Portrait – DJ Kozi, Zulu scratcheur de feu

Un des entretiens qui aura marqué mes quelques mois à écrire pour Coup d’Oreille : Kozi m’avait ouvert la porte de son domicile pendant tout un après-midi, parlant pendant des heures, expliquant avec une patience infinie et répondant sans jamais se lasser à mes questions. Anecdote improbable : quelques semaines après cet entretien, je l’avais croisé à Deauville, dans un contexte bien différent, où il n’avait pas abandonné sa gentillesse. Très respecté dans le milieu, Kozi y laisse un vide depuis son décès en décembre 2020. Entretien publié en janvier 2014.


La méth­ode de range­ment de Kozi s’apparente au bor­del organ­isé : dans sa col­lec­tion ou ses archives, Kozi a imposé son pro­pre ordre d’idées. Il prend un album, mais surtout des maxis, les passe le temps de quelques phases ou d’un beat, avant de les déposer à l’endroit où il les retrou­vera à coup sûr, peu importe quand. Entendu à la Balle au Bond, DJ Kozi nous a accordé un entre­tien au long cours, et un voy­age dans sa carrière.

Il y a des signes qui feraient croire à l’existence du des­tin : le cahier des sou­venirs du DJ pro­pose nom­bre de vari­a­tions orthographiques sur son nom, au fil des tracts de con­certs. Kosie, Kosy, Koosi… Un surnom tiré de la mini-​série sud-​africaine Shaka Zulu, dif­fusée sur La Cinq en 1987, qui conte l’histoire du roi de la nation Zulu, Shaka. Quelques années et pas mal de pass pass de la vie plus tard, après une tournée avec Khondo, Kalash et Dany Dan, Kozi sera repéré par Dee Nasty (pre­mier mem­bre français de l’organisation inter­na­tionale d’Afrika Bam­baataa) et intro­n­isé au sein de la Zulu Nation. « Je n’ai des con­tacts qu’avec Dee Nasty et quelques autres, main­tenant, mais il y a des réu­nions et tout. Je n’y vais plus, c’était un peu «On va casser les insti­tu­tions !». » Kozi sait tout de suite où trou­ver le pen­den­tif validé par Bam­baataa : à côté de ses vinyles.

Comme la plu­part des DJ turntab­lists qui tra­vail­lent avec des vinyles, Kozi fait ses débuts sur une machine par­ti­c­ulière­ment peu adap­tée : outre les platines famil­iales (qu’il a « sévère­ment pon­cées »), Kozi met les mains sur sa pre­mière Tech­nics (SL-​1800) au tout début des années 1990 : « Il n’y avait pas de «Start-​Stop», et le pitch, c’était en fait deux bou­tons piv­otants – et non une glis­sière — pour accélérer ou ralen­tir la vitesse du vinyle, c’est tout. Mais le plateau, lui, était exacte­ment le même que celui de la Tech­nics MK 2, que j’ai finale­ment réussi à avoir 3 ans plus tard », explique le DJ.

Les pre­miers mois, Kozi s’échine sur sa machine, repro­duit les scratchs qu’il a enten­dus chez Afrika Bam­baataa, New­cleus, Kur­tis Blow ou Boo­gie Down Pro­duc­tions… « C’est ce qui m’a bercé très tôt, avec les cas­settes que mon frère avait par deux ou trois potes… New­cleus, c’est le pre­mier album qui m’a vrai­ment rendu fou. Ensuite, les films Beat Street et Break Street sont sor­tis, ça en a encore rajouté… Je voulais tou­jours en enten­dre plus. »

Dee Nasty et DJ Kozi

Né d’un père musi­cien (piano, basse, bat­terie…), Kozi essuie tous les soupçons qui pou­vaient être jetés, à l’époque, sur le DJing, et fait avec les moyens du bord pour s’habiller comme ses mod­èles : « Le pre­mier survet que je trou­vais, je pre­nais, idem pour les Nike ! »

Kozi accu­mule les sons, pioche dans les dis­ques de ses frères plus âgés. Les pre­mières années de 1990 met­tent évidem­ment en avant Pub­lic Enemy, Eric B. and Rakim ou LL Cool J, mais… « Je préférais Sugar Bear, Sweety G, Tuff Crew, UTFO… Toute la péri­ode Golden Era, y com­pris la phase «sam­ples de James Brown». Du coup, j’ai écouté pas mal de funk, Zapp, Mid­night Star, Kleer. Quand j’étais petit, dans les boums, je rame­nais des skeuds avec des mecs torses nus sur la pochette, je parais­sais un peu bizarre… »

« Comme d’autres de ma généra­tion, j’ai appris qui était Mal­colm X, Mar­cus Gar­vey, Angela Davies avec Pub­lic Enemy

De ces écoutes, Kozi garde en mémoire les sons si par­ti­c­uliers qui sont imprimés sur les vinyles, et sa mémoire ne lui fait jamais défaut. Le matos peu adapté de ses débuts lui per­met tout de même d’apprendre toutes les tech­niques du Djing. Kozi est un authen­tique autodidacte.

« J’étais fasciné par Too Tuff, le DJ de Tuff Crew, DJ Jazzy Jeff, et DJ Cash Money. Que des mecs de Philadel­phie… Un peu plus tard, j’ai com­mencé à apprécier EPMD, à par­tir de « So What You’re Sayin » ou « Ram­page », pour lesquels les scratchs sont juste dingues. »

Il y a eu quelques coups du sort : en 1990, il pousse la porte de Ticaret, célèbre bou­tique hip hop à Stal­in­grad : « Je me suis ramené avec mon pre­mier bac de vinyles, Moda m’a accueilli en m’envoyant un peu bouler quand je lui ai demandé si je pou­vais mixer dans la bou­tique, les samedi… » Quelques jours plus tard, Kozi s’obstine et ne lâche rien. Il tombe sur Dan, un autre dis­quaire, qui accepte cette fois sa propo­si­tion. Au début des années 1990, le lieu est un point de rendez-​vous pour les dig­gers et fans de hip hop pour les bas­kets et chaînes en or, quand les plus grands DJ ont leur sac de skeuds réservés… « Je m’en sor­tais plutôt pas mal, et Dan me lâchait par­fois un ou deux dis­ques… »

Très vite, à force d’observations, mais surtout d’écoutes atten­tives, Kozi sait qu’il doit se con­cen­trer sur les maxis, qui fer­ont de lui une véri­ta­ble tête chercheuse des bombes musi­cales. « Je crois que le déclenche­ment s’est pro­duit à la salle Hei­den­heim de Clichy, j’y pas­sais des après-​midi entières à écouter Dee Nasty, Cut Killer ou DJ Abdel… J’étais hyper fan du morceau «Don’t Scan­dal­ize Mind» de Sugar Bear. Il n’existait pas en CD, j’en avais marre de n’avoir que la moitié sur un bout de cas­sette… Mon pote Kezo l’avait eu, mais se l’était fait voler, et il n’avait pas fait long feu dans les bacs au moment de la sor­tie. Autant dire que si tu avais ce disque-​là, tu étais respecté, mais d’une force ! » Le morceau de 4 min­utes en tête, Kozi use ses Nike élimées sur le sol des dis­quaires, jusqu’à dénicher la perle rare. En plus de vingt années de dig­gin, Kozi a désor­mais accu­mulé une col­lec­tion impres­sion­nante, et son apparte­ment con­tient prob­a­ble­ment plus de vinyles au m2 que d’oxygène. Sa mémoire ne le trahit jamais, et il cite même son pre­mier vinyle, acheté en 1989 : « MC Duke et DJ Leader 1, un groupe anglais, ce qui est plutôt éton­nant de ma part… »

Pour nour­rir son appétit musi­cal, Kozi passe des après-​midi à Hei­den­heim, mais aussi au Chapelet (entre La Fourche et Place de Clichy, entrée à 15 francs), pour grap­piller quelques références : « Le milieu était rude entre les DJ. Si tu pas­sais der­rière la table pour essayer de voir le titre qui pas­sait, tu te rendais compte qu’il y avait un gros morceau de scotch sur le vinyle… La musique que tu pas­sais, c’était véri­ta­ble­ment toi, il fal­lait chercher tes sources et ta tech­nique. » Au Chapelet, il ren­con­tre DJ Noise, qui officiera quelques années plus tard avec 2Bal2Neg ou Mr R., et les deux hommes devi­en­nent amis.

Départ pour la cité phocéenne, mère de tous les mix

À 18 ans, en 1994, Kozi quitte la cap­i­tale pour une autre ville, elle aussi cap­i­tale du rap : Mar­seille. Il y décou­vre rapi­de­ment une autre scène, et, souhai­tant ren­con­trer d’autres DJs, entre en con­tact avec DJ Majestix. Ce dernier l’invite à venir faire une ses­sion (hors antenne) à Radio Grenouille où il ren­con­tre DJ Rebel et DJ Ralph. Très vite, et puisque le DJ s’entête, il se rap­proche de toute l’équipe qui anime alors les soirées de la légendaire sta­tion. « Quand je les ai enten­dus cuter pour la pre­mière fois, j’étais ouf… Très en avance sur des phases, ça m’a mis grave la pres­sion », se sou­vient Kozi. Plus tard, Soon l’accueillera sur Toulon, et tra­vaillera avec Kozi les pass pass, le beat jug­gling et le scratch. « Je scratchais que de la main droite, et, en bossant des phases comme le trans­form­ing que j’arrivais pas à faire à droite, ça m’a obligé à me servir de la main gauche, c’est comme ça que j’ai pu devenir ambidex­tre. »

C’est égale­ment lors de ce séjour pro­longé à Mar­seille que Kozi se rend à ses pre­mières soirées, devant ou der­rière la scène. Il joue au dôme de Mar­seille ou à l’Espace Julien, voit notam­ment la Fonky Fam­ily, Puis­sance Nord, et assure la pre­mière par­tie de Mel­low­man, le 9 décem­bre 1995. Dès lors, Kozi cherche avant tout à accu­muler les dates, et assure les pre­mières par­ties ou le rem­place­ment à la volée d’un DJ absent, perdu on ne sait où. Une cer­taine maîtrise de la sit­u­a­tion qui lui servira, des années plus tard. En 1996, il décide de ren­trer à Paris.

Entre-​temps, Kozi est rat­trapé par le ser­vice mil­i­taire. Il retrouve durant ses per­mis­sions ses amis d’enfance, notam­ment Kezo (aka Kezo Kill­black, de la Dai­land Crew), avec lequel il s’échangeait des K7 de Eric B. and Rakim. Tan­dis que ses grands frères s’éloignaient du hip hop, il avait trouvé un inter­locu­teur idéal, pas­sionné comme lui. « Il avait ren­con­tré Bams [rappeuse mem­bre de C2labal, sou­vent avec Ziko, Tony Fresh, Nysay, L’Skadrille] et, vu qu’il ne scratchait pas, il m’a dit qu’elle cher­chait un DJ. »

« On se retrouve tous les trois au foyer de Saint-​Gratien, elle cher­chait la phase «That’s Why I Com­pose These Verses» : on a réé­couté Ain’t The Devil Happy ? de Jeru… La semaine suiv­ante, nous étions au stu­dio Black Door pour enreg­istrer «Fais tourner». »

La chan­son se retrouve sur la com­pi­la­tion Hos­tile Hip Hop vol.2, et Kozi démarre un véri­ta­ble par­cours aux côtés de Bams, et fréquente rapi­de­ment les artistes qui entourent la jeune MC : Kut Effekt, Skeez, D-​namite ou Midas, mais aussi la Man Chu School. « On traî­nait que dans les trucs coupe-​gorge. »

C’est là que la scène parisi­enne a com­mencé. « Quand j’ai fait le pre­mier con­cert de Bams, je ne suis pas ren­tré de ma per­mis­sion ce soir-​là pour pou­voir le faire. » Kozi ne prend pas le risque pour rien : les MC se suc­cè­dent, le DJ reste. La Brigade, L’Skadrille, les 2Bal ou encore Mr.R chauf­fent la foule. « Le con­cert était mor­tel, sou­venir de ouf !». De là, il par­ticipe aux côtés de Bams aux Fes­ti­vals XXL Per­for­mances 1, 2, 3 et 4 à Bobigny où se pro­duisent entre autre les artistes tels que Mic Geron­imo, Chan­nel Live, Walkin’ Large.

En novem­bre 97, il jouera pour le con­cert privé de Mic Geron­imo qui « scratche sur [s]a PMX2 » (avec Wicked Pro­fayt et Noise, Cut Killer avec Mic). Il col­la­bore égale­ment avec Ad’Hoc-1 (Philo et Mah Jong) pour qui il assure les con­certs ainsi que les scratchs sur leur deux­ième album, Musiques du Monde. Il les pose égale­ment quelques mois plus tard sur « Anti­con­sti­tu­tion­nelle­ment » de Mr.R.

Passer de la musique, ce n’est pas seule­ment enchaîner les vinyles

De toutes ces expéri­ences en tant que DJ, qui cul­mineront avec des tournées aux côtés de Kohndo dès 2002, Kozi tire une dex­térité cer­taine der­rière les platines. Sans que cela ne le mène à la pro­duc­tion : « Je ne me pro­duis qu’aux platines », explique-​t-​il, « J’ai déjà fait quelques sons, j’ai prob­a­ble­ment le matos néces­saire, mais je n’ai pas eu le déclic. Les seules que j’ai faites, c’était sur les con­seils de DJ Lyrik. » Kozi ren­con­tre son col­lègue en 1997, alors que ce dernier mixe au Slow Club, à Paris, avec Noise. « J’allais beau­coup chez lui, on s’entraînait ensem­ble. Lui s’est rapi­de­ment mis à la prod. » Lorsque Lyrik et Daj­zoel­ski déci­dent de créer le label Cof­fee­BreakRecord, Kozi est de la par­tie (« On est tous de gros buveurs de café, alors… »).

Le fes­ti­val Can I Kick It ?, en 2012, à Annecy

Il s’agit main­tenant de gag­ner sa vie : si Kozi a pu expéri­menter (bénév­ole­ment) les pre­miers con­certs, il entend bien désor­mais sub­venir à ses besoins avec son tal­ent. C’est Ou-​mar, et son équipe Hard Level (Ou-​Mar, Noise et Ewone), qui met­tent la main sur Kozi, en 2006 : « Ou-​mar m’a pro­posé une col­lab­o­ra­tion, j’étais dans le délire turntab­list à fond. » Dans des soirées plus ori­en­tées club­bing, Kozi passe « Sound of da Police » et « Chief Rocka ». Un peu trop à son goût: « Je voulais passer autre chose que des clas­sics HH trop évi­dents, genre des morceaux moins con­nus mais tout aussi bien pour être joués en club… Je pense que c’est à ce moment-​là que les DJ ne voulaient plus pren­dre de risques, et étaient de plus en plus for­matés… »

Kozi nous sert du café, cherche dans sa col­lec­tion de vinyles ou son dossier de MP3, allume une clope, sort des fly­ers… C’est lorsqu’il nous lâche « «Je parle avec mes mains», comme Ter­mi­na­tor X [DJ de Pub­lic Enemy, NdR] » que vous réalisez les mou­ve­ments, inces­sants. Mais il parle beau­coup, aussi, et il devient ainsi dif­fi­cile de le croire lorsqu’il évoque ses pre­mières émis­sions avec DJ Fab et Dr Awer dans Under­ground Explorer, pour la radio Généra­tions, entre 2006 et 2012 : « Pen­dant les enreg­istrements, je fai­sais mon truc mais je ne par­lais pas beau­coup. Je suis pas un pro de la dis­cus­sion, surtout à la radio… »

Néan­moins, lorsque DJ Fab et Dr Awer le repèrent, ils n’hésitent pas et deman­dent à Kozi de rejoin­dre leur crew. Un fameux crew : Hip Hop Résis­tance, créé en 1999 par ces deux pas­sion­nés. « Je pou­vais met­tre mes con­nais­sances et mes com­pé­tences en pra­tique, sor­tir l’anecdote qui allait. Je préfère la cul­ture, faire le passeur. Je trouve que c’est impor­tant de par­ler de la musique, de son his­toire. Je suis un vrai pas­sionné de cette cul­ture, c’était idéal pour partager nos idées entre 3 geeks de hip hop ! »

Parmi les inter­views préférées de Kozi, il y a eu celle de DJ Scratch (EPMD) : Kozi l’interroge sur les con­di­tions d’enregistrement de « Ram­page », tiré de Busi­ness As Usual, avec une idée der­rière la tête : « Il paraît que vous veniez de par­tir en vacances, quand Erick Ser­mon et Par­rish Smith vous ont appelés «Mec, on a des scratchs, il faut que tu viennes poser à Long Island». Vous étiez furax, vous avez pris la phrase de Mar­ley Marl, extraite de «The Sym­phony » et vous avez fait le tout en une seule prise avant de repar­tir. C’est vrai ? » Scratch acqui­esce, et tout le stu­dio reste bouche bée.

