Interview – Soul Square : « Derrière chaque Millésime, il y a un rappeur »

Un entretien paru en février ou mars 2014 dans Coup d’Oreille.


Le Mil­lésime 1 de Soul Square n’a pas vrai­ment eu le temps de vieil­lir, et un suc­cesseur est déjà en bouteille. Au sein de la boîte de dis­tri­b­u­tion Musi­cast, quelque peu cham­boulée par des travaux, Arshi­tect, Per­mOne et Guan Jay, soit Soul Square presque au com­plet (ne manque qu’Atom), ont retrouvé Jeff Spec pour présen­ter le deux­ième vol­ume de leur série com­mune avec des emcees.

Quel est le con­cept der­rière la série des Mil­lésimes ?

Arshi­tect : Assez sim­ple : nous nous sommes ren­con­trés aux Alcooliques Anonymes… Non, nous avons pensé met­tre en avant un emcee sur chaque Mil­lésime, comme s’il s’agissait d’un grand cru, d’un alcool de qual­ité, avec une belle bouteille, dif­férente pour chaque rappeur selon qu’il vienne du Canada, des États-​Unis, de France… L’étiquette sur la bouteille, plus graphique, dépend de mon inspi­ra­tion. Au départ, des graphistes devaient nous les dessiner, mais finale­ment je m’en charge moi-​même, pour pro­poser une pochette dans la pochette. Pour les ver­sions col­lec­tor, on a poussé ce truc du grand cru jusqu’au bout, en y ajoutant des sous-​bocks.

À quoi cor­re­spon­dent ces inter­ludes qui ryth­ment chaque Mil­lésime ?

Arshi­tect : Au départ, nous avions pensé ce pro­jet selon un for­mat vinyle, qui est très lim­ité, à 15 min­utes env­i­ron par face, sinon le son est crade. Nous sommes finale­ment resté sur 6 morceaux avec le rappeur, et avons eu l’idée d’intercaler des inter­ludes majori­taire­ment jazz, où nous par­tons du même sam­ple cha­cun et faisons notre pro­pre ver­sion. Pour le pre­mier Mil­lésime, on est parti d’un sam­ple que j’avais choisi, pour Mil­lésime 2, c’est Per­mOne qui a choisi, et le 3, ça devrait être Guan, s’il est gen­til. Ces exer­ci­ces sont aussi un hom­mage au sam­pling : mon­trer qu’avec la même matière, on peut par­venir à 4 morceaux différents.

Ce Mil­lésime 2 s’est-il organ­isé de la même manière que le premier ?

Arshi­tect : Pour le Mil­lésime 1, c’était dif­férent, puisque Race­car habite à Paris : on avait pu tout enreg­istrer chez Atom. Là, avec Jeff au Canada, il était plus pra­tique de tra­vailler à dis­tance, d’autant plus qu’on vient tous les qua­tre de coins assez dif­férents. Pour com­poser de la musique sur des machines, ce tra­vail à dis­tance n’est pas vrai­ment gênant, ce n’est pas comme un boeuf où cha­cun doit venir avec son instrument.

Per­mOne : Il y a une grosse part de bidouille, d’essais, ce n’est pas évi­dent de faire ça en live. C’est vrai­ment du tra­vail de stu­dio, il faut être posé. Générale­ment, on part de beats, d’ébauches de prod que cha­cun fait de son côté, avant de faire une sélec­tion que nous pro­posons au emcee. Lui va valider les beats qu’il kiffe et poser dessus un pro­jet assez rough sur ces beats. On revient alors tra­vailler sur chaque morceau : si c’est une prod à moi, je vais tra­vailler les arrange­ments par rap­port aux lyrics de Jeff, si c’est une prod à Guan, pareil… Et ensuite, on exporte toutes les pistes en séparé, et Jeff enreg­istre de son côté.

Guan Jay : Cha­cun apporte sa pierre à l’édifice, on retra­vaille la ver­sion de l’autre, on ajoute des élé­ments… Et ensuite, il y a quand même Atom qui ajoute sa pierre à l’édifice, en posant des scratchs, des cuts… Il nous ren­voie ça, on valide ou pas, il y a une nou­velle dis­cus­sion. Une fois qu’on est con­tent de la ver­sion défini­tive, elle part au master.

