Un des « live reports » que j’avais signés pour le webzine Coup d’Oreille, type d’articles assez délicats car risquant de se limiter, au bout du compte, à la liste des chansons jouées assorties de remarques personnelles superflues. L’article ci-dessous, publié à l’origine en mai 2013, n’y échappe pas, mais il me semble qu’il s’agissait d’un des premiers que j’écrivais. Je garde une affection particulière pour celui-ci, car j’avais découvert au cours de cette soirée pas mal d’artistes de grande valeur, dans un cadre plutôt amical.
La configuration habituelle des lives, scindés en deux ou trois parties, chacune hermétique, ne convient que rarement au hip hop : les performeurs se succèdent jusqu’à la tête d’affiche, risquant le manque d’implication d’un public venu pour un seul artiste. En organisant la nuit Hip Hop Avengers, 5 labels ont pu mettre en avant différentes productions sous une même cohérence.
La péniche de La balle au bond aurait-elle suivi la Seine jusqu’à traverser l’Atlantique ? Des images qui défilent derrière la scène jusqu’au pull de DJ Low Cut, tout annonce ici un pont musical qui relierait Paris à New York. Pas besoin d’interprète quand les enceintes crachent « We gonna make you move motherfuckeeeers ! », et Low Cut assure d’ailleurs l’ambiance en solo pour annoncer les Avengers.
Parti à New York pour 2 mois, Low Cut s’est branché avec quelques MC de Brooklyn, avides de beats façon 90’s. C’est à la scène indépendante que s’est adressé le beatmaker, autant de rappeurs dans le sillage d’Edo G, pour lesquels le succès commercial n’est pas un arrêt obligé (les productions se vendent d’ailleurs majoritairement en Europe). Ces derniers recherchent un son proche de leurs revendications musicales, ancrées dans un style old school qui fait figure de référence. Bien que largement anglophone, le travail de Low Cut se développe aussi avec des MC français, notamment avec K.O. accompagné par Seär Lui-Même, ou Gueule d’Ange, tous deux présents ce soir-là.
Low Cut cède avec confiance les platines aux DJ Brans et Djaz (tous deux chez Effiscienz) : le premier l’a retrouvé à New York pour des sessions de 10 heures au Heavy Rock Studio de Chinatown, le second a posé ses cuts sur NY Minute de Jojo Pellegrino, piste 10 du double album du même nom de Low Cut (Rugged Records). Le duo suit le mode opératoire lancé par Low Cut : quelques secondes d’un titre, suivi du morceau pour lequel les DJ l’ont samplé. Fluide et efficace, la formule révèle les sources soul, funk et bien sûr hip hop old school…
Si les deux compères communiquent peu, inutile de souligner que l’un connaît l’autre par coeur : Djaz malmène le crossfader, Brans a recours au finger licking pour maintenir la cadence, et tous deux se croisent sur des projets en commun, notamment avec le groupe américain Dirt Platoon. Et ne se privent pas pour répondre aux questions de DJ Loscar, MC intergroupes de la soirée : « Show préparé il y a 2 semaines, 3 jours de travail intensif ! » Quand Gueule d’Ange monte sur scène, c’est pour Sale temps pour un indé, sorti en début d’année chez Raw Street Music, conçu et réalisé avec DJ Brans. L’album le plus récent de tous ceux présentés ce soir-là et autant de titres qui promeuvent le rap en temps de crise, sans Skyrock ni Générations, mais qui fait mûrir les fruits de la passion et du travail. Toute la première partie de l’album y passe, « Tous de passage », « Nous », « Sale temps pour un indé »… Les « prolétaires du rap » (« 8 bars pour un indé ») Gueule d’Ange (en photo d’en-tête) et O-Tonio en backer s’emportent avec Brans, conducteur de tempêtes qui mêlent scratchs, violons et samples épiques.
Quand il est question du show, les Avengers ne sont pas en reste. Mais si les différents DJ qui se sont succédé derrière les platines collaient encore à l’image de musiciens en retrait, même si cela n’est pas toujours synonyme d’introspection, Flev évolue dans une tout autre dimension. De sampleur de fou, il se transforme en amuseur de foules lorsqu’il retourne sa veste à capuche de façon à pouvoir remonter cette dernière devant son visage, tout en continuant à faire voler ses doigts sur les touches de sa MPC 2500… « Quand je fais ça… Je ne sais plus du tout ce que je fais ! », assure le producteur-beatmaker-DJ autrefois rappeur, histoire de conserver ce mystère qui l’entoure : hyperactif mais discret, exubérant mais réservé, véloce (même Seär Lui-Même, en MC, a parfois du mal à le suivre) et posé…
Depuis le pont supérieur du navire, le set de Flev fait vibrer la terrasse de bonnes vibes : la moitié de la soirée s’est écoulée, et le public français n’a pas encore pris la mesure de ce qui l’attend. Les DJ n’ont pas tous pu, pour des raisons évidentes, jouer avec les MCs présents sur leurs albums, mais l’heure du justicier a sonné. Une oreille aux États-Unis et l’autre en France, un oeil sur chaque pays, le Justicier surveille : Venom et MC Zombi, et Felicia la Chatte Noire en renfort, ont débarqué sur le bateau, bien décidés à en emplir les cales de rap hardcore.