Le flyer de l’émission Under­ground Explorer, inspiré de la série The Wire

Avec Under­ground Explorer, Kozi peut dif­fuser le hip hop qu’il aime : DITC, Lord Finesse, Buck­wild ou Show­biz & A.G….. Un léger sur­vol de la col­lec­tion de Kozi per­met de pren­dre un peu de hau­teur : le DJ entraîne son oreille très sou­vent. Et les réé­coute encore une fois, en enco­dant les albums, par la même occa­sion. Vu le fond d’écran généré par son ordi­na­teur avec les pochettes d’albums MP3, il s’est défini­tive­ment laissé séduire par le pra­tique des nou­velles tech­nolo­gies. « Dans la trap d’aujourd’hui, il y a des choses qui m’intéressent », souligne-​t-​il en citant U.O.E.N.O. de Rick Ross.

Depuis un an à présent, Kozi part régulière­ment en tournée avec Casey, pour tester « une autre ges­tion du rythme », sur scène. « Con­stru­ire un show ensem­ble, tout ça, ça déchire. Si t’as pas fait de con­cert, si t’as pas accom­pa­gné d’artistes, ton par­cours est faussé. » En con­cert, Kozi mixe désor­mais sur un Ser­ato, mais tou­jours sans mon­tage, en direct. « Avec Casey, j’ai ma séquence beat jug­gling, scratch… Je con­nais mes dis­ques, mon sujet. »

L’Asocial Club (Al, Prodige, Vîrus et Casey) ne s’y est pas trompé, et tous tra­vail­lent désor­mais ensem­ble, quand ils ne font pas une appari­tion au con­cert de Rocé, au Bat­a­clan. 8 min­utes de mis­an­thropie, et des platines lais­sées sur les jantes.

Portrait – Bang Bang, prière de rider

Un style musi­cal pop­u­laire court tou­jours le risque de tourner en rond dans un enc­los bien défini, avec la garantie que le pub­lic sera de retour en masse pour le prochain numéro. Et le rap n’y a pas coupé. Pour leur pre­mier album, Delir­ium, les deux com­pères de Bang Bang, M.I.T.C.H. et Émo­tion Lafolie, ont préféré entraîner le hip hop, le rock et l’électro dans leur ride de rêve…

Plus encore que la télévi­sion, les écrans réduits des smart­phones ont pop­u­lar­isé l’imagerie des gangstas cal­i­forniens, roulant paresseuse­ment sous les rayons du soleil bal­néaire en voiture sur sus­pen­sion, ou faisant la loi dans des clubs sous ten­sion. S’associant au rap dès Straight From Comp­ton, l’album de N.W.A. (Eazy-​E, Dr. Dre, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), la musique des rid­ers ne tardera pas à voy­ager jusqu’en France, où elle ren­con­tre un suc­cès à sa démesure. Comme ailleurs, 2Pac et Snoop Dogg ont leurs fidèles. Dans tout l’Est parisien, et par­ti­c­ulière­ment à Joinville-​le-​Pont (Val-​de-​Marne), les basses réson­nent un peu plus fort qu’ailleurs…

Dans les sil­lons creusés par Aelpéacha et Desty Cor­leone se for­ment deux crews nota­bles, Club Splifton et Réser­voir Dogues, qui par­ticipent à la dif­fu­sion de la ride. Émo­tion Lafolie, tig­nasse impres­sion­nante et tatouages innom­brables, se sou­vient de la façon dont il est entré en con­tact avec ce véri­ta­ble mode de vie après des débuts au sein du col­lec­tif ATK : « Une fois le freestyle avec ATK enreg­istré, en 1995, j’ai fait quelques con­certs et des pas­sages en radio avec un autre groupe dont je fai­sais par­tie, Les Maquis­ards. Mon frère, Sloa [aussi mem­bre d’ATK à l’époque, NdR], avait monté Réser­voir Dogues avec Nine-​O, Desty Cor­leone et Pimp Cynic. Ils ont sorti un album avec le Club Splifton, con­sti­tué autour d’Aelpéacha, et c’est à ce moment-​là que j’ai com­mencé à rider, avec les voitures améri­caines et tout le reste… »

M.I.T.C.H., l’autre Bang de Bang Bang, n’était pas très loin non plus : dans le même lycée Paul Valery qui a réuni quelques mem­bres d’ATK, il ne tarde pas à fréquenter Desty Cor­leone, mais aussi DJ Shone, DJ Feadz et DJ Soper, lequel « avait déjà créé son label de drum’n’ bass et de jun­gle à l’époque, et avait sa renom­mée ». À la sor­tie du lycée, Shone, Soper et M.I.T.C.H. se retrou­vent dans Dig­ithugz, dont le pre­mier maxi est remixé façon screwed’n’chopped par DJ Raze.

Mar­qué par des sonorités élec­tron­iques, le pre­mier album du groupe sonne drum’n’bass, et Rou­tine assas­sine se joue surtout en club. « Je n’ai jamais eu une approche trop hip hop, où tu écris des cahiers de textes. Je préfère poser au jour le jour, et me libérer en live. J’adore les Svinkels pour ça, leur folie pen­dant les con­certs », explique M.I.T.C.H.

Inter­ride

Après un séjour de quelques années aux États-​Unis, Emo­tion Lafolie revient en France aux débuts des années 2000 et décou­vre une toute nou­velle façon de faire de la musique : « Je récupère tout ce qu’il me faut, Atari, Expander, clavier, et je créé mon home stu­dio. Entre 2001 et 2006, j’ai pro­duit : j’achetais les vinyles par car­ton entier, je bal­ançais les sons sur MySpace, et j’ai com­mencé à voir que ma musique intéres­sait du monde. » Il retrouve en 2010 Tony Lunettes (aka Test), Waslo (Sloa) et Riski Metek­son dans Noir Fluo, qui pour­voit rapi­de­ment une mix­tape, La ride (200 exem­plaires en physique, col­lec­tor), propul­sée dans la cap­i­tale avec un hommage.

À force de se retrou­ver au cours des rides, M.I.T.C.H. et Emo­tion Lafolie prof­i­tent de leur mobil­ité pour enreg­istrer un max­i­mum : cartes son, valises, ordi­na­teurs et micros les suiv­ent dans leurs périples. « On a enreg­istré une ving­taine de morceaux un peu partout, on ride : on boit, on fume et on chante… » com­mence Lafolie, « …on a com­mencé pen­dant l’été 2012, avec un ticket Inter­rail pour rider dans toute la France », ter­mine M.I.T.C.H..

Certes, le duo recon­naît pou­voir aisé­ment enchaîner nuit de débauches et pas­sage en stu­dio, mais pas ques­tion de badiner avec les instrus : les 15 prods de Delir­ium provi­en­nent des États-​Unis, du Por­tu­gal, des stu­dios de DJ Raze ou de Nist… Et d’un peu partout où Bang Bang a laissé sa trace en con­cert. Le mas­ter­ing de Freeze DBH, du Booty Call Crew, apporte aux enreg­istrements sec­oués une cohé­sion inat­ten­due, et le cock­tail se boit jusqu’au bout de la ride.

« On laisse la musique jouer sur nous »

« Il y a beau­coup de feel­ing dans nos textes et notre façon de chanter », explique Emo­tion Lafolie, « mais cela sup­pose des heures et des heures passées à choisir les instrus » : cela s’entend, dès la pre­mière écoute. « Le verre et le cou­vert » con­voque une gui­tare élec­tro, « Delir­ium » quelques notes de piano, quand « Je suis » n’hésite pas à se per­dre dans une voix d’enfant, ou peut-​être bien d’adulte, mod­i­fiée, avec tous ces élé­ments tou­jours liés aux chants écorchés ou énervés de M.I.T.C.H. et Emotion.

Si leur pre­mier titre, « Je suis », util­i­sait pour base un instru de Dom Kennedy, Bang Bang a su con­server à dis­tance des références (Wacka Flocka avec lequel les deux ont tourné un clip, Gucci Mane, Lil Wayne, Juicy J, 3 – 6 Mafia) qui auraient pu trans­former Delir­ium en une mix­tape gangsta rap comme tant d’autres. L’ambiance est claire­ment celle de la ride, mais les textes de Bang Bang oscil­lent entre l’attitude (comme celle de N.W.A., dans « Mil­lion Dol­lar Baby ») et une sorte de mélan­colie face à l’altitude prise en planant (« Ride de Rêve », « Petits Yeux »), le tout sur des sonorités peu entendues.

Le duo s’autorise même l’autotune, par­ti­c­ulière­ment bien inté­gré aux prods élec­tron­iques : « J’ai décou­vert ça avec le genre de musiques passées dans les salons de coif­fure indi­ens, j’aimais bien la sonorité par­ti­c­ulière des voix », explique M.I.T.C.H.. Dans les morceaux, les voix sous auto­tune devi­en­nent autant de nou­veaux instru­ments qui appor­tent leur lot d’harmonies et de rup­tures. Celui qui assume le cou­plet peut à tout moment être rejoint par cet alter ego qui lui fait écho.

C’est en con­cert que la musique de Bang Bang se révèle entière­ment : « Quand on va en club, on emmène tou­jours une clé USB, pour chanter quelques morceaux si l’occasion de présente », explique Emo­tion. Au Work­shop, à la Block Party du 21 juin à Bercy ou dans un club prop­ice au Delir­ium, Bang Bang n’attend qu’un sig­nal de la foule pour répan­dre la musique comme une traînée de poudre. « Nos morceaux sont plutôt scéniques, ils nous faut des trucs accrocheurs », assure la moitié de Bang Bang. « Quand on fait «Bas­kets neuves» en live, le «tac tac tac tac tac» fonc­tionne bien : tu sens d’un coup des vibra­tions sur scène, parce que tout le pub­lic tape du pied dans la salle. »

Sur les bras des gangstas s’affiche « Fuck the World What the Fuck », anti­enne du ghetto et d’un cer­tain état d’esprit qui guidera les pro­jets futurs de Bang Bang, en l’absence de plan de car­rière. Les bras, quant à eux, tien­dront encore longtemps les micros, les guidons des vélos de rid­ers, rouleront les joints ou les instrus pour un Delir­ium partagé.

Dossier – Press Play : les jeux vidéo et le hip hop

Une nouvelle tentative de dossier sur un sujet sans fond, les liens entre le rap et les jeux vidéo. Depuis la parution de l’article en novembre 2013, les exemples ont du se multiplier…


Bien avant Gui­tar Hero, bien avant Singstar, les rappeurs ont posés mic et sticks pour met­tre un joy­stick entre leurs mains. Affamés de pop cul­ture, emcees et djs se sont rapi­de­ment appro­prié les codes du secteur, et l’industrie n’a pas tardé à leur ren­dre l’appareil (électronique).

Kraftwerk aurait pu com­poser la musique de Tron (1982), pre­mière incur­sion du jeu vidéo dans une cul­ture autre que celle de l’électronique et de l’informatique. Mal­gré un suc­cès mit­igé, la pro­duc­tion Dis­ney ouvre l’horizon vidéoludique à une plus large part de la société. Par ailleurs, la moder­nité fait tou­jours rêver à une vie plus sim­ple, libérée du tra­vail et élevée par les espaces infi­nis.

Décol­lage immi­nent : le « Planet Rock » d’Afrikaa Bam­baataa (1982) promet une terre pro­tégée à jamais des pro­jec­tiles de Mis­sil Com­mand. Avec cette pre­mière par­tie, le hip hop est branché, lais­sant au créa­teur de la Zulu Nation et à Grand­mas­ter DST le soin d’y apporter leur dose d’ingéniosité virtuelle. Mantron­ics, ou Ter­mi­na­tor X, les blazes et les gim­micks évo­quent les bornes d’arcade ou les car­touches des pre­mières con­soles.

Il faut dire que les bruitages asso­ciés aux 8-​bits four­nissent un matériau plutôt adapté aux stan­dards de l’époque. « I’m the Pack­man (Eat Every­thing I Can) » (1982) emprunte tout au jeu vidéo homonyme, qui devient en même temps le plus célèbre de la planète, pour créer une vari­ante geek de l’électro hip hop. Bruits de mas­ti­ca­tion du Pac­man sous pilule inclus.

Quelques années plus tard, les com­pos­i­teurs sont aussi des joueurs : DJ Jazzy Jeff et le Fresh Prince Will Smith payent un tribut à Don­key Kong avec « Human Video Game », en 1988, extrait de He’s the DJ, pochette sur laque­lle ce dernier a les airs du geek con­tem­po­rain. La chan­son évoque les débuts des jeux vidéos, entre les bornes d’arcade de Tron et Don­key Kong, et conte l’histoire d’un player, inca­pable de se détacher de l’écran. Rock Ready C, beat­boxer de renom, peut même faire intro et musique de ce dernier, de tête…

Sim­ple logique his­torique : pour inté­grer les références vidéoludiques, il fal­lait bien que les rappeurs soient déjà joueurs, et aient pu pleine­ment prof­iter des jeux vidéos, au même titre que le cinéma, la lit­téra­ture ou la street. Les années 1980 et 1990 four­mil­lent alors de références aux jeux vidéos, prin­ci­pale­ment musi­cales, comme l’illustre cette vidéo du site Spin [Les dif­férents morceaux sont classés selon l’année de sor­tie du jeu vidéo, NdR].

Pas vrai­ment dif­fi­cile d’imaginer les rappeurs aligner quelques lignes de textes tout en ter­ras­sant leurs adver­saires à Street Fighter ou en com­bi­nant les sorts de Final Fan­tasy. Curren$y, rappeur de la Nouvelle-​Orléans né en 1981, fut aux pre­mières loges pour s’installer devant sa con­sole préférée, un jeu culte dans le lecteur. Pour This ain’t no mix­tape (2009), il s’inspire de la saga Grand Theft Auto, et plus pré­cisé­ment de Vice City (2002), « le meilleur de la série grâce à sa BO et ses voitures. J’en ai acheté quelques-​unes à cause de Vice City, putain. »

Et, désor­mais, la sor­tie d’un jeu se fait en quasi simul­tanée avec celles des chan­sons qui y font référence. « Got That Work » de Fabolous (« It’s about this call of duty, and this shit ain’t no game ho »), Fred­die Gibs dans « The Return » de Danny Brown (« This shit get real as shit thats on your Playsta­tion con­troller Call of Duty ass nigga, dick in the booty ass nigga ») ou Waka Flocka Flame dans le « 848 » de Jim Jones (« We got auto­matic big guns like call of duty Keep it … that’s my Call of Duty »).

Depuis, les références se mul­ti­plient, et jouer aux jeux vidéos n’a plus rien d’une honte : Tyler the Cre­ator, Orel­san et même Booba affichent fière­ment leur high score. Début 2013, le rappeur Wilow Ams­good lance la net tape #NOC­RACKS sur laque­lle fig­ure « Grown Up » (sur le thème de Danny Brown) et son cortège de noms de jeux vidéo. Tiré à qua­tre épin­gles, le rappeur arbore d’énormes bagues-​consoles.

