Interview – Dominique Tarlé, Like a Rolling Stone

Un article paru en mai 2014 dans Coup d’Oreille, fruit d’une sympathique visite collective de l’exposition de Dominique Tarlé au Festival Livres & Musiques de Deauville. On m’a plus tard prévenu que le photographe aimait en rajouter dans ses interactions avec les Stones, brodant ses souvenirs à l’envi. Et pourquoi pas, après tout ?

Pour un dimanche, l’espoir d’une inter­view facile était per­mis. Avec l’exposition de Dominique Tarlé au Point de Vue de Deauville (bien vu l’orga du Fes­ti­val Livres et Musique), inter­roger le pho­tographe sur les clichés pris pen­dant ses six mois dans le Sud de la France avec les Rolling Stones, en 1971, s’imposait. Des tirages noir et blanc, couleur, por­traits ou grands angles… Et pas mal d’histoires autour de ses instants où le pho­tographe a su se faire oublier…

À l’intérieur, les regards vont des pho­tos à l’homme qui leur fait face. Devant chaque cliché, entouré par des dizaines d’auditeurs, Dominique Tarlé s’arrête pour détailler une sit­u­a­tion, un con­texte, et digresse vers d’autres obser­va­tions sur les Rolling Stones. 6 mois de vie com­mune avec eux, alors que le jeune pho­tographe ne devait rester qu’un après-​midi dans cette villa Nell­côte de Keith Richards, investie par les Stones pour enreg­istrer Exile on Main Street.

« Knock­ing » : Keith Richards dans l’entrée de la villa Nell­côte (copy­right Dominique Tarlé/​Galerie de l’Instant)

Dominique Tarlé expli­quera être habitué à se ren­dre invis­i­ble depuis sa jeunesse, mais lorsqu’il le veut, il devient aussi un cap­ti­vant con­teur : « Les Stones bougeaient vrai­ment tout le temps… Je me met­tais en place pour pho­togra­phier Keith qui allait se met­tre au piano, j’avais fait la mise au point, et il s’allonge d’un coup, la tête entre les enceintes, avec Mick der­rière qui se met à la gui­tare… Là, mon gars, t’appuies sur le bou­ton, c’est tout : après, c’est flou… Mais tant pis, l’atmosphère, elle est là. »

Pour éviter la saisie de leurs bien par le Fisc anglais pour cause d’impôts sur le revenu dilapidés plutôt que payés, les Stones s’exilent en France en 1971, près de Villefranche-​sur-​Mer. La villa Nell­côte, bâtisse Belle Époque, devient une sorte de bunker où les autorités françaises acceptent que les Stones vivent leur vie comme ils l’entendent. Évidem­ment, le groupe ne manque pas d’inviter amis, con­nais­sances ou deal­ers, pour quelques nuits d’insomnie…

Le blues : dans Exile on Main Street, il est joué avec envie par les Stones, rivalise avec le rock à la sor­tie des amplis. Mais cet album aujourd’hui culte se fait alors atten­dre : les Stones jouent, chantent, mais n’enregistrent pas. Parmi les invités plus ou moins désirés dans la villa, Gram Par­sons, guitare ryth­mique des Byrds pen­dant un an avant de for­mer avec Chris Hill­man les Fly­ing Bur­rito Broth­ers. Après Bur­rito Deluxe, le deux­ième album du duo, Par­sons quitte le groupe pour entamer une car­rière solo. Et retrouve retrouve Keith Richards à Nell­côte, pour finale­ment répéter de plus en plus avec lui…

Tarlé est formel : les liens entre les deux musi­ciens sont très forts. D’ailleurs, Keith Richards a offert la chan­son « Wild Horses » a Par­sons pour le deux­ième album des Fly­ing Bur­ri­tos, et s’apprête à faire de même avec « Honky Tonk Women ».

« Sur cette photo, quand Mick arrive, Keith est en train de chanter avec Gram Par­sons, et là Mick se dit : «Putain, ces deux-​là vont me foutre dans la merde.» L’idée de Gram, c’est que Keith pro­duise son album solo sur Rolling Stones Record. Et Mick, qui n’est pas le dernier des cons, se dit que Keith va jouer, chanter, com­poser sur cet album solo. La pro­mo­tion va suivre, avec les con­certs, et Mick sait qu’il va per­dre son gui­tariste pen­dant un an et demi min­i­mum. Je peux vous dire que là, il cog­ite. » Pour le chanteur d’un des plus grands groupes du monde, aucune hési­ta­tion : l’enregistrement d’Exile se fera ici, dans la villa Nell­côte. Et peu importe si Keith est encore accordé sur la gui­tare de Gram Par­sons, qui quitte rapi­de­ment la mai­son, sans jamais suivre le groupe en stu­dio, ni enreg­istrer son pro­pre album avec Keith. « Sauf que tout la musique qu’ils ont en tête après des mois à jouer ensem­ble va se retrou­ver sur Exile on Main Street », ter­mine Tarlé.