Per­mOne : Même les morceaux plus instrus qu’on a pu faire en com­mun, sur Live & Uncut par exem­ple, on ne s’est jamais vrai­ment réu­nis à un instant T pour bosser sur tel morceau, on a cha­cun taffé de notre côté et apporter les élé­ments petit à petit, il n’y a pas eu de vraies réunions.

Arshi­tect : Je me sou­viens, « Love Break » par exem­ple, c’est un morceau qu’on avait fait très vite pour pou­voir le sor­tir sur le maxi vinyle en inédit [sur First EP]. On l’a fait unique­ment par Inter­net, on ne s’est jamais ren­con­trés. Même les musi­ciens présents sur la piste ont enreg­istré de leur côté, et ont envoyé les pistes.

Jeff Spec : C’est en trois étapes : générale­ment, je rece­vais un mail avec trois beats, et je choi­sis­sais celui que je préférais. Nous avons équili­bré ensuite pour que chaque beat­maker ait peu ou prou le même nom­bre de prods. Une fois que je leur ai ren­voyé, ils s’occupent de la «post­pro­duc­tion», c’est à dire un peu plus de tra­vail sur le beat pour qu’il s’accorde bien à ce que j’avais écrit.

Le pre­mier titre de ce Mil­lésime 2, « Jeff Zep », annonce-​t-​il un album plus « rock » ?

Guan Jay : Au niveau des beats, nous avons fait des propo­si­tions à Jeff, mais c’est lui qui a fait les choix. Je pense que ce côté un peu dif­férent vient surtout de lui. Il kif­fait peut-​être moins les sons jazzy, qui étaient très présents avec Race­car, pour un résul­tat qui fait plus soul-​rock.

Per­mOne : Et, du coup, l’album est vrai­ment au goût du MC.

Arshi­tect : Nous ne nous sommes pas dit « Tiens, on va met­tre du rock sur ce Mil­lésime », nous avons vrai­ment pro­posé beau­coup de choses à Jeff. Nous ne prévoyons pas vrai­ment la couleur de l’album ou la récep­tion du pub­lic, sauf pour les instru­men­taux. Pour le prochain album, je pense qu’on se posera plus la ques­tion de savoir ce qu’il faut à tel ou tel moment, si une res­pi­ra­tion est néces­saire, ou pas…

Jeff, com­ment avez-​vous établi le con­tact avec Soul Square ?

Jeff Spec : D’habitude, je pro­duis la majeure par­tie de mes albums, mais je n’aime pas ce côté auto­cen­tré, et il y a donc tou­jours 2 ou 3 autres pro­duc­teurs en plus. Je fais générale­ment entre 13 et 90 % de mes albums, en lais­sant tou­jours de la place pour d’autres pro­duc­teurs : Moka Only, e.d.g.e., par exem­ple. Le Canada regorge de pro­duc­teurs tal­entueux… Soul Square ont vu la vidéo pour Spec­nol­ogy, de mon dernier album, et m’ont con­tacté sur Face­book. J’ai écouté leurs sons, ils m’ont expliqué le principe des Mil­lésimes, et j’ai tou­jours aimé la façon dont la France et l’Europe approchaient la musique. Comme un art qui serait intem­porel, à l’opposé de la façon dont tout le monde con­somme de la musique, à présent. Je peux encore écouter un album de Rakim et me dire « Putain ! T’as entendu ça ? » Les chan­sons sont comme les gens : elles gran­dis­sent et changent, et ont tou­jours quelque chose en plus à nous appren­dre. Et c’était surtout une incroy­able oppor­tu­nité de pou­voir tra­vailler avec des artistes français.

D’où venez-​vous, chacun ?

Per­mOne : Arshi et moi, nous habitons en région parisi­enne. Guan il est à Nantes, Jay Crate, notre DJ de scène, aussi. Et Atom à Brux­elles. Donc nous sommes un peu éparpillés.

Mais vous vous êtes ren­con­trés dans les coins de Nantes ?

Arshi­tect : J’ai vécu 8 années à Nantes, j’ai passé une par­tie de mon enfance là-​bas et j’y ai fait mes études supérieures.

Per­mOne : J’ai fait mes études à Saint-​Nazaire, j’ai habité à Vannes, à Rennes, et c’est à cette époque qu’on s’est connecté.

