Portrait – Sitou Koudadjé, saurien qui sait

Si je me souviens bien, cette interview de Sitou Koudadjé fut une des premières pour Coup d’Oreille, publiée en juin 2013. Une formidable rencontre, qui m’avait permis de découvrir Cheikh Anta Diop et Allain Leprest. Souvent, les entretiens avec des artistes me permettaient de rattraper mes propres lacunes en connaissances musicales – et en hip hop, principalement, que j’ai découvert sur le tard.


Le pre­mier album de Sitou Koudadjé pour­rait s’aborder par l’angle de son finance­ment, par­tic­i­patif via Ulule. Logique­ment mené à son terme, celui-​ci a donné lieu à une pro­duc­tion per­son­nelle, voy­ageant de l’ère du cré­tacé aux airs de la chan­son française des années passées. Entre­tien à froid, dans les Fri­gos de Paris.

Un mois ou presque après la sor­tie de 21 grams, Sitou Koudadjé affiche une légitime fierté en ten­dant ce dernier. Au sud de Paris, L’Orient rêvé fleu­rit encore sur les cab­ines télé­phoniques, dis­til­lant son aura impéri­ale. Peint par Jean-​Louis Gérôme sous Napoléon III, en plein délire ori­en­tal­iste, la pein­ture rend mal­gré tout la tran­quille fougue du «bachi-​bouzouk, comme celui du cap­i­taine Had­dock, un de ces mer­ce­naires de l’Empire ottoman». «Red­outa­bles, mais super indis­ci­plinés» : la car­a­vane passe, des Buf­falo Sol­diers aux types des cités.

Là-​bas ou ailleurs, Sitou Koudadjé tente le rap comme un défi au XXIeme siè­cle nais­sant. En chemin, il use un peu ses semelles avec deux crews : R.A.O, pour com­mencer, puis Dan­gereux Dinosaures pour aligner les freestyles et tracks éparses. La mix­tape Things We Done four­nit quelques aperçus des heures passées ensem­ble : «Cha­cun écrit ses textes et en est le garant.» Avec Lasmo et Koffi Anani, Sitou Koudadjé lance La vérité surine il y a une dizaine d’années. Le morceau en impose, utilise une instru orches­trale qui ren­force for­cé­ment son propos.

«C’est après l’oseille qu’on court on m’a dit attends ton tour/​mais la vie est trop courte, comme les bites de ceux qui m’abritent/d’après eux c’est des préaux/​mais au prix auquel il paieront/​jleur con­seille dprier le Très-​Haut»

Déjà, le style est tran­chant, impi­toy­able : si Koudadjé com­mence le rap sur un coup de tête, l’écriture occupe la sienne depuis longtemps. Une activ­ité à laque­lle s’est mêlé un sub­strat de sou­venirs, rap­portés d’un retour rude et inat­tendu au Togo parental, via un inter­nat au Bénin. Là, il décou­vre Fanon, Césaire, Sen­g­hor ou Orwell. Le blues noir, le rock blanc, et vice-​versa. « Surtout Cheikh Anta Diop. Il a théorisé le fait que les Égyp­tiens étaient noirs, à par­tir d’études his­toriques, lin­guis­tiques, ou d’échantillons de momies. »

À par­tir de là, c’est un tout autre regard, et une appré­ci­a­tion pas seule­ment esthé­tique, que l’on porte sur 21 grams et sa pochette. «Le côté reven­di­catif est inhérent à ma démarche. La musique que l’on fait est un média à part entière» souligne le rappeur. Pas éton­nant que l’on retrouve dans les inspi­ra­tions de Koudadjé Gil Scott-​Heron (il l’a vu en con­cert à Nan­terre), l’auteur de «The Rev­o­lu­tion Will Not Be Tele­vised», chan­son dev­enue slo­gan des indésir­ables indompt­a­bles aux yeux de la pen­sée colonialiste.

