Portrait – Simon Reynolds : Apologie du bruit

Un entretien qui remonte à mars 2013, pendant Salon du Livre de Paris, que je couvrais pour ActuaLitté, mais qui a été effectué dans une boutique parisienne, Démocratie, dans le 5e arrondissement, fermée aujourd’hui. J’y avais trouvé Un justicier dans la ville, de Venom, d’occasion. Je garde de Simon Reynolds le souvenir de quelqu’un d’assez timide, qui m’a paru étonné de l’intérêt qu’on lui consacrait alors. L’entretien avait été réalisé en deux parties, une pour Coup d’Oreille, l’autre pour ActuaLitté (lien en fin d’article).


Connu et reconnu en France depuis Retro­ma­nia (2012, Le mot et le reste), sa théorie musi­cale sur l’éternel retour du passé dans la pop cul­ture actuelle a dépassé les fron­tières du milieu de la cri­tique anglo­phone. De pas­sage à Paris, Simon Reynolds revient pour sa part sur Bring the Noise, recueil d’articles pub­lié Au Dia­ble Vau­vert. Avec pour ligne direc­trice la déli­cate ques­tion d’une approche white music/​black music de la pop, et de sa per­ti­nence. Du rap au punk, du Café de l’Odéon au record shop Démoc­ra­tie, apolo­gie du bruit.

Le marathon Salon du Livre de Paris a plus ou moins bien réussi à Simon Reynolds : il a signé des auto­graphes, ren­con­tré des lecteurs, enduré la suc­ces­sion des inter­views et une vilaine crève parisi­enne. D’abord intimidé par ces col­lègues qui le trans­for­ment en sujet d’entretien, il reprend le fil : « Rip it up and start again (pub­lié en France par Alliadonc) est sorti, il a plutôt bien marché. » La suite se fait vite atten­dre : « J’avais pensé à un livre sur les races et la musique, les rela­tions entre musique noire et musique blanche, appelé White on Black, un inédit. » Jaugeant de la « sen­si­bil­ité du sujet » tout autant que de la per­ti­nence d’une approche raciale, avec ce que le terme sup­porte de stéréo­types erronés, Reynolds bifurque vers le recueil d’articles : « Cela m’a paru plus intéres­sant parce que chaque arti­cle est pré­cisé­ment lié à un con­texte, un genre musi­cal, une scène qui ont été influ­encés par ces rela­tions entre white music et black music. » Reynolds écrit depuis 20 ans, a acquis une expéri­ence cer­taine dans les domaines hip hop, grime, post-​rock, en Angleterre et aux États-​Unis : sa tra­jec­toire per­son­nelle ren­con­tre les croise­ments ou les oppo­si­tions des ces scènes musi­cales, white et black.

D’abord depuis Lon­dres, où il est né en 1963, puis à New York en jour­nal­iste indépen­dant, Reynolds a laissé traîner ses oreilles du côté de la musique pop­u­laire, terme qui ouvre Bring the noise, avec cet effet man­i­feste que le cri­tique musi­cal affec­tionne. Tout autant que ce genre bâtard, à la fois dans et en dehors des charts : « Robert Christ­gau avait même avancé l’expression «groupes semi-​populaires» pour ces for­ma­tions très under­ground mais quand même dif­fusées sur MTV… Sonic Youth, par exem­ple. » La caté­gorie n’a rien de putassier pour le cri­tique : « Le terme est très vaste : il recou­vre une musique pop dans sa forme et dans les charts, comme les Bea­t­les ou Hen­drix, et d’autres, comme Love ou le Vel­vet, qui ont peu ven­dus à l’époque. Il y a toute une his­toire de la musique pop­u­laire avant la musique pop. » Reynolds déniche des pépites, qu’il défend farouche­ment, The Streets, So Solid Crew, décou­vre Dilla ou Vam­pire Week­end outre-​Atlantique : « La pop musique a tou­jours abrité des choses étanges, expéri­men­tales, aggres­sives pour moi. »

En 1994, dix années après ses débuts dans la cri­tique musi­cale, Simon Reynolds quitte la terre d’Albion pour celles, riches de matéri­aux, de la ban­nière étoilée : « J’ai tout de suite remar­qué que les Améri­cains étaient bien plus branchés musique live que les Bri­tan­niques, même pour la cri­tique : «J’ai écouté l’album, mais j’attends de les voir en live», c’est quelque chose que l’on entend sou­vent. » Et le jour­nal­iste de faire le par­al­lèle avec la musique, avec des groupes bri­tan­niques qui « explorent le stu­dio ».

Le cri­tique bri­tan­nique débar­que avec la rad­i­cal­ité des avis : « En Grande-​Bretagne, c’est amour con­tre haine, soit on aime quelque chose à fond, soit on ne l’aime pas du tout. » Porté par cet envi­ron­nement inédit, Reynolds revoie cer­tains de ses avis, notam­ment sur le rap : « J’ai pu décou­vrir com­bien le get­tin› paid était impor­tant, ce qui me fai­sait pas mal revoir ma copie au niveau du matéri­al­isme de cette musique. La sélec­tion de Bring the Noise vise à revenir sur ces arti­cles très engagés, qui por­tent véri­ta­ble­ment une sit­u­a­tion à un endroit donné, à un moment donné. »