Arshi­tect : Nous nous sommes ren­con­trés à Nantes, mais n’y avons pas vrai­ment prof­ité comme lieu de con­cert, car nous étions déjà par­tis cha­cun de notre côté. On en a plus prof­ité avec cette grande famille qu’il y a autour du groove, avec Hocus Pocus, Tribeqa, C2C et d’autres… Tout le monde se con­naît, on s’invite tous sur les pro­jets des uns et des autres, et cela per­met d’avoir une mul­ti­tude de tal­ents à portée de main.

Guan Jay : On dit que le monde est petit, et Nantes c’est encore bien plus petit. Même si les styles de musique sont dif­férents, tous les zikos se con­nais­sent. Même avec les gars de Hocus Pocus, les con­nex­ions se fai­saient facile­ment, on les con­nais­sait depuis longtemps. Il y a vrai­ment un bon groove nan­tais, je crois.

Dont C2C serait devenu le représen­tant le plus pop­u­laire ? Com­ment gérez-​vous la sit­u­a­tion avec Atom ?

Arshi­tect : Atom, c’est vrai­ment son métier, quand nous avons cha­cun des boulots à côté. Au moment de bosser sur Mil­lésime 2, il devait faire des Zénith avec C2C : il doit faire des choix, de toute façon. 8 mois à l’avance, pour Mil­lésime 2, il nous a donc prévenus sur ses disponi­bil­ités. Pour les con­certs aussi, c’est rare qu’il puisse venir.

Guan Jay : Dans tous les cas, on fait avec cette sit­u­a­tion, elle ne nous empêche pas de travailler.

Arshi­tect : Oui, cela fait main­tenant 8 ou 9 ans que l’on bosse ensem­ble. Il com­prend notre son, et tra­vailler avec un autre ingénieur son, ce ne serait pas pos­si­ble. En ter­mes de scratchs, c’est aussi dif­fi­cile de trou­ver mieux. Autant avant, nous avions des idées pré­cises, donc il fal­lait quelques ajuste­ments, autant main­tenant, il sait pra­tique­ment directe­ment ce qui nous plaît.

De gauche à droite : Arshi­tect, Per­mOne, Jeff Spec, Guan Jay

Jeff, com­ment est la scène hip hop du Canada ?

Jeff Spec : Le hip hop n’a que 40 ans, et le Canada est très proche de l’endroit d’où il vient. Sa nais­sance au Canada a donc été presque simul­tanée. Il est pos­si­ble de trou­ver du hip hop de Toronto qui remonte aux débuts des années 1980. Depuis, la scène a bien grandi, et il y a ceux qui font du hip hop pour qu’il reste dans les mémoires, et d’autres pour qu’il passe à la radio, ce qui est aussi défend­able. Il y a beau­coup de deman­des en tout cas, et il est pos­si­ble de mon­ter une tournée de 40 dates seule­ment au Canada.

Et la dis­tri­b­u­tion avec Musi­cast, ça marche ?

Guan Jay : Ça va, on vient de finir le carrelage…

Arshi­tect : On a atteint de bons chiffres de ventes avec le pre­mier vol­ume, et ceux du deux­ième ne devraient pas être inférieurs. Nous avons écoulé les 1000 vinyles col­lec­tors, et il ne reste plus beau­coup de digi­pack. Pour Mil­lésime 2, nous n’avons fait que 500 vinyles col­lec­tors et 1000 stan­dards, parce que 1000 col­lec­tors, c’était un peu dom­mage d’en faire autant.

Pour le moment, Soul Square et le beat­mak­ing, c’est encore un peu juste pour gag­ner sa vie ?

Guan Jay : Il y a cette pos­si­bil­ité d’intégrer plusieurs groupes qui peut faciliter les choses. Mais il faut soit énor­mé­ment tourner, ou énor­mé­ment ven­dre, pour en vivre.

Arshi­tect : Ceux qui sont tous seuls sur scène. Parce que nous on est 5 ou 6, il faut séparer le cachet. Pour par­tir aux États-​Unis, il faut aussi payer 5 ou 6 bil­lets d’avion, les types pren­nent pas le risque pour un groupe qui n’est pas si connu que ça.

À pro­pos des États-​Unis, pourquoi si peu de prods avec des emcees français ?

