Concert – Hip Hop Avengers : Alliance Éthique

Un des « live reports » que j’avais signés pour le webzine Coup d’Oreille, type d’articles assez délicats car risquant de se limiter, au bout du compte, à la liste des chansons jouées assorties de remarques personnelles superflues. L’article ci-dessous, publié à l’origine en mai 2013, n’y échappe pas, mais il me semble qu’il s’agissait d’un des premiers que j’écrivais. Je garde une affection particulière pour celui-ci, car j’avais découvert au cours de cette soirée pas mal d’artistes de grande valeur, dans un cadre plutôt amical.


DJ Brans et DJ Djaz

La con­fig­u­ra­tion habituelle des lives, scindés en deux ou trois par­ties, cha­cune her­mé­tique, ne con­vient que rarement au hip hop : les per­formeurs se suc­cè­dent jusqu’à la tête d’affiche, risquant le manque d’implication d’un pub­lic venu pour un seul artiste. En organ­isant la nuit Hip Hop Avengers, 5 labels ont pu met­tre en avant dif­férentes pro­duc­tions sous une même cohérence.

La péniche de La balle au bond aurait-​elle suivi la Seine jusqu’à tra­verser l’Atlantique ? Des images qui défi­lent der­rière la scène jusqu’au pull de DJ Low Cut, tout annonce ici un pont musi­cal qui relierait Paris à New York. Pas besoin d’interprète quand les enceintes crachent « We gonna make you move moth­er­fuc­k­eeeers ! », et Low Cut assure d’ailleurs l’ambiance en solo pour annon­cer les Avengers.

Parti à New York pour 2 mois, Low Cut s’est branché avec quelques MC de Brook­lyn, avides de beats façon 90’s. C’est à la scène indépen­dante que s’est adressé le beat­maker, autant de rappeurs dans le sil­lage d’Edo G, pour lesquels le suc­cès com­mer­cial n’est pas un arrêt obligé (les pro­duc­tions se vendent d’ailleurs majori­taire­ment en Europe). Ces derniers recherchent un son proche de leurs reven­di­ca­tions musi­cales, ancrées dans un style old school qui fait fig­ure de référence. Bien que large­ment anglo­phone, le tra­vail de Low Cut se développe aussi avec des MC français, notam­ment avec K.O. accom­pa­gné par Seär Lui-​Même, ou Gueule d’Ange, tous deux présents ce soir-​là.

Low Cut cède avec con­fi­ance les platines aux DJ Brans et Djaz (tous deux chez Eff­i­scienz) : le pre­mier l’a retrouvé à New York pour des ses­sions de 10 heures au Heavy Rock Stu­dio de Chi­na­town, le sec­ond a posé ses cuts sur NY Minute de Jojo Pel­le­grino, piste 10 du dou­ble album du même nom de Low Cut (Rugged Records). Le duo suit le mode opéra­toire lancé par Low Cut : quelques sec­on­des d’un titre, suivi du morceau pour lequel les DJ l’ont sam­plé. Flu­ide et effi­cace, la for­mule révèle les sources soul, funk et bien sûr hip hop old school…

Si les deux com­pères com­mu­niquent peu, inutile de souligner que l’un con­naît l’autre par coeur : Djaz malmène le cross­fader, Brans a recours au fin­ger lick­ing pour main­tenir la cadence, et tous deux se croisent sur des pro­jets en com­mun, notam­ment avec le groupe améri­cain Dirt Pla­toon. Et ne se privent pas pour répon­dre aux ques­tions de DJ Loscar, MC inter­groupes de la soirée : « Show pré­paré il y a 2 semaines, 3 jours de tra­vail inten­sif ! » Quand Gueule d’Ange monte sur scène, c’est pour Sale temps pour un indé, sorti en début d’année chez Raw Street Music, conçu et réal­isé avec DJ Brans. L’album le plus récent de tous ceux présen­tés ce soir-​là et autant de titres qui promeu­vent le rap en temps de crise, sans Sky­rock ni Généra­tions, mais qui fait mûrir les fruits de la pas­sion et du tra­vail. Toute la pre­mière par­tie de l’album y passe, « Tous de pas­sage », « Nous », « Sale temps pour un indé »… Les « pro­lé­taires du rap » (« 8 bars pour un indé ») Gueule d’Ange (en photo d’en-tête) et O-​Tonio en backer s’emportent avec Brans, con­duc­teur de tem­pêtes qui mêlent scratchs, vio­lons et sam­ples épiques.

Quand il est ques­tion du show, les Avengers ne sont pas en reste. Mais si les dif­férents DJ qui se sont suc­cédé der­rière les platines col­laient encore à l’image de musi­ciens en retrait, même si cela n’est pas tou­jours syn­onyme d’introspection, Flev évolue dans une tout autre dimen­sion. De sam­pleur de fou, il se trans­forme en amuseur de foules lorsqu’il retourne sa veste à capuche de façon à pou­voir remon­ter cette dernière devant son vis­age, tout en con­tin­u­ant à faire voler ses doigts sur les touches de sa MPC 2500… « Quand je fais ça… Je ne sais plus du tout ce que je fais ! », assure le producteur-​beatmaker-​DJ autre­fois rappeur, his­toire de con­server ce mys­tère qui l’entoure : hyper­ac­tif mais dis­cret, exubérant mais réservé, véloce (même Seär Lui-​Même, en MC, a par­fois du mal à le suivre) et posé…

Depuis le pont supérieur du navire, le set de Flev fait vibrer la ter­rasse de bonnes vibes : la moitié de la soirée s’est écoulée, et le pub­lic français n’a pas encore pris la mesure de ce qui l’attend. Les DJ n’ont pas tous pu, pour des raisons évi­dentes, jouer avec les MCs présents sur leurs albums, mais l’heure du jus­ticier a sonné. Une oreille aux États-​Unis et l’autre en France, un oeil sur chaque pays, le Jus­ticier sur­veille : Venom et MC Zombi, et Feli­cia la Chatte Noire en ren­fort, ont débar­qué sur le bateau, bien décidés à en emplir les cales de rap hard­core.

