Profitant d’une courte brèche dans le long tunnel de fermeture qui s’impose aux salles de cinéma depuis les débuts de la pandémie, deux mégacorporations étatsuniennes du divertissement, Disney d’un côté et WarnerMedia de l’autre, ont chacune mis en avant leur blockbuster. Et une certaine approche de la nostalgie des spectateurs.
Matrix Resurrections commence comme un remake et termine comme un reboot. Le glissement sonne comme une défense de la créativité, de la seconde chance et de la réinvention de sa vie plutôt que de l’éternel retour, mais peut-être ne faut-il rien y voir d’autre qu’une solution choisie par Lana Wachowski, parce qu’il fallait bien donner une direction au film.
On présente souvent les suites, remake, reboot et autres comme des choix de production paresseux, mercantiles et dénués de prise de risques. Pourtant, rien ne semble plus complexe que satisfaire un spectateur qui sait à quoi s’attendre, qui espère, voire envisage des éléments précis. Dans les cas de Spider-Man: No Way Home et Matrix Resurrections, la diffusion de multiples bandes-annonces aidant, les attentes étaient fermes, et les films autant craints qu’espérés.
Inutile de souligner que tous deux s’appuyaient sur un sentiment commun : la nostalgie du spectateur. Dans le cas de Matrix, la trilogie des années 2000 reste pour certains spectateurs une référence du « blockbuster réfléchi », une classification dans laquelle elle rejoignait Blade Runner, quelques films de Stanley Kubrick (2001 et Shining, notamment), et serait suivie par une bonne quantité de films de Christopher Nolan. Cette catégorie s’appliquant aux films mettant en avant un sous-texte philosophique, ou un discours assez évident, revendiqué même, sur l’époque. Ses effets spéciaux ont particulièrement marqué, tout comme l’esthétique et les chorégraphies des combats (celui mettant Neo face à Morpheus reste un sommet) – il faut se souvenir des milliers de parodies qui essaimèrent un peu partout après le premier volet.
Pour Spider-Man, la nostalgie des spectateurs est plus subtile, car No Way Home est le dernier volet d’une trilogie qui ne s’appuyait pas spécifiquement sur cette nostalgie, à l’origine. Spider-Man Homecoming et Spider-Man: Far From Home mettaient ainsi en scène un « nouveau » Spider-Man, interprété par Tom Holland, tout compte fait pas si nouveau — toujours jeune, aussi bien en âge qu’en expérience, Blanc, Peter Parker —, mais entouré d’éléments qui tranchaient avec les films des années 2000 et 2010 – de nouveaux amis, pas d’histoire d’origine, un lien avec les Avengers.
Aussi, No Way Home aurait-il pu fonctionner sans nostalgie, à partir du seul plaisir de voir ce personnage évoluer à l’écran : rien ne rattachait ce film à une expérience de cinéma autre que la trilogie où il s’insérait (ou l’Univers Marvel depuis Iron Man, si l’on veut étendre). Cependant, Disney et Sony ont, grâce aux bandes-annonces également, donné un coup de coude aux spectateurs des premiers films, ceux-là mêmes qui avaient peut-être échappé à cette nouvelle version cinématographique du personnage. D’anciens méchants étaient de retour, et avec eux la promesse d’« anciennes versions » du Spider-Man cinématographique.
Matrix comme Spider-Man ont donc choisi tous les deux de s’appuyer sur la nostalgie du spectateur, un ressort devenu extrêmement puissant au cinéma, comme ailleurs dans la société, en particulier dans le discours politique. Quand l’avenir peut faire peur, la nostalgie, au contraire, n’est que positif, chaleur et (ré)confort, comme une habitude. Une grande partie des blockbusters n’échappe pas à cette nostalgie ambiante, et en fait même un levier. Ghostbusters: Afterlife, un autre blockbuster sorti presque en même temps que Matrix 4 et Spider-Man, mobilisait a priori (je ne l’ai pas vu) cette même émotion. West Side Story, la version de Steven Spielberg, s’insère aussi dans cette tendance, nonobstant ce que le réalisateur a voulu faire du matériau original (pas vu non plus).
