Interview – Jeff Mills et Jacqueline Caux, dans l’air du futur

Un article publié en février 2014 dans Coup d’Oreille, pour lequel je me souviens avoir fait preuve d’une patience infinie avant de pouvoir interviewer Jeff Mills et Jacqueline Caux. Cela avait finalement payé, grâce à Yoko Uozumi, manager du label Axis Records, qui avait fini par céder ! Même si cela s’était fait par email, j’étais assez fier d’avoir pu interroger Jeff Mills, légende de la techno, et Jacqueline Caux, dont j’avais déjà croisé la route lors d’un festival de films expérimentaux à Paris.


D’où vient la techno ? Selon les écoles, d’Allemagne, de Detroit ou des rives de la Jamaïque. Mais tous les ama­teurs s’accordent sur une orig­ine : le futur. Plus de 30 ans après le duo Cybotron (Juan Atkins et Richard Davis, pio­nniers du genre), le film Man From Tomor­row de Jacque­line Caux, réal­isé en proche col­lab­o­ra­tion avec Jeff Mills, rap­pelle cette source anticipée.

Les regards se tour­nent vers l’écran comme ils le feraient pour scruter la voie lac­tée. Ce soir-​là, la scène de l’auditorium du Lou­vre est gar­nie de baf­fles, comme pour un con­cert. Les ama­teurs de cinéma expéri­men­tal, les fans de techno et autres jour­naleux se sont retrou­vés sous la Pyra­mide pour y trou­ver la vérité sur Jeff Mills. Présenté comme un por­trait, Man From Tomor­row ne se soumet à aucun canon, y préférant les com­po­si­tions de Mills.

Dès les pre­mières sec­on­des de pro­jec­tion, il devient évi­dent que le film a été pensé à deux, les créa­tions indi­vidu­elles s’accompagnant dans une même recherche, visuelle, audi­tive, toutes deux sen­sorielles. Le pre­mier mou­ve­ment (comme un opéra, une sym­phonie) scrute de manière épilep­tique, non ellip­tique, sur une lumière stro­bo­scopique, la sil­hou­ette et le vis­age, étrange, de Jeff Mills. Sans la musique orig­i­nale du com­pos­i­teur techno, même cette pre­mière approche ne serait pas effective.

Rapi­de­ment, Man From Tomor­row s’écarte de l’hypothèse biographique : il sera ques­tion de Jeff Mills, mais les réponses, s’il en est, vien­dront d’ailleurs. De con­cep­tions par­ti­c­ulières de l’espace et de l’avenir, par exem­ple, vu sans crainte de la tech­nolo­gie. Dans le milieu de la musique techno, comme ailleurs, il a fallu essuyer les réac­tions hos­tiles à l’électronique, vue comme la déperdi­tion d’un « car­ac­tère humain », d’une « âme humaine » et autres foutaises génético-​ésotériques. L’homme de demain n’a pas peur d’avancer, y com­pris avec l’outil tech­nologique qu’il a su maîtriser (ce plan, libéra­teur, où la main démêle le câble de la fée électricité).

Et ce ne sont peut-​être pas les out­ils qui sont lim­ités, mais la façon dont nous nous en ser­vons : « Le prob­lème avec la musique, c’est que nous sommes per­suadé de ce qu’elle doit être », souligne en sub­stance la voix off de Jeff Mills. Une lim­i­ta­tion comme une autre, qui ferme la voie à une nou­velle créa­tiv­ité. Il en va de même du cinéma (et, plus large­ment, de toutes les activ­ités huaines), et du statut que nous accor­dons à ce que doit être une « image » de cinéma. Ainsi, Man From Tomor­row sem­ble un peu s’égarer dans les images assez com­munes d’un asservisse­ment de l’homme, filmées à la Cité de la Musique, mais retrouve sa clarté du côté de l’expérimental. En manip­u­lant la lumière comme Mills ordonne les sons, Jacque­line Caux fait appa­raître des plans bien plus évo­ca­teurs, et en même temps totale­ment ouverts à la per­cep­tion indi­vidu­elle de cha­cun. Car, que voit-​on, sur cette dernière image, lim­itée à une bande de flashs blancs, sur le côté gauche de l’écran ? Cer­tains diront les pis­tons des usines de Detroit : nous y avons vu le tracé d’une route vers l’avenir, emprun­tée par un art qui a encore suff­isam­ment d’essence pour y arriver.

Suite à la pro­jec­tion, nous avons pu ren­con­trer Jeff Mills pour lui poser quelques ques­tions sur Man From Tomor­row (full inter­view in eng­lish at the end of the arti­cle).