Les deux DJ, rappeurs et pro­duc­teurs, lunettes noires devant les yeux, enchaî­nent les titres du pre­mier album de Mc Zombi, Cadav­er­ous, plus tard rat­trapés par ceux du Jus­ticier dans la ville, celui de Venom. Sous le label Mar­vel Records, l’équipe a créé un univers ultra cohérent, extrême­ment pensé, inspiré du cinéma de genre des années 70 et 80 : « On a sorti nos VHS du Videos­drome ! Regardez-​les ! » intime Venom. Le verbe est faible : Venom, Mc Zombi et Feli­cia rap­pent dur, agrip­pent le micro sans le laisser longtemps sur son pied, mais les cris sor­tent nets, tra­vail­lés. « Paris ! » scande régulière­ment Venom pour faire sur­sauter la foule quand celle-​ci a ten­dance à oublier de sauter sur le rythme.

« Êtes-​vous des morts-​vivants ou des vivants-​morts ? » inter­roge Mc Zombi lorsque le Jus­ticier impro­vise une série de scratchs sur ses « hor­loges tour­nantes » : le ton des pro­duc­tions Mavel Records pour­rait sin­gulière­ment trancher avec celui des Hip Hop Avengers, mais le même sens du pub­lic réu­nit des pro­tag­o­nistes que l’on n’associerait pas à la pre­mière écoute. Certes, lorsque les com­pères font crier la foule, le dis­cours a de quoi refroidir : « L’être humain est abom­inable ! » En prise directe avec le réel dans ce qu’il a de faux et de déce­vant (la télévi­sion fait fig­ure de pre­mière cible pour leurs rimes cas­santes), le rap de Mar­vel Records n’a pour­tant pas cet her­métisme des éter­nels scep­tiques. Tout en prenant au sérieux le per­son­nage du Dia­ble issu du pre­mier enreg­istrement sorti du Videos­drome, l’équipe réclame une incan­ta­tion (« On va tous dire au Dia­ble d’aller se faire enculer ! ») ou une imi­ta­tion (de morts-​vivants) à la foule. Mais ne s’embarrasse pas de déguise­ments ou autres acces­soires sur scène. L’exercice reste sérieux, et lorsque DJ Kayn prend le con­trôle des hor­loges par­lantes, Venom quitte de temps en temps le mic pour se reporter sur quelques réglages de la musique.

Il y a la patte Mar­vel Records, avec la griffe que Féli­cia la Chatte Noire va sor­tir très prochaine­ment, et com­plétée par les con­tri­bu­tions d’autres mem­bres de l’équipe (Azaia, Medievil, bien­tôt au for­mat album). Et il y a la pro­duc­tion de Venom pour son frère Mc Zombi. Avec Cadav­er­ous, le duo évolue un peu plus dans l’univers qu’ils ont créé : pochette, paroles, pos­tures. Dans les loges, les deux frères com­plè­tent leurs réponses, récipro­que­ment : facile de les imag­iner dévo­rant de vieux comics avec KRS-​One en fond sonore, ou bien, plus tard, avalant des kilo­mètres de ban­des mag­né­tiques VHS. Pour en ingérer l’essence, la cracher sur des titres engageants et cohérents : Cadav­er­ous est un nou­vel épisode de ce chem­ine­ment, annonçant par cer­tains titres (« Rayons X », notam­ment) Over­drogues, le prochain album de Venom. Outre-​Atlantique, c’est DJ Pre­mier (Gang Starr) qui remixe « Vig­i­lantes », la ver­sion enreg­istrée avec Blaq Poet.

Kyo Itachi calme le jeu der­rière son Mac, bal­ançant la tête de haut en bas au rythme des sons qu’il dif­fuse, jaugeant de ses yeux mi-​amusés, mi-​pressés de se fer­mer pour mieux suivre la cadence, des effets de sa playlist sur le pub­lic. Aux oreilles des puristes straight from Brook­lyn rassem­blés sur le navire, « Mon job », titre avec le Mc Alpha Wann, sem­ble déjà son­ner main­stream. À l’inverse, les sif­fle­ments entê­tants de ses pro­duc­tions état­suni­ennes (« Neva Run Away » con­vi­en­nent par­ti­c­ulière­ment aux repos des guer­ri­ers les plus com­bat­ifs de la soirée.

En fait, La balle au Bond a rebondi plusieurs fois entre les deux rives de l’Atlantique (et même aux qua­tre coins de l’Europe avec Flev) et l’on aurait tort de cir­con­scrire les inspi­ra­tions des Hip Hop Avengers à la sim­ple nos­tal­gie d’un son old school améri­cain. Et ils n’empruntent pas les mêmes tra­jets que leurs prédécesseurs de la décen­nie 90, à l’exception peut-​être de leur con­cep­tion du scratch, des arrange­ments ou de l’écriture. Une H.I.P H.O.P. Phi­los­o­phy qui influ­ence les com­porte­ments du groupe, de celui qui inter­prète à celui qui pho­togra­phie. Au moment des flashs pour le posse qui pose on préfèr­era celui des freestyles, où pra­tique­ment la moitié du pub­lic monte sur scène pour lâcher une ligne ou un couplet.

Interview – Demi Portion : « Je suis auditeur avant d’être rappeur »

Un nouvel entretien réalisé à l’occasion du passage d’un artiste à Bobigny, au Canal 93. Demi Portion était la gentillesse incarnée, très calme et posé, particulièrement avenant. Dans le rap depuis les années 1990 – il pose sur une compilation de Fabe en 2001 – il connaissait en 2014 de beaux succès d’estime, et s’est depuis fait une place honorable dans le rap français. Je ne peux que lui souhaiter plus de réussite dans ses projets.


Demi Portion au Festival Terre(s) Hip Hop 2014 – Canal 93

Aperçu pour la pre­mière fois dans le classe­ment des meilleures ventes iTunes, le vis­age de Demi Por­tion est rapi­de­ment devenu fam­i­lier, à mesure que son album Les His­toires tour­nait en boucle. De pas­sage à Bobigny pour Terre(s) Hip Hop 2014, le rappeur de Sète et son com­père des Grandes Gueules, Sprinter, est revenu sur son parcours.