Les jeux vidéo, de leur côté, ont bien com­pris l’intérêt com­mer­cial du rap : pour Call of Duty : Ghosts (2013), Activi­sion invite Eminem à rap­per dans la BO du jeu. Cela donne « Sur­vival », avec Eminem masqué par le foulard tête de mort rendu célèbre par la série. Et toute pré­com­mande du jeu sur le site Gamestop don­nait droit à un code pour télécharger l’attendu MMLP2. Finale­ment, le jeu vidéo et le nom du rappeur se retrou­vent au som­met des classe­ments de vente.

D’ailleurs, une des sociétés les plus cotées de l’industrie du jeu vidéo, Rock­star Games, s’est créée sur le mod­èle d’un label de rap : Sam Houser, cofon­da­teur et tête pen­sante, songeait à Def Jam Record­ings en s’imaginant créa­teur de jeux vidéo. « Pour moi, un type comme Rick Rubin [fon­da­teur de Def Jam, pro­duc­teur de LL Cool J et des Beastie Boys, NdR] est un putain de héros, un vrai pio­nnier, capa­ble de trans­former le hip-​hop en quelque chose d’aussi culte. Il a fait cet album, Elec­tric ! Enten­dre ces rockeurs de New­cas­tle avec la pro­duc­tion hip-​hop de Rick Rubin, c’est dingue ! Et quand j’ai entendu ce mec plonger d’un seul coup dans le rock le plus dur, avec Slayer, je me suis dit que les mem­bres du groupe ne feraient jamais mieux et qu’il n’y aurait jamais rien de plus cool que ça. Et non, le mec con­tinue à sor­tir des trucs géni­aux… Ce genre de per­sonne m’inspire énor­mé­ment », explique-​t-​il.

Ce qui explique la qual­ité notable des épisodes de la série GTA : pour le dernier épisode en date, GTA V, DJ Pooh est nommé pro­gram­ma­teur de la radio fic­tive West Coast Clas­sics quand A$AP Rocky enreg­istre avec plaisir un inédit pour le jeu, qui s’appuie évidem­ment sur sa pro­pre expéri­ence du jeu. Les autres pro­duc­tions, comme Thrasher : Skate and Destroy (Nin­tendo 64, 1999), béné­fi­cient de la même atten­tion musi­cologique : le jeu compte Afrika Bam­baataa, Grand­mas­ter Flash, A Tribe Called Quest, et pas mal d’autres clas­siques. Une sorte de réponse à Tony Hawk’s Pro Skater (1999), en gros.

L’un des pre­miers jeux mar­quants à utiliser le hip hop comme élé­ment cen­tral est un OVNI, ces jeux aux con­cepts atyp­iques qui devi­en­nent cultes à force de bouche-​à-​oreille : PaRappa the Rap­per (1996). Le joueur y incarne un jeune chien, PaRappa, amoureux de Sunny Funny, une fille-​fleur. Un sim­ple jeu de réflexe, où il suf­fit d’appuyer en rythme sur la bonne touche (tri­an­gle, rond, croix, carré).

Les jeux de chant n’arriveront que plus tard, via Singstar (2004) et son dérivé spé­ciale­ment dédié au rap, Def Jam Rap­star (PlaySta­tion 3, Xbox 360, Wii). Développé sous l’égide du célèbre label, sorti en 2010, le par­cours du jeu est brusque­ment inter­rompu, un an plus tard, par un procès intenté par EMI, qui rend la plu­part des chan­sons addi­tion­nelles indisponibles. Le jeu rece­vait pour­tant de bonnes cri­tiques, et le sys­tème de jeu avait été adapté au rap. Pour la ver­sion française, des chan­sons de NTM, La Fouine, Disiz la Peste ou Psy 4 de la Rime sont incluses. La cul­ture de masse frappe toute­fois assez basse­ment, en cen­surant tous les mots grossiers des chansons…

Mal­gré l’évidente pos­si­bil­ité de créer un jeu basé sur les mou­ve­ments du break­dance, aucun dis­posi­tif de danse matériel n’a vrai­ment émergé dans les salles d’arcade. Bien sûr, les jeux présen­taient des danses hip hop, mais se devaient d’adopter un game­play acces­si­ble à tous. Cela n’a pas empêché des équipes de break­dancers de s’approprier les commandes…

Jouer aux jeux vidéo, c’est bien, avoir le sien, c’est encore mieux : les rappeurs se prê­tent volon­tiers à la pix­eli­sa­tion, et plus encore aux critères des clas­siques du genre. Avec Wu-​Tang : Shaolin Style (1999), le groupe new-​yorkais com­bine Tekken (1994) et Mor­tal Kom­bat (1992) pour un jeu vio­lent, où les coups s’échangent au son du Wu, manette au design du logo incluse. Dans le même genre, les 3 volets de la série Def Jam offrent immense galerie de per­son­nages et pléthores de suites pour un jeu de com­bat effi­cace, mais un peu pous­sif. Le bon­heur d’incarner Slick Rick pour éclater Fat Joe est dou­blé de bonnes idées dans chaque volet, comme l’usage du scratch pour atta­quer dans Def Jam : Icon (2007, Playsta­tion 3 et Xbox 360).

Cer­tains rappeurs osent même se placer au cen­tre d’une pro­duc­tion vidéoludique : 50 Cent s’inspire ainsi du guet-​apens tendu à 2Pac, sa référence, pour orchestrer un jeu de vengeance en vue à la troisième per­sonne, 50 Cent Bul­let­proof (2006). Aidé par les sol­dats de G-​Unit, son crew, le rappeur dézingue et croise Eminem, Dre et DJ Whoo Kid en caméos. Le rappeur a des suites dans les idées (2 pour le moment), et prête sa voix dans Call of Duty…

L’apparition des jeux mobiles facilite évidem­ment la pro­duc­tion des jeux, et peut don­ner un peu de punch à une cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion. Ainsi, 2Chainz s’associe à Adi­das pour met­tre sur pied Live in Color, un jeu 8-​bit qui présente à la fois la col­lec­tion de sneak­ers Adi­color et l’univers du rappeur. Depuis le Japon, des fans se sont chargés du boulot pour Kanye West en sor­tant Kanye 3030, un jeu de rôle jouable sous Win­dows. Réal­isé selon les canons du genre, mélange de Zelda et Poké­mon, le jeu pro­pose des phases de com­bat con­tre Dre, 2Pac dans un univers qui mêle Del­tron 3030 et 808s & Heartbreak.

Logique­ment, le jeu Bat­tle Rap Stars, disponible en appli­ca­tion pour iOS, pro­pose de mener des bat­tles avec son smart­phone collé sur l’oreille. Rap game over : Play again ?

Dossier – Mash-up ou shut up

Avec la simpsonwave, sans doute un des phénomènes musicaux les plus curieux et sympathiques popularisés par internet : le mash-up mélange des éléments de deux chansons, en s’appuyant sur le sample, cherchant généralement à réunir les genres les plus éloignés possible. Un autre dossier sur un sujet sans fin, curieusement négligé par les spécialistes, à mon humble avis. Publié en juin 2014 dans Coup d’Oreille.


« Ghosts of the past », Staffan Scherz, CC BY 2.0

Ce qui est pra­tique avec la musique, et la créa­tion en général, c’est qu’on ne sait jamais vrai­ment où elle va aller. Tan­dis que le XXe siè­cle a vu les gen­res majeurs, jazz, rock, pop et hip hop devenir tour à tour des pro­duits de con­som­ma­tion de masse, l’apparition des dif­férents sup­ports de lec­ture, de plus en plus mani­ables, a per­mis à cha­cun de mul­ti­plier ses écoutes. Peu à peu, les engage­ments musi­caux forts ont dis­paru, pour laisser place à un appétit d’écoute gran­dis­sant. Une cir­cu­la­tion ultra-​rapide qui a ses caram­bo­lages, sans vic­times. Le mash-​up, con­struc­tion musi­cale à par­tir de plusieurs morceaux d’artistes et de gen­res dif­férents, a logique­ment fait son appari­tion. Un mon­stre bâtard ou la musique du futur ?

La pre­mière écoute d’un mashup provoque des réac­tions con­tra­dic­toires : le plaisir d’entendre deux morceaux, con­nus et aimés, depuis une per­spec­tive renou­velée, et la cul­pa­bil­ité hon­teuse d’apprécier ce qui ne relève pas du tout de la volonté des auteurs des orig­in­aux. Un plaisir trop facile, trop jouis­sif, en somme : la mashup s’est vite retrouvé affublé de la dénom­i­na­tion peu avenante de « bas­tard pop ».

Le mashup se décou­vre le plus sou­vent au hasard, par­ti­c­ulière­ment sur le web : il accroche facile­ment l’oreille, habituée aux mélodies qu’elle croise. Ce n’est qu’après quelques recherches sup­plé­men­taires que l’on décèle les musi­ciens der­rière les col­lages, et la créa­tion der­rière l’exercice. Des… artistes seraient à l’origine de ces com­po­si­tions : des hommes et des femmes dotés d’un tal­ent par­ti­c­ulier pour le mashup. Et pour­tant, qui saura citer plus de qua­tre ou cinq représen­tants du genre ?

Frank Zappa est prob­a­ble­ment un des plus con­nus. Il développe dans les années 1970 une méth­ode de tra­vail com­mune à plusieurs morceaux, qu’il créé en mix­ant les instru­ments de dif­férents enreg­istrements. « Rub­ber Shirt » (1979) com­bine ainsi basse et bat­terie de deux enreg­istrements live dif­férents. La « xenochronie » se présen­tait comme une forme de mash-​up à la Zappa, un geste artis­tique qui n’étonne pas venant d’un musi­cien si atten­tif à soi-​même, quant à la place qu’il occupe dans ce monde. Zappa réé­coutait ses enreg­istrements live avec l’envie d’en tirer quelque chose d’inédit, parce qu’il con­sid­érait que cha­cun de ses gestes était sujet à création.

Dif­fi­cile de dater pré­cisé­ment la créa­tion du mashup. Après tout, le blues con­sis­tait déjà en une tra­di­tion orale de morceaux échangés, défor­més, remon­tés et réécrits, qui ont con­sti­tué un réper­toire mul­ti­ple et les pre­mières notes de folk, elle aussi issue de mul­ti­ples réap­pro­pri­a­tions, Bob Dylan en chef de file. Mais le genre a incon­testable­ment béné­fi­cié de l’apparition des clubs et des DJ, qui s’échangeaient des maxis pro­posant à la fois l’instrumental et l’a capella d’une même chan­son. Né dans le club, créé dans la chambre ?

Pas tout à fait, puisque toute une vague de mashup a vu le jour dans les clubs, dans les années 1980, pas for­cé­ment pour le meilleur… Citons Pink Project, groupe italo-​disco qui s’est taillé un petit suc­cès en mélangeant « Another Brick In the Wall » des Pink Floyd et « Mam­magamma » d’Alan Par­sons Project, sans oublier l’intro bien con­nue d’« Eyes in the Sky », égale­ment du sec­ond. Les dif­férentes par­ties de gui­tare ont toutes été réen­reg­istrées pour le morceau, fait plutôt rare par la suite. Mais la pochette façon KKK goth­ique fait défini­tive­ment flipper.

La décen­nie suiv­ante verra le mashup s’inviter dans toute une con­stel­la­tion de gen­res musi­caux annexes, rassem­blés sous l’étiquette « fusions » : si les morceaux sont des orig­in­aux et ne relèvent donc pas tech­nique­ment du mashup, le ter­rain est pré­paré. La musique est dev­enue si sim­ple à écouter que les dif­férents « clans » musi­caux ont dis­paru. Dif­fi­cile d’imaginer, dans les années 2000, un revival de la Disco Demo­li­tion Night, quand, en juil­let 1979, un stade de Chicago devient le bûcher expi­a­toire de la disco, avec des cen­taines de dis­ques brûlés…

Le hip hop et le mash-​up, les pires enne­mis du copyright ?

Par les simil­i­tudes qu’il présente avec le hip hop, qui sam­ple lui aussi avec délec­ta­tion, le mashup a été con­sid­érable­ment influ­encé par les aven­tures des DJ et pro­duc­teurs avec le copy­right. Sou­vent mal­heureuses : si les 2 Live Crew ont prob­a­ble­ment été les plus inquiétés au cours des années 1990, le procès de Biz Markie est resté comme l’un des plus impi­toy­ables. En 1991, ce rappeur de la scène new-​yorkaise, proche de Mar­ley Marl, utilise un sam­ple de Gilbert O’Sullivan, tiré de « Alone Again » (1972) pour une chan­son du même titre. Les labels réagis­sent au quart de (33) tour pour défendre ce clas­sique, con­sid­érant qu’une chan­son de rap n’est pas légitime à se la réap­pro­prier… La Cour Fédérale assim­ile le morceau à un vol de pro­priété intel­lectuelle, et ordonne le retrait des albums. Pour les DJ, le ton est donné : il fau­dra désor­mais déclarer les sam­ples, et s’acquitter d’un pécule pour l’utilisation. Quant à la car­rière de Markie, elle vient de pren­dre un sérieux coup dans l’aile…

Pour le hip hop, dif­fi­cile de faire sans les sam­ples : dès lors, les options sont restreintes, entre déclarer les morceaux orig­in­aux et cas­quer, ou se servir en espérant que les inter­prètes orig­in­aux (et, surtout, les labels) ne recon­naîtront pas les notes dans le nou­veau morceau… Le Wu-​Tang, à l’occasion de l’album Wu-​Tang For­ever, aurait ainsi lâché près de 350.000 $ à Syl John­son pour les sonorités de ses titres de l’âge d’or. Pas mau­vais joueur, John­son a reconnu avoir fait mon­ter les enchères… Mais tout le monde ne fait pas par­tie du crew de Long Island, et, pour la plu­part, c’est une époque de scratchs mai­gres qui s’annonce…

Heureuse­ment, en 1996, un album culte et incon­tourn­able de la cul­ture hip hop vient remet­tre les hor­loges tour­nantes à l’heure : DJ Shadow, un fou du dig­gin’, bal­ance Endtro­duc­ing..…. Celui qui déclare ne pas aimer les mots pro­pose des com­po­si­tions totale­ment orig­i­nales, ou, surtout, les sam­ples orig­in­aux sont totale­ment mécon­naiss­ables. « The Num­ber Song », 3e titre de l’album, con­tient ainsi des sonorités de Metal­lica, Kur­tis Blow, T LA Rock, Jimmy Smith, A Tribe Called Quest, Grand Wiz­ard Theodore, Grand­mas­ter Flash… Un tra­vail de recherche et de com­po­si­tion incroy­able, encore méconnu à ce jour. Le « abstract hip hop » a trouvé son maître, et le DJ prouve défini­tive­ment que l’usage du sam­ple n’est pas un moyen de gag­ner de l’argent en cap­i­tal­isant sur de vieux clas­siques. Bien évidem­ment, Shadow n’a pas fait de chèque à cha­cun des artistes, ce qui aurait représenté le PIB de plusieurs pays…

Le prin­ci­pal obsta­cle à la dif­fu­sion des mix­tapes est longtemps resté le sup­port : pas évi­dent de se pro­curer les a capel­las, les ins­tu­men­taux, ainsi que le matos néces­saire, sans compter les moyens pour faire passer les mashups… En 1994, Evo­lu­tion Con­trol Com­mit­tee pro­pose un des tout pre­mier album du genre, avec Gun­der­phonic, sur… cas­sette. Les « Mix Crème Fou­et­tée » (Whipped Cream Mix) mélan­gent des a capel­las de Pub­lic Enemy et des instrus du Tijuana Brass Ensem­ble, et ne seront édités en vinyles que quelques années plus tard, une fois qu’une com­mu­nauté de fans suff­isante aura été rassemblée.

