute : déjà programmé lors de l’édition 2013 de Paris Hip Hop, le emcee apparaît dans la programmation de Terre(s) Hip Hop 2014. L’occasion de s’arrêter un peu plus longuement, et d’éclairer la vie de l’artiste aux côtés du hip hop.
Paris Nord, encore et encore… De ce territoire ont surgi bon nombre de emcees, appelés à devenir des références du rap français : de Rockin’ Squat à Oxmo Puccino, l’air ambiant est chargé de particules positives. La capitale connaît au milieu de la décennie 90 une effervescence de phases, une recrudescence de redoutables recrues dans les rangs des rappeurs. Pour Flynt, la passion du hip hop se nourrit déjà depuis un moment, et s’assouvit régulièrement : « J’avais une platine vinyle chez moi, et j’allais acheter des maxis vinyles à Street Sound [Paris 18e], LTD, Urban Music [Paris 01], ou à la Fnac. Mes potes venaient rapper chez moi, j’étais le seul à avoir des instrus. » Parmi ces maxis, probablement tous les classiques East Coast, et les premiers de l’Hexagone.
Dès 1996, parce qu’il aime s’impliquer, Flynt commence lui aussi à aménager les mots pour habiter les différents instrus : « J’aimais déjà écrire à l’époque, différentes choses mais pas du rap. Je suis toujours content quand j’ai quelque chose à rédiger », explique le MC. Gagner sa vie à la force de la plume, Flynt l’a déjà fait, lorsqu’il était rédacteur et consultant : « J’avais des clients qui avaient besoin que l’on raconte leur histoire, qu’on décrive leurs produits et leurs qualités… » En professionnel ou en amateur, l’écriture est un travail à plein temps.
« Le rap est une école/Et comme à l’école on bosse pour pas un rond/Donc j’en f’rai pas si j’avais pas un don »
« 1 pour la plume remix »
Dès les premières mesures de « Fidèle à son contexte », maxi autoproduit qui inaugure la discographie du rappeur en 2004, les inconditionnels découvrent avant tout une écriture personnelle, doublée d’un flow assuré par la confiance en cette dernière. Entre 1996 et 2004, Flynt a affûté son style, : « Je suis très laborieux, j’écris assez peu. Quand je me mets sur un morceau, je m’y tiens jusqu’à ce qu’il soit bien » confie le MC. Cela s’entend : sur les albums, mais aussi en concert, où toute la justesse des textes de Flynt se révèle : le public backe le rappeur, sur toutes les chansons, quand il ne le suit pas sur chaque morceau. En plein air (au Glaz’Art) ou en salle (à Canal 93), les auditeurs, auditrices récitent sans répit les textes du MC.
Un an après un autre maxi, Comme Sur Un Playground (2005), le emcee donne un avant-goût de son premier album avec « 1 Pour La Plume », avant d’enchaîner les crochets au mic sur J’éclaire Ma Ville, en 2007 (Label Rouge). Un premier album qui classe le MC parmi les meilleurs dans son domaine, et qui le conduit encore plus vite sur scène. Au moment de la sortie d’Itinéraire Bis, son deuxième album (Offsiderz, 2012), Flynt met en place la tournée « La balade des indépendants » avec Nasme (« un ami de longue date, avant même que l’on rappe ») et DJ Blaiz, rencontré à l’occasion de la compile Appelle-moi MC, sur laquelle il pose avec Nasme, justement. « Je leur ai proposé de venir faire un concert avec moi au Pavillon Baltard [le 13 Février 2010, concert « Ensemble pour Haïti »], tout s’est bien passé, nous nous entendons bien sur scène et en dehors et j’ai voulu continuer à faire de la scène avec eux », se souvient Flynt. Après deux ans de tournée, le trio a vu défiler une quarantaine de dates. Il lâche dans un souffle : « Ma tournée n’a pas de fin programmée. Puisse-t-elle durer le plus longtemps possible… »
La balade des indépendants serait-elle celle des gens heureux ? Sur le titre correspondant de son deuxième album, rappé avec Dino et Nasme, le rappeur lâche : « L’autoproduction c’est long, c’est difficile/T’es pas à l’abri d’une lère-ga ». En attendant, Flynt est aussi connu pour sa musique que pour les méthodes avec lesquelles il la fait : « Au niveau de la production, je finance moi-même et je coordonne tous les aspects de la réalisation, de la fabrication et de la promotion du disque », explique-t-il. Visuels, instrus, mix, mastering, distribution, booking et relations presse sont assurés par ses collaborateurs, qu’il a choisi et « sans qui rien ne serait possible » dit-il.
