Dossier – Du rap game au porn food

C’est Action Bronson qui m’avait fait m’intéresser à cette thématique du rap, plutôt intéressante à explorer. Depuis la parution de cet article en août 2013, de nombreux livres de cuisine ont été signés par des rappeurs américains…


Montage maison (2013) avec une photo de Ghostface Killah au concert des 20 ans du Wu-Tang au Zénith de Paris (26 mai 2013)
Montage maison (2013) avec une photo de Ghostface Killah au concert des 20 ans du Wu-Tang au Zénith de Paris (26 mai 2013)

La sainte-​trinité du rap, c’est surtout Money, Weed & Bitches. Un cliché sou­vent véri­fié, à la peau dure, mais qui, à force de baigner dans son jus, s’efface devant d’autres cen­tres d’intérêt. Le rappeur Action Bron­son, chef cuisinier en pre­mier lieu, a attiré l’attention par ses goûts culi­naires poin­tus, mais la bonne chère, à l’instar de la bonne chair, appa­raît pour les rappeurs comme un bon et autre moyen de brûler la chan­delle par les deux bouts.

All you can eat

Le rappeur mange : l’instru, les punch­lines, les wacks MCs qui n’en peu­vent plus bien avant lui. Il n’en a jamais assez, se sert à même le plat, se pré­pare un repas avec le DJ : cha­cun ramène ses ingré­di­ents, cueil­lis dans la musique comme dans la cul­ture pop­u­laire, et le fes­tin est fameux.

Mais la dis­ette, sou­vent, précède la dégus­ta­tion : en 1979, Kur­tis Blow, le pre­mier rappeur améri­cain à dévelop­per une car­rière à l’international, exporte l’image d’un art musi­cal venu de la rue, et prin­ci­pale­ment du ghetto. Sur son pre­mier album, la chan­son « Hard Times » évoque ainsi un quo­ti­dien rendu pénible par le prix des den­rées ali­men­taires : « The prices going up, the dol­lars down ».

3 années plus tard, les Furi­ous Five rap­pent le même thème sur le hit inter­na­tional que leur a com­posé Grand­mas­ter Flash : « Eatin› outta garbage pails, used to be a fag hag » (« Elle mange dehors dans les poubelles, plutôt une femme de mau­vaise vie »), constatent-​ils pour décrire le paysage au petit matin, à Brook­lyn. Sou­vent issus des classes pop­u­laires, les rappeurs se retrou­vent con­fron­tés à des obsta­cles autant économiques que soci­aux, qui les privent eux et leurs pairs d’un repas décent.

Le ven­tre vide mais la tête pleine de punch­lines, le MC lutte avant tout pour sa survie, basique et éloignée des clichés d’un genre musi­cal qui serait unique­ment basé sur la cupid­ité ou l’amoncellement cap­i­tal­is­tique. Ce sont les pires années du rappeur, qu’ils tra­versent comme d’autres musi­ciens pré­caires avant eux (citons, en écho à la chan­son de Kur­tis Blow, celle de Dylan extraite de son pre­mier album).

Une fois la sécu­rité ali­men­taire assurée, les rappeurs con­tin­u­ent d’ailleurs de se sou­venir, avec une émo­tion non dis­simulée, des temps plus durs : la référence aux péri­odes de famine fait d’ailleurs par­tie inté­grante de l’authenticité que tien­nent à souligner les rappeurs, gage de qual­ité pour une musique qui « vient de la rue ». Noto­ri­ous B.I.G., entre 140 et 180 kilos sur la bal­ance, se sou­vient ainsi « du temps où [il mangeait] des sar­dines pour seul dîner » dans « Juicy », extrait de son pre­mier album. Maître Gims, avant de squat­ter Sky­rock et les pan­neaux d’affichage des sta­tions de métro, a bien galéré pour rem­plir son assi­ette : « Par­fois ça devient un luxe, cousin, de s’payer du riz can­ton­nais », explique-​t-​il dans « À la base », auto­bi­ogra­phie sonore.