Pour cette rai­son aussi, les pra­ti­quants du mashup sont restés dans l’ombre pen­dant très longtemps. D’abord, comme on l’a vu, pour éviter la cen­sure et les ennuis judi­ci­aires, mais aussi parce que l’exercice sup­pose un cer­tain efface­ment. La per­cep­tion tra­di­tion­nelle de l’artiste seul penché sur son oeu­vre est en effet pas mal secouée…

La tech­nolo­gie façonne l’écoute

Les K7, l’autoradio, les CD, la pos­si­bil­ité de graver ses mix­tapes, sans même par­ler du MP3, ont changé notre façon d’écouter la musique, ou, plutôt les musiques. Le pro­duc­teur Dan­ger Mouse se sou­vient des années 1980, quand le hip hop qui sor­tait de la cham­bre de sa soeur se mêlait au métal main­stream dif­fusé par la radio… Deux décen­nies plus tard, avec l’aide du logi­ciel ACID Pro, il bal­ance en écoute sur le Web The Grey Album, une des pro­duc­tions les plus con­tro­ver­sées de ces dernières années. Et pour cause : Dan­ger Mouse s’est attaqué à l’un des réper­toires musi­caux les mieux pro­tégés, celui des Bea­t­les, et plus par­ti­c­ulière­ment le White Album qu’il a mélangé au Black Album de Jay-​Z. Si ce dernier, sachant ce qu’il doit au sam­ple, a gardé un silence appro­ba­teur, EMI, ges­tion­naire du cat­a­logue des Fabs Four, s’est empressé de faire retirer l’album de Dan­ger Mouse. En guise de riposte, 150 sites ont pro­posé l’album en télécharge­ment gra­tuit, afin de pro­tester con­tre cette cen­sure à la tronçonneuse.

Et oui, Inter­net est là, et il s’agit prob­a­ble­ment du meilleur ami du mashup : des titres facile­ment acces­si­bles, une dif­fu­sion ouverte, et le sou­tien d’adeptes à tra­vers le monde. Par­al­lèle­ment à l’avancée tech­nologique qui four­nit des logi­ciels de plus en plus sim­ples (Able­ton Live, ACID Pro, Cubase, Wave­lab, Cool Edit Pro…), le haut débit et les sites de partage généralisent la pra­tique du mashup. Des mil­liers d’amateurs s’essayent à l’exercice, et cer­tains le relèvent si bien qu’ils devi­en­nent des références : Mick Boo­gie, Terry Urban, Wait What, The Hood Inter­net, DJ BC…

Les mashup­pers devi­en­nent par­fois des pro­duc­teurs, tant leur tra­vail est respecté. D’autres, comme The Avalanches ou les 2 Many DJ’s, don­nent un coup d’accélérateur au genre en le faisant enten­dre d’un plus grand pub­lic. Avec le risque, déjà, d’utiliser des sam­ples devenus com­muns dans l’exercice du mashup… Mal­gré tout, il a su garder ce côté blague, groupe de rêve, grande fan­tas­magorie musi­cale, selon le bon vouloir du compositeur…

Alors, la musique du futur ? Peut-​être, si l’on estime que l’histoire de la musique, et par­ti­c­ulière­ment de la musique pop­u­laire, est cyclique, con­sis­tant en un retour des mêmes codes, rythmes et inspi­ra­tions : la théorie a essaimé ces dernières années, chez Simon Reynolds (Rip It Up and Start Again), Michka Assayas, ou David Quantick (jour­nal­iste du NME, a développé le con­cept de la « pop qui se dévore elle-​même »). Il restera toute­fois à sur­mon­ter le dés­in­térêt des labels pour le mashup, et le dur­cisse­ment des lois sur le droit d’auteur lié à Inter­net : « Ces remix numériques, cette cul­ture du mashup sont facil­ités par les nou­velles tech­nolo­gies, mais illé­gaux selon le droit d’auteur actuel. Nous devons décider si cette créa­tiv­ité doit être étouf­fée par la loi, ou si la loi doit être réécrite pour pro­téger ce qui doit l’être, tout en per­me­t­tant à ce genre de créa­tiv­ité de se dévelop­per », résume Lawrence Lessig, pro­fesseur de droit à Stan­ford et spé­cial­iste du copy­right. Mais peut-​être que le mash-​up, dérive imag­i­naire, s’attache unique­ment dans les marges de la machine.

Portrait – Blitz the Ambassador : il a un rêve

Un entretien publié en mars 2014 dans Coup d’Oreille.


Il serait facile de présen­ter Blitz comme un exilé : facile mais un peu réduc­teur. Certes, il quitte son Ghana natal en 2001, pour New York et le rêve améri­cain que le hip hop lui a susurré à l’oreille. Mais il reste un ambas­sadeur, per­pétuelle­ment en tran­sit sans jamais être parti. Avec un mes­sage, oui, même à l’heure où ce mot effraie.

Il y a d’abord chez Blitz the Ambas­sador une pas­sion pour les arts visuels, le dessin, l’usage de la couleur, la pré­ci­sion du trait… Cela lui sera utile pour les pochettes d’albums, sans aucun doute, mais avant tout pour dévelop­per un solide sens de l’observation. Qui va de pair avec la musique : « Fin 1980, début 1990, j’ai entendu pour la pre­mière fois du hip hop grâce à mon grand frère : Big Daddy Kane, KRS-​One, Chuck D, Pub­lic Enemy, A Tribe Called Quest, Jun­gle Broth­ers, Queen Lat­i­fah, Monie Love, MC Lyte… Je dessi­nais beau­coup, en com­pag­nie des rappeurs, j’apprenais leurs textes en les écoutant. »

Dans l’énumération de Blitz, on retrouve un dénom­i­na­teur com­mun : ces rappeurs «old school», s’ils se sont dis­tin­gués par d’une image rude, par­fois vio­lente, du rappeur (« Pub­lic Enemy No 1 », par exem­ple), ont surtout développé un « mes­sage » authen­tique. Autrement dit, la retran­scrip­tion sans fard d’un quo­ti­dien rugueux, si ce n’est hideux, pour eux et pour leurs pairs. Ce quo­ti­dien était essen­tielle­ment améri­cain, mais s’effaçait occa­sion­nelle­ment pour faire place à un mes­sage afro­cen­triste (de manière plus évi­dente chez les Jun­gle Brothers).

Lorsque celui qui n’était pas encore Blitz the Ambas­sador débar­que à New York, en 2001, pour pour­suivre ses études, l’atterrissage est quelque peu bru­tal : « Ce que je croy­ais savoir sur l’Amérique n’était pas vrai : le métro sen­tait mau­vais, il y avait beau­coup de gens sans abri… Quand on vient d’Afrique, on a juste vu des films et on croit que tout est par­fait. » Alors, sans le savoir, le futur ambas­sadeur, qui écrit déjà ses textes, a trouvé sa voca­tion. « Le rêve améri­cain, je le cher­chais à l’époque, c’est ce que j’avais en tête. Il a évolué en Afropoli­tan Dream », reconnaît-​il.

Afropoli­tan Dreams, c’est aussi le titre du troisième album du musi­cien, après Stereo­type (2009) et Native Sun (2011). Un album impor­tant, pour Blitz, précédé l’EP The Warm Up, qui annonçait la couleur : sur des rythmes qui emprun­tent aussi bien l’afrobeat, qu’au funk ou à la samba, le rappeur déroule un débit sans relâche. Mais la tech­nique n’est pas son seul atout : à cha­cune de ses escales autour du monde, dans sa ville natale d’Accra ou à São Paulo, Blitz tente se rap­procher de l’esprit du pays tra­versé. Le dou­ble clip, pour les titres All « Around The World » et « Respect Mine », est par­ti­c­ulière­ment révéla­teur de ce véri­ta­ble engage­ment : une par­tie a été tournée au Brésil, peu avant la Coupe du Monde de Foot­ball, alors que la pop­u­la­tion man­i­fes­tait sa colère et son dégoût face aux dépenses faramineuses du gou­verne­ment pour l’événement sportif.

C’est aussi en live que le rappeur révèle toute l’énergie et la soif de décou­verte qui motive ses com­po­si­tions : cuiv­res, gui­tare, basse, bat­terie, la joyeuse troupe emporte la foule de Paris à Kin­shasa, dans un voy­age sans bil­let. « J’aime m’accompagner de beau­coup de musi­ciens, car je crois que cha­cun apporte sa pro­pre iden­tité. Si je suis au Brésil, par exem­ple, je veux un per­cus­sion­niste brésilien, ou un trompet­tiste. Ils vont apporter un rythme samba que je n’ai pas for­cé­ment, dans mon équipe ou moi-​même. Ils me ren­dent meilleur musi­cien, d’une cer­taine manière », explique Blitz.

Comme pour pour­suivre le partage, Blitz a invité de nom­breux artistes à venir partager le mic avec lui : presque tous les fea­tur­ings du dernier album se jus­ti­fient, après écoute. Seun Kuti, Amma What, Nneka, Angelique Kidjo, Oxmo Puc­cino et quelques autres vien­nent rejoin­dre l’ambassadeur en tran­sit : « L’album est une his­toire, et je souhaitais avoir les bons per­son­nages pour celle-​ci. » C’est aussi avec ces fig­ures ajoutées à son album que Blitz crée son orig­i­nal­ité, en invi­tant ces « corps étrangers » dans sa musique. Lui-​même se sait « African in New York », d’après un de ses titres : « Je ne serai jamais un Améri­cain à 100 %, je le sais. Mais je crois que c’est une bonne chose, parce qu’une grande par­tie des Améri­cains n’a jamais cessé d’être des immi­grés. Ils emmè­nent leur cul­ture avec eux, c’est ce qui fait tourner New York. Les immi­grés devraient célébrer cette dif­férence, et ne pas essayer avec tant d’ardeur d’oublier d’où ils vien­nent. »

En somme, par ses com­po­si­tions, Blitz célèbre une réal­ité qui devien­dra sans aucun doute plané­taire au cours des prochaines années : des indi­vidus non plus défi­nis par leur nation­al­ité, mais plutôt par leur cul­ture. « Ce que j’ai immé­di­ate­ment aimé à New York, c’est que des gens des qua­tre coins du monde vivent les uns à côté des autres », se souvient-​il. De même, c’est ce hip hop, mon­dial, qui l’intéresse le plus : « Le hip hop le plus intéres­sant ne vient plus des USA, les his­toires qu’il raconte ont été vues et revues. Quand on écoute Kendrick Lamar, l’histoire est la même que celle de Boys N the Hood, celles de South Cen­tral LA, de Snoop… Bien sûr, il l’exprime de façon mod­erne, mais c’est la même his­toire, et l’auditeur a ses attentes. »

À l’inverse, les his­toires de son pays restées mécon­nues, Blitz les emmène avec lui en tournée mon­di­ale, con­scient de ce qu’il peut faire pour cette terre : « C’est une sorte de mis­sion pour moi, je trouve très impor­tant de rester en con­tact avec l’Afrique. Ce n’est pas évi­dent de jouer là-​bas, à cause de la poli­tique, de l’organisation, de l’argent… Mais je fais tou­jours mon pos­si­ble, car le mes­sage que je véhicule est en pre­mier lieu pour l’Afrique. Le Ghana me suit beau­coup, en retour », explique-​t-​il. Mal­gré son statut d’ambassadeur tou­jours en vadrouille, le décalage, chez Blitz, n’est pas que horaire.

Dossier – Hip hop et comics, l’alliance ultime

Le genre de sujet qui n’a pas de fin, et sur lequel il est assez compliqué d’écrire : le hip hop et les comics. Autant dire que je n’ai pas manqué de matière pour cet article publié en août 2014 sur Coup d’Oreille. Depuis, Marvel a publié plusieurs séries de comics avec des couvertures alternatives reprenant différentes pochettes cultes du hip hop…


Plongés dans des bat­tles, por­teurs d’un don par­ti­c­ulier qu’il leur faut sans cesse entretenir et imposer, et par­fois réu­nis en équipes démesurées, les rappeurs, DJs et super-​héros parta­gent un gène com­mun. Comics et hip hop se sont soutenus dès l’orée des années 1980, et ont pour­suivi depuis leur ascen­sion, pour le meilleur comme pour le pire…

À l’aube des années 1980, que peut faire un gamin du Bronx ou de Harlem pour sor­tir de la nuit dans laque­lle sont plongés son quartier, sa famille ? Les comics exis­tent depuis à peu près un demi-​siècle, mais ils sont devenus un objet de con­som­ma­tion de masse pour les classes moyennes et pau­vres des États-​Unis, et com­men­cent même à être lu par des adultes depuis une petite décennie.

Certes, la cen­sure s’applique encore à ces pub­li­ca­tions col­orées des­tinées pour la jeunesse, mais, au niveau du lec­torat, un pas est franchi. Surtout, les par­ents ne s’inquiètent plus vrai­ment de voir les fas­ci­cules aux mains des ado­les­cents. Après tout, les super-​héros véhicu­lent des valeurs telles l’honneur, la bravoure, la loy­auté… Et puis, au moins, ils lisent, sans être for­cé­ment des jeunes ren­fer­més sur eux-​mêmes. La seule chose qui pour­rait leur faire lever le nez des cases et des exploits des surhommes, à la fin des années 1970, ce sont peut-​être les rythmes en prove­nance du coin de rue, ou du parc à quelques pâtés de maisons…

Les block par­ties ou rendez-​vous sauvages ne sont pas pour les enfants, pas avant que l’industrie du disque ne s’empare du phénomène, mais le hip hop se fait enten­dre sur les postes de radio, qui ne sont désor­mais plus seule­ment réservés à l’autorité parentale. La pla­tine famil­iale fait peut-​être enten­dre de la soul ou du funk, mais le poste dans la cham­bre dif­fuse d’autres artistes, les Cold Crush Broth­ers, Stet­sasonic, ou, bien­tôt Grand­mas­ter Flash and the Furi­ous Five…

Avant le com­bat, con­stituer son équipe et équipement

Si l’exercice du DJing con­stitue en soi un spec­ta­cle sus­cep­ti­ble d’impressionner, la for­ma­tion ini­tiale de la musique hip hop, asso­ciant un DJ et un ou plusieurs Mas­ters of Cer­e­mony (MCs) évoque immé­di­ate­ment les super-​héros dans les équipes qu’ils for­ment (X-​Men, Fan­tas­tic Four, Avengers, Ligue des Jus­ticiers) ou peu­vent for­mer à l’occasion, à tra­vers des crossovers (his­toire croisant deux ou plusieurs univers de super-​héros indépen­dants). Les noms des crews de l’époque ne se privent pas de faire le par­al­lèle, il suf­fit de penser à Grand­wiz­ard Theodore & the Fan­tas­tic Five…

Stet­sasonic, le groupe de Brook­lyn cité plus haut, attaque directe­ment avec « In Full Gear » sur son album du même titre, en 1988 : l’« équipement com­plet » décrit dans le morceau est « aéro­dy­namique », par­ti­c­ulière­ment adapté pour « arrêter » les MCs faibles, qui com­met­tent des « crimes » en osant mon­ter sur scène… Quant aux cris qui scan­dent le titre, on les con­fondrait presque avec des onomatopées.

De l’éclair de Grand­mas­ter Flash au logo iconique de Pub­lic Enemy, en pas­sant par le « A » d’Assassin, l’identité visuelle du groupe est tout aussi impor­tante. Celui de Pub­lic Enemy fut créé par Chuck D lui-​même, le MC « sérieux » du groupe, quand Fla­vor Flav, l’autre, allait lui don­ner la réplique sur un mode débridé et empreint de folie. Ce dernier relève d’ailleurs du véri­ta­ble per­son­nage de comics, avec son énorme hor­loge autour du cou… S’il est bien un logo, qui atteint la pop­u­lar­ité des sym­boles de Bat­man ou de Super­man, c’est bien celui du Wu-​Tang Clan, dess­iné par le DJ Allah Math­e­mat­ics, com­pagnon du groupe depuis les débuts…

En matière d’extravagances, la palme revient sans doute à Ram­mel­lzee, un rappeur, graf­feur et sculp­teur actif à New York dans les années 1980 : son nom avait tout un tas de sig­ni­fi­ca­tions ésotériques et mys­tiques, et il s’était fab­riqué plusieurs cos­tumes emprun­tant autant au samu­rai qu’à Iron Man. Bien loin de cet under­ground obscur, les “com­bi­naisons” des rappeurs se sont rapi­de­ment déclinées en dizaines de vête­ments streetwear et autres acces­soires, que le pub­lic se plaît à adopter pour rejoin­dre, au moins un peu, l’équipe super­héroïque… Suf­fit de penser aux Adi­das de Run DMC.