Il serait faux de prétendre qu’aucun blockbuster ne parvient à s’exonérer de cette nostalgie aujourd’hui, mais tout aussi erroné d’ignorer cet état de fait. Le développement de l’accès à la vidéo dans les dernières décennies du XXe siècle, avec la possibilité d’acheter, de louer, de copier, et à présent de voir à la demande, immédiatement, a considérablement facilité une forme de cinéphilie du souvenir et de la répétition. On cite des répliques de films, on les visionne à certains moments précis de l’année, on les as vu au cinéma avec untel, on préfère l’original… Ce sont des films cultes, autour desquels se construit logiquement une croyance.
Cette croyance, aidée par la mondialisation et la puissance commerciale des studios de cinéma derrière ces mêmes films d’exploitation (Universal, Warner Bros., Disney, des groupes qui ne semblent que pouvoir s’agrandir au fil des rachats), est devenue planétaire. Star Wars, Harry Potter, Spider-Man, Superman, Batman sont devenus les termes d’une langue universelle. Ces nouvelles marques – des licences – apprécient le cinéma comme une efficace publicité, suscitant ou renouvelant un intérêt pour des produits ou des services dérivés. Mais les studios et productions, les bras chargés de ces licences, se retrouvent à devoir progresser, autrement dit, faire mieux à chaque film, sans voir le chemin devant eux. Or, comment contenter des publics si larges, qui n’ont en commun que les références, justement, venant des films précédents ? La possibilité retenue, car la plus prometteuse, reste d’évoquer ces mêmes précédents films, tout simplement, ce qui permet en théorie de s’arroger un succès d’habitude, pourrait-on dire. Mais, même dans ce cas, l’accident industriel n’est pas totalement écarté, comme le prouve la trilogie Star Wars des années 2010 de Disney/Lucasfilm, engagée et menée sans grande conviction malgré la présence d’artisans appliqués et volontaires, sans aucun doute, ou les vaines tentatives de nouveaux films Terminator (où la nostalgie et le retour en arrière se justifiaient toutefois par les voyages dans le temps, au coeur de cet univers).
Matrix Resurrections, sans surprise, est le film qui s’amuse le plus de cette croyance en des films cultes, indépassables par nature. D’une part, parce que les soeurs Wachowski n’auraient sans doute jamais espéré une telle adhésion à Matrix, premier du nom, film à grand spectacle, certes, mais assez austère dans ces décors et son esthétique d’une part, et assez dépressif, bien qu’optimiste, en fin de compte, dans son discours. D’autre part, parce que Lana Wachowski, même sans sa soeur, n’est pas dupe quant aux attentes de WarnerMedia – ou celles des spectateurs. Toute la première moitié du film, d’ailleurs, joue, parfois de manière pas très subtile, avec l’exploitation orchestrée par les producteurs et le marketing, les souvenirs des spectateurs – la fameux déjà vu – et l’inévitable déception de ces derniers.
À un méta-discours qui ronronne assez rapidement (voici le film qui révèle la supercherie des films précédents — les multiples écrans où la caméra entrait, dans le premier film, constituaient un dispositif visuel suffisant et intéressant, pour le même discours), Lana Wachowski préfère finalement se jeter dans une invention de nouveaux éléments de l’univers Matrix : des machines qui collaborent avec des humains, un ennemi inédit, une réorganisation de la matrice… Et la réinvention d’autres, comme Morpheus, l’Agent Smith ou l’Oracle, parmi les plus appréciés des spectateurs. Ne restent que Neo et Trinity, le couple qui a été fixé comme le centre des films Matrix (il est d’ailleurs curieux que, à l’exception des pouvoirs révélés à la fin du film, l’un comme l’autre n’ait pas subi plus de transformations, d’amputations ou d’extensions à l’occasion de ce Matrix 4 — voire une transformation en machines ou en programmes).