L’une des pre­mières choses qui frap­pent lorsqu’on fait des recherches sur Demi Por­tion sur Inter­net, c’est le nom­bre de clips que tu as fait. Avez-​vous un goût par­ti­c­ulier pour l’exercice ?

À Sète, per­sonne n’a de 7D sous la main, nous avons donc vite fait nos pro­pres clips, dès 2006 avec « Passe le relais » et surtout 2008, avec « Ça sert à quoi ? ». Depuis le début, j’enchaîne les mon­tages avec des logi­ciels comme Magix Video Deluxe, fait sur Win­dows. Depuis deux, trois clips je suis passé sur Final Cut. Quand je réalise aussi, Karim (Sprinter) me filme, et je m’occupe du mon­tage : on sort, on descend, on roule en voiture, on s’arrête, bam, on filme. Et on remonte, sim­ple. Pour le moment, sur les clips qu’on a faits, on n’a pas encore fait de script, de scé­nario. Je demande aussi à des réal­isa­teurs, pour « Le Smile », « Comme un rash » et « Petit bon­homme » (LE LABO (Mohamed Morfine), Per­pig­nan), « On en revient au même » et « 100 per­son­nes » ((Jean-​Baptiste Durand) : ils ont leur équipe et ils font leur montage…

Avez-​vous déjà réal­isé, en dehors des clips ?

J’ai fait mon pre­mier court-​métrage il y a deux ans avec des petits de chez moi. Une MJC était venue nous voir, on devait faire 6 min­utes pour un con­cours. Nous avions 4 jours pour le faire. Il y avait qua­tre per­son­nages, et j’ai ramené un gars en stu­dio pour qu’il fasse la voix off. Puis nous l’avons présenté à Paris, le jury c’était Kour­tra­jmé, je crois. Les trois gag­nants allaient au fes­ti­val de Cannes, et nous sommes arrivés 3e. Pen­dant 4 jours, on a pu se poser dans la salle de théâtre, à Cannes… C’était un truc à l’arrache, mais j’ai pas honte de le mon­trer. Dernière­ment, nous en avons fait un autre de 15 min­utes. On l’a encore fait à la dernière minute, comme d’habitude… Mais cette fois, on le présente à Cannes dans la caté­gorie Courts Métrages de la Quin­zaine des Réal­isa­teurs, je crois. C’est le niveau au-​dessus.

On vous entend sur Bon­jour la France, la com­pi­la­tion de Fabe, en 2001. Com­ment l’avez-vous rencontré ?

J’ai ren­con­tré Fabe en 1998, ou 1999… Je suiv­ais un ate­lier rap à Sète, et il y avait un con­cert trem­plin en plein air, au port, avec la pos­si­bil­ité d’enregistrer en stu­dio. T’imagines, j’avais jamais vu un mic… Fabe était venu pour assis­ter à ce trem­plin, sauf que lors de mon pas­sage, il y a une tem­pête. Et tout com­mence à tomber, le con­cert annulé, j’étais dégoûté… Il est venu me voir, et il m’a invité chez lui, à Paris. À l’époque, c’était une galère pour aller à Paris. Il m’a offert le bil­let, il a demandé à ma mère ma carte d’identité. Pen­dant un mois, j’ai pu rester chez lui. Par la suite, à chaque vacances, il m’appelait pour que je vienne chez lui. C’était un peu devenu un grand frère, on peut dire ça… Sa femme, à l’époque, c’était China [Moses]. Chez lui, c’était pas mal musique, évidem­ment : il y avait DJ Pone qui pas­sait, Cut Killer, les platines, les émis­sions, Jamel Debouzze, H, Seär Lui-​Même… Vu qu’il était chez Sony à l’époque, et BMG, il était tou­jours à Bar­bès, à Mar­cadet, et j’y allais avec lui, il me fai­sait décou­vrir. Je suis de 1983, j’ai 30 ans, c’était 1998, j’avais 15 ans. J’ai posé sur Bon­jour la France à ce moment-​là, j’ai assisté à tout l’enregistrement de La Rage de Dire, chez lui. C’est un peu là que j’ai décou­vert qu’on pou­vait enreg­istrer chez soi, et pas for­cé­ment aller en stu­dio. Il avait une MPC mul­ti­p­istes, quelque chose comme ça, il posait et hop. J’échange quelques mots avec lui, sou­vent… Abdallah.

Quand avez-​vous fait vos pre­mières scènes ?

Je kick­ais à chaque fois à la fin des con­certs, on habitait à 100 mètres de la salle. Nous y allions l’après-midi, on allait voir les artistes avec Sprinter : « On fait du rap, tu nous fais mon­ter ce soir ? » On était tou­jours assis devant les retours et on attendait que les rappeurs nous fassent signe. On avait tou­jours le même cou­plet : j’avais 13, 14 ans et un seul texte. J’arrivais à lâcher le micro, à faire une coupole, c’est le rap tu vois… En 1998, Fabe fai­sait les con­certs pour Détourne­ment de son, et après il y a eu Assas­sin, Kabal, 2Bal2Neg, La Fonky Fam­ily, Manu Key, Rocca, Invin­ci­ble Armada… Ils sont tous venus à Sète.

Vous rappez donc depuis longtemps tous les deux, avec Sprinter ?

Karim et moi, nous sommes du même quartier, et des amis d’enfance. Nous étions toutes une bande. Avec Sprinter, en plus, nous suiv­ions les mêmes ate­liers d’écriture, ani­més par Adil El Kabir, qui rap­pait avec Al de Dijon, qui appa­raît notam­ment sur Opéra­tion Freestyle de Cut Killer, et Adil de Sète. Ils avaient sorti un maxi. Grâce à lui, on a eu tous ces artistes qui sont venus, et qui géraient l’atelier d’écriture. Avec Sprinter, nous avons ensuite créé le groupe les Grandes Gueules au moment de la mix­tape de DJ Ol’Tenzano, Xtra Large, la K7, juste après Bon­jour la France. On avait posé un son, moi et Karim, et c’est de là qu’on a com­mencé à enreg­istrer ensem­ble, autour de 1999 – 2000.

En quoi con­sis­taient les ateliers ?