De la même manière, le quartier que représen­tent les rappeurs est au moins aussi pri­mor­dial, dans leurs textes, que la défense de la ville et des citoyens dans l’esprit des super-​héros. Com­ment imag­iner Super­man sans Métrop­o­lis, Bat­man sans Gotham, ou Spider-​Man sans New York et ses gratte-​ciels ? Et que seraient Orly-​Choisy-​Vitry sans Ideal J, la Seine-​Saint-​Denis sans NTM ?

À force de décrire le quo­ti­dien dans sa vio­lence et sa bru­tal­ité crue, et en guise de rançon du suc­cès, comics et rap se sont tous deux trou­vés frap­pés par une forme de con­trôle, voire de cen­sure. La Comics Code Author­ity voit le jour en 1954, près de deux décen­nies après les pre­miers exem­ples du genre, suite à la pub­li­ca­tion d’une étude du psy­chi­a­tre Fredric Wertham, Seduc­tion of the Inno­cent. Dans cette dernière, il déplore l’influence des comics, perçu comme des col­por­teurs de vul­gar­ité et de vio­lence auprès des jeunes publics, con­sid­érés comme vulnérables.

La musique hip hop con­naît sa pro­pre autorité de salubrité avec le sticker Parental Advi­sory Explicit Con­tent apposé sur les dif­férents albums et sin­gles, et mise en place aux États-​Unis par l’industrie du disque elle-​même (Record­ing Indus­try Asso­ci­a­tion of Amer­ica), en 1990. Si c’est une chan­son de Prince (« Dar­ling Nikki ») qui lance les procé­dures, le rap sera une cible de choix pour les censeurs de tous bords, pour vio­lences, vul­gar­ité, ou même pornographie.

Au coeur de la bataille, exploits, super­pou­voirs et vertu

Le vif du sujet, et le feu de la bat­tle : le par­al­lèle entre les rappeurs et les super-​héros — ou vilains — devient alors évi­dent. Hors de la scène, le MC ou le DJ sont des indi­vidus lambda, du moins dans une cer­taine approche de la musique hip hop, ce qui ras­sure par ailleurs quant à leur authen­tic­ité. Mais, une fois face à la foule, ou mis devant le MC à coucher, le DJ à dis­tancer, la bête se réveille. La dou­ble per­son­nal­ité des artistes, sem­blable à celle de Bat­man, Super­man, Spider-​Man et con­sorts, va par­fois jusqu’à rejoin­dre la fureur de Hulk : une fois trans­formé, l’individu sur scène devient sim­ple­ment incontrôlable.

« Super héros du rap français rappe dans les films d’action

Un kilo de rimes trois bar­res, prêt pour la trans­ac­tion »

Booba dans « Les Bidons veu­lent le Guidon », Timebomb

Le rap, prin­ci­pale­ment celui tourné vers les bat­tles, con­tient nom­bre de métaphores, assez sim­ples, dans lesquelles le MC adopte les car­ac­téris­tiques d’un super-​héros, sim­ple­ment pour affirmer sa supéri­or­ité. Dans « Raise the Roof », sur Yo! Bum Rush the Show (Pub­lic Enemy, 1987), Chuck D se com­pare à Thor, et fait pleu­voir la foudre sur ses adver­saires, ou au Prince Namor, « qui est craint sur les deux côtes », autrement dit la East Coast comme la West Coast des États-​Unis. Snoop Dogg, lui, s’imagine bien en Bat­man dans « Bat­man and Robin » sur une prod de DJ Pre­mier, avec Lady of Rage en Robin et RBX en Com­mis­sioner X, sorte d’alter ego du Com­mis­saire Gor­don. Bon, rayon exploits super-​héroïques, le chien atom­ique pro­pose, entre autres, de don­ner de l’herbe exci­tante à Cat­woman… Et com­ment ne pas citer les quelques mem­bres du Wu-​Tang qui représen­tent à eux seuls une par­tie du cat­a­logue Mar­vel ? Ghost­face Kil­lah se fait surnom­mer Iron­man, Cap­tain Amer­ica ou Tony Starks (sans le –s des comics), Method Man Johnny Blaze (aka Ghost Rider), quand le pro­duc­teur et MC RZA, lui, s’est créé son pro­pre per­son­nage, Bobby Dig­i­tal. Tous, en tout cas, ne sont pas avares de références à leurs surhommes préférés.

« Swing­ing through your town like your neigh­bor­hood Spi­der­man »

« Je me bal­ance dans vos rues comme votre fidèle Spi­der­man »

Inspec­tah Deck dans Pro­tect Ya Neck, Wu-​Tang Clan

En 1999, un MC bien­tôt repéré par KRS-​One, Dr. Dre, Def Squad ou Com­mon imag­ine pour s’amuser « Secret Wars », freestyle de 5 min­utes 30. La chan­son reprend le titre d’une célèbre série Mar­vel des années 1984 – 1985, la pre­mière à pra­ti­quer le crossover en masse : les super-​héros et vilains de plusieurs univers se croisent dans un com­bat titanesque rassem­blant entre autres Les 4 Fan­tas­tiques, Spider-​Man, Fatalis, les Avengers, Fatalis, Octo­pus, le Lézard, Galac­tus… Dans son freestyle devenu culte, The Last Emperor les con­voque face à ces MCs préférés : KRS affronte le Pro­fesseur X, Dr. Strange se mesure à GZA, Red­man com­bat Hulk, Storm est défaite par Lau­ryn Hill… Un com­bat légendaire, qui con­naî­tra une sec­onde par­tie, de 10 min­utes, à la fin de l’album Music, Magic, Myth, le pre­mier de The Last Emperor, en 2003.

Mais celui qui les couche tous, en ter­mes d’érudition comics, c’est prob­a­ble­ment Mar­shall Math­ers et sa rude dic­tion comique, aka Eminem. Slim Shady pos­séderait même un exem­plaire d’Amazing Fan­tasy #15, dans lequel le lecteur décou­vrait pour la pre­mière fois Spider-​Man. Sa col­lec­tion per­son­nelle serait « gigan­tesque », d’après Rigo «Riggs» Morales, directeur artis­tique de Shady Records. Le rappeur de Detroit voulait devenir dessi­na­teur de comics, il les aura finale­ment col­lec­tion­nés, avec une appé­tence par­ti­c­ulière pour Hulk, et le graphisme de John Romita Senior, un des grands maîtres de la Mai­son des Idées. La mai­son d’édition a d’ailleurs sauté sur l’occasion, en faisant appa­raître le rappeur dans son pro­pre rôle à deux reprises, aux côtés du Pun­isher (hors-​série, mai 2009, assez mau­vais) et de Iron Man, même si cette dernière appari­tion est lim­itée à la cou­ver­ture, en édi­tion lim­itée (Mighty Avengers #3, 2013). Dans les deux cas, le rappeur est dess­iné par l’espagnol Sal­vador Larroca.

Pour beau­coup de rappeurs, le super-​héros était un mod­èle de vertu, au milieu de la pau­vreté, du crack, et de l’immobilier qui prend à la gorge les habi­tants des quartiers défa­vorisés. Et les artistes, en adop­tant, par­fois mal­gré eux, le rôle de mod­èles, se font alors le relais d’un com­porte­ment, si ce n’est exem­plaire, plus sage que la voie de la crim­i­nal­ité. À l’inverse, la référence aux super-​vilains peut fournir l’incarnation de ce qu’il faut com­bat­tre. Venom, DJ, pro­duc­teur et MC fon­da­teur du label Mar­vel Records, n’a pas adopté l’identité du per­son­nage de comics doté d’un sym­biote en vain. Son pre­mier album, Un jus­ticier dans la ville (2009), fait dans l’horrorcore et l’hardcore, sans céder aux thé­ma­tiques creuses du rap ambiant. Dans « Le Caïd », Venom utilise le per­son­nage cor­rompu, adver­saire de Spider-​Man et Dare­devil, notam­ment, pour incar­ner la cor­rup­tion, la cupid­ité, la pour­ri­t­ure du monde con­tem­po­rain. La pochette, signée par le dessi­na­teur Melki comme toutes celles de Mar­vel Records, vaut aussi son pesant d’or.

« Son cos­tume est blanc

Sorti du press­ing de la justice

Pour­tant les mains pleines de sang »

« Le Caïd », Venom, Un jus­ticier dans la ville

En 1983, un maxi de la Motown fait appa­raître le rap « The Crown » par Gary Bird & The BG Expe­ri­ence, inté­grale­ment pro­duit par Ste­vie Won­der. La pochette ne laisse aucun doute : Bird est ici pour faire la leçon, ce qu’il revendique ouverte­ment. Toute­fois, le « mes­sage », qui ne dure pas moins de 10 min­utes, utilise ici les références aux comics (Super­man et Hulk) pour attirer l’attention des plus jeunes tout en leur rap­pelant leurs orig­ines africaines, par l’histoire et la con­science du groupe eth­nique. Claire­ment à des­ti­na­tion des jeunes, le mes­sage est impor­tant, peut-​être un peu trop martelé, pour un hip hop qui voulait faire danser et penser en même temps.

Longtemps perçu comme une musique réservée aux jeunes, le rap s’est aussi retrouvé asso­cié à des opéra­tions ouverte­ment com­mer­ciales, qui liaient comics et hip hop pour s’assurer les faveurs des moins de 13 ans, et le porte­feuille des par­ents. On passera rapi­de­ment sur la con­tri­bu­tion de Vanilla Ice, le rappeur blanc créé de toutes pièces par les maisons de dis­ques, et son « Go Ninja » des­tiné à la bande orig­i­nale du film Tortues Ninja (1990). Les deux films Bat­man, For­ever (1995) et Bat­man & Robin (1997) firent eux aussi appel au hip hop dans leurs ban­des orig­i­nales, par­ti­c­ulière­ment diver­si­fiées. Le pre­mier invi­tait Method Man pour « The Rid­dler », aka l’Homme-Mystère, quand le sec­ond se rabat­tait sur Bone Thugs-​n-​Harmony (« Look Into My Eyes »). Les clips sont comme les films, kitschs à souhait. Mais, niveau rap, Method Man s’en sort bien. Au sein des stu­dios de cinéma, la recette n’a pas vrai­ment changé : Ghost­face Kil­lah s’est ainsi fendu d’un titre, « Slept with Tony », pour la BO du pre­mier Iron Man, ainsi que d’une appari­tion dans le film, rel­a­tive­ment inutile et coupée au mon­tage. Ou peut-​être est-​ce un clin d’oeil de Mar­vel à son rival DC, rap­port au Batman…

Un exem­ple à suivre ?

Dans le comics comme dans le hip hop, la fin des années 1980 et le début des années 1990 son­nent le début d’une remise en ques­tion du « rôle » de la musique hip hop. Les super-​héros, dans leur toute-​puissance, leur jus­tice par­fois aveu­gle et leur ingérence, per­dent peu à peu la con­fi­ance de ceux qu’ils sont cen­sés pro­téger : Bat­man : Dark Knight ou Watch­men, tous deux chez DC, met­tent le doute dans l’esprit des surhommes. « Who’s watches the watch­men ? » (« Qui garde les gar­di­ens ? »), gim­mick extrait de cette sec­onde série, incarne par­faite­ment cette crise pro­fonde de statut. Dans le hip hop, le rôle d’éducateur que l’on con­fi­ait sou­vent aux rappeurs dis­paraît, à la faveur du gangsta rap ou, sim­ple­ment, d’une seule expres­sion artis­tique et personnelle.

« Tou­jours rien de neuf, la vie d’artiste c’est tardif

Au ptit dèj des news rouges coulent et le sang se tartine

Une rafale de flash fauche cash une princesse au Ritz

Les USA super-​héros et Bush est Pro­fes­sor X »

Lavokato dans « Boboch Con­nex­ion », Nakk Men­dosa ft. Les 10

Évidem­ment, le meilleur exem­ple en la matière, le producteur/​rappeur le plus extrémiste, c’est bien MF Doom : MF pour Metal Face ou Moth­er­Fucker, c’est selon, mais Doom fait bien référence au Dr. Doom (aka Doc­teur Fatalis en VF) des comics Mar­vel. « La façon dont les comics sont écrits vous fait voir la dual­ité de la réal­ité, de telle manière que le méchant n’en est plus vrai­ment un quand on con­sid­ère les choses de son point de vue. En décou­vrant cette écri­t­ure, je me suis dit que je pou­vais l’adapter au hip hop, quelque chose que per­sonne n’avait jamais fait. C’est à ce moment-​là que j’ai créé ce per­son­nage et que j’ai com­mencé à embrouiller tous ces élé­ments — la nais­sance du Vilain », explique l’homme masqué dans sa célèbre inter­view pour Wired. Le pro­duc­teur repren­dra des sam­ples basiques, iconiques du hip hop, pour les dis­tor­dre, les malmener et créer le son MF Doom.

Aujourd’hui, les rappeurs plus jeunes ont ten­dance, à tort ou à rai­son, à ne plus accorder de crédit aux anciens, et à se con­cen­trer sur une ligne pure­ment hédon­iste, asso­ciant cos­tumes les plus clin­quants et éta­lage des fea­tur­ings les plus impres­sion­nants. Il faut dire que les com­bats de l’ancien temps ont beau avoir eu lieu, les sit­u­a­tions n’ont pas vrai­ment évolué. On entend un peu plus de hip hop dans les pub­lic­ités, mais la recon­nais­sance n’est pas encore là.

« Kill a fuckin’ super­hero, I watch the Watchmen

I’m a super-​negro, my watch the rocks in

My Glock that’s cocked, loaded, and ready to lock in

Who’s send­ing nig­gas to the dirt? Ostriches

Cap­tain hold­ing them cap­tive fuck­ing hostages »

« Tuer un putain de super-​héros, je garde les Gardiens

Je suis un super-​négro, des dia­mants ser­tis sur ma montre

Mon Glock est tendu, chargé, prêt à tirer

Qui envoie les négros à terre ? Des autruches

Cap­tain [Amer­ica] les retient cap­tifs, des putains d’otages »

Hodgy Beats, « Oooh » de Pusha T ft. Hodgy Beats, Liva Don & Tyler The Creator

À voir si cette généra­tion tal­entueuse devien­dra com­pa­ra­ble aux hordes de surhu­mains aveuglés par leurs pou­voirs, décrites et dess­inées par Mark Waid et Alex Ross dès 1996, dans la mini-​série King­dom Come, chez DC Comics. Bat­man, Super­man et Won­der Woman avaient alors repris du ser­vice pour met­tre de l’ordre, sans man­quer de s’interroger sur leur droit d’ingérence, au passage…

Des exploits à rapporter

Outre les appari­tions d’Eminem citées plus haut, l’intérêt du hip hop pour le comics, notam­ment par le graff, s’est retrouvé dans plusieurs pub­li­ca­tions. La plu­part sont ouverte­ment à but com­mer­cial, et ne font inter­venir des rappeurs dans le seul but d’attirer un nom­bre d’acheteurs plus impor­tants, com­prenant les fans du groupe. En la matière, Vanilla Ice a une nou­velle fois eu droit aux hon­neurs, avec un titre rapi­de­ment oublié chez un édi­teur enterré, Rock’n’Roll Comics (sic).