Les deux DJ, rappeurs et producteurs, lunettes noires devant les yeux, enchaînent les titres du premier album de Mc Zombi, Cadaverous, plus tard rattrapés par ceux du Justicier dans la ville, celui de Venom. Sous le label Marvel Records, l’équipe a créé un univers ultra cohérent, extrêmement pensé, inspiré du cinéma de genre des années 70 et 80 : « On a sorti nos VHS du Videosdrome ! Regardez-les ! » intime Venom. Le verbe est faible : Venom, Mc Zombi et Felicia rappent dur, agrippent le micro sans le laisser longtemps sur son pied, mais les cris sortent nets, travaillés. « Paris ! » scande régulièrement Venom pour faire sursauter la foule quand celle-ci a tendance à oublier de sauter sur le rythme.
« Êtes-vous des morts-vivants ou des vivants-morts ? » interroge Mc Zombi lorsque le Justicier improvise une série de scratchs sur ses « horloges tournantes » : le ton des productions Mavel Records pourrait singulièrement trancher avec celui des Hip Hop Avengers, mais le même sens du public réunit des protagonistes que l’on n’associerait pas à la première écoute. Certes, lorsque les compères font crier la foule, le discours a de quoi refroidir : « L’être humain est abominable ! » En prise directe avec le réel dans ce qu’il a de faux et de décevant (la télévision fait figure de première cible pour leurs rimes cassantes), le rap de Marvel Records n’a pourtant pas cet hermétisme des éternels sceptiques. Tout en prenant au sérieux le personnage du Diable issu du premier enregistrement sorti du Videosdrome, l’équipe réclame une incantation (« On va tous dire au Diable d’aller se faire enculer ! ») ou une imitation (de morts-vivants) à la foule. Mais ne s’embarrasse pas de déguisements ou autres accessoires sur scène. L’exercice reste sérieux, et lorsque DJ Kayn prend le contrôle des horloges parlantes, Venom quitte de temps en temps le mic pour se reporter sur quelques réglages de la musique.
Il y a la patte Marvel Records, avec la griffe que Félicia la Chatte Noire va sortir très prochainement, et complétée par les contributions d’autres membres de l’équipe (Azaia, Medievil, bientôt au format album). Et il y a la production de Venom pour son frère Mc Zombi. Avec Cadaverous, le duo évolue un peu plus dans l’univers qu’ils ont créé : pochette, paroles, postures. Dans les loges, les deux frères complètent leurs réponses, réciproquement : facile de les imaginer dévorant de vieux comics avec KRS-One en fond sonore, ou bien, plus tard, avalant des kilomètres de bandes magnétiques VHS. Pour en ingérer l’essence, la cracher sur des titres engageants et cohérents : Cadaverous est un nouvel épisode de ce cheminement, annonçant par certains titres (« Rayons X », notamment) Overdrogues, le prochain album de Venom. Outre-Atlantique, c’est DJ Premier (Gang Starr) qui remixe « Vigilantes », la version enregistrée avec Blaq Poet.
Kyo Itachi calme le jeu derrière son Mac, balançant la tête de haut en bas au rythme des sons qu’il diffuse, jaugeant de ses yeux mi-amusés, mi-pressés de se fermer pour mieux suivre la cadence, des effets de sa playlist sur le public. Aux oreilles des puristes straight from Brooklyn rassemblés sur le navire, « Mon job », titre avec le Mc Alpha Wann, semble déjà sonner mainstream. À l’inverse, les sifflements entêtants de ses productions étatsuniennes (« Neva Run Away » conviennent particulièrement aux repos des guerriers les plus combatifs de la soirée.
En fait, La balle au Bond a rebondi plusieurs fois entre les deux rives de l’Atlantique (et même aux quatre coins de l’Europe avec Flev) et l’on aurait tort de circonscrire les inspirations des Hip Hop Avengers à la simple nostalgie d’un son old school américain. Et ils n’empruntent pas les mêmes trajets que leurs prédécesseurs de la décennie 90, à l’exception peut-être de leur conception du scratch, des arrangements ou de l’écriture. Une H.I.P H.O.P. Philosophy qui influence les comportements du groupe, de celui qui interprète à celui qui photographie. Au moment des flashs pour le posse qui pose on préfèrera celui des freestyles, où pratiquement la moitié du public monte sur scène pour lâcher une ligne ou un couplet.