Après des années de ser­rage de cein­ture, dif­fi­cile d’en vouloir aux rappeurs s’ils font état d’une goin­frerie sans lim­ites. Les Fat Boys, orig­i­naires de Brook­lyn, décrivent ainsi une orgie de nour­ri­t­ure dans la chan­son au titre qui annonce la couleur et saveur des plats : « All you can eat ». Poulet, saucisse, frites, mac­a­roni au fro­mage, salami, jam­bon, beurre, tout y passe, même la laitue. À 3,99 $ le repas à volonté, comme le pré­cise la chan­son, dif­fi­cile de se priver…

Le ven­tre creux peut-​il con­duire à rap­per sur les trot­toirs pour récolter quelques pièces ? Offi­cielle­ment, non : rap­per pour manger appa­raît comme un déshon­neur sur un ter­rain où le per­formeur pra­tique son art avant tout parce qu’il est bon, et parce que trop de petites frappes ten­tent de tirer profit du genre musi­cal. Dans le clip de Fuck wit Dre Day, Dr. Dre ridi­culise d’ailleurs son rival Eazy-​E en le fig­u­rant en train d’user sa semelle sur le macadam, un pan­neau « Will rap for food » entre les mains, brisé par l’équipe Death Row. En 2001, les Cun­nylin­guists repren­nent la blague pour en faire un album bril­lant, mais qui naît de la faim comme en témoignent les pre­mières lignes : « Je suis fauché, mec. »

L’argent gou­verne tout, et le prix des den­rées ali­men­taires ressem­ble à la plus grande for­tune du monde lorsque les poches sont vides : en sig­nant l’anaphore C.R.E.A.M., le Wu-​Tang ne se pose pas seule­ment comme un crew de MCs par­ti­c­ulière­ment remon­tés (en neige), mais rap­pelle que le « Cash Rules Every­thing Around Me », y com­pris la survie des plus dému­nis, qu’on laisse mourir de faim à quelques pâtés de mai­son d’un repas où ils ne sont pas conviés.

L’organisation car­i­ta­tive Will Rap 4 Food entre­tient d’ailleurs la lutte con­tre la faim, à tra­vers des actions sociales, des col­lectes de fond et des con­certs, évidem­ment, pour alerter et prévenir la pré­car­ité ali­men­taire. Opérant prin­ci­pale­ment sur la côte Est des États-​Unis, Will Rap 4 Food organ­ise quelques événe­ments par mois, pré­pa­ra­tion et dis­tri­b­u­tion de sand­wichs incluses, ainsi qu’une con­férence virtuelle heb­do­madaire pour fédérer les actions et localiser les zones les plus touchées par la disette.

Rap­per sur la nour­ri­t­ure, un sujet sur le plan de travail

Toutes les mor­pholo­gies peu­vent rap­per : endo­mor­phe, méso­mor­phe, ecto­mor­phe, chaque caté­gorie aura connu ses représen­tants. Big Pun se classe dans la pre­mière, Booba la sec­onde et Dany Dan la troisième. Tous les appétits sont là, sans dis­crim­i­na­tion : à part « eatin’ pussies », activ­ité préférée de bon nom­bre de rappeurs US si l’on se réfère aux paroles de leurs chan­sons, les MCs gar­dent les pieds sur terre et le ven­tre au même niveau.

En tant que lieu de social­i­sa­tion, les restau­rants et autres fast-​foods s’imposent d’abord comme des lieux par­faits depuis lesquels com­mencer la bat­tle de rap ou le diss à la base des meilleures punch­lines. Ainsi, c’est parce que la vendeuse d’un McDonald’s s’avère un peu trop longue à la détente que Disiz la Peste pète les plombs dans la chan­son du même titre. En 2013, rien n’a changé : « Quand Hache-​P il mange, faut que per­sonne lui parle », explique le man­ager David­son à pro­pos du MC du groupe MZ, posé dans un kebab. Le rappeur apprend à défendre aussi chère­ment son assi­ette que son ter­ri­toire : au début de Ghet­tolude I du groupe Idéal J, c’est un frite-​merguez (autre temps, autre bouffe) qui fait l’objet de toutes les attentions.