Les ate­liers se déroulaient dans une salle de quartier, qui s’appelle La Passerelle. C’était tous les mer­credi après-​midi, 30 francs l’année. Comme les con­certs d’ailleurs, il y avait trois groupes qui pas­saient. Ceux qui fai­saient les ate­liers pou­vaient venir aux con­certs sans repayer. De temps en temps, un groupe pou­vait chanter avec Rocca, et le suiv­ant devait atten­dre trois mois. Il y avait une sorte d’ordre de pas­sage : ceux qui avaient deux morceaux au point, ils pou­vaient faire la pre­mière par­tie, et c’était grâce à cette moti­va­tion qu’on allait aux ate­liers, avec un suivi en plus. Direct, on fai­sait de la scène, et on kif­fait ça. Aujourd’hui, La Passerelle est une scène nationale, mais il n’y a plus les mêmes investisse­ments. Depuis 4 ans, il n’y a plus de con­certs hip hop. Enfin, ils nous ont accep­tés pour une date, on va voir.

Pour­tant, vous ani­mez les ate­liers, à présent…

Adil a arrêté le rap en 2003, il est passé avec Al au Fair et au Print­emps de Bourges (2002), mais il a stoppé. D’autres rappeurs avaient fait de même, Kesto, Fabe… J’ai repris les ate­liers à ce moment-​là. On avait sorti deux ou trois mix­tapes, un maxi, et les jeunes du quartier con­nais­saient Demi-​Portion, les Grandes Gueules… Lâcher le truc, ça fai­sait bâtard. Depuis 2003, on est là tous les mercredi.

Il y a du monde ?

Les rappeurs vien­nent quand ils le veu­lent. Il faut bosser chez soi, à côté, pour suivre. Vinz, Mehdi, Abdal­lah… On en a vu passer. Nous faisons des mas­ter­class main­tenant, même s’il n’y a plus le suivi de l’époque. Avant, les ate­liers s’organisaient du lundi ou ven­dredi, avec le con­cert le samedi. Main­tenant, il n’y a plus que les ate­liers. Mais nous ramenons quand même des artistes que les jeunes aiment, pour qu’ils puis­sent poser avec eux, comme Guizmo, Mysa, Mok­less, Kacem Wapalek, Yous­soupha… Il y a aussi Némir, de Per­pig­nan, qui rappe avec moi dans les ate­liers depuis 1995 – 1996. Je le con­nais depuis Les 7 pêchés cap­i­taux, son groupe. Nous, c’était les Demi-​Portions, on se retrou­vait dans les scènes, la Fête de la musique, à Car­cas­sonne, Per­pig­nan ou Sète.

En dehors des con­certs et des ate­liers, où et com­ment écoutiez-​vous du rap ?

Le rap, c’était le mag­a­zine L’Affiche, et puis c’est tout. À l’époque, c’est DJ Saxe, le DJ de Adil, qui nous fai­sait écouter des vinyles, nous bal­ançait des K7, et même un mini­disc, une fois. Après, il y a eu Naspter, AOL. J’ai eu ma con­nex­ion AOL, j’ai attendu un ou deux jours avant de télécharger un son, et puis après c’était parti. Kazaa, aussi. Un ordi­na­teur, deux baf­fles, un micro, c’était parti. Je met­tais le micro, je posais, j’étais con­tent. J’avais tapé « Dr Dre, ins­tu­men­tal », j’avais tout, j’étais fou. Nas, l’instrumental… C’est aussi ça qui nous a fait devenir des passionnés.

Sprinter : Avant Inter­net, si on pas­sait chez moi écouter une cas­sette d’instru, c’était un truc de malades. On aurait pu refroidir un gars qui aurait essayer de nous la choper, c’était pré­cieux pour nous. La cas­sette durait une heure, une heure et demie, elle nous fai­sait un tra­jet, après auto-​reverse. On l’analysait vrai­ment, elle avait une saveur. Ceux qui avaient un mini­disc, c’était des fous pour nous.

C’est avec les Grandes Gueules que vous avez sorti votre pre­mier maxi ?

Adil nous avait donné ce nom-​là, parce qu’on était des beaux par­leurs. On a sorti notre pre­mier maxi, Loin de la fer­mer, qui col­lait avec le titre du groupe. Et on a invité Le Bavar de La Rumeur. On avait des petits flows de jeunes, mais on kif­fait la Rumeur. C’était un trois titres en vinyle, pour être crédi­ble. On avait pressé 1000 vinyles à l’époque, pour les déposer dans des shops parisiens, chez TMax ou Urban… On nous en a pris 5 dans chaque bou­tique, et nous nous sommes retrou­vés avec 990 vinyles sur les bras… Ensuite, on a pu mon­ter la bou­tique sur Inter­net, et réaliser à Sète, en par­al­lèle, le pre­mier clip, « Mon Dico ». Et hop, ça a tourné. Ensuite, on a fait Que d’la haine 3, deux ou trois mix­tapes, Explicit Lyrics, avant la créa­tion du MySpace et du site depuis 2008.

L’arrivée d’Internet a aussi per­mis de ven­dre la musique plus facilement ?

Inter­net, c’est la base pour se faire con­naître. Mais il faut aussi élargir le réseau. Il représente une source de revenus, bien sûr, mais qui fluctue beau­coup. Si les gens ne regar­dent plus le clip, ça descend vite. En 2011, on a sorti Arti­san du Bic, le pre­mier album. Ensuite, ce n’était que des EP, des titres qu’il y avait sur YouTube qu’on a rassem­blés : Petit Bon­homme8 titres et 12Sous le choc, on les a enchaînés. Main­tenant, ils sont sur iTunes, et être devant Kaaris ou Drake, pen­dant quelques jours, voir me tête sur iTunes, quand tu habites à Sète, ça fait plaisir. Merci à tout ceux qui sou­ti­en­nent, vrai­ment. En fait, je trouve qu’il faut plutôt faire atten­tion à là où on met l’argent. Pour faire un clip, on te dit qu’il faut 2500 €, mais jamais je ne met­trai 2500 € dans un clip. Le max­i­mum, c’était pour « 100 per­sonne », tourné par Jean-​Baptiste Durain, de Mont­pel­lier, je lui ai donné 500 balles pour la loca­tion, acheter des pâtes, des tentes, accueil­lir les gens… Cha­cun mérite salaire, évidem­ment, mais je ne vois pas pourquoi se payer les dernières chaus­sures, ou fringues pour un clip, sachant qu’on ne s’habille pas comme ça dans la vie. Autant rester sim­ple, his­toire de pas avoir de regrets. Je me con­tente de la musique, je paye mon loyer, je rem­plis le frigo, paye la Wii du petit.