Une planche de Wu Mas­sacre, jamais sorti

Le Wu-​Tang s’est égale­ment trans­posé au for­mat comics, à plusieurs reprises : Wu Mas­sacre devait accom­pa­g­ner l’album du même nom, rassem­blant Raek­won, Ghost­face Kil­lah et Method Man. Le comics devait être assuré par Alex Haldi et le dessi­na­teur Chris Bachalo, passé chez DC Comics pour dessiner Bat­man ou Sand­man, avant d’atterrir chez Mar­vel pour des par­tic­i­pa­tions remar­quées séries Uncanny X-​Men ou Amaz­ing Spider-​Man. « Devait être », car le comics ne fut jamais achevé, prob­a­ble­ment pour des raisons économiques, même si quelques planches cir­cu­lent. La ren­con­tre défini­tive ne s’est donc tou­jours pas faite sur le papier, à l’exception d’un médiocre titre, The Nine Rings of Wu-​Tang, paru au début des années 1990 chez Image Comics. Ghost­face Kil­lah a eu un peu plus de chance en solo, dans Cell Block Z, écrit avec Mar­lon Chap­man et Shauna Garr, et illus­tré par Chris Walker.

50 Cent ou ou Onyx ont eux aussi tenté la trans­po­si­tion, sans plus de suc­cès dans les bou­tiques de comics. Le pre­mier avait pour­tant un par­cours digne des super-​héros les plus tor­turés : il faut chercher du côté de l’underground pour trou­ver un essai réussi de récit de vie. MF Grimm, qui n’est pas l’un des mul­ti­ples alias de MF Doom, a ainsi « prof­ité » d’un pas­sage en prison après trafic de drogues pour com­poser un triple album, Amer­i­can Hunger. Il l’accompagne, à sa sor­tie (la sienne et celle de l’album), d’un livre et d’un comics, Sen­tences, ce dernier étant dess­iné par Ronald Wim­berly. Il y raconte son par­cours, qui lui a fait côtoyer les plus grands (Dre et Suge Knight à la créa­tion de Death Row) et les bas-​fonds (il devient dealer à Los Ange­les, par manque d’argent, une agres­sion le laisse paralysé des deux jambes). Sincère et touchant, le comics reçoit un bon accueil, y com­pris de la part de la cri­tique spécialisée.

Peut-​être plus inat­tendu, le groupe Pub­lic Enemy a aussi eu droit à ses aven­tures sous forme de sil­hou­ettes forte­ment encrées, sous le pinceau d’Adam “Illus” Wal­lenta. Le scé­nario est impos­si­ble, faisant de Pub­lic Enemy une organ­i­sa­tion secrète de badass lut­tant pour le bien pub­lic, mais les graphismes sont suff­isam­ment con­va­in­cants pour faire fonc­tion­ner le tout. Et quel meilleur gim­mick de super-​héros que le « Yeah, boy­eeeeee » de Fla­vor Flav ?

Au rayon des col­lec­tors ultimes asso­ciés aux sor­ties album des artistes, il faut savoir que De La Soul s’était fendu d’un comics, inclus en édi­tion ultra lim­itée à quelques exem­plaires de leur deux­ième sor­tie, De La Soul Is Dead (1991). MF Doom ne pou­vait pas couper à l’exercice, et il s’y est plié avec Mean­while… (Madvil­lain), qui pour­suit les incroy­ables aven­tures de Doom com­mencées dans le clip de « All Caps », défini­tive­ment à voir. ET à lire, avec un peu de chance : l’ouvrage était pro­posé dans l’album de remix Madvil­lainy 2, en cof­fret spécial.

Du côté des dessi­na­teurs de comics, les réus­sites sont à trou­ver dans les pub­li­ca­tions qui ne font pas for­cé­ment appa­raître des rappeurs, des DJs ou des albums cultes, mais celles qui, l’air de rien, se rap­prochent de « l’esprit hip hop », celui du mou­ve­ment global. Dans ce domaine, le dessi­na­teur Eric Orr fut un pio­nnier, et il dis­tribua de manière indépen­dante en 1986 Rap­pin’ Max Robot, l’histoire d’un robot qui fait du rap, tout sim­ple­ment. Si l’histoire est basique, le style fit sen­sa­tion parce qu’il était le pre­mier à représen­ter les élé­ments du hip hop de manière graphique, avec les mou­ve­ments du mou­ve­ment, graff, break­dance et MCing au pre­mier plan. Par la suite, Orr col­la­bor­era avec Ulti­mate Force, Jazzy Jay ou D.I.T.C.

Un an plus tard, Mar­vel Comics pub­lie le roman graphique Wolf­pack, par Larry Hama (scé­nario) et Ron Wil­son (dessin) : l’histoire de cinq jeunes du South Bronx (un des pre­miers ter­ri­toires à être représenté par les groupes de musique hip hop), entraînés pour devenir les jus­ticiers de cette par­tie de New York. La cou­ver­ture et le comics font appa­raître les détails d’un des quartiers les plus pau­vres de la ville, quand les cinq jeunes héros per­me­t­tent aux lecteurs de s’identifier par­faite­ment avec eux. Le titre lais­sera une trace par­ti­c­ulière auprès des lecteurs, audi­teurs du genre.

Wil­son tente aujourd’hui de pub­lier Bat­tle Rap­pers, réal­isé avec l’auteur Keith Thomas, pour faire revenir le hip hop allié au comics sur le devant de la scène. Toute­fois, le scé­nario (des rappeurs aliens met­tent à mal le hip hop avec des labels) et le graphisme lais­sent augurer du pire… Ronal Wim­berly, qui avait col­laboré avec MF Grimm, a de son côté signé un beau suc­cès d’estime avec The Prince of Cats, relec­ture hip hop de Romeo et Juliette.

Graphisme, nar­ra­tion et style d’écriture, vocab­u­laire, hip hop et comics ont la par­tic­u­lar­ité d’avoir con­sid­érable­ment mar­qué la fin du XXe siè­cle, et durable­ment influ­encé les pre­mières années du XXIe. Si le comics reste une pra­tique essen­tielle­ment améri­caine, le rap a su s’exporter dès sa nais­sance dans l’Hexagone et le reste du monde, peut-​être pour de sim­ples critères de dif­fu­sion (absence de dif­fu­sion, expor­ta­tion rapide par quelques pio­nniers). Toutefois, les illus­tra­teurs français n’ont pas à rou­gir… sauf pour ren­dre les explo­sions des com­bats héroïques plus éclatantes…

Image en-​tête : Hip Hop Fam­ily Tree, vol.1, par Ed Piskor

Interview – Demi Portion : « Je suis auditeur avant d’être rappeur »

Un nouvel entretien réalisé à l’occasion du passage d’un artiste à Bobigny, au Canal 93. Demi Portion était la gentillesse incarnée, très calme et posé, particulièrement avenant. Dans le rap depuis les années 1990 – il pose sur une compilation de Fabe en 2001 – il connaissait en 2014 de beaux succès d’estime, et s’est depuis fait une place honorable dans le rap français. Je ne peux que lui souhaiter plus de réussite dans ses projets.


Demi Portion au Festival Terre(s) Hip Hop 2014 – Canal 93

Aperçu pour la pre­mière fois dans le classe­ment des meilleures ventes iTunes, le vis­age de Demi Por­tion est rapi­de­ment devenu fam­i­lier, à mesure que son album Les His­toires tour­nait en boucle. De pas­sage à Bobigny pour Terre(s) Hip Hop 2014, le rappeur de Sète et son com­père des Grandes Gueules, Sprinter, est revenu sur son parcours.

L’une des pre­mières choses qui frap­pent lorsqu’on fait des recherches sur Demi Por­tion sur Inter­net, c’est le nom­bre de clips que tu as fait. Avez-​vous un goût par­ti­c­ulier pour l’exercice ?

À Sète, per­sonne n’a de 7D sous la main, nous avons donc vite fait nos pro­pres clips, dès 2006 avec « Passe le relais » et surtout 2008, avec « Ça sert à quoi ? ». Depuis le début, j’enchaîne les mon­tages avec des logi­ciels comme Magix Video Deluxe, fait sur Win­dows. Depuis deux, trois clips je suis passé sur Final Cut. Quand je réalise aussi, Karim (Sprinter) me filme, et je m’occupe du mon­tage : on sort, on descend, on roule en voiture, on s’arrête, bam, on filme. Et on remonte, sim­ple. Pour le moment, sur les clips qu’on a faits, on n’a pas encore fait de script, de scé­nario. Je demande aussi à des réal­isa­teurs, pour « Le Smile », « Comme un rash » et « Petit bon­homme » (LE LABO (Mohamed Morfine), Per­pig­nan), « On en revient au même » et « 100 per­son­nes » ((Jean-​Baptiste Durand) : ils ont leur équipe et ils font leur montage…

Avez-​vous déjà réal­isé, en dehors des clips ?

J’ai fait mon pre­mier court-​métrage il y a deux ans avec des petits de chez moi. Une MJC était venue nous voir, on devait faire 6 min­utes pour un con­cours. Nous avions 4 jours pour le faire. Il y avait qua­tre per­son­nages, et j’ai ramené un gars en stu­dio pour qu’il fasse la voix off. Puis nous l’avons présenté à Paris, le jury c’était Kour­tra­jmé, je crois. Les trois gag­nants allaient au fes­ti­val de Cannes, et nous sommes arrivés 3e. Pen­dant 4 jours, on a pu se poser dans la salle de théâtre, à Cannes… C’était un truc à l’arrache, mais j’ai pas honte de le mon­trer. Dernière­ment, nous en avons fait un autre de 15 min­utes. On l’a encore fait à la dernière minute, comme d’habitude… Mais cette fois, on le présente à Cannes dans la caté­gorie Courts Métrages de la Quin­zaine des Réal­isa­teurs, je crois. C’est le niveau au-​dessus.

On vous entend sur Bon­jour la France, la com­pi­la­tion de Fabe, en 2001. Com­ment l’avez-vous rencontré ?

J’ai ren­con­tré Fabe en 1998, ou 1999… Je suiv­ais un ate­lier rap à Sète, et il y avait un con­cert trem­plin en plein air, au port, avec la pos­si­bil­ité d’enregistrer en stu­dio. T’imagines, j’avais jamais vu un mic… Fabe était venu pour assis­ter à ce trem­plin, sauf que lors de mon pas­sage, il y a une tem­pête. Et tout com­mence à tomber, le con­cert annulé, j’étais dégoûté… Il est venu me voir, et il m’a invité chez lui, à Paris. À l’époque, c’était une galère pour aller à Paris. Il m’a offert le bil­let, il a demandé à ma mère ma carte d’identité. Pen­dant un mois, j’ai pu rester chez lui. Par la suite, à chaque vacances, il m’appelait pour que je vienne chez lui. C’était un peu devenu un grand frère, on peut dire ça… Sa femme, à l’époque, c’était China [Moses]. Chez lui, c’était pas mal musique, évidem­ment : il y avait DJ Pone qui pas­sait, Cut Killer, les platines, les émis­sions, Jamel Debouzze, H, Seär Lui-​Même… Vu qu’il était chez Sony à l’époque, et BMG, il était tou­jours à Bar­bès, à Mar­cadet, et j’y allais avec lui, il me fai­sait décou­vrir. Je suis de 1983, j’ai 30 ans, c’était 1998, j’avais 15 ans. J’ai posé sur Bon­jour la France à ce moment-​là, j’ai assisté à tout l’enregistrement de La Rage de Dire, chez lui. C’est un peu là que j’ai décou­vert qu’on pou­vait enreg­istrer chez soi, et pas for­cé­ment aller en stu­dio. Il avait une MPC mul­ti­p­istes, quelque chose comme ça, il posait et hop. J’échange quelques mots avec lui, sou­vent… Abdallah.

Quand avez-​vous fait vos pre­mières scènes ?

Je kick­ais à chaque fois à la fin des con­certs, on habitait à 100 mètres de la salle. Nous y allions l’après-midi, on allait voir les artistes avec Sprinter : « On fait du rap, tu nous fais mon­ter ce soir ? » On était tou­jours assis devant les retours et on attendait que les rappeurs nous fassent signe. On avait tou­jours le même cou­plet : j’avais 13, 14 ans et un seul texte. J’arrivais à lâcher le micro, à faire une coupole, c’est le rap tu vois… En 1998, Fabe fai­sait les con­certs pour Détourne­ment de son, et après il y a eu Assas­sin, Kabal, 2Bal2Neg, La Fonky Fam­ily, Manu Key, Rocca, Invin­ci­ble Armada… Ils sont tous venus à Sète.

Vous rappez donc depuis longtemps tous les deux, avec Sprinter ?

Karim et moi, nous sommes du même quartier, et des amis d’enfance. Nous étions toutes une bande. Avec Sprinter, en plus, nous suiv­ions les mêmes ate­liers d’écriture, ani­més par Adil El Kabir, qui rap­pait avec Al de Dijon, qui appa­raît notam­ment sur Opéra­tion Freestyle de Cut Killer, et Adil de Sète. Ils avaient sorti un maxi. Grâce à lui, on a eu tous ces artistes qui sont venus, et qui géraient l’atelier d’écriture. Avec Sprinter, nous avons ensuite créé le groupe les Grandes Gueules au moment de la mix­tape de DJ Ol’Tenzano, Xtra Large, la K7, juste après Bon­jour la France. On avait posé un son, moi et Karim, et c’est de là qu’on a com­mencé à enreg­istrer ensem­ble, autour de 1999 – 2000.

En quoi con­sis­taient les ateliers ?

Les ate­liers se déroulaient dans une salle de quartier, qui s’appelle La Passerelle. C’était tous les mer­credi après-​midi, 30 francs l’année. Comme les con­certs d’ailleurs, il y avait trois groupes qui pas­saient. Ceux qui fai­saient les ate­liers pou­vaient venir aux con­certs sans repayer. De temps en temps, un groupe pou­vait chanter avec Rocca, et le suiv­ant devait atten­dre trois mois. Il y avait une sorte d’ordre de pas­sage : ceux qui avaient deux morceaux au point, ils pou­vaient faire la pre­mière par­tie, et c’était grâce à cette moti­va­tion qu’on allait aux ate­liers, avec un suivi en plus. Direct, on fai­sait de la scène, et on kif­fait ça. Aujourd’hui, La Passerelle est une scène nationale, mais il n’y a plus les mêmes investisse­ments. Depuis 4 ans, il n’y a plus de con­certs hip hop. Enfin, ils nous ont accep­tés pour une date, on va voir.

Pour­tant, vous ani­mez les ate­liers, à présent…

Adil a arrêté le rap en 2003, il est passé avec Al au Fair et au Print­emps de Bourges (2002), mais il a stoppé. D’autres rappeurs avaient fait de même, Kesto, Fabe… J’ai repris les ate­liers à ce moment-​là. On avait sorti deux ou trois mix­tapes, un maxi, et les jeunes du quartier con­nais­saient Demi-​Portion, les Grandes Gueules… Lâcher le truc, ça fai­sait bâtard. Depuis 2003, on est là tous les mercredi.

Il y a du monde ?

Les rappeurs vien­nent quand ils le veu­lent. Il faut bosser chez soi, à côté, pour suivre. Vinz, Mehdi, Abdal­lah… On en a vu passer. Nous faisons des mas­ter­class main­tenant, même s’il n’y a plus le suivi de l’époque. Avant, les ate­liers s’organisaient du lundi ou ven­dredi, avec le con­cert le samedi. Main­tenant, il n’y a plus que les ate­liers. Mais nous ramenons quand même des artistes que les jeunes aiment, pour qu’ils puis­sent poser avec eux, comme Guizmo, Mysa, Mok­less, Kacem Wapalek, Yous­soupha… Il y a aussi Némir, de Per­pig­nan, qui rappe avec moi dans les ate­liers depuis 1995 – 1996. Je le con­nais depuis Les 7 pêchés cap­i­taux, son groupe. Nous, c’était les Demi-​Portions, on se retrou­vait dans les scènes, la Fête de la musique, à Car­cas­sonne, Per­pig­nan ou Sète.

En dehors des con­certs et des ate­liers, où et com­ment écoutiez-​vous du rap ?