C’est bien une mise à jour de Matrix qui attend le spectateur (dans tous les sens du terme, avec l’apparition du « modal », du mode meute ou, visuellement, la disparition du filtre vert qui habillait les images des trois premiers volets), tandis que la réalisatrice esquive la dialectique du choix de la trilogie originale. La servitude peut être volontaire, l’ennemi devenir un allié et la machine un moteur de vie naturelle : une suite n’aura pas à être meilleure ou pire que l’original. Elle sera simplement une autre proposition. Elle pourra même être une suite pour rien, comme la présence et le discours du Mérovingien semblent le sous-entendre : reboot, remake, suite, tout cela à la fois, pourquoi pas.
Spider-Man: No Way Home, pour sa part, use de la nostalgie des autres films de plusieurs manières. La plus simple est la convocation des personnages venus du passé, ce qui permet de concrétiser le multivers, mais aussi de doter le film de super-vilains marquants, à défaut d’être vraiment intéressants (leur évolution n’est que technique pour certains — Ock et Electro —, et nulle pour d’autres). L’autre manière consiste en un discours finalement assez proche de Matrix 4 dans sa relativité et son refus de la binarité. Peter Parker (Tom Holland) se retrouve en effet dans le film face aux vilains affrontés par Peter Parker (Tobey McGuire) et Peter Parker (Andrew Garfield) dans leurs films respectifs, qui ont presque tous trouvé la mort dans leurs combats. Animé par les idéaux transmis par sa Tante May (portés par l’oncle et, parfois, la tante de Peter dans les autres films), il cherchera à faire mieux, en les corrigeant (littéralement, sans combat) dans sa réalité avant de les renvoyer vers la leur. Il échouera, seul, mais l’irruption de ses deux homologues lui permettra d’y parvenir.
L’univers cinématographique Marvel avait déjà eu recours à la nostalgie, de manière très forte et assez amusante, dans Avengers: Endgame, où les héros revisitaient différentes scènes des films précédents pour changer le cours du temps. Ici aussi, le film proclamait que tout était relatif, et qu’un bon souvenir de spectateur pouvait finalement toujours être dépassé, revisité, parfois en mieux, parfois en moins bien. Ce faisant, le film célébrait sa propre mythologie, d’une manière assez réjouissante selon moi. Je m’attendais au même dispositif dans No Way Home, finalement évité — c’est heureux, pour éviter la redite.
Pour revenir à la nostalgie dans Spider-Man: No Way Home, son usage reste assez superficiel — des ennemis, des aides au héros, une leçon sur les idéaux, des scènes comiques attendues, mais efficaces —, mais il est clairement réconfortant, efficace (du moins pour les spectateurs attachés aux précédentes versions du personnage) et bien dosé. Par sa fin, No Way Home proclame aussi qu’il n’y a de légende que celle que l’on se construit, à la manière de Matrix 4. Il laisse toutefois un peu dubitatif, à ce titre, et déçu pour le Peter Parker incarné par Tom Holland, qui ne semble toujours pas avoir trouvé sa voie. Même l’épreuve initiatique du décès de Tante May lui est un peu « gâchée » par les présences des Peter McGuire et Garfield, qui semblent signifier « Nous sommes déjà passés par là », aussi bien dans nos récits de personnages que dans nos films. Ici, la trilogie semble presque avoir été faite pour rien, puisque Peter « reboot » le monde entier afin de faire oublier son identité : le retour au point de départ qui clôt le film, et qu’un prochain devrait heureusement rattraper, fait presque regretter un troisième volet mieux mené que les précédents. N’aurait-il pas dû être le premier ?
Avec un recul différent, et un cynisme plus ou moins assumé, ces deux films imprégnés de nostalgie se posent des questions salutaire sur l’influence de cette dernière sur le blockbuster moderne. Mais un seul lui propose une réponse satisfaisante, selon moi, puisque l’autre choisit l’amnésie pure et simple, y compris des deux films qui l’accompagnaient. Comme si le poids de la nostalgie supposait d’oblitérer totalement le passé, l’héritage visuel et narratif : un aveu d’impuissance, aux yeux du spectateur que je suis.