Une seule photo de l’exposition mon­tre Gram Par­sons, assis sur une balustrade face à Keith, pas l’air bien solide face au per­son­nage le plus sul­fureux du rock. Et pour­tant, l’amitié entre les deux est réelle, et Richards prend très au sérieux l’album que Par­sons a en tête. « À l’origine, le rock’n’roll, ce sont de jeunes blancs-​becs améri­cains, des Elvis Pres­ley, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, ou Buddy Holly qui déci­dent de mélanger la coun­try music des péque­nauds améri­cains avec la musique des esclaves Noirs Améri­cains, dans les années 50, mal­gré le racisme ter­ri­fi­ant », explique Tarlé. « L’idée de Gram pour son album solo, c’est d’aller encore plus loin, et de mélanger toutes les musiques blanches et toutes les musiques noires améri­caines, pour créer une nou­velle musique. Ce dou­ble album, Exile on Main Street, c’est celui que Keith et Gram ont en tête. Moi, qui était présent tous les jours, je n’ai jamais vu Gram en stu­dio avec les Stones, mais il est présent dans l’album par l’esprit. C’est pour cela qu’il a été mal reçu au départ, parce qu’il part un peu dans tous les sens. Du blues, de la soul, de la var­iété, ça se mélange, y com­pris au sein d’une seule chan­son… »

Dif­fi­cile de retrou­ver, sonorique­ment, Exile on Main Street dans GP (quoique : essayez « Cry One More Time »), l’album solo de Gram Par­sons, sorti en 1973. Cette même année, le musi­cien trouve la mort à Joshua’s Tree, un arrêt bru­tal et encore inex­pliqué, prob­a­ble­ment un mélange d’alcool et de drogues. Mais il y a sûre­ment plus à voir avec la méth­ode, une façon de con­cevoir l’album. Mais, sans aucun doute, Exile on Main Street s’est fait à par­tir de ce départ pour un pays, certes sym­pa­thique, mais légère­ment déce­vant, surtout dans ces con­di­tions de « déten­tion » pour les Stones. Les mem­bres du groupe sont coupés du monde dans leurs pro­priétés, sans jour­naux, radio ou télévi­sion : les seules nou­velles du reste du monde vien­nent avec leurs invités.

Les ten­sions finan­cières, c’est cer­tain, sont présentes : « Cette époque est plutôt lourde, avec la créa­tion du label Rolling Stones Records, dis­tribué par des maisons de disque aux États-​Unis, en Europe, ou ailleurs, qui néces­site une négo­ci­a­tion des con­trats », détaille Dominique Tarlé. Par-​dessus ça, les Stones sont en plein procès avec leur man­ager Allen Klein, « qui leur a sucré tout leur argent », tranche le photographe.

La bataille judi­ci­aire dur­era 17 ans : le fameux man­ager des Bea­t­les avait assuré ses arrières dans les con­trats dès les pre­miers albums des Stones, et floué le groupe, l’année précé­dente, en mon­tant une société dont il était le seul pro­prié­taire, Nanker Phelge (US). Le « (US) » est impor­tant, puisque Nanker Phelge était égale­ment le nom d’une autre société de dis­tri­b­u­tion appar­tenant majori­taire­ment aux Rolling Stones. Klein leur pro­posa donc un con­trat avec Nanker Phelge (US), et le plus grand groupe de rock du monde pensa signer un con­trat en sa faveur… Avec des doc­u­ments en règle, Klein pu gag­ner le procès, et empocher les dédommagements.

« Les pertes finan­cières astronomiques sont aussi la cause de leur exil, organ­isé par Jacques Chaban-​Delmas sur une requête de son ami Rupert zu Loewen­stein [le ges­tion­naire de droits des Rolling Stones, NdR] », assure Dominique Tarlé devant une assem­blée souf­flée. Dans le train du retour de Deauville, cer­tains jet­teront des doutes sur les his­toires de Tarlé, soulig­nant que l’homme fait sa pro­pre légende. D’ailleurs, seules 6 chan­sons de Exile… y auraient été enreg­istrées, rap­porte Nick Kent. Bien sûr, mais le blues a tou­jours fait son­ner ce genre d’histoires, des pactes avec le dia­ble au croise­ment des routes, ou des cen­dres des ancêtres sniffées…

Photo en-​tête : Mick Jag­ger, Keith Richards (copy­right Dominique Tarlé/​Galerie de l’Instant)