Action Bron­son, orig­i­naire du Queens, avait trouvé la place idéale pour ne pas man­quer de nour­ri­t­ure tout en exerçant sa pas­sion : chef cuisinier dans plusieurs restau­rants, et même pour l’équipe de base-​ball new-​yorkaise, les Mets. À l’instar de ses col­lègues qui ont appliqué les recettes de fab­ri­ca­tion de drogues diverses (Jay Z ou Yela­wolf font référence à l’art culi­naire des stupé­fi­ants, « to cook meth », dans leurs chan­sons), Bron­son est un véri­ta­ble chef cuisinier capa­ble d’apprécier et surtout de pré­parer des plats aussi divers que var­iés. Il s’est même illus­tré dans une web­série de recettes vidéos, et pré­par­erait une émis­sion (télévisée ?) con­sacrée à la cuisine.

Le rappeur réserve d’ailleurs une place de choix à la bonne chère dans sa musique : « Per­sonne ne rappe sur la bouffe comme moi. Je rappe sur les ingré­di­ents raf­finés, tout ces trucs que seuls les véri­ta­bles chefs et les gourmets con­nais­sent », revendique-​t-​il auprès du mag­a­zine Rolling Stone. Dès sa mix­tape Bon Appetit .…. Bitch!!!!!, sor­tie en 2011, le rappeur mul­ti­plie les références comme d’autres le pain : outre « Roasted Bone Mar­row » (l’os à moelle grillé), le rappeur cite effec­tive­ment des mets rares, signe de la présence d’un con­nais­seur. « Aged Manchego » fait ainsi référence à un fro­mage espag­nol à base de lait de bre­bis, tan­dis que l’excellent « Ceviche » tire son nom d’une appétis­sante mari­nade de fruits de mer. Et le rappeur ne réserve pas ces références à ses seules mix­tapes, puisque son pre­mier album Dr. Lecter con­tient les chan­sons « Brunch » ou « For­bid­den Fruit », qui file la métaphore du pêché char­nel mêlée à une dose sub­stantielle de bon-​vivant. « Pour you a lit­tle more wine, I see your glass low » (« Je te ressers du vin, je vois que ton verre est presque vide »), jette le MC pour lancer le morceau.

Alors, Action Bron­son, obsédé par la bouffe ? Il sem­blerait plutôt que, comme les rappeurs gangsta ont pu le faire avec leur univers rude, le Mas­ter Chef se base sim­ple­ment sur le milieu dans lequel il évolue. La chan­son « Bor­der­line », tou­jours extraite de Bon Appetit .…. Bitch!!!!!, sem­ble ainsi enreg­istrée directe­ment dans la cui­sine d’un restau­rant, avec les aides-​cuisiniers mex­i­cains du rappeur à ses côtés.

Bien évidem­ment, il n’est pas oblig­a­toire de passer devant les fourneaux pour rédi­ger un texte sur la nour­ri­t­ure : pour la seule métaphore, ou bien la beauté de la rime, bon nom­bre de rappeurs se sont appuyés sur leur ali­men­ta­tion ou celle des autres pour y trou­ver une struc­ture lyris­tique. MF Doom (aussi connu sous les noms de Vik­tor Vaughn ou King Gee­do­rah) y trouve ainsi suff­isam­ment d’inspiration pour pro­duire trois albums cen­trés sur la nour­ri­t­ure. Avec MM… Food, MM… Left­overs et MM… More Food, tous sor­tis en 2004, le rappeur révèle un appétit du sam­ple par­ti­c­ulière­ment développé, et organ­ise sa petite cui­sine dans son coin, la con­som­ma­tion effrénée de mar­i­juana lui don­nant pas mal de raisons pour enchaîner les plats comme les tracks.

Le rap, musique éminem­ment lit­téraire, requiert pas mal d’imagination pour rem­plir toutes les lignes que le rappeur crachera à la face du monde, et, à ce titre, le garde-​manger se révèle être une réserve par­ti­c­ulière­ment riche en métaphores. « French-​vanilla, butter-​pecan, chocolate-​deluxe/​Even caramel sun­daes is get­ting touched » énumère ainsi Method Man depuis le toit du camion à glace dans « Ice Cream » de Raek­won. Les désignées, bien entendu, sont les femmes que le rappeur fait mon­ter dans son truck pour… faire des trucs.

https://vimeo.com/40868107

À revers de l’aspect misog­yne que l’on peut associer au rap, les MCs féminines rap­pent peu sur ou depuis la cui­sine : Missy Elliot, excitée, demande à Fifty Cent de la « bouf­fer » dans le remix de Work It, mais cela n’a rien à voir avec l’alimentation… Tout comme Lil’Kim lorsqu’elle évoque la pré­pa­ra­tion de la drogue dans « The Bee­hive » (« Une fois que c’est pré­paré, couper en huit parts égales et emballer »). Suff­isam­ment culot­tée pour s’imposer dans un monde d’hommes, il est rare que les rappeuses per­dent leur temps der­rière les fourneaux.