Com­ment procédez-​vous pour les enregistrements ?

On enreg­istre tout chez moi, avec le mix­age. Le mas­ter­ing est assuré un pote, One Drop Beats, qui me fait aussi des instrus. Le son est dif­férent, cela s’entend tout de suite. Je lui envoie les voix et les instrus séparés, il me les ren­voie par WeTrans­fer. Il m’envoyait jusqu’à 4 pistes par jour, en un mois le tout était fini. Pour la dis­tri­b­u­tion, Musi­cast est venu nous voir, on leur a donné le pro­duit fini, sans payer de stu­dio. Tout ce qui est numérique, c’est Believe.

Les con­certs gar­dent donc une place importante ?

Nous en avons d’abord faits autour de chez nous, dans des coins comme Toulon. Et puis on nous appelle un peu plus haut, avant même de sor­tir un album. Aujourd’hui, on arrive à faire 50 dates par an, ce qui est pra­tique­ment le max­i­mum à notre échelle. On a fait Genève, Lau­sanne, Yverdon-​les-​Bains, pas mal de dates… On va aller à Liège, Brux­elles, et Mon­tréal cet été… On a même fait l’Original Hip Hop Ses­sion, à New York. Il fal­lait payer le bil­let mais on n’a pas hésité. C’était mag­nifique, j’y suis retourné une deux­ième fois. A pri­ori, j’étais un peu réti­cent. Mais là-​haut, j’ai tout aimé. Ils ont vingt ans d’avance : rien qu’au con­cert de hip hop, il y avait un rab­bin, un barbu, ils rap­paient les textes de Group Home… Il fau­dra encore un peu de temps pour voir ça en France.

Vous citez Afrikaa Bam­baataa dans « Rêve de gosse », sur Arti­san du Bic : tenez-​vous à son mes­sage d’unité ?

J’essaye. C’est l’éducation que m’a don­née ma mère. Nous sommes dans un milieu ou on essaye d’avancer en restant soi-​même. Quand j’ai com­mencé à faire du rap, j’ai appris pourquoi les renois s’étaient mis à faire cette musique, ce qu’ils dis­aient, la dis­crim­i­na­tion, pourquoi ils ont pris une cuil­lère et se sont mis à faire un beat, pourquoi la pla­tine est arrivée… Le rap est devenu ce qu’il est devenu, moi je l’ai connu comme ça, et je le représente à ma manière, sans volonté d’être un porte-​parole ou quelque chose comme ça… On peut faire du rap con­scient, on peut faire du rap incon­scient, on peut être fou, on peut être rigolo, on peut don­ner « Le Smile », à « 100 per­sonne »… Pour moi il y a de tout comme rap. À Sète, j’ai accueilli Hocus Pocus, 20Syl, Fabe, Prodige Namor de Mar­seille… Aujourd’hui, C2C, c’est du rap. J’écoute de tout, je suis audi­teur avant d’être rappeur.

Vous citez égale­ment des titres de livres dans votre rap…

Le pre­mier bouquin qu’on m’a donné, c’était Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, c’est Hamé de La Rumeur qui me l’a donné quand j’avais 16 ans, en me dis­ant « Tu lis ça, sinon tu rappes pas ». Mal­colm X, je l’ai décou­vert en film, par la suite. Aimé Césaire aussi, mais je ne pour­rais pas vrai­ment en par­ler. Moi, c’était plus parce que je m’interrogeais.

Vous com­posez vous-​mêmes cer­tains de vos instrus, depuis quand ?

À l’époque MySpace, il était quand même rare de trou­ver des instrus. Je voulais poser plus, en fait. J’ai com­mencé à en faire dès l’époque des On ne peut pas plaire à tout le monde (2006). Depuis, je com­pose tou­jours sur Fruity­Loops. Je trouve le sam­ple sim­ple­ment, sur Spo­tify, j’utilise WebLab pour le découper, j’ajoute le BPM et je pose. Je trouve tou­jours le sam­ple d’abord. Ensuite, si l’instru m’inspire, pour celles que je fais, je pose directe­ment dessus. Pour les beats que je reçois, j’écris telle­ment que j’adapte les paroles, la plu­part du temps. Et je ne m’acharne pas que sur la prod, je peux écrire sur d’autres instrus et adapter ensuite. Sur ordi, ou sur iPhone, surtout main­tenant que les notes se syn­chro­nisent… J’aime beau­coup écrire. J’ai fait un fea­tur­ing avec Oxmo Puc­cino, « Une chaise pour deux », c’est un véri­ta­ble défi. Quand je suis sur un titre solo, je me fais surtout plaisir.

Et pour le sam­ple, avez-​vous des tech­niques particulières ?

C’est surtout la mélodie qui fait le sam­ple, pour moi : une flûte, une gui­tare, un piano, remon­tée ou descente… Je ne tape pas trop dans le jazz ou la soul, pour le moment. Plutôt des sonorités très « pro­duit du ter­roir », ori­en­tales, turques, indi­ennes, brésiliennes…

Quelle rela­tion avez-​vous dévelop­pée avec Sète ?

Je suis né à Sète, ma mère et mon père sont Maro­cains, arrivés en 1982, et je suis né un an plus tard. C’est une ville d’immigrés, avec beau­coup d’Italiens, qui sont tous arrivés pour tra­vailler. Mon père était arti­san pein­tre, je l’ai vu tra­vailler, mon­ter sa boîte, faire tra­vailler des gars… Nos par­ents ont tou­jours été sages, ils avaient un tra­vail et peur de recevoir une let­tre de la police chez eux… On habitait dans un HLM, tran­quille, avec vue sur la mer, je n’ai jamais man­qué de rien. On a vite eu nos habi­tudes de quartier, la rou­tine… En 1999, j’étais en troisième, j’ai un peu lâché les études, décou­vert le joint et le rap. L’école, même si je m’appliquais, je n’y arrivais pas, ça ne m’intéressait pas. Ma mère me pous­sait, mais ce n’était pas fait pour moi.