« Je suis mon propre label, en quelque sorte. »
La production, Flynt s’y est confronté dès 1998, en co-produisant la compilation Explicit Dixhuit, réunion des MC du coin : « On a décidé de tout faire nous-même, d’apprendre sur le tas. » Depuis, cette volonté d’indépendance ne l’a pas quitté : « Je suis indépendant par la force des choses et par choix. Par choix, parce que j’aime ça, et par la force des choses, parce que je n’ai pas forcément la même vision que les maisons de disques », explique-t-il. Depuis quelque temps, Flynt partage son expérience avec les intéressés, notamment au cours d’une conférence le 28 janvier dernier aux Cuizines (77) : « Autoproduire un disque de rap : conseils et bonnes pratiques ». Il s’investit également dans des ateliers rap, où le MC et ses « élèves » abordent « tous les aspects du rap : l’interprétation, le respect des temps de la musique, la préparation à la scène, la production… Il y a des gens qui suivent des cours de piano, de guitare, de danse… D’autres veulent prendre des cours de rap. Et c’est une belle évolution, je trouve. »
Le premier album du futur professeur le faisait entrer dans le cercle restreint des tenants d’un esprit hip hop originel : le successeur de J’éclaire ma ville, Itinéraire Bis (2012), signe clairement quelques libertés prises au niveau des thèmes abordés. « Je me suis un peu affranchi de ces thématiques sociales sur mon deuxième album. J’avais des morceaux sur le premier, comme « La Gueule de l’emploi » ou « Ça fait du bien d’le dire », « Rien ne nous appartient ». » Les instrus, elles aussi, explorent de nouvelles perspectives (« Les clichés ont la peau dure », « Homeboy »), sans se priver de retourner sur des terrains quelque peu délaissés par le hip hop récent (« Toujours authentique », avec Tiwony).
« Je bosse beaucoup avec Soul Children [chez qui Itinéraire Bis a été enregistré], ils ont fait la moitié des prods d’Itinéraire Bis et quelques-unes sur J’éclaire ma ville [enregistré au studio Capitol de Saint-Ouen, aujourd’hui fermé]. Je bosse aussi avec Just Music et Nodey, entre autres. Je n’ai pas un beatmaker attitré, je vais piocher à droite et à gauche. J’aime bien avoir des couleurs, des façons différentes de travailler les sons. Mais quand je travaille avec des beatmakers, je ne leur demande pas un son comme ci ou comme ça, je les laisse faire ce qu’ils savent faire. » En matière d’instru comme d’écriture, Flynt aime prendre le temps pour obtenir le meilleur résultat : les treize instrus d’Itinéraire Bis ont été trouvés en trois ans et demi. Le featuring avec Orelsan, inattendu, avait su à lui seul surprendre le public : organisé de manière spontanée, « Mon pote » laissait entrevoir une écriture plus légère, un peu potache, poursuivie par le clip réalisé par Francis Cutter.
Il serait simple, au vu de ses concerts et de ses 10 ans d’activité en tant qu’animateur socio-culturel, de classer Flynt dans la catégorie des rappeurs « peace », « conscient » ou « engagé », mais il corrige lui-même : « Je ne me considère pas comme un rappeur conscient. Ni militant, ni engagé. Au quotidien, je milite surtout pour le bon rap. » Sans même lui demander, on se doute que Flynt travaille sur un nouvel album, revenant incessamment sur les textes, tout en assurant des dates, régulièrement. « Le rappeur a une responsabilité, mais il n’est pas le seul à l’avoir : les maisons de disques, les beatmakers, les médias, les managers, les tourneurs, les salles de concert… Le public ! » Flynt, sérieux comme le rap.
Entretien réalisé le 14 mars 2014, merci à Terre(s) Hip Hop et Canal 93.
Un entretien qui remonte à mars 2013, pendant Salon du Livre de Paris, que je couvrais pour ActuaLitté, mais qui a été effectué dans une boutique parisienne, Démocratie, dans le 5e arrondissement, fermée aujourd’hui. J’y avais trouvé Un justicier dans la ville, de Venom, d’occasion. Je garde de Simon Reynolds le souvenir de quelqu’un d’assez timide, qui m’a paru étonné de l’intérêt qu’on lui consacrait alors. L’entretien avait été réalisé en deux parties, une pour Coup d’Oreille, l’autre pour ActuaLitté (lien en fin d’article).