Soul Food : mes racines sont dans la cuisine

En tant qu’élément qui par­ticipe à la con­sti­tu­tion d’une cul­ture, la cui­sine y est pour beau­coup, même indi­recte­ment, dans la con­struc­tion du rap game. Der­rière les voitures, la drogue et les flingues (écouter la liste des ingré­di­ents de « The Recipe », par Apa­thy et X-​Zibit), il y a la volonté de faire enten­dre une voix dis­si­dente, la bouche pleine de for­mules chocs.

Août 2005 : l’ouragan Kat­rina s’abat sur la Louisiane et la Nouvelle-​Orléans, tuant près de 1900 per­son­nes, et lais­sant der­rière lui des dégâts estimés à près de 180 mil­liards de dol­lars. Les sec­ours sont non seule­ment dépassés, mais égale­ment déployés de manière dis­crim­i­na­toire sur les ter­ri­toires touchés. Les quartiers pau­vres sont sys­té­ma­tique­ment sec­onds sur la liste, lais­sés à la destruc­tion jusqu’à l’arrivée de pro­mo­teurs immo­biliers sur les dents pour cro­quer un bout de ter­rain désolé à reven­dre à meilleur prix. 8 ans plus tard, le crew MIGOS sort Young Rich Nig­gers, enième album de trap sur lequel appa­raît le titre « FEMA ». La Fed­eral Emer­gency Man­age­ment Agency n’est autre que l’agence gou­verne­men­tale chargée de l’organisation des sec­ours après Katrina.

Répétée à l’envi, l’accroche « Kat­rina, call FEMA » iro­nise l’inefficacité des sec­ours, tan­dis que les 3 MCs aux airs d’A$AP font danser leurs mains au son du « Hur­ri­cane Wrist ». Le mou­ve­ment du poignet mime le tour­bil­lon de la tor­nade, mais aussi le mix­age des ingré­di­ents des nou­velles drogues chim­iques de la région, sou­vent à base de médica­ments : mol­lies, zans, lean, oxy­con­tins, liste Quavo dans le pre­mier cou­plet. Et, enfin, le mélange des ingré­di­ents : la soul food du Sud des États-​Unis.

Les orig­ines de cette cui­sine remon­tent à la Traite négrière, et les pro­prié­taires européens com­mençaient l’exploitation colo­niale à grande échelle. L’Afrique et l’Amérique devi­en­nent des ter­res de choix où l’homme exploite l’homme, et les colons tien­nent à max­imiser les prof­its au pas­sage. Les esclaves se con­tenteront du mai­gre sur­plus des plan­ta­tions, de mau­vaise qual­ité : navets, bet­ter­aves, pis­senl­its… À faire bouil­lir dans de l’eau crasseuse. Les coudes se ser­rent pour que cha­cun ait une place à la table : on fait beau­coup avec peu. 1 ou 2 rythmes, et la voix s’accordera avec ça. Le clip de « FEMA », à nou­veau : les Young Rich Nig­gers font leur clip dans une salle quel­conque, et les bil­lets qu’ils arborent pour­raient tout aussi bien être leurs seules économies…

Dans Nations nègres et cul­ture, Cheikh Anta Diop revient sur la struc­ture de la société africaine, au IVe siè­cle ap. J-​C. Elle est organ­isée en castes, équiv­a­lentes à dif­férents métiers, sous l’autorité de guer­ri­ers, les nobles. Ces derniers se con­sacraient à la pro­tec­tion, les hommes de castes à la sécu­rité matérielle. L’objectif ? Une auto­suff­i­sance qua­si­ment par­faite, où cha­cun doit compter sur l’autre. « Aussi, avec la coloni­sa­tion », écrit Diop, « ce sont les gers [les guer­ri­ers, NdR], privés de ressources, qui devien­dront des hommes de métier dans les villes, rompant ainsi avec la tra­di­tion ». L’odeur de la soul food annonce des retrou­vailles : l’union des méprisés. En 1995, l’album Soul Food de Goodie Mob intro­duit le terme « Dirty South » avec sa piste 4. La chan­son homonyme « Soul Food » déroule le rap parlé, régulier des MCs (Cee-​Lo Green, dyna­mite), recettes à la pelle : « Didn’t come for no beef cause I don’t eat steak/​I got a plate of soul food chicken, rice and gravy » (« Je viens pas pour du beef parce que je bouffe pas de steaks/​Je veux une assi­ette de soul food poulet, riz et jus de viande [égale­ment argot pour argent sale, NdR]. »)