Le rap, c’était le mag­a­zine L’Affiche, et puis c’est tout. À l’époque, c’est DJ Saxe, le DJ de Adil, qui nous fai­sait écouter des vinyles, nous bal­ançait des K7, et même un mini­disc, une fois. Après, il y a eu Naspter, AOL. J’ai eu ma con­nex­ion AOL, j’ai attendu un ou deux jours avant de télécharger un son, et puis après c’était parti. Kazaa, aussi. Un ordi­na­teur, deux baf­fles, un micro, c’était parti. Je met­tais le micro, je posais, j’étais con­tent. J’avais tapé « Dr Dre, ins­tu­men­tal », j’avais tout, j’étais fou. Nas, l’instrumental… C’est aussi ça qui nous a fait devenir des passionnés.

Sprinter : Avant Inter­net, si on pas­sait chez moi écouter une cas­sette d’instru, c’était un truc de malades. On aurait pu refroidir un gars qui aurait essayer de nous la choper, c’était pré­cieux pour nous. La cas­sette durait une heure, une heure et demie, elle nous fai­sait un tra­jet, après auto-​reverse. On l’analysait vrai­ment, elle avait une saveur. Ceux qui avaient un mini­disc, c’était des fous pour nous.

C’est avec les Grandes Gueules que vous avez sorti votre pre­mier maxi ?

Adil nous avait donné ce nom-​là, parce qu’on était des beaux par­leurs. On a sorti notre pre­mier maxi, Loin de la fer­mer, qui col­lait avec le titre du groupe. Et on a invité Le Bavar de La Rumeur. On avait des petits flows de jeunes, mais on kif­fait la Rumeur. C’était un trois titres en vinyle, pour être crédi­ble. On avait pressé 1000 vinyles à l’époque, pour les déposer dans des shops parisiens, chez TMax ou Urban… On nous en a pris 5 dans chaque bou­tique, et nous nous sommes retrou­vés avec 990 vinyles sur les bras… Ensuite, on a pu mon­ter la bou­tique sur Inter­net, et réaliser à Sète, en par­al­lèle, le pre­mier clip, « Mon Dico ». Et hop, ça a tourné. Ensuite, on a fait Que d’la haine 3, deux ou trois mix­tapes, Explicit Lyrics, avant la créa­tion du MySpace et du site depuis 2008.

L’arrivée d’Internet a aussi per­mis de ven­dre la musique plus facilement ?

Inter­net, c’est la base pour se faire con­naître. Mais il faut aussi élargir le réseau. Il représente une source de revenus, bien sûr, mais qui fluctue beau­coup. Si les gens ne regar­dent plus le clip, ça descend vite. En 2011, on a sorti Arti­san du Bic, le pre­mier album. Ensuite, ce n’était que des EP, des titres qu’il y avait sur YouTube qu’on a rassem­blés : Petit Bon­homme8 titres et 12Sous le choc, on les a enchaînés. Main­tenant, ils sont sur iTunes, et être devant Kaaris ou Drake, pen­dant quelques jours, voir me tête sur iTunes, quand tu habites à Sète, ça fait plaisir. Merci à tout ceux qui sou­ti­en­nent, vrai­ment. En fait, je trouve qu’il faut plutôt faire atten­tion à là où on met l’argent. Pour faire un clip, on te dit qu’il faut 2500 €, mais jamais je ne met­trai 2500 € dans un clip. Le max­i­mum, c’était pour « 100 per­sonne », tourné par Jean-​Baptiste Durain, de Mont­pel­lier, je lui ai donné 500 balles pour la loca­tion, acheter des pâtes, des tentes, accueil­lir les gens… Cha­cun mérite salaire, évidem­ment, mais je ne vois pas pourquoi se payer les dernières chaus­sures, ou fringues pour un clip, sachant qu’on ne s’habille pas comme ça dans la vie. Autant rester sim­ple, his­toire de pas avoir de regrets. Je me con­tente de la musique, je paye mon loyer, je rem­plis le frigo, paye la Wii du petit.

Com­ment procédez-​vous pour les enregistrements ?

On enreg­istre tout chez moi, avec le mix­age. Le mas­ter­ing est assuré un pote, One Drop Beats, qui me fait aussi des instrus. Le son est dif­férent, cela s’entend tout de suite. Je lui envoie les voix et les instrus séparés, il me les ren­voie par WeTrans­fer. Il m’envoyait jusqu’à 4 pistes par jour, en un mois le tout était fini. Pour la dis­tri­b­u­tion, Musi­cast est venu nous voir, on leur a donné le pro­duit fini, sans payer de stu­dio. Tout ce qui est numérique, c’est Believe.

Les con­certs gar­dent donc une place importante ?

Nous en avons d’abord faits autour de chez nous, dans des coins comme Toulon. Et puis on nous appelle un peu plus haut, avant même de sor­tir un album. Aujourd’hui, on arrive à faire 50 dates par an, ce qui est pra­tique­ment le max­i­mum à notre échelle. On a fait Genève, Lau­sanne, Yverdon-​les-​Bains, pas mal de dates… On va aller à Liège, Brux­elles, et Mon­tréal cet été… On a même fait l’Original Hip Hop Ses­sion, à New York. Il fal­lait payer le bil­let mais on n’a pas hésité. C’était mag­nifique, j’y suis retourné une deux­ième fois. A pri­ori, j’étais un peu réti­cent. Mais là-​haut, j’ai tout aimé. Ils ont vingt ans d’avance : rien qu’au con­cert de hip hop, il y avait un rab­bin, un barbu, ils rap­paient les textes de Group Home… Il fau­dra encore un peu de temps pour voir ça en France.

Vous citez Afrikaa Bam­baataa dans « Rêve de gosse », sur Arti­san du Bic : tenez-​vous à son mes­sage d’unité ?

J’essaye. C’est l’éducation que m’a don­née ma mère. Nous sommes dans un milieu ou on essaye d’avancer en restant soi-​même. Quand j’ai com­mencé à faire du rap, j’ai appris pourquoi les renois s’étaient mis à faire cette musique, ce qu’ils dis­aient, la dis­crim­i­na­tion, pourquoi ils ont pris une cuil­lère et se sont mis à faire un beat, pourquoi la pla­tine est arrivée… Le rap est devenu ce qu’il est devenu, moi je l’ai connu comme ça, et je le représente à ma manière, sans volonté d’être un porte-​parole ou quelque chose comme ça… On peut faire du rap con­scient, on peut faire du rap incon­scient, on peut être fou, on peut être rigolo, on peut don­ner « Le Smile », à « 100 per­sonne »… Pour moi il y a de tout comme rap. À Sète, j’ai accueilli Hocus Pocus, 20Syl, Fabe, Prodige Namor de Mar­seille… Aujourd’hui, C2C, c’est du rap. J’écoute de tout, je suis audi­teur avant d’être rappeur.

Vous citez égale­ment des titres de livres dans votre rap…

Le pre­mier bouquin qu’on m’a donné, c’était Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, c’est Hamé de La Rumeur qui me l’a donné quand j’avais 16 ans, en me dis­ant « Tu lis ça, sinon tu rappes pas ». Mal­colm X, je l’ai décou­vert en film, par la suite. Aimé Césaire aussi, mais je ne pour­rais pas vrai­ment en par­ler. Moi, c’était plus parce que je m’interrogeais.

Vous com­posez vous-​mêmes cer­tains de vos instrus, depuis quand ?

À l’époque MySpace, il était quand même rare de trou­ver des instrus. Je voulais poser plus, en fait. J’ai com­mencé à en faire dès l’époque des On ne peut pas plaire à tout le monde (2006). Depuis, je com­pose tou­jours sur Fruity­Loops. Je trouve le sam­ple sim­ple­ment, sur Spo­tify, j’utilise WebLab pour le découper, j’ajoute le BPM et je pose. Je trouve tou­jours le sam­ple d’abord. Ensuite, si l’instru m’inspire, pour celles que je fais, je pose directe­ment dessus. Pour les beats que je reçois, j’écris telle­ment que j’adapte les paroles, la plu­part du temps. Et je ne m’acharne pas que sur la prod, je peux écrire sur d’autres instrus et adapter ensuite. Sur ordi, ou sur iPhone, surtout main­tenant que les notes se syn­chro­nisent… J’aime beau­coup écrire. J’ai fait un fea­tur­ing avec Oxmo Puc­cino, « Une chaise pour deux », c’est un véri­ta­ble défi. Quand je suis sur un titre solo, je me fais surtout plaisir.

Et pour le sam­ple, avez-​vous des tech­niques particulières ?

C’est surtout la mélodie qui fait le sam­ple, pour moi : une flûte, une gui­tare, un piano, remon­tée ou descente… Je ne tape pas trop dans le jazz ou la soul, pour le moment. Plutôt des sonorités très « pro­duit du ter­roir », ori­en­tales, turques, indi­ennes, brésiliennes…

Quelle rela­tion avez-​vous dévelop­pée avec Sète ?

Je suis né à Sète, ma mère et mon père sont Maro­cains, arrivés en 1982, et je suis né un an plus tard. C’est une ville d’immigrés, avec beau­coup d’Italiens, qui sont tous arrivés pour tra­vailler. Mon père était arti­san pein­tre, je l’ai vu tra­vailler, mon­ter sa boîte, faire tra­vailler des gars… Nos par­ents ont tou­jours été sages, ils avaient un tra­vail et peur de recevoir une let­tre de la police chez eux… On habitait dans un HLM, tran­quille, avec vue sur la mer, je n’ai jamais man­qué de rien. On a vite eu nos habi­tudes de quartier, la rou­tine… En 1999, j’étais en troisième, j’ai un peu lâché les études, décou­vert le joint et le rap. L’école, même si je m’appliquais, je n’y arrivais pas, ça ne m’intéressait pas. Ma mère me pous­sait, mais ce n’était pas fait pour moi.

Observez-​vous les mêmes dif­férences de traite­ment aujourd’hui qu’à l’époque, pour les immi­grés et fils d’immigrés ?

En toute fran­chise, il y a tou­jours des prob­lèmes. On nous explique par exem­ple que le rap nous ghet­toïse, mais c’est faux : avoir au moins un spec­ta­cle, un con­cert, un peu de cul­ture, c’est pri­mor­dial. À Sète, ils ont les moyens : il y a un gros théâtre, ça bouge, beau­coup de choses qui se passent. Ils nous suiv­ent aussi niveau hip hop, on a fait le plus gros fes­ti­val à Sète, mais il faut tou­jours s’adapter aux sit­u­a­tions. Mais ce qui vient du quartier, ça nous appar­tient tou­jours quand même : si on ne peut plus faire de con­cert à la Passerelle, on ira au Bloc 83, et il y aura autant de monde.

La prochaine étape, c’est Dragon Rash ?

Au début, c’était un EP, et ça s’est trans­formé en album. J’ai 12 ou 13 titres. Au départ, je n’ai fait que « Dragon Rash », que j’ai bal­ancé direct sur Inter­net. Ensuite, un pote, Tekilla, l’a écouté et m’a fait la pochette. Du coup, je me suis dit « Pas mal ». J’avais des sons plus énervés, qui ne sont pas sur Les His­toires, qui était plus doux. Ils sont plus rentre-​dedans, notam­ment au niveau de la rapid­ité des instrus. Je les ai con­servés, sachant que Les His­toires était un album assez posé. J’ai des titres avec Jeff Le Nerf, avec Nneka, L’Animalerie, le remix de « Mon Dico »… J’ai rajouté 4 ou 5 nou­veaux titres, ça m’en a donné une douzaine. J’ai pris des instrus à moi, avec le même délire pour les samples.

Entre­tien réal­isé le 28 février 2014, à Bobigny.

Portrait – Venom/Mc Zombi : rap d’exploitation pour une libération

Un entretien réalisé et publié au cours de l’année 2013, une de mes premières interviews pour Coup d’Oreille. Je garde un très bon souvenir de la rencontre avec cet artiste particulièrement intègre qu’est Venom, avec une imagerie et un univers très recherchés, largement inspirés par John Carpenter et les films de genre des années 80 et 90. Le montage de la vidéo qui accompagnait l’article, assuré par Thibaut Coqueret, avait aussi été très enthousiasmant, autour de tous ces films cultes…


Le seul extrémisme val­able est celui de la créa­tiv­ité : Venom, pilier du label Mar­vel Records, ne tran­sige pas avec sa règle. « Je ne me laisse pas diver­tir », credo que l’on imag­ine gravé sur la façade crade du Videos­drome, le stu­dio d’enregistrement secret de l’équipe. Venom, Mc Zombi, Feli­cia La Chatte Noire, Azaia et Medievil par­courent la ville, évi­tent les chemins balisés.

Venom et Mc Zombi se mesurent au rap et bat­tent la mesure comme s’il s’agissait d’un crim­inel en fuite. Le pre­mier album est un dou­ble, celui de Venom, final­isé en 2009 et nommé Un jus­ticier dans la ville. Ce dernier lance la griffe Mar­vel Records, donne un aperçu de ses inspi­ra­tions et expirations…

Les titres d’Un jus­ticier dans la ville remon­tent aux pre­mières années rapologiques de Venom, et il en va de même pour l’album de Mc Zombi, Cadav­er­ous, sorti ces jours-​ci. En 12 titres, l’album repose une for­mule proche de celle de Venom (pochette dess­inée par Melki, sam­ples de films, inter­ven­tions de dou­bleurs pro­fes­sion­nels) sans la con­sid­érer comme un patron inévitable.

Ainsi, Cadav­er­ous emprunte un peu plus à Michael Jack­son qu’à James Cameron : indis­so­cia­ble des années 80 (le clip de Thriller n’est-il pas une série B ?), le King of Pop a inspiré Zombi et Venom, fascinés par Quincy Jones et son tra­vail pour la star améri­caine (avec Off the WallThrillerBad). Sur « Rayons X », l’album se per­met la com­para­i­son, avec un tra­vail soigné sur des rythmes et des sonorités syn­thétisées qui trans­for­ment le rap hard­core en disco dur.

Au cours d’un live des Hip Hop Avengers, Venom et Mc Zombi ont expliqué qu’ils « chant[ai]ent des paroles pos­i­tives de façon agres­sive », ce que l’on retrouve de temps à autre chez Michael Jack­son. À la fin du même « Rayons X », on entend aussi des notes de Moroder : soul, funk, new wave s’il le faut, aucune musique ne fait reculer les deux pro­duc­teurs. D’autres tracks, « Deux aigu­illes sur Minuit » ou « Lunettes noires » par exem­ple, annon­cent les évo­lu­tions des com­po­si­tions à venir : Over­drogues, le deux­ième album de Venom, mais aussi 9 Vies, pre­mier de Feli­cia, et Ré-​animations, celui d’Azaia.

Des longs-​métrages à écouter ? Plutôt des audi­o­cri­tiques inscrites dans la tra­di­tion du film noir et pop­u­laire, sou­vent dés­abusé, mais par­fois con­fi­ant dans la propen­sion des masses à se relever. Dans Le Prix du Dan­gerTer­mi­na­tor ou Total Recall, les VHS sur les étagères du Videos­drome, il y a tou­jours cette résis­tance, per­due d’avance selon les faibles, à une puis­sance extérieure.

