Je garde un souvenir plutôt tranquille et détendu de cet entretien avec Guts, réalisé à Paris, à la terrasse d’un bar. Avec ses faux airs de Sébastien Tellier, Guts en partage sans doute la nonchalance, en tout cas un certain détachement qu’il revendiquait par l’expression costaricaine « Pura Vida » – se satisfaire de la vie, en toute simplicité. Cet entretien a été publié dans Coup d’Oreille en octobre 2014.
Pour se risquer à un tel projet musical, il fallait en avoir. Quand on s’adresse à Guts, difficile d’en douter. Après ses premières armes avec Alliance Ethnik, le DJ et producteur a choisi de poursuivre sa carrière en solo, avec une constance qui l’a conduit à Hip Hop After All. Revenir au hip hop ? Difficile, lorsqu’on ne l’a jamais vraiment quitté.
En 2007, quand Guts s’éloigne du biz en partant pour Ibiza, beaucoup pensent à des vacances prolongées pour le cofondateur d’Alliance Ethnik. Le deuxième et dernier album du groupe, Fat Come Back, n’avait pas laissé des souvenirs immémoriaux, contrairement à leur apport au hip hop français.
Car si IAM et NTM ont eux aussi pioché dans ce réservoir, Guts revendique au groupe le fait « d’avoir, les premiers, vraiment samplé du funk. Parce que c’était notre délire, ce hip hop festif. Nous étions vraiment insouciants, nous avions envie de nous éclater, et nous étions avant tout passionnés de musique. » La tornade rythmée « Simple et funky » retourne la plupart des soirées dès 1995, en alternance avec « Respect » et « Honesty et jalousie (fait un choix dans la vie) ».
Mais le groupe est réuni dès 1987, et ses membres (K-Mel, Guts, Crazy B, Faster Jay et Jalil) se font remarquer, particulièrement en première partie d’IAM, en 1992, puis de Naughty By Nature, un an plus tard. Si le succès s’est probablement arrêté trop vite pour la formation, ceux qui imaginaient pour Guts une fin de non-recevoir en sont pour leur frais. En 2007, le DJ, à présent franchement beatmaker, sort sans prévenir Le Bienheureux, histoire d’assurer que tout va bien pour lui.
Sa cote rythmique aussi : avec « And the Living is Easy », pour ne citer que ce titre, Guts prouve deux choses : que le mode de vie prôné par Alliance Ethnik n’était pas un argument marketing, et que basse et rythmes chaloupés ne l’ont pas quitté. Utilisant le titre scat de Billy Stewart, « Summertime » comme solide base, Guts y ajoute une touche sensible et fortement cuivrée. Deux autres albums suivent, Freedom et Paradise for All, qui permettent au beaumaker d’explorer le même sillon smooth, jazz et funk.
« En finissant Paradise for All, que je n’avais même pas fait sur scène, je me suis très vite lancé dans un nouveau projet. Je sortais de trois albums instrumentaux, et j’ai voulu revenir à mes premiers amours », explique Guts. Hip Hop After All serait précédé d’une longue genèse, avec trois années de travail, mais le beatmaker souhaite renouer avec les collaborations, multiples. « Pendant deux ans, j’ai composé facilement 90 titres, à 90 % sur MPC 4000, et aussi ASR-10 Ensoniq, avant d’en sélectionner 16. Pas forcément les meilleurs, mais ceux que je trouvais les plus intéressants. »
Au vu de la tracklist de l’album, qui comprend 12 featurings, le résultat pouvait laisser craindre la perte de contrôle, ou l’absence de cohérence. Si les titres sont singulièrement différents dans les ambiances, ou les rythmiques, Guts semble bien maître de la situation. Dextérité acquise en studio, ou bien gardée de l’époque Alliance Ethnik, elle se manifeste sur la scène du Pan Piper, où le beatmaker dirige sans problème 5 ou 6 protagonistes. Visiblement, c’est avec la même assurance qu’il a sélectionné les collaborateurs de Hip Hop After All : « Une fois la musique composée, j’entends tout de suite la voix : je sais s’il s’agit d’une voix d’homme, de femme, si c’est une voix douce, dynamique, le type de timbre, la couleur, l’énergie, l’émotion. Pour « Want It Back », j’ai tout de suite su qu’il me fallait Patrice, et un choeur d’enfants, pour « It’s Like That », pareil, j’ai pensé à Dillon Cooper immédiatement », détaille Guts.