Écrits et posés dans la foulée (au Blax­ound Stu­dio de Paris et au Time Sound Stu­dio de Saint Ouen, le tout en 2011 – 2012), les morceaux de 21 grams ne pren­nent pas tant les rythmes du blues que sa con­di­tion : «C’est la musique des pau­vres, une feuille, un crayon, un rythme et une caisse à savon». Les prods sont sales, l’écriture hémor­rag­ique : sur le morceau qui porte ce titre, Koudadjé con­cen­tre son flu­ide vital rapologique. L’instru orches­trale façon ATK, les expres­sions ou crues ou soutenues, la voix grave et pro­fonde. La chan­son se déroule, flu­id­i­fiée par débit et ton qui dévorent par­fois les voyelles finales, comme pour caler plus de texte. Comme Ibrahim Fer­rer, le cireur de chaus­sures devenu chanteur du Buena Vista Social Club, Sitou Koudadjé taille les routes. Comme le blues­man Robert John­son, il s’arrête par­fois aux croise­ments : «J’ai fait pas mal de petites scènes, en mode un texte = un verre. Par­fois tu te retrou­ves sans train pour le 91, blo­qué sur Paris…» Quand il arrive à en chop­per un, Koudadjé freestyle depuis sa place, habitué grâce aux scènes de slam old school qu’il a fréquenté.

«Jsuis de ces proies dans l’ombre qui s’emploient à survivre/​qui s’entendent dire qu’elles n’ont pas à se plaindre/​Des comme nous, yen a plein/​Douleurs gas­triques, lom­baires et tho­raciques. C’est clas­sique. Kaseyko, nos pen­sées vont à toi mon negro… Si on peut se faire un coup de l’hymen, on ne meurt qu’une fois/​Ya plein de salopes dans l’industrie musi­cale, et dans les comico, curés pédophiles/​Étranglons-​les avec leur chapelet, jtraîne mes guêtres à Châtelet/​Là où ya de tout/​Dieu m’a donné des par­ents dans toutes races et des par­ents quj´appelle frères, soeurs, cousines… »

Une feuille pliée dans 21 grams («Ce que j’aurai kiffé, c’est un livret pour pou­voir met­tre toutes les paroles») four­nit quelques expli­ca­tions sur chaque titre. De la fumée et des cen­dres, pour­tant le morceau inau­gural, n’a droit qu’à une seule ligne de texte : celui de la chan­son se suf­fit à lui-​même, ren­voy­ant l’image du coït endi­a­blé d’un mem­bre de la Zulu Nation avec une Black Pan­ther. Le prochain album du emcee, Is that jazz/​rap ?, à la suite de Gil Scott-​Heron, fait référence à l’acte sex­uel, furieuse­ment proche des deux gen­res musi­caux cités dans le titre, et sam­plés par Greg Mo (à l’oeuvre sur Chaque jour que Dieu fait). [Inter­lude : un groupe de musi­ciens organ­ise un boeuf de jazz au 2e étage. Le rappeur, imper­turbable, s’imprègne du son (« On peut rester encore 2 min­utes, mon frère »)]

En col­lec­tif, Sitou Koudadjé officiera bien­tôt sur le prochain album de R.AO. Staff, large groupe de hip hop­ers : c’est à la fin des séances d’enregistrements pour cette prod que Sitou Koudadjé a enreg­istré les siennes. En plus petit comité, il réalise des fea­tur­ings à la hau­teur de ses tracks solo : « Que com­prenne qui peut », avec Nokti (de Case Nègre), ou « Le temps de vider la bouteille », avec Alas­sane & Joe Lucazzi, mélan­gent les 5 piliers de l’islam et ceux du bar; d’où ils sont par­tis et là où la rue les a menés, con­vo­quant Bashung pour pour­suivre la nuit.

Nav­i­ga­tion sur le vague à l’âme, 21 grams égrène bien le même nom­bre de tracks, de plus en plus aven­tureuses, quit­tant le chemin de fer radi­ologique (com­pagnon de Sitou Koudadjé lorsqu’il sil­lonne les routes) du reste de l’album. La 21e fait penser à une B.O de Shigeru Ume­bayashi (2046, In the mood for love), tou­jours mêlée à une écri­t­ure portée par les influ­ences de Brel, Ferré et Fer­rat, ou Allain Lep­rest, « extra­or­di­naire au niveau texte ». 21grams à le poids des années et l’agilité de l’assurance.