Vous avez com­posé de nou­velles bande orig­i­nales de films pour Metrop­o­lis ou Les Trois Âges, com­ment avez-​vous abordé ces compositions ?

Jeff Mills : Il s’avère utile de con­naître l’histoire du film, et la réac­tion des pre­miers spec­ta­teurs. Même la con­nais­sance de l’époque est utile, parce elle ren­seigne sur la rai­son pour laque­lle un tel film a été tourné et pro­jeté. Après ces recherches, je com­mence la pro­duc­tion en regar­dant et en mémorisant le film, avant de le découper en plusieurs par­ties. Ensuite, je com­mence à com­poser des ébauches de musique pour chaque sec­tion. Une fois cette étape ter­minée, je syn­chro­nise la musique aux sec­tions pour voir si celle-​ci est con­forme aux émo­tions de la scène. Si ce n’est pas le cas, je com­pose à nou­veau. Quand la musique est con­forme, je com­mence à la mod­i­fier légère­ment pour qu’elle colle aux mou­ve­ments des acteurs et au déroulé de la scène. Finale­ment, je con­necte les seg­ments et j’ajoute si besoin quelques tran­si­tions, avant un over­dub pour ren­dre la bande orig­i­nale plus cohérente. Quand j’interprète ces ban­des orig­i­nales en live, j’apporte toutes les pistes sépare­ment, et je les pro­gramme en live avec le film. Pas avec un ordi­na­teur, à mains nues. C’est pourquoi la mémori­sa­tion du film est importante.

Bien que le film soit très expéri­men­tal, il est cen­tré sur vous : avez-​vous com­posé la bande orig­i­nale comme un enreg­istrement autobiographique ?

Jeff Mills : Bien avant que nous ne com­men­cions le tour­nage, nous [Jeff Mills et Jacque­line Caux, NdR] avons longue­ment dis­cuté musique élec­tron­ique, ma car­rière, mes con­vic­tions et d’autres sujets. L’intention a été façon­née en duo, et validée dans la même per­spec­tive. Celle-​ci devait traduire ce que je ressen­tais avec la musique techno, ma méth­ode de pro­duc­tion, ce en quoi je crois, la façon dont je vois le monde… En tant que por­trait, il était impor­tant pour le film de com­pren­dre pourquoi j’avais choisi cette pro­fes­sion, cette exis­tence. La plu­part des morceaux ont été com­posés en amont, mais pas enreg­istrés avant le film. Une fois les images tournées, Jacque­line [Caux] m’a envoyé un sam­ple pré­para­toire de chaque par­tie du film. De ces courts moments d’images, j’ai tiré une grande sélec­tion de morceaux, en expli­quant quels titres seraient appro­priés pour quelle par­tie, en détail­lant la sig­ni­fi­ca­tion de chaque track.

D’ailleurs, la bande orig­i­nale sera-​t-​elle disponible chez Axis Records ?

Jeff Mills : Nous allons laisser la bande orig­i­nale liée au film. Par con­tre, je pré­pare un album pour ce print­emps ou cet été, dans le même style, qui s’appelera The Won­der Years.

J’ai lu que 2001, Odyssée de l’espace était une référence majeure pour vous, spé­ciale­ment la bande orig­i­nale. Pour quelle rai­son ? Pensez-​vous que la bande orig­i­nale doive « coller » aux images du film ?

Jeff Mills : J’admire beau­coup 2001, mais ce n’est pas la référence majeure. En fait, ce sont plutôt les étoiles, et ce que nous savons d’elles [pour le moment] qui représen­tent pour moi la plus grande influ­ence et inspi­ra­tion. Les étoiles, les planètes, et tout ce qu’il y a entre elles et nous. Pour ce qui est de la bande orig­i­nale, je crois qu’elle doit servir le film au mieux. Elle ne doit pas for­cé­ment se syn­chro­niser aux mou­ve­ments, elle doit être suff­isam­ment présente pour se fon­dre dans le scénario.

Avec quels instru­ments avez-​vous com­posé la bande originale ?

Jeff Mills : Sur dif­férents syn­thés analogiques clas­siques. Sans séquençage infor­ma­tique, ni aucun ordi­na­teur utilisé.

Qui a écrit le texte lu dans le film ?

Jeff Mills : Cette nar­ra­tion provient de dif­férentes inter­views que nous avons faites en amont du film. Les extraits sonores vien­nent de là.