Bring the noise et fight for your right : la cri­tique musi­cale n’est pas exempte de con­cur­rence, et le Melody Maker dans lequel Reynolds écrit mène une guerre de tranchées (de sil­lons) avec le New Musi­cal Express : « Everett True a écrit sur le grunge et sur Nir­vana très tôt, avant même que les Améri­cains ne s’intéressent à Sub Pop. [En 1988, il passera finale­ment au Melody Maker, NdR] C’était un peu la com­péti­tion pour trou­ver le meilleur nou­veau son, il y avait 51 numéros du mag­a­zine par an, avec ce chal­lenge de trou­ver l’inédit chaque semaine. » Et d’avoir un appétit pour l’écriture autant que pour l’écoute : « Pen­dant les vacances, les jour­naux musi­caux anglais ont une page pour les cri­tiques des sin­gles de la semaine. Cha­cun y pas­sait à son tour : il fal­lait tous les pren­dre chez soi, passer la nuit debout pour tous les écouter. Et en tirer quelques bons titres ça et là, mais beau­coup de très mau­vais, qui deve­naient nos défouloirs, ou plutôt l’occasion d’exposer pour quelles raisons telle musique nous parais­sait bien, et celle-​là non. »

Étant donné le rythme, Simon Reynolds trouve très vite quelques trucs pour rédi­ger plus rapi­de­ment sans per­dre en qual­ité, bien au con­traire : dans ses reportages, il inclut des bribes d’entretiens auprès du pro­duc­teur, des musi­ciens, d’un type qui n’a pas aimé l’album… « On appelle ça du « sec­ondary report­ing », et les déc­la­ra­tions con­stituent des cita­tions pour soutenir la char­p­ente du texte. » Un réflexe qui ne lui est venu qu’en Amérique, et qui lui a per­mis de mêler ter­rain (les vête­ments, les réac­tions) et théories, revig­orés par un accent de man­i­feste, « On s’arrête et on écrit cette grande phrase, et ensuite on reparle des chan­sons et du reste ».

Le record shop Démocratie

Il n’est « que » 11 heures du matin. Un dernier jour de Salon du Livre, votre hor­loge cor­porelle est déjà sévère­ment déréglée : le record shop Démoc­ra­tie, boule­vard Saint-​Michel est l’asile chaleureux et par­fait pour finir l’interview. Entre les rangées de vinyles, sous la prog› du dis­quaire Valentin, Reynolds donne son avis sur le retour en grâce du sup­port auprès du pub­lic : « Il y a peut-​être un besoin de démon­trer que l’on accorde de l’importance, une asso­ci­a­tion cul­turelle entre le vinyle et l’enregistrement analogique, des gen­res musi­caux aussi : le early disco, le rock clas­sique des 60s, le reg­gae 70s, le post-​punk, les sin­gles 7-​inch. » Et nuance la légende de la qual­ité supérieure : « L’ironie, c’est que la plu­part des vinyles que l’on achète, les réédi­tions d’anciens albums ou cer­tains vinyles récents, le procédé n’est pas analogique. Les ventes n’offrent pas une grande marge, alors le procédé le plus économique est appliqué : pren­dre un CD pour le presser sur vinyle. »

La musique est rétro, le sup­port est rétro : rien n’échapperait donc à la manie ? Eeny meeny miny mo, le hip hop résis­terait encore : « J’aurais dit la elec­tronic dance music, mais ces dernières années ont vu appa­raître une house rétro, une techno rétro, de la jun­gle rétro. Alors, peut-​être le hip hop, qui remixe des sons du passé sans verser dans le nos­tal­gique, sim­ple­ment pour utiliser le bon groove, le bon son du passé. Cer­tains ont dit que J Dilla évo­quait une cul­ture musi­cale noire du passé, avec une mémoire. Il y a aussi un côté âge d’or, Juras­sic 5, la chan­son «Golden age» : «We’re not balling, or shot call­ing We take it back to the days of yes y’all-in›». C’est la Belle Époque du rap ! Mais même dans le back­pack hip hop, il y a vrai­ment cette idée d’un bon vieux son sur lequel s’appuyer. Et le rap main­stream n’est pas vrai­ment nos­tal­gique non plus, il utilise le passé mais pour des usages présents. »

Depuis Retro­ma­nia, qui n’est pas si vieux, d’autres usages se sont dévelop­pés : YouTube, Spo­tify, des paiements qui ne sont plus tar­ifés… « Cela encour­age à être plus éclec­tique, plus ouvert, et quelque chose s’est brisé au niveau de l’identité asso­ciée au genre. Dans la musique aussi : beau­coup de pro­duc­teurs hip hop ont ouvert leurs écoutes au delà de la funk, de la soul, vers les Cocteau Twins, et d’autres sons indés. Jay-​Z est un grand fan de Griz­zly Bear, par exem­ple. » « Dick Heb­dige », griffonne-​t-​il sur un coin de feuille : « Qui a longue­ment étudié les tribus de style qui s’affrontaient. » Du présent au passé, Simon Reynolds sait que la musique s’accorde au mou­ve­ment, c’est bien la base : « Ses arti­cles ne sont pas défini­tifs, ils mon­trent une évo­lu­tion de ma pen­sée. » Ici, on a l’énergie, ramenez le bruit.

Entre­tien réal­isé le 25 mars 2013 à Paris.

Merci au Café de l’Odéon et au record shop Démoc­ra­tie.

Lire la par­tie « Cri­tique » de l’entretien sur ActuaLitté