Connu et reconnu en France depuis Retromania (2012, Le mot et le reste), sa théorie musicale sur l’éternel retour du passé dans la pop culture actuelle a dépassé les frontières du milieu de la critique anglophone. De passage à Paris, Simon Reynolds revient pour sa part sur Bring the Noise, recueil d’articles publié Au Diable Vauvert. Avec pour ligne directrice la délicate question d’une approche white music/black music de la pop, et de sa pertinence. Du rap au punk, du Café de l’Odéon au record shop Démocratie, apologie du bruit.
Le marathon Salon du Livre de Paris a plus ou moins bien réussi à Simon Reynolds : il a signé des autographes, rencontré des lecteurs, enduré la succession des interviews et une vilaine crève parisienne. D’abord intimidé par ces collègues qui le transforment en sujet d’entretien, il reprend le fil : « Rip it up and start again (publié en France par Allia, donc) est sorti, il a plutôt bien marché. » La suite se fait vite attendre : « J’avais pensé à un livre sur les races et la musique, les relations entre musique noire et musique blanche, appelé White on Black, un inédit. » Jaugeant de la « sensibilité du sujet » tout autant que de la pertinence d’une approche raciale, avec ce que le terme supporte de stéréotypes erronés, Reynolds bifurque vers le recueil d’articles : « Cela m’a paru plus intéressant parce que chaque article est précisément lié à un contexte, un genre musical, une scène qui ont été influencés par ces relations entre white music et black music. » Reynolds écrit depuis 20 ans, a acquis une expérience certaine dans les domaines hip hop, grime, post-rock, en Angleterre et aux États-Unis : sa trajectoire personnelle rencontre les croisements ou les oppositions des ces scènes musicales, white et black.
D’abord depuis Londres, où il est né en 1963, puis à New York en journaliste indépendant, Reynolds a laissé traîner ses oreilles du côté de la musique populaire, terme qui ouvre Bring the noise, avec cet effet manifeste que le critique musical affectionne. Tout autant que ce genre bâtard, à la fois dans et en dehors des charts : « Robert Christgau avait même avancé l’expression «groupes semi-populaires» pour ces formations très underground mais quand même diffusées sur MTV… Sonic Youth, par exemple. » La catégorie n’a rien de putassier pour le critique : « Le terme est très vaste : il recouvre une musique pop dans sa forme et dans les charts, comme les Beatles ou Hendrix, et d’autres, comme Love ou le Velvet, qui ont peu vendus à l’époque.Il y a toute une histoire de la musique populaire avant la musique pop. » Reynolds déniche des pépites, qu’il défend farouchement, The Streets, So Solid Crew, découvre Dilla ou Vampire Weekend outre-Atlantique : « La pop musique a toujours abrité des choses étanges, expérimentales, aggressives pour moi. »
En 1994, dix années après ses débuts dans la critique musicale, Simon Reynolds quitte la terre d’Albion pour celles, riches de matériaux, de la bannière étoilée : « J’ai tout de suite remarqué que les Américains étaient bien plus branchés musique live que les Britanniques, même pour la critique : «J’ai écouté l’album, mais j’attends de les voir en live», c’est quelque chose que l’on entend souvent. » Et le journaliste de faire le parallèle avec la musique, avec des groupes britanniques qui « explorent le studio ».