Observez-​vous les mêmes dif­férences de traite­ment aujourd’hui qu’à l’époque, pour les immi­grés et fils d’immigrés ?

En toute fran­chise, il y a tou­jours des prob­lèmes. On nous explique par exem­ple que le rap nous ghet­toïse, mais c’est faux : avoir au moins un spec­ta­cle, un con­cert, un peu de cul­ture, c’est pri­mor­dial. À Sète, ils ont les moyens : il y a un gros théâtre, ça bouge, beau­coup de choses qui se passent. Ils nous suiv­ent aussi niveau hip hop, on a fait le plus gros fes­ti­val à Sète, mais il faut tou­jours s’adapter aux sit­u­a­tions. Mais ce qui vient du quartier, ça nous appar­tient tou­jours quand même : si on ne peut plus faire de con­cert à la Passerelle, on ira au Bloc 83, et il y aura autant de monde.

La prochaine étape, c’est Dragon Rash ?

Au début, c’était un EP, et ça s’est trans­formé en album. J’ai 12 ou 13 titres. Au départ, je n’ai fait que « Dragon Rash », que j’ai bal­ancé direct sur Inter­net. Ensuite, un pote, Tekilla, l’a écouté et m’a fait la pochette. Du coup, je me suis dit « Pas mal ». J’avais des sons plus énervés, qui ne sont pas sur Les His­toires, qui était plus doux. Ils sont plus rentre-​dedans, notam­ment au niveau de la rapid­ité des instrus. Je les ai con­servés, sachant que Les His­toires était un album assez posé. J’ai des titres avec Jeff Le Nerf, avec Nneka, L’Animalerie, le remix de « Mon Dico »… J’ai rajouté 4 ou 5 nou­veaux titres, ça m’en a donné une douzaine. J’ai pris des instrus à moi, avec le même délire pour les samples.

Entre­tien réal­isé le 28 février 2014, à Bobigny.

Portrait – 5kiem, références à l’appel

Un portrait publié dans Coup d’Oreille en décembre 2013. 5kiem fait partie de ces centaines de « petits artisans » du hip hop, des amateurs passionnés, mais qui ne souhaitent pas ou n’ont pas pu professionnaliser leur activité artistique. Ce qui n’empêche pas un investissement conséquent…


Pour l’auditeur, l’exercice de l’hommage peut rapi­de­ment tourner au vinai­gre, l’ivresse d’y décou­vrir l’univers d’un artiste — peut-​être déjà connu aupar­a­vant — précé­dant la décep­tion. Avec Peter Pieces, le beat­maker 5kiem prend le risque de jeter son dévolu sur Pete Rock, emcee et pro­duc­teur légendaire de New York.

Lorsqu’il écoute The Main Ingre­di­ent, 2e album du duo Pete Rock/C.L. Smooth sorti en 1994, pour la pre­mière fois, 5kiem y entend la mise en avant de C.L. en emcee, mais surtout « ces fil­tres dans les instrus, qui don­nent ce côté deep, presque lounge ». À l’époque, le beat­maker classe l’album parmi ses préférés, ceux « à contre-​courant » comme le Mid­night Maraud­ers de A Tribe Called Quest.

Deux décen­nies plus tard, 5kiem sort Peter Pieces, 13 titres com­posés « pour retran­scrire per­son­nelle­ment ce que j’avais pu ressen­tir en écoutant Pete Rock », explique-​t-​il. Hom­mage, peut-​être, mais créa­tion sûre­ment, puisque le musi­cien va chercher des sam­ples inédits pour recon­stituer l’ambiance d’un morceau. Rythmes brésiliens, disco russe, musiques d’aquariums, 5kiem fouille tous les bacs pour en ressor­tir les matéri­aux d’une curieuse vari­a­tion, inven­tive et neuve : « Pour «Saga Begins», morceau référence à celui de Rakim, tous les audi­teurs pensent que les notes de piano sont celles de l’original, mais pas du tout. »

Étrange exer­cice, pour le non-​initié : le beat­maker vient de passer plus de 2 années en com­pag­nie de Pete Rock, à étudier sa discogra­phie (rien que 300 titres pour la pro­duc­tion) comme sa biogra­phie. Pete Rock est né d’un père DJ jamaï­cain, cousin de Heavy D, frère de Grap Luva : 5kiem des­sine sans prob­lème l’arbre généalogique du Soul Brother #1, dont les feuilles oscil­lent sur dif­férentes musiques. Au pas­sage, il cite quelques (re)découvertes, parmi les innom­brables remix, dont celui du « What­eva » de Redman.

5kiem écume l’océan du Web et une mer de dis­quaires, enchaîne les vagues de bro­cantes, jusqu’à fer­rer le bon beat. Ingénieur son de for­ma­tion, 5kiem a passé pas mal d’heures en stu­dio, aux côtés de Saneyes, Trip­tik, Mémoire Vive ou La Cau­tion, qui venaient enreg­istrer au stu­dio Folimer (pour Folie-​Méricourt). « Je me sou­viens du groupe de rap français un peu décalé, Frer200, ils organ­i­saient des sortes de journées thé­ma­tiques pen­dant l’enregistrement de leur deux­ième album « Andromède », tout le monde devait venir déguisés en vieux ou en femmes, on se fendait la gueule. »

Pour l’enregistrement de Peter Pieces, toute­fois, 5kiem a choisi d’enregistrer chez lui, sorte de tête-​à-​tête avec le Soul Brother #1. Parce qu’il affec­tionne ce type de pro­jet en immer­sion : « J’avais été très impres­sionné par la tape instru en hom­mage à Gain­bourg, le détourne­ment d’Art Mineur par Saneyes, dont j’avais assuré le mixage. »

Chez Saneyes, La Vie d’Artiste (dont le pro­jet Ferré, ce rap est sorti récem­ment), 5kiem, on retrouve cette volonté de « décloi­son­ner les orig­ines et les références », certes hom­mages à des artistes, mais avant tout expres­sion d’influences, de con­nais­sances et d’expériences d’auditeurs. Cela, 5kiem l’a pra­tiqué dès ses activ­ités avec le groupe Steus, com­mencées en 1994 et con­crétisées en 1997 avec la sor­tie d’un pre­mier maxi : une face hip hop, une face house. Des appari­tions sur des com­pi­la­tions don­neront d’autres man­i­fes­ta­tions de ce hip hop emprun­tant cer­tains mou­ve­ments au bro­ken beat ou à la jun­gle, ses rythmes bien arrêtés et ses rup­tures abra­sives. Grems, auteur du récent Vam­pire et à la tête d’une impres­sion­nante discogra­phie, a peut-​être été l’auditeur de ces enreg­istrements, puisqu’il offi­ci­ait dans le même bâtiment .