Quand avez-​vous ren­con­tré Jeff Mills (j’imagine, au cours du tour­nage de votre doc­u­men­taire Cycles of the Men­tal Machine, mais peut-​être plus tôt ?) Aviez-​vous déjà col­laboré avec des musi­ciens techno pour une bande originale ?

Jacque­line Caux : Je con­nais la musique de Jeff depuis des décen­nies, et je l’avais rapi­de­ment ren­con­tré lors de con­certs parisiens. Puis, au moment du tour­nage de mon film Cycles of the Men­tal Machine, à Detroit, j’ai loué une voiture et suis par­tie pour Chicago. Là, j’ai pu le ren­con­trer plus longue­ment dans son bureau, chez Axis Records. Je l’ai à nou­veau ren­con­tré à plusieurs reprises à Paris, avant que nous ne com­men­cions notre film. Autant de moments et de con­ver­sa­tions néces­saires pour approcher de la meilleure manière pos­si­ble ses préoc­cu­pa­tions per­son­nelles et musicales.

Quelle caméra avez-​vous util­isé pour le film ? Où celui-​ci a-​t-​il été tourné ?

Jacque­line Caux : J’ai util­isé deux caméras Canon 5D. J’ai tourné la pre­mière par­tie dans un stu­dio spé­ciale­ment prévu pour les images du film, et la sec­onde à La Cité de la Musique, dans l’architecture créée par Chris­t­ian de Portzamparc.

Avez-​vous manip­ulé la lumière d’une façon spé­ci­fique­ment «techno» ? Dans le film, une cita­tion de Jeff Mills explique que la musique est trop sou­vent lim­itée par l’idée que nous en avons, abordez-​vous le cinéma de la même manière ?

Jacque­line Caux : Je n’ai pas tra­vaillé la lumière d’une manière spé­ciale­ment «techno», comme on peut le voir à l’écran. Beau­coup de réal­isa­teurs l’ont déjà fait… J’ai juste voulu don­ner des sen­sa­tions avec la lumière, selon celles que la musique pro­dui­sait en moi. D’une manière abstraite, et non nar­ra­tive. Et j’ai filmé en silence, avec la musique de Jeff seule­ment dans ma tête. Ensuite, je lui ai envoyé les rushs pour que Jeff me pro­pose des musiques en retour, liées aux images, en me lais­sant le choix. Ensuite, j’ai édité les images, avec la musique choisie. C’est le seul moment où les images et le rythmes doivent fonc­tion­ner ensem­ble, ou être dis­tincts pour éviter une redon­dance. Par­fois, être en oppo­si­tion avec la musique est aussi très intéres­sant. Tra­vailler sur des contrastes.

Man From Tomor­row doit être vu dans de par­faites con­di­tions sonores : quelle est la meilleure configuration ?

Jacque­line Caux : Le plus impor­tant est d’avoir un très bon pro­jecteur — dans le cas con­traire, ce serait comme exposer une toile en dilu­ant les couleurs avec une éponge — et évidem­ment un bon soundsys­tem. Il est pri­mor­dial d’offrir aux spec­ta­teurs une entrée dans un monde de sen­sa­tions, comme un bain sonore…

Merci à Jacque­line Caux, Jeff Mills et Yoko Uozumi (Axis Records)

You worked on new ver­sions of sound­tracks for movies such as Metrop­o­lis and Three Ages, how do you han­dle the com­po­si­tion of an orig­i­nal sound­track ? How do you com­pose the sound­track ? While watch­ing the images ?

Jeff Mills : It helps to learn about the his­tory of the film and the reac­tion of the first audi­ences. Even the era is rel­e­vant, because it pro­vides an impres­sion on why such a film was made and released. After that, I start the pro­duc­tion by watch­ing and mem­o­riz­ing the film. I then, sec­tion off the film into seg­ments. Next, I start com­pos­ing music sketches for each sec­tion. Once these are done, I begin to match the music to the sec­tion to see if the feel­ing of the scene is reflected in the music. If not, I’ll com­pose more. If so, I’ll being to mod­ify the music to fit per­fectly into the move­ment of the actors and the motion of the scene. Con­nect all the seg­ments to together and maybe add a few small tran­si­tional parts and over­dub­bing to make the flow of the sound­track con­sis­tent through­out and its prac­ti­cally ready. When per­form­ing the sound­track live, I’ll bring all the sep­a­rate tracks and pro­gram them in real time and in sync with the film. Not by com­puter, but by hand. This is why I must mem­o­rize the film.