Per­mOne : On a quand même les prods avec Fisto et Micronologie.

Arshi­tect : L’album avec Fisto, on le kif­fait, on a vrai­ment bossé dessus. Mais il n’a telle­ment pas été suivi que ça nous a mis une petite claque au niveau du hip hop français. Enfin, pour moi en tout cas.

Guan Jay : Au niveau de la cul­ture hip hop en elle-​même, il faut dire que le côté anglo­phone fonc­tionne peut-​être un peu mieux que le côté français, où lorsque l’on dit hip hop, c’est tout de suite rap. Et les gens n’ont pas for­cé­ment une image très pos­i­tive de ce que «rap français» sig­ni­fie, mal­heureuse­ment. Mine de rien, le emcee anglo­phone parle plus facile­ment aux gens. Paradoxalement.

Per­mOne : Lors de la con­cep­tion de Live & Uncut, on a pu com­parer aussi, puisqu’on voulait mêler MC français et MC à l’international, qu’ils soient améri­cains ou sué­dois. Les MC français, il fal­lait tout le temps les relancer, alors qu’avec Jeff, par exem­ple, aucun problème.

Mil­lésime 2 fait revenir Race­car le temps d’un fea­tur­ing, c’était une première ?

Jeff Spec : Effec­tive­ment, je n’ai ren­con­tré Race­car qu’aujourd’hui. Mes potes et moi, nous le surnom­mons «Frank Sina­tra», qui fut le pre­mier à enreg­istrer sur de la musique qui n’était pas jouée en même temps, dans la même pièce que lui. Nous avons appliqué le même proces­sus que pour les autres tracks, sauf que j’ai laissé de l’espace à Race­car. Il est très expéri­menté, comme moi, et en décou­vrant mon texte, il a tout de suite su ce qu’il fal­lait écrire. C’est tou­jours bien d’être le deux­ième sur un fea­tur­ing, parce qu’on peut se caler sur l’autre et le dépasser, mais il a fait un très bon boulot, en pour­suiv­ant ce que j’avais com­mencé. Il a beau­coup de dex­térité, ses jeux de mots sont hyper intelligents.

La ver­sion numérique du Mil­lésime 1 pro­po­sait un remix de « My Home », vous allez reten­ter l’exercice pour le vol­ume 2 ?

Arshi­tect : Ce remix est un faux, Race­car avait posé sur cette prod, mais elle avait été écartée lors de la sélec­tion finale. J’ai refait entière­ment la prod, qui a finale­ment mené sur le clip et la ver­sion de l’album. Pour ce Mil­lésime, nous avons déjà 8 morceaux à la base, Et un remix n’est donc pas prévu, a pri­ori. Nous voulions ressor­tir une Fresh Touch Vol. 2, avec des remix, mais on ne l’a pas fait. Récem­ment, on a remixé Elec­tro Deluxe, Per­mOne l’a géré.

Per­mOne : Ça changeait du remix clas­sique, où tu prends la voix d’un rappeur a cap­pella, où c’est 3 X 16, n’importe quel beat pour­rait lim­ite passer. C’est un autre exer­cice. J’ai trouvé assez rapi­de­ment le sam­ple qui col­lait, et l’ensemble était cohérent.

Juste­ment, vous avez des tech­niques par­ti­c­ulières pour les recherches de sample ?

Arshi­tect : Pour le sam­ple, c’est sim­ple : tu as énor­mé­ment de chance, ou pas. J’avais vu une anec­dote sur Primo et le morceau « Nas is Like », un clas­sique en ter­mes de beat, et il était à deux doigts de jeter le vinyle, il a décidé de l’écouter quand même, et voilà ce que ça a donné. Pour Mil­lésime 2, Perm a sam­plé du rock, ce que l’on fait moins souvent.

Per­mOne : Nos références vont quand même rester la soul, le jazz, la funk, en grande majorité.

Guan Jay : Et pour trou­ver les sons, il y a un peu de tout, vinyle, MP3, CD…

Arshi­tect : Ça peut même être de mau­vaise qual­ité : Atom rat­trape presque tout ! S’il fal­lait acheter un vinyle pour chaque sam­ple, ce serait encore plus dur pour boucler les fins de mois…

Entre­tien réal­isé le 11 février 2014, chez Musicast.

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