Les mois qui suivent la composition des instrus sont consacrés aux enregistrements, en studio avec les différents artistes. Partagées entre Paris, Los Angeles et New York, les sessions se déroulent en compagnie de DJ Fab, pilier du hip hop français et de Hip Hop Résistance, son émission sur Générations. « Pour un projet de cette ampleur, j’avais besoin d’être épaulé et conseillé dans mon travail avec les artistes : les idées de featurings ont été élaborées ensemble, et c’est par exemple Fab qui m’a proposé Masta Ace, pour « Innovation ». » Les deux hommes se connaissent depuis la fin des années 1980 : « Il était DJ, il faisait des trajets réguliers entre Paris et New York, j’étais comme un fou avec lui », se souvient Guts.
Malgré ce que son titre suggère, Hip Hop After All n’est pas seulement un album hip hop, il en salue plutôt l’esprit, sa volonté de rassembler toutes les musiques et les origines, ce qui motivait d’ailleurs profondément Alliance Ethnik. Et lui emprunte ses méthodes de compositions, ses façons d’arranger les morceaux, ou son mix, réalisé à Paris avec Mr Gib, de la Fine Équipe, dans son studio One Two Passit. L’impression immédiate de confort sonore qui s’en dégage n’est pas sans rappeler les albums de De la Soul ou A Tribe Called Quest, deux références majeures pour Guts. Et Alliance Ethnik : leur premier album était truffé de références aux pépites de ces groupes, avec Nas et quelques autres.
Évidemment, Guts et son ancienne formation s’y relient par leurs sonorités (Vinia Mojica, la voix féminine des deux groupes, collaborera longuement avec Alliance Ethnik), et leur état d’esprit, mais pas seulement. « Quand j’ai commencé à faire des instrus, du beatmaking, au début des années 90, je me suis vite intéressé aux producteurs, aux compositeurs, aux réalisateurs, avec les crédits des pochettes. Très vite, j’ai retrouvé Bob Power sur tous les albums que j’adorais : les premiers de De La Soul, de Tribe Called Quest, le premier album d’Erykah Badu, celui de D Angelo, de The Roots, plus tard, un de Common… »
Sans hésiter, au moment de chercher un musicien-technicien capable d’être réalisateur et ingénieur du son pour le premier album d’Alliance Ethnik, Guts avance le nom de Bob Power, ce qui lui permettra également de progresser en observant le travail du maître. « Sa façon d’arranger les morceaux, de faire sonner les beats, de les associer avec les samples, est très caractéristique. Tout comme le mix des voix, les ajouts de delays, ou de reverb, tout ce qui transforme soudainement un morceau bien produit en un chef-d’oeuvre », souligne Guts. De Power, il reproduit également la méthode qui consiste à inclure des parties jouées au milieu des samples, elles-mêmes remixées. Avec Florian Pellissier, pianiste présent sur scène avec lui au Pan Piper, Guts découpe des parties de piano Rhode jouées, comme s’il s’agissait d’un sample. Une sorte de grand pont entre les sonorités East Coast, avec les Native Tongues, et West Coast, avec cette influence du live.
En réécoutant les albums précédents, le cheminement de Guts vers Hip Hop After All apparaît distinctement, même si les réserves de samples se sont logiquement enrichies et approfondies avec les années. « Avec les années, on a tendance à repousser sans cesse le sample : des musiques des Caraïbes, de l’Est, sud-coréenne, japonaise, turque, russe, tu vas de plus en plus loin », souligne le beatmaker. Depuis 2009, Guts ajoute de la couleur à ses voyages avec Mambo, qui l’accompagne dans le binôme Pura Vida, pour la partie image et visuels, et un peu plus à l’occasion des compilations Beach Diggin. « Déjà à l’époque d’Alliance Ethnik, nous avions Number 6 pour tous nos visuels : j’ai connu le hip hop avec le graff, et, à la fin des années 80, j’avais plus de potes graffiteurs et taggeurs que de potes DJ ou rappeurs. »
Le successeur de Hip Hop After All marquera sans doute un retour plus instrumental, « probablement avec deux ou trois artistes », signale tout de même Guts, qui ajoute « plus moderne, plus novateur ». Si cela s’approche de « Jungle Space » (sur Paradise For All) ou de la première piste de Hip Hop After All, vivement. Évolutif, avant tout.