Although the movie is very exper­i­men­tal, it is focused on you : do you com­pose the orig­i­nal sound­track as an auto­bi­o­graph­i­cal release ?

Jeff Mills : Long before we started film­ing, we spent many hours talk­ing about Elec­tronic Music, my career, belief sys­tem and many other top­ics. The intent was jointly under­stand and agree on a per­spec­tive. One that trans­lated how I felt about Techno Music, the meth­ods I choose to pro­duce, what I believe, how I see the World, etc. As a por­trait, it was cru­cial to under­stand why I’ve cho­sen this pro­fes­sion and life. Most of the com­po­si­tions were already com­posed, but not released before the film was made. After film­ing, Jacque­line [Caux] sent a sam­ple batch of each of the seg­ments of the film. From those small sam­ple of frames, I for­warded a large col­lec­tion of music and sug­gested which track should go where and with what — explain­ing the mean­ing of each track.

By the way, will the sound­track be avail­able at Axis Records ?

Jeff Mills : We’ll leave the sound­track con­nected to the film. Though I’m prepar­ing a release for this spring/​summer that is sim­i­lar in style enti­tled «The Won­der Years».

I’ve read that 2001, A Space Odyssey is a main ref­er­ence for you, espe­cially the sound­track. Why ? Do you think sound­track have to closely stick to the images of a movie ?

Jeff Mills : I admire the film 2001: A Space Odyssey greatly, but its not the main ref­er­ence. Actu­ally, its the Stars and what we know of them [so far] that is the great­est influ­ence and inspi­ra­tion. Stars, plan­ets and all that in between. I think the sound­track should serve the film well. It doesn’t need to stick to every move­ment, but it should be only present enough so that it pos­si­bly dis­ap­pears into the storyline.

On which instru­ments have you com­posed the sound­track for Man From Tomor­row ?

Jeff Mills : Var­i­ous clas­sic ana­logue synths. No com­puter sequenc­ing or lap­top is ever used to com­pose the music.

Who wrote the text read dur­ing the movie ?

Jeff Mills : The nar­ra­tion is from many inter­views that were con­ducted through­out the film­ing. Extracts were taken from those interviews.

When did you meet Jeff Mills (I guess for your doc­u­men­tary The Cycles of The Men­tal Machine, maybe before ?). Have you ever worked with techno artists (for a soundtrack) ?

Jacque­line Caux : I know Jeff’s Music from decades, and I prob­a­bly meet him breefly in some con­certs in Paris. Then, when I went to Detroit for film­ing my movie «The Cycles of the Men­tal Machine», I rent a car and went to Chicago where I meet him more longer and talk with him in his Axis office. Then we meet sev­eral times in Paris before start­ing our movie. Nec­es­sary times and con­ver­sa­tions to bet­ter approach his per­sonal and musi­cal preoccupations.

Which type of cam­era do you use for film­ing ? Where was the movie shot ?

Jacque­line Caux : I use two Canon D 5. I had filmed the movie for the first part in a spe­cial stu­dio for pic­tures mode, and the sec­ond part at La Cité de la Musique, from Chris­t­ian de Portzam­parc architect.

Do you work on light­ning in a spe­cial «techno» way for the movie ? I mean, there is a quote dur­ing the movie about how we con­sider music, and how we think it should sound like, do you have the same point of view about cin­ema and images (a com­mon idea wants that «true cin­ema images» aren’t blurred, tell a story, fol­low a char­ac­ter, and so on…) ?

Jacque­line Caux : I did not work at all on light­ning in a spe­cial «techno» way, you can see it… Too many peo­ple did that before me… I just wanted to try to give some lights sen­sa­tions related to my musi­cal sen­sa­tions, but in an abstract way, not in a nar­ra­tive way. And I had filmed in silence, Jeff music where only in my head. Then I send him some selected rushs and Jeff pro­pose me a lot of musics related to these images, to me make a choice. Then I edited the images with these music. That’s the moment when images and rythms need to work together or to be detached to not being redon­dant. Some­time being in oppo­si­tion to the music is very inter­est­ing too. It is always inter­est­ing to work with contrasts.

Man From Tomor­row have to be viewed in ideal lis­ten­ing con­di­tions : which con­fig­u­ra­tion is the best to see the movie ?

Jacque­line Caux : The most impor­tant is to have a real good pro­jec­tor — oth­er­wise it’s like a painter you would with­draw the color with a sponge before expos­ing his work — and also have a very good sound sys­tem. It is nec­es­sary to be able to offer the audi­ence to enter a world of sen­sa­tions, like in a sound bath..