Avec Peter Pieces, 5kiem com­pose un por­trait où l’interprétation ne cède jamais au seul hom­mage : la photo de la pochette, par Trevor Traynor, pho­tographe hip hop des plus réputés aux États-​Unis, a été tra­vail­lée par Saneyes, qui a fourni une sorte d’équivalent visuel de la tape. Le tout est en télécharge­ment gra­tuit sur le band­camp de l’artiste : « J’ai tou­jours con­sid­éré la musique comme du partage. En plus, une grande com­mu­nauté de fans s’est con­sti­tué autour de Pete Rock, j’ai voulu leur faire plaisir. » Et ils lui ont rendu : le pro­jet cumule plus de 15.000 écoutes, des arti­cles de con­frères japon­ais ou polon­ais de la presse hip hop, sans par­ler des dons spontanés.

Le son de Peter Pieces n’est pas celui du spec­tre des années 1990 : après tout, Pete Rock lui-​même con­tinue de mixer et remixer (5kiem l’entendrait bien dans une col­lab­o­ra­tion avec Joey Bada$$, d’ailleurs). En ouvrant les ambiances musi­cales du Soul Brother #1, 5kiem signe une tape aux beats exaltés et exhaus­tifs, qui ne cède jamais aux accords de principe.

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Portrait – Guts, maestro tranquille

Je garde un souvenir plutôt tranquille et détendu de cet entretien avec Guts, réalisé à Paris, à la terrasse d’un bar. Avec ses faux airs de Sébastien Tellier, Guts en partage sans doute la nonchalance, en tout cas un certain détachement qu’il revendiquait par l’expression costaricaine « Pura Vida » – se satisfaire de la vie, en toute simplicité. Cet entretien a été publié dans Coup d’Oreille en octobre 2014.


Pour se ris­quer à un tel pro­jet musi­cal, il fal­lait en avoir. Quand on s’adresse à Guts, dif­fi­cile d’en douter. Après ses pre­mières armes avec Alliance Eth­nik, le DJ et pro­duc­teur a choisi de pour­suivre sa car­rière en solo, avec une con­stance qui l’a con­duit à Hip Hop After All. Revenir au hip hop ? Dif­fi­cile, lorsqu’on ne l’a jamais vrai­ment quitté.

En 2007, quand Guts s’éloigne du biz en par­tant pour Ibiza, beau­coup pensent à des vacances pro­longées pour le cofon­da­teur d’Alliance Eth­nik. Le deux­ième et dernier album du groupe, Fat Come Back, n’avait pas laissé des sou­venirs immé­mo­ri­aux, con­traire­ment à leur apport au hip hop français.

Car si IAM et NTM ont eux aussi pioché dans ce réser­voir, Guts revendique au groupe le fait « d’avoir, les pre­miers, vrai­ment sam­plé du funk. Parce que c’était notre délire, ce hip hop fes­tif. Nous étions vrai­ment insou­ciants, nous avions envie de nous éclater, et nous étions avant tout pas­sion­nés de musique. » La tor­nade ryth­mée « Sim­ple et funky » retourne la plu­part des soirées dès 1995, en alter­nance avec « Respect » et « Hon­esty et jalousie (fait un choix dans la vie) ».

Mais le groupe est réuni dès 1987, et ses mem­bres (K-​Mel, Guts, Crazy B, Faster Jay et Jalil) se font remar­quer, par­ti­c­ulière­ment en pre­mière par­tie d’IAM, en 1992, puis de Naughty By Nature, un an plus tard. Si le suc­cès s’est prob­a­ble­ment arrêté trop vite pour la for­ma­tion, ceux qui imag­i­naient pour Guts une fin de non-​recevoir en sont pour leur frais. En 2007, le DJ, à présent franche­ment beat­maker, sort sans prévenir Le Bien­heureux, his­toire d’assurer que tout va bien pour lui.

Sa cote ryth­mique aussi : avec « And the Liv­ing is Easy », pour ne citer que ce titre, Guts prouve deux choses : que le mode de vie prôné par Alliance Eth­nik n’était pas un argu­ment mar­ket­ing, et que basse et rythmes chaloupés ne l’ont pas quitté. Util­isant le titre scat de Billy Stew­art, « Sum­mer­time » comme solide base, Guts y ajoute une touche sen­si­ble et forte­ment cuiv­rée. Deux autres albums suiv­ent, Free­dom et Par­adise for All, qui per­me­t­tent au beau­maker d’explorer le même sil­lon smooth, jazz et funk.

