Avec la simpsonwave, sans doute un des phénomènes musicaux les plus curieux et sympathiques popularisés par internet : le mash-up mélange des éléments de deux chansons, en s’appuyant sur le sample, cherchant généralement à réunir les genres les plus éloignés possible. Un autre dossier sur un sujet sans fin, curieusement négligé par les spécialistes, à mon humble avis. Publié en juin 2014 dans Coup d’Oreille.
Ce qui est pratique avec la musique, et la création en général, c’est qu’on ne sait jamais vraiment où elle va aller. Tandis que le XXe siècle a vu les genres majeurs, jazz, rock, pop et hip hop devenir tour à tour des produits de consommation de masse, l’apparition des différents supports de lecture, de plus en plus maniables, a permis à chacun de multiplier ses écoutes. Peu à peu, les engagements musicaux forts ont disparu, pour laisser place à un appétit d’écoute grandissant. Une circulation ultra-rapide qui a ses carambolages, sans victimes. Le mash-up, construction musicale à partir de plusieurs morceaux d’artistes et de genres différents, a logiquement fait son apparition. Un monstre bâtard ou la musique du futur ?
La première écoute d’un mashup provoque des réactions contradictoires : le plaisir d’entendre deux morceaux, connus et aimés, depuis une perspective renouvelée, et la culpabilité honteuse d’apprécier ce qui ne relève pas du tout de la volonté des auteurs des originaux. Un plaisir trop facile, trop jouissif, en somme : la mashup s’est vite retrouvé affublé de la dénomination peu avenante de « bastard pop ».
Le mashup se découvre le plus souvent au hasard, particulièrement sur le web : il accroche facilement l’oreille, habituée aux mélodies qu’elle croise. Ce n’est qu’après quelques recherches supplémentaires que l’on décèle les musiciens derrière les collages, et la création derrière l’exercice. Des… artistes seraient à l’origine de ces compositions : des hommes et des femmes dotés d’un talent particulier pour le mashup. Et pourtant, qui saura citer plus de quatre ou cinq représentants du genre ?
Frank Zappa est probablement un des plus connus. Il développe dans les années 1970 une méthode de travail commune à plusieurs morceaux, qu’il créé en mixant les instruments de différents enregistrements. « Rubber Shirt » (1979) combine ainsi basse et batterie de deux enregistrements live différents. La « xenochronie » se présentait comme une forme de mash-up à la Zappa, un geste artistique qui n’étonne pas venant d’un musicien si attentif à soi-même, quant à la place qu’il occupe dans ce monde. Zappa réécoutait ses enregistrements live avec l’envie d’en tirer quelque chose d’inédit, parce qu’il considérait que chacun de ses gestes était sujet à création.
Difficile de dater précisément la création du mashup. Après tout, le blues consistait déjà en une tradition orale de morceaux échangés, déformés, remontés et réécrits, qui ont constitué un répertoire multiple et les premières notes de folk, elle aussi issue de multiples réappropriations, Bob Dylan en chef de file. Mais le genre a incontestablement bénéficié de l’apparition des clubs et des DJ, qui s’échangeaient des maxis proposant à la fois l’instrumental et l’a capella d’une même chanson. Né dans le club, créé dans la chambre ?
Pas tout à fait, puisque toute une vague de mashup a vu le jour dans les clubs, dans les années 1980, pas forcément pour le meilleur… Citons Pink Project, groupe italo-disco qui s’est taillé un petit succès en mélangeant « Another Brick In the Wall » des Pink Floyd et « Mammagamma » d’Alan Parsons Project, sans oublier l’intro bien connue d’« Eyes in the Sky », également du second. Les différentes parties de guitare ont toutes été réenregistrées pour le morceau, fait plutôt rare par la suite. Mais la pochette façon KKK gothique fait définitivement flipper.
La décennie suivante verra le mashup s’inviter dans toute une constellation de genres musicaux annexes, rassemblés sous l’étiquette « fusions » : si les morceaux sont des originaux et ne relèvent donc pas techniquement du mashup, le terrain est préparé. La musique est devenue si simple à écouter que les différents « clans » musicaux ont disparu. Difficile d’imaginer, dans les années 2000, un revival de la Disco Demolition Night, quand, en juillet 1979, un stade de Chicago devient le bûcher expiatoire de la disco, avec des centaines de disques brûlés…
Le hip hop et le mash-up, les pires ennemis du copyright ?