Le critique britannique débarque avec la radicalité des avis : « En Grande-Bretagne, c’est amour contre haine, soit on aime quelque chose à fond, soit on ne l’aime pas du tout. » Porté par cet environnement inédit, Reynolds revoie certains de ses avis, notamment sur le rap : « J’ai pu découvrir combien le gettin› paid était important, ce qui me faisait pas mal revoir ma copie au niveau du matérialisme de cette musique. La sélection de Bring the Noise vise à revenir sur ces articles très engagés, qui portent véritablement une situation à un endroit donné, à un moment donné. »
Bring the noise et fight for your right : la critique musicale n’est pas exempte de concurrence, et le Melody Maker dans lequel Reynolds écrit mène une guerre de tranchées (de sillons) avec le New Musical Express : « Everett True a écrit sur le grunge et sur Nirvana très tôt, avant même que les Américains ne s’intéressent à Sub Pop. [En 1988, il passera finalement au Melody Maker, NdR] C’était un peu la compétition pour trouver le meilleur nouveau son, il y avait 51 numéros du magazine par an, avec ce challenge de trouver l’inédit chaque semaine. » Et d’avoir un appétit pour l’écriture autant que pour l’écoute : « Pendant les vacances, les journaux musicaux anglais ont une page pour les critiques des singles de la semaine. Chacun y passait à son tour : il fallait tous les prendre chez soi, passer la nuit debout pour tous les écouter. Et en tirer quelques bons titres ça et là, mais beaucoup de très mauvais, qui devenaient nos défouloirs, ou plutôt l’occasion d’exposer pour quelles raisons telle musique nous paraissait bien, et celle-là non. »
Étant donné le rythme, Simon Reynolds trouve très vite quelques trucs pour rédiger plus rapidement sans perdre en qualité, bien au contraire : dans ses reportages, il inclut des bribes d’entretiens auprès du producteur, des musiciens, d’un type qui n’a pas aimé l’album… « On appelle ça du « secondary reporting », et les déclarations constituent des citations pour soutenir la charpente du texte. » Un réflexe qui ne lui est venu qu’en Amérique, et qui lui a permis de mêler terrain (les vêtements, les réactions) et théories, revigorés par un accent de manifeste, « On s’arrête et on écrit cette grande phrase, et ensuite on reparle des chansons et du reste ».
Il n’est « que » 11 heures du matin. Un dernier jour de Salon du Livre, votre horloge corporelle est déjà sévèrement déréglée : le record shop Démocratie, boulevard Saint-Michel est l’asile chaleureux et parfait pour finir l’interview. Entre les rangées de vinyles, sous la prog› du disquaire Valentin, Reynolds donne son avis sur le retour en grâce du support auprès du public : « Il y a peut-être un besoin de démontrer que l’on accorde de l’importance, une association culturelle entre le vinyle et l’enregistrement analogique, des genres musicaux aussi : le early disco, le rock classique des 60s, le reggae 70s, le post-punk, les singles 7-inch. » Et nuance la légende de la qualité supérieure : « L’ironie, c’est que la plupart des vinyles que l’on achète, les rééditions d’anciens albums ou certains vinyles récents, le procédé n’est pas analogique. Les ventes n’offrent pas une grande marge, alors le procédé le plus économique est appliqué : prendre un CD pour le presser sur vinyle. »
La musique est rétro, le support est rétro : rien n’échapperait donc à la manie ? Eeny meeny miny mo, le hip hop résisterait encore : « J’aurais dit la electronic dance music, mais ces dernières années ont vu apparaître une house rétro, une techno rétro, de la jungle rétro. Alors, peut-être le hip hop, qui remixe des sons du passé sans verser dans le nostalgique, simplement pour utiliser le bon groove, le bon son du passé. Certains ont dit que J Dilla évoquait une culture musicale noire du passé, avec une mémoire. Il y a aussi un côté âge d’or, Jurassic 5, la chanson «Golden age» : «We’re not balling, or shot calling We take it back to the days of yes y’all-in›». C’est la Belle Époque du rap ! Mais même dans le backpack hip hop, il y a vraiment cette idée d’un bon vieux son sur lequel s’appuyer. Et le rap mainstream n’est pas vraiment nostalgique non plus, il utilise le passé mais pour des usages présents. »
Depuis Retromania, qui n’est pas si vieux, d’autres usages se sont développés : YouTube, Spotify, des paiements qui ne sont plus tarifés… « Cela encourage à être plus éclectique, plus ouvert, et quelque chose s’est brisé au niveau de l’identité associée au genre. Dans la musique aussi : beaucoup de producteurs hip hop ont ouvert leurs écoutes au delà de la funk, de la soul, vers les Cocteau Twins, et d’autres sons indés. Jay-Z est un grand fan de Grizzly Bear, par exemple. » « Dick Hebdige », griffonne-t-il sur un coin de feuille : « Qui a longuement étudié les tribus de style qui s’affrontaient. » Du présent au passé, Simon Reynolds sait que la musique s’accorde au mouvement, c’est bien la base : « Ses articles ne sont pas définitifs, ils montrent une évolution de ma pensée. » Ici, on a l’énergie, ramenez le bruit.
Entretien réalisé le 25 mars 2013 à Paris.
Merci au Café de l’Odéon et au record shop Démocratie.