« En finis­sant Par­adise for All, que je n’avais même pas fait sur scène, je me suis très vite lancé dans un nou­veau pro­jet. Je sor­tais de trois albums instru­men­taux, et j’ai voulu revenir à mes pre­miers amours », explique Guts. Hip Hop After All serait précédé d’une longue genèse, avec trois années de tra­vail, mais le beat­maker souhaite renouer avec les col­lab­o­ra­tions, mul­ti­ples. « Pen­dant deux ans, j’ai com­posé facile­ment 90 titres, à 90 % sur MPC 4000, et aussi ASR-​10 Ensoniq, avant d’en sélec­tion­ner 16. Pas for­cé­ment les meilleurs, mais ceux que je trou­vais les plus intéres­sants. »

Au vu de la track­list de l’album, qui com­prend 12 fea­tur­ings, le résul­tat pou­vait laisser crain­dre la perte de con­trôle, ou l’absence de cohérence. Si les titres sont sin­gulière­ment dif­férents dans les ambiances, ou les ryth­miques, Guts sem­ble bien maître de la sit­u­a­tion. Dex­térité acquise en stu­dio, ou bien gardée de l’époque Alliance Eth­nik, elle se man­i­feste sur la scène du Pan Piper, où le beat­maker dirige sans prob­lème 5 ou 6 pro­tag­o­nistes. Vis­i­ble­ment, c’est avec la même assur­ance qu’il a sélec­tionné les col­lab­o­ra­teurs de Hip Hop After All : « Une fois la musique com­posée, j’entends tout de suite la voix : je sais s’il s’agit d’une voix d’homme, de femme, si c’est une voix douce, dynamique, le type de tim­bre, la couleur, l’énergie, l’émotion. Pour « Want It Back », j’ai tout de suite su qu’il me fal­lait Patrice, et un choeur d’enfants, pour « It’s Like That », pareil, j’ai pensé à Dil­lon Cooper immé­di­ate­ment », détaille Guts.

Les mois qui suiv­ent la com­po­si­tion des instrus sont con­sacrés aux enreg­istrements, en stu­dio avec les dif­férents artistes. Partagées entre Paris, Los Ange­les et New York, les ses­sions se déroulent en com­pag­nie de DJ Fab, pilier du hip hop français et de Hip Hop Résis­tance, son émis­sion sur Généra­tions. « Pour un pro­jet de cette ampleur, j’avais besoin d’être épaulé et con­seillé dans mon tra­vail avec les artistes : les idées de fea­tur­ings ont été élaborées ensem­ble, et c’est par exem­ple Fab qui m’a pro­posé Masta Ace, pour « Inno­va­tion ». » Les deux hommes se con­nais­sent depuis la fin des années 1980 : « Il était DJ, il fai­sait des tra­jets réguliers entre Paris et New York, j’étais comme un fou avec lui », se sou­vient Guts.

Mal­gré ce que son titre sug­gère, Hip Hop After All n’est pas seule­ment un album hip hop, il en salue plutôt l’esprit, sa volonté de rassem­bler toutes les musiques et les orig­ines, ce qui moti­vait d’ailleurs pro­fondé­ment Alliance Eth­nik. Et lui emprunte ses méth­odes de com­po­si­tions, ses façons d’arranger les morceaux, ou son mix, réal­isé à Paris avec Mr Gib, de la Fine Équipe, dans son stu­dio One Two Pas­sit. L’impression immé­di­ate de con­fort sonore qui s’en dégage n’est pas sans rap­peler les albums de De la Soul ou A Tribe Called Quest, deux références majeures pour Guts. Et Alliance Eth­nik : leur pre­mier album était truffé de références aux pépites de ces groupes, avec Nas et quelques autres.

Évidem­ment, Guts et son anci­enne for­ma­tion s’y relient par leurs sonorités (Vinia Mojica, la voix fémi­nine des deux groupes, col­la­bor­era longue­ment avec Alliance Eth­nik), et leur état d’esprit, mais pas seule­ment. « Quand j’ai com­mencé à faire des instrus, du beat­mak­ing, au début des années 90, je me suis vite intéressé aux pro­duc­teurs, aux com­pos­i­teurs, aux réal­isa­teurs, avec les crédits des pochettes. Très vite, j’ai retrouvé Bob Power sur tous les albums que j’adorais : les pre­miers de De La Soul, de Tribe Called Quest, le pre­mier album d’Erykah Badu, celui de D Angelo, de The Roots, plus tard, un de Com­mon… »

Sans hésiter, au moment de chercher un musicien-​technicien capa­ble d’être réal­isa­teur et ingénieur du son pour le pre­mier album d’Alliance Eth­nik, Guts avance le nom de Bob Power, ce qui lui per­me­t­tra égale­ment de pro­gresser en obser­vant le tra­vail du maître. « Sa façon d’arranger les morceaux, de faire son­ner les beats, de les associer avec les sam­ples, est très car­ac­téris­tique. Tout comme le mix des voix, les ajouts de delays, ou de reverb, tout ce qui trans­forme soudaine­ment un morceau bien pro­duit en un chef-d’oeuvre », souligne Guts. De Power, il repro­duit égale­ment la méth­ode qui con­siste à inclure des par­ties jouées au milieu des sam­ples, elles-​mêmes remixées. Avec Flo­rian Pel­lissier, pianiste présent sur scène avec lui au Pan Piper, Guts découpe des par­ties de piano Rhode jouées, comme s’il s’agissait d’un sam­ple. Une sorte de grand pont entre les sonorités East Coast, avec les Native Tongues, et West Coast, avec cette influ­ence du live.

En réé­coutant les albums précé­dents, le chem­ine­ment de Guts vers Hip Hop After All appa­raît dis­tincte­ment, même si les réserves de sam­ples se sont logique­ment enrichies et appro­fondies avec les années. « Avec les années, on a ten­dance à repousser sans cesse le sam­ple : des musiques des Caraïbes, de l’Est, sud-​coréenne, japon­aise, turque, russe, tu vas de plus en plus loin », souligne le beat­maker. Depuis 2009, Guts ajoute de la couleur à ses voy­ages avec Mambo, qui l’accompagne dans le binôme Pura Vida, pour la par­tie image et visuels, et un peu plus à l’occasion des com­pi­la­tions Beach Dig­gin. « Déjà à l’époque d’Alliance Eth­nik, nous avions Num­ber 6 pour tous nos visuels : j’ai connu le hip hop avec le graff, et, à la fin des années 80, j’avais plus de potes graf­fi­teurs et taggeurs que de potes DJ ou rappeurs. »

Le suc­cesseur de Hip Hop After All mar­quera sans doute un retour plus instru­men­tal, « prob­a­ble­ment avec deux ou trois artistes », sig­nale tout de même Guts, qui ajoute « plus mod­erne, plus nova­teur ». Si cela s’approche de « Jun­gle Space » (sur Par­adise For All) ou de la pre­mière piste de Hip Hop After All, vive­ment. Évo­lu­tif, avant tout.