Au choix : ailes gril­lées de chez Mo-​Joes, poulet frit dans la graisse d’hier, spaghetti, mac­a­ro­nis au fro­mage, chou… Les mêmes ingré­di­ents, en 1995 : 3 ans aupar­a­vant, l’ouragan Andrew dévas­tait la Floride, Miami et la Louisiane. L’État reste une nou­velle fois en rade, déri­vant sur la pau­vreté et la pré­car­ité. Parmi les plats passés en revue par Goodie Mob, il y a le « Food for my brain », une « nour­ri­t­ure spir­ituelle » qui repose plus sur la con­nais­sance que sur la croy­ance, et qui per­met à celui qui l’ingère de s’autosuffire. Elle peut être accom­pa­g­née d’une con­vic­tion religieuse (« Tu veux savoir est ce qu’A.L.I. ment ?/​Autant deman­der est-​ce qu’y a du porc dans mes aliments/​Ne rappe ni pour la gloire ni par passion/J’n’attends d’ta part ni com­pli­ments ni ova­tions », Ali, sur « Strass et pail­lettes » de Booba, la « Prière » chré­ti­enne de Keny Arkana), mais égale­ment con­som­mée seule.

« Nous appelons à l’établissement d’une banque ali­men­taire du Sud pour aider nos frères et soeurs qui doivent quit­ter leurs ter­res sous la pres­sion raciste, pour ceux qui souhait­ent créer des coopéra­tives agri­coles, mais qui ne dis­posent pas des fonds néces­saires ». Alors que les revenus annuels des familles noires ne représen­tent que 61 % de ceux des familles blanches, l’économiste James For­man pub­lie le Black Man­i­festo, avec cette mesure ali­men­taire en pre­mière dans la liste. Le Black Power com­mence par un bon repas, réal­isé soi-​même, avec ses pro­pres ingré­di­ents. Pourquoi Ghost­face Kil­lah nomme-​t-​il une chan­son d’Iron Man « Fish », qu’il chante avec Cap­padonna et Raek­won ? Parce que quelques mem­bres du Wu-​Tang sont végé­tariens, et inutile de souligner qu’ils s’autosuffisent large­ment avec la Wu-​Tang Cor­po­ra­tion, mégaen­tre­prise ven­dant du mer­chan­dis­ing à la chaîne, mais pro­duisant des dizaines albums en retour.

« C’est à nous de dire : j’ai pas for­cé­ment envie de croire ce que l’on me raconte, et mon menu, je me le fais moi-​même », explique le rappeur Shurik’n d’IAM au « Heavy Metal Cook » Gilles Lar­tigot. Cer­taines nour­ri­t­ures sont à éviter : le gav­age n’est jamais agréable, et Yasiin Bey (aka Mos Def) pourra désor­mais vous le con­firmer, plutôt deux fois qu’une. L’aliénation est un plat qui se mange sans réfléchir, et com­poser sa pro­pre recette fait par­tie des moyens de s’affranchir de son joug. « Je suis bien dans ma peau et j’essaye d’éduquer les gens », explique le rappeur du Sud des États-​Unis 2Chainz en annonçant un livre de cui­sine à venir avec son prochain album, B.O.A.T.S II: Me Time (sep­tem­bre 2013, GOOD Music). Il assure que les vian­des rouges ne seront jamais util­isées : « Ça bouche les artères, le cholestérol, des trucs du genre. Chez les Noirs, la pre­mière cause de décès est la pres­sion artérielle. »

Ingré­di­ents de base et recette différente

Hors du Sud des États-​Unis, la cui­sine a pu être asso­ciée au hip hop dès ses orig­ines : la seule évo­ca­tion du mix du DJ appelle le vocab­u­laire de l’art culi­naire, sans par­ler du remix, qui con­siste à « emprunter » la recette d’un autre pour l’interpréter à sa sauce. À ce titre, le copy­right améri­cain est bien moins regar­dant quant aux recettes de cui­sine que sur les instru­men­taux, qui ont par­fois valu des procès cara­binés au com­pos­i­teurs hip hop. En France, le droit d’auteur pro­tège « une oeu­vre de l’esprit », et ne s’applique pas à la dex­térité de l’art culi­naire, et seule compte la présen­ta­tion des recettes, comme le texte ou les pho­togra­phies associées.