Sur Un jus­ticier dans la ville, Venom évoque le « vig­i­lan­tisme » : « Une forme d’autodéfense, même si je déteste la vio­lence, face à toutes ces inci­vil­ités que l’on con­state au quo­ti­dien. Je ne tourne jamais le dos devant ce genre de choses, et Zombi non plus », explique Venom. On pour­rait croire à un élé­ment dans l’imagerie Mar­vel Records, mais l’ensemble est bien plus com­plexe : cet état d’esprit ne vient pas, une nou­velle fois, seule­ment d’un con­cept, mais s’ancre dans un vécu. Un jus­ticier appelle des super-​vilains, et Venom a rassem­blé les siens dans la fig­ure de Méphisto, un démon qui inter­vient sur une track de son album. Dans cette créa­ture, vio­lence, drogues, sexe mal­sain s’accordent pour envoyer la réplique : der­rière l’hommage rendu aux séries B, une véri­ta­ble préoc­cu­pa­tion se fait sen­tir, suivie par ce prag­ma­tisme du donnant-​donnant : « Dans la rue, on a vu des mecs sous crack qui s’introduisent chez des vieux et les attachent pour vivre quelques jours chez eux. »

Pour Cadav­er­ous, Zombi file une métaphore qui appelle elle aussi la résis­tance, mais d’une façon plus per­son­nelle, débu­tant par l’introspection. « Le vivant mort vit sa vie sans vrai­ment la vivre, moi je vis ma mort, lucide », explique Zombi sur « Entre­tien avec un mort-​vivant ». Et puisque Mar­vel Records pro­duit un rap d’exploitation (comme le genre) qui prône la libéra­tion, il appelle à débrancher son cerveau de tout ce qui est sus­cep­ti­ble de le faire dis­jonc­ter, de la télévi­sion (« Ter­ror Vision », avec Venom) aux encarts publicitaires.

De l’autodéfense à l’indépendance, Venom et Zombi fondent une musique d’initiés, « tout comme lire Mad Movies est un truc d’initiés ». Et présen­tent leurs albums comme autant d’épisodes (Cadav­er­ous raconte une nuit avec le zom­bie) d’une même série, avec ses per­son­nages récur­rents, qu’il s’agisse de vilains ou de jus­ticiers : « Je l’ai dit dans V.I.L.L.E. [Un titre d’Un Jus­ticier dans la Ville, NdR], la machine se nour­rit de votre sueur, et vous la nour­ris­sez pour acheter ce qu’elle pro­duit avec » rap­pelle Venom à la fin de « Lunettes Noires ».

Associer un con­cept à une oeu­vre musi­cale com­porte tou­jours le risque de voir celle-​ci se trans­former en un exer­cice de trans­formisme un peu forcé, au milieu d’une course après la rup­ture de style. En choi­sis­sant d’accoler un style, une ambiance par­ti­c­ulière à un label et non à une seule pro­duc­tion, l’équipe évite le sim­ple sur­vol d’une inspi­ra­tion. B Side Wins Again ?

Sélection – Les albums concepts du hip hop

Un article publié en octobre 2014 dans Coup d’Oreille. J’écoutais énormément de hip hop à l’époque, poussant assez loin ma recherche de morceaux méconnus. Cette playlist comprend quelques albums essentiels, et pas toujours les plus évidents…


Quand bien même ils n’ont pas été mis en avant comme ceux des autres gen­res, les albums con­cepts ont essaimé comme les oinj’ dans les back­stages d’un con­cert de Snoop Dogg. À la base, si l’on con­sid­ère qu’un album con­cept est un album qui lie entre eux tous les morceaux, autour d’un thème ou d’une his­toire, alors il faudrait plutôt chercher les oeu­vres du hip hop… qui n’en sont pas. Du coup (d’oreille), on vous a sélec­tionné unique­ment les meilleurs.

Avec tous les coups de télé­phone enreg­istrés sur les skeudis de rap, les maisons de dis­ques ont dû s’en sor­tir avec une fac­ture de télé­phone à ral­longe… De A Tribe Called Quest à Dr Dre, de Eminem à Nemir, rares sont les artistes dont les albums ne comprennent pas au moins un pas­sage télé­phonique (et pas téléphoné). Restez en ligne, le con­cept album demande de l’attention.

Vous savez qu’un skit n’est pas un bon­bon ou la nou­velle drogue du rap. Pra­tique­ment tous les albums du genre font appa­raître un de ces inter­ludes : une ren­con­tre entre potes, une dis­cus­sion, ou encore un coup de télé­phone per­me­t­tent de faire entrer l’auditeur dans un quo­ti­dien du rappeur, mis en scène ou réel, qui en mod­i­fie con­sid­érable­ment la récep­tion. L’album con­cept du hip hop est donc par­ti­c­ulière­ment cohérent, résolu dans son pari.

Del­tron 3030 — Del­tron 3030 (2000)

À tout seigneur, tout hon­neur : aidé par les sons de Dan the Automa­tor et Kid Koala, Del se trans­forme en Del­tron Zero, le dernier rappeur vivant sur une terre désolée, en proie à une dic­tature impi­toy­able… Damon Albarn, et Goril­laz, ne sont pas loin, et le rappeur saura leur ren­dre la pareille sur des albums de l’autre super­for­ma­tion des années 2000. 13 ans plus tard, l’équipe der­rière Del­tron 3030 récidive avec Event II, suite de la saga…

IAM — L’école du micro d’argent (1997)

Alors que les fans de hip hop trépig­nent en atten­dant le troisième album d’IAM au tour­nant, la for­ma­tion de Mar­seille sur­prend son monde avec un album plus qu’ambitieux pour l’époque. Une esthé­tique bien définie, qui s’inspire large­ment du pre­mier album du Wu Tang Clan, des textes écrits avec le sang des cités comme encre de Chine et l’incroyable « Demain c’est loin ». Un album d’apprentissage, douloureux.

Kool G Rap — Roots of Evil (1998)

Que tous salu­ent le Mafioso rap : le Queens prend des airs siciliens, et la mis­ère fait mon­ter la tem­péra­ture. Kool G Rap a réuni sa famille (les pro­duc­teurs Dr. Butcher et CJ Moore) et rejoue Le Par­rain dans les rues de New York. Imprégné des airs d’Ennio Mori­cone et de la fumée des pis­to­lets encore chauds, Roots of Evil dépeint de façon hard­core le par­cours du mafieux. Du déra­page à la vengeance, en pas­sant par un enterrement…

Pre­mière Classe — Vol­ume 2, Les face à face (2001)

Pour le deux­ième pres­sage d’une com­pi­la­tion Pre­mière Classe, DJ Poska y intro­duit un con­cept : les face à face. Si les textes dévelop­pent cha­cun leur sujet de manière indépen­dante, les con­fronta­tions don­nent lieu à des expéri­men­ta­tions con­va­in­cantes. L’échange de flow de Busta Flex et Disiz La Peste, le voy­age dansant de Ben.J et Daddy Mory, l’assaut de L’Skadrille et K.Ommando Toxik… PC ultra­puis­sant, sans histoires.

Dr Octa­gon — DR. Octagone­col­o­gyst (1996)

Si le début de l’album met en con­fi­ance en présen­tant le cab­i­net du Dr. Octa­gon, la suite de l’album referme la porte sur un univers mal­sain et glauque. Dr. Octa­gon a les yeux jaunes, une peau qui tire sur le vert et le brun, une coif­fure afro col­orée en rose, et son cerveau… change de couleur comme une guir­lande élec­trique, jaune-​noir-​rouge-​vert-​violet. Der­rière le chirurgien et gyné­co­logue se cache le rappeur Kool Keith, qui tuera son per­son­nage dans First Come, First Served, album de Dr. Dooom.

Oxmo Puc­cino — Opéra Puc­cino (1998)

Ok, le con­cept n’est pas vrai­ment fla­grant. Mais le pre­mier album d’Oxmo Puc­cino, introu­vable depuis une ful­gu­rante rup­ture de stock, sus­cite le respect comme une oeu­vre totale : le texte de « Black Cyrano de Berg­erac », les beats de « Sor­tilège », le final de « Mourir 1000 fois », autant d’éléments indis­so­cia­bles d’Opéra Puc­cino. Album sans fautes, qui te scotche au fau­teuil, sans scène. Une dinguerie en huis clos.

Prince Paul — A Prince Among Thieves (1999)

L’album con­cept poussé à l’extrême : un jeune rappeur nommé Tariq doit récupérer l’argent néces­saire pour un enreg­istrement avec RZA, leader du Wu-​Tang Clan. C.R.E.A.M. : le jeune emcee s’enfonce avec son pote dans les marasmes du recel de drogue… 35 pistes, 19 skits, 1 par­o­die d’Ice Cube, et des con­cur­rents à terre. Prince Paul change son deux­ième album en clas­sique, au milieu d’une trilo­gie de con­cepts (précédé par Psy­cho­analy­sis : What is It ?, suivi par Pol­i­tics of the busi­ness).

K.Ommando Toxik — Retour vers le futur (2005)

Deux­ième salve de K.Ommando, qui salue ici ses pro­duc­tions favorites dans un album de reprises, avec invités. Akhen­aton, Dossey, Rockin Squat vien­nent le sec­on­der, tan­dis que Booba, Rad­wan ou Labo 6 mènent leurs pro­pres reprises. Des reprises rares, aussi val­ables que l’original, réin­ter­pré­tant chaque titre jusqu’à en mod­i­fier cer­taines paroles.

Kanye West — My Beau­ti­ful Dark Twisted Fan­tasy (2010)

S’il y en a un qui devait faire un album con­cept, c’était bien Kanye West. Alors, certes, l’histoire ne vole pas bien haut, ultime vari­a­tion de l’amour extrater­restre incom­pris, mais Kanye se taille un rôle dra­ma­tique à sa mesure, épique et par­fois pathé­tique. Un court-​métrage fut d’ailleurs réal­isé par le rappeur, par­al­lèle­ment à l’album : sym­pa­thique, dif­fi­cile d’y voir un Cit­i­zen Kanye, tout de même.

The Avalanches — Since I Left You (2000)

Une expéri­ence unique, de celles que l’on ne fait vraiment qu’une fois : Rob­bie Chater et Dar­ren Selt­mann (aka Bob­by­daz­zler) s’échangent leurs sam­ples préférés, décou­vrant de nou­velles manières d’écouter la musique. Au final, Since I Left You con­tient près de 3.500 sam­ples, de François Hardy à Raek­won, tous prélevés sur vinyles. Un mélange d’époques, de sonorités, et la félic­ité. Le con­cept, clair comme du cristal.

Portrait – Réflexion capitale à la Miroiterie, antre punk et rap

Une sorte de « portrait de lieu » réalisé à l’occasion d’un concert de la série « Réflexion capitale », un dimanche après-midi, si je me rappelle bien. L’ambiance y était très bon enfant, très fraternelle. La Miroiterie, comme rappelé dans l’article, faisait régulièrement l’objet de procédures de fermeture de la part de la mairie de Paris, sans succès. Jusqu’au jour où une partie du plafond du lieu — qui était vraiment minuscule — s’est effondré, sans faire de blessés, heureusement. Depuis, le lieu a été rasé et remplacé par un terrain qui accueille divers événements, organisés par La Bellevilloise, il me semble. L’article ci-dessous a été publié dans Coup d’Oreille en septembre 2014.


Prince Fall

La Miroi­terie, c’est ce lieu que tous les Parisiens con­nais­sent : au moins pour les men­aces de fer­me­ture, qui revi­en­nent régulière­ment sur le tapis des restric­tions munic­i­pales en matière de fes­tiv­ités. L’endroit rassem­ble ce que l’Europe et le monde ont pu faire de plus sale en matière de punk, qu’il soit post, anar­cho ou elec­tro. Et abrite égale­ment les ses­sions Réflex­ions Cap­i­tales, des open mics et des show­cases hip hop ini­tiés par Nasme et Stélio.

Cer­tains s’échinent encore à faire entrer de l’alcool à Rock en Seine : la Miroi­terie est l’un des derniers bas­tions de l’autogestion. « Le seul con­cert où tu peux fumer, ou tu peux boire, tout sauf la bagarre » lâche Nasme pour inviter la foule à entrer. En deux heures, le pub­lic s’est rassem­blé dans la cour du 88, rue de Ménil­montant, jusqu’à l’occuper totale­ment. La plu­part des spec­ta­teurs arrivent au moins une heure avant le début du con­cert, et tous se salu­ent. On échange un verre, les derniers pro­jets, on tend la main pour checker ou rouler.

« Il faut payer pour entrer dans un squat main­tenant ? » s’offusque une dame à l’entrée. 5 €, un kebab ou un paquet de clopes en moins. « Ce soir nous avons 12 groupes, ça peut varier entre 10 et 15, et en plus t’as 10 places en open mic entre les pas­sages des groupes, sur un morceau perso » explique Stélio. Chaque groupe dis­pose de 15 à 20 min­utes, et les kick­ers doivent con­va­in­cre dans un temps lim­ité. Autant dire que per­sonne ne prend le pas­sage sur scène à la légère. « Je viens de Lyon avec ma femme, la Miroi­terie, c’est une scène vrai­ment impor­tante. Alors quand Stélio m’a invité… » 6ktrice s’entraîne avant le con­cert, bien­tôt rejoint par d’autres qui rap­pent en sour­dine des paroles que l’on enten­dra à nou­veau, amplifiées.

Nasme et son gim­mick sonore (on l’entend au début de ce morceau) annon­cent le début des hos­til­ités : DJ Blaiz› lance ses platines. Pour cette 40e édi­tion de Réflex­ions Cap­i­tales en 6 années d’existence, des MCs belges ont fait le déplace­ment, tan­dis que le fes­ti­val de deux jours organ­isé en juin affichait des crews venus de Suisse. La salle de La Miroi­terie, exigüe mais dotée d’une large scène, four­nit suff­isam­ment de place pour DJ, MCs, back­ers et autres danseurs en mou­ve­ment. Et pour­tant : « Pourquoi la Miroi­terie ? C’est le seul endroit qui a donné l’occasion de faire des soirées, on nous fait con­fi­ance, ici. »

Les punks et les rappeurs ne parta­gent pas seule­ment la haine du fas­ciste, mais aussi l’amour de la musique live, et les keupons savent de toute évi­dence ce que cela fait d’être per­sona non grata ou placés sous sur­veil­lance. Les organ­isa­teurs sauront leur ren­dre : « Main­tenant qu’on est ici, mal­gré les men­aces de fer­me­ture, on sera là jusqu’à la fin » ter­mine Stélio. Sur la façade de La Miroi­terie, des stick­ers éclec­tiques visu­alisent la colo­ca­tion.

Stélio

À l’intérieur, la pari de Nasme et Stélio est tenu : cer­tains spec­ta­teurs n’entrent que pour soutenir un ami de pas­sage sur scène, mais la salle ne désem­plit pas. Trap music, gangsta rap, hip hop old school, il y en a pour tout les goûts, avec le même respect pour chaque propo­si­tion. Qu’un MC se plante un peu sur scène, qu’il tente mal­adroite­ment de se rat­traper, et l’un des deux organ­isa­teurs se charg­era de dis­siper le malaise, s’il y a. Ce n’est même plus vrai­ment le goût pour telle ou telle école du hip hop qui compte, mais plutôt la per­for­mance et l’implication de chaque artiste. En témoigne ce pas­sage de El-​Deterr : vous n’aimez pas les instrus vril­lantes de la trap music ? Rai­son de plus pour mater la vidéo et l’énergie dégagée par le MC…

La Selecta

Organ­isées en 2007 par l’association Moteurs, les soirées Réflex­ion Cap­i­tales sont désor­mais gérées par les struc­tures de Nasme (Biff­maker), et Stélio (Rap d’or dur), qui ont pris le relais. Les recettes sont directe­ment réin­vesties dans le matériel de la Miroi­terie ou les pro­jets des uns et des autres, esprit coopératif oblige. L’expérience essaime en province, avec des soirées sim­i­laires au Havre ou à Mar­seille (Biff­maker Party).

Maj Trafyk

Les affiches des Réflex­ions Cap­i­tales por­tent bien peu de ratures : on aura pu y croiser Sitou Koudadjé, Flynt, Ladéa, S-​Pi ou Sëar Lui-​Même… Pour cette 40e édi­tion, La Selecta, Fakir ou Sal­adin ont accepté sans hésiter l’invitation, et ont su porter les couleurs du hip hop belge. Autre décou­verte, Maj Trafyk, qui a imposé un son bipo­laire, fait de douceur et de phrasés bruts, sous des atours de groupe de métal.

Alors, oui, on peut fumer et boire dans la salle, mais ce n’est pas la meilleure rai­son pour y aller.

Réflex­ion Capitale

La Miroi­terie

88, rue de Ménilmontant

Une fois par mois