Par les similitudes qu’il présente avec le hip hop, qui sample lui aussi avec délectation, le mashup a été considérablement influencé par les aventures des DJ et producteurs avec le copyright. Souvent malheureuses : si les 2 Live Crew ont probablement été les plus inquiétés au cours des années 1990, le procès de Biz Markie est resté comme l’un des plus impitoyables. En 1991, ce rappeur de la scène new-yorkaise, proche de Marley Marl, utilise un sample de Gilbert O’Sullivan, tiré de « Alone Again » (1972) pour une chanson du même titre. Les labels réagissent au quart de (33) tour pour défendre ce classique, considérant qu’une chanson de rap n’est pas légitime à se la réapproprier… La Cour Fédérale assimile le morceau à un vol de propriété intellectuelle, et ordonne le retrait des albums. Pour les DJ, le ton est donné : il faudra désormais déclarer les samples, et s’acquitter d’un pécule pour l’utilisation. Quant à la carrière de Markie, elle vient de prendre un sérieux coup dans l’aile…
Pour le hip hop, difficile de faire sans les samples : dès lors, les options sont restreintes, entre déclarer les morceaux originaux et casquer, ou se servir en espérant que les interprètes originaux (et, surtout, les labels) ne reconnaîtront pas les notes dans le nouveau morceau… Le Wu-Tang, à l’occasion de l’album Wu-Tang Forever, aurait ainsi lâché près de 350.000 $ à Syl Johnson pour les sonorités de ses titres de l’âge d’or. Pas mauvais joueur, Johnson a reconnu avoir fait monter les enchères… Mais tout le monde ne fait pas partie du crew de Long Island, et, pour la plupart, c’est une époque de scratchs maigres qui s’annonce…
Heureusement, en 1996, un album culte et incontournable de la culture hip hop vient remettre les horloges tournantes à l’heure : DJ Shadow, un fou du diggin’, balance Endtroducing..…. Celui qui déclare ne pas aimer les mots propose des compositions totalement originales, ou, surtout, les samples originaux sont totalement méconnaissables. « The Number Song », 3e titre de l’album, contient ainsi des sonorités de Metallica, Kurtis Blow, T LA Rock, Jimmy Smith, A Tribe Called Quest, Grand Wizard Theodore, Grandmaster Flash… Un travail de recherche et de composition incroyable, encore méconnu à ce jour. Le « abstract hip hop » a trouvé son maître, et le DJ prouve définitivement que l’usage du sample n’est pas un moyen de gagner de l’argent en capitalisant sur de vieux classiques. Bien évidemment, Shadow n’a pas fait de chèque à chacun des artistes, ce qui aurait représenté le PIB de plusieurs pays…
Le principal obstacle à la diffusion des mixtapes est longtemps resté le support : pas évident de se procurer les a capellas, les instumentaux, ainsi que le matos nécessaire, sans compter les moyens pour faire passer les mashups… En 1994, Evolution Control Committee propose un des tout premier album du genre, avec Gunderphonic, sur… cassette. Les « Mix Crème Fouettée » (Whipped Cream Mix) mélangent des a capellas de Public Enemy et des instrus du Tijuana Brass Ensemble, et ne seront édités en vinyles que quelques années plus tard, une fois qu’une communauté de fans suffisante aura été rassemblée.
Pour cette raison aussi, les pratiquants du mashup sont restés dans l’ombre pendant très longtemps. D’abord, comme on l’a vu, pour éviter la censure et les ennuis judiciaires, mais aussi parce que l’exercice suppose un certain effacement. La perception traditionnelle de l’artiste seul penché sur son oeuvre est en effet pas mal secouée…
La technologie façonne l’écoute
Les K7, l’autoradio, les CD, la possibilité de graver ses mixtapes, sans même parler du MP3, ont changé notre façon d’écouter la musique, ou, plutôt les musiques. Le producteur Danger Mouse se souvient des années 1980, quand le hip hop qui sortait de la chambre de sa soeur se mêlait au métal mainstream diffusé par la radio… Deux décennies plus tard, avec l’aide du logiciel ACID Pro, il balance en écoute sur le Web The Grey Album, une des productions les plus controversées de ces dernières années. Et pour cause : Danger Mouse s’est attaqué à l’un des répertoires musicaux les mieux protégés, celui des Beatles, et plus particulièrement le White Album qu’il a mélangé au Black Album de Jay-Z. Si ce dernier, sachant ce qu’il doit au sample, a gardé un silence approbateur, EMI, gestionnaire du catalogue des Fabs Four, s’est empressé de faire retirer l’album de Danger Mouse. En guise de riposte, 150 sites ont proposé l’album en téléchargement gratuit, afin de protester contre cette censure à la tronçonneuse.
Et oui, Internet est là, et il s’agit probablement du meilleur ami du mashup : des titres facilement accessibles, une diffusion ouverte, et le soutien d’adeptes à travers le monde. Parallèlement à l’avancée technologique qui fournit des logiciels de plus en plus simples (Ableton Live, ACID Pro, Cubase, Wavelab, Cool Edit Pro…), le haut débit et les sites de partage généralisent la pratique du mashup. Des milliers d’amateurs s’essayent à l’exercice, et certains le relèvent si bien qu’ils deviennent des références : Mick Boogie, Terry Urban, Wait What, The Hood Internet, DJ BC…
Les mashuppers deviennent parfois des producteurs, tant leur travail est respecté. D’autres, comme The Avalanches ou les 2 Many DJ’s, donnent un coup d’accélérateur au genre en le faisant entendre d’un plus grand public. Avec le risque, déjà, d’utiliser des samples devenus communs dans l’exercice du mashup… Malgré tout, il a su garder ce côté blague, groupe de rêve, grande fantasmagorie musicale, selon le bon vouloir du compositeur…
Alors, la musique du futur ? Peut-être, si l’on estime que l’histoire de la musique, et particulièrement de la musique populaire, est cyclique, consistant en un retour des mêmes codes, rythmes et inspirations : la théorie a essaimé ces dernières années, chez Simon Reynolds (Rip It Up and Start Again), Michka Assayas, ou David Quantick (journaliste du NME, a développé le concept de la « pop qui se dévore elle-même »). Il restera toutefois à surmonter le désintérêt des labels pour le mashup, et le durcissement des lois sur le droit d’auteur lié à Internet : « Ces remix numériques, cette culture du mashup sont facilités par les nouvelles technologies, mais illégaux selon le droit d’auteur actuel. Nous devons décider si cette créativité doit être étouffée par la loi, ou si la loi doit être réécrite pour protéger ce qui doit l’être, tout en permettant à ce genre de créativité de se développer », résume Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford et spécialiste du copyright. Mais peut-être que le mash-up, dérive imaginaire, s’attache uniquement dans les marges de la machine.