Pro­tec­tion intel­lectuelle ou non, les DJs ont par­fois fait référence à la cui­sine, et la pre­mière image qui vient à l’esprit en voy­ant des platines est sou­vent celle des plaques de cuis­son. C’est d’ailleurs là que tout a com­mencé : Grand­mas­ter Flash tra­vaillera ainsi « Rock The Bells » depuis sa cui­sine, au début des années 1980.

La pra­tique ne s’est pas per­due : le fameux turntab­liste Roc Raida, de la sec­onde généra­tion de DJ améri­cains, a ainsi réal­isé ses pre­miers mix dans sa cui­sine, en posant ses instru­ments à même les cuisinières, prin­ci­pale­ment parce que son petit apparte­ment new-​yorkais ne lui per­me­t­tait guère de faire autrement.

D’un autre côté, il s’agissait prob­a­ble­ment d’un lieu tout à fait appro­prié pour s’atteler à la cui­sine musi­cale des DJ, l’art d’accommoder des ingré­di­ents qui n’ont pas for­cé­ment grand-​chose à voir entre eux. Ainsi, le DJ des Beastie Boys, Mike D, pré­pare la « B-​Boys Bouil­l­abaisse », servie dans leur Paul’s Bou­tique en 1989 : un morceau de choix, né du mélange de 13 sam­ples, de Joni Mitchell à Bob Mar­ley. La recette fait tou­jours référence, et a ouvert la voie à des cen­taines d’auteurs de mash-​ups, ces pistes arti­sanales qui mêlent deux morceaux ou plus, ren­dant homogène ce qui avait l’air hétérogène. Et si J Dilla livre son album d’instrumentaux Donuts, quelques jours avant sa mort, c’est bien pour léguer une série de beats qui seront plus tard allé­gre­ment réu­til­isés par bon nom­bre de rappeurs ou DJ.

Qu’est ce qui per­met de dif­férencier un beat d’un autre ? A pri­ori, pas grand-​chose, la sonorité ne dis­posant pas non plus de mil­liers de vari­a­tions : c’est dans l’agencement, la con­cor­dance avec le flow du rappeur que le DJ prouve toute sa maes­tria. Et rend finale­ment la saveur de son morceau recon­naiss­able entre toutes. Et si le restau­rant Bon Rap­petite, à Atlanta, peut ren­dre un hom­mage gus­ta­tif à des grands noms du hip hop, c’est parce que ces derniers ont su appâter les tym­pans avant les papilles : Ol› Dirty Cus­tard, L’il Wangz, Turkey Minaj feat. Jean Graevy ou le Waka Flocka Flambé, aucun plat ne manque à l’appel.

À l’occasion de son pas­sage à Paris, Action Bron­son s’est arrêté chez L’Ami Jean, restau­rant situé dans le 7e arrondisse­ment, et ne s’est pas privé de poster de nom­breuses (très nom­breuses…) pho­tos des plats que l’on a déposé devant lui. « Un des meilleurs repas de ma vie » souligne-​t-​il, même s’il n’est pas passé par la cui­sine du restau­rant. Stéphane Jego, chef cuisinier de L’Ami Jean, explique : « Le choix s’est fait à la carte, et l’interprétation sur le vif. La cui­sine développe le même rap­port ani­mal que le rap : le plat se fera en fonc­tion de la per­sonne ren­con­trée, et lui cor­re­spon­dra comme un morceau peut pren­dre quelqu’un à bras le corps. » À la tête du restau­rant depuis une décen­nie, Jego souligne que la cui­sine « évolue en per­ma­nence », qu’elle est faite de partage et de ren­con­tre. Passe le micro, et le plat en même temps.