Portrait – The Pharcyde, la progression en chute libre

Un article publié en juillet 2013 qui mêle quelques éléments de portrait d’un groupe avec un live report, un exercice assez amusant et intéressant. Avec en prime une vidéo captée pendant le concert, à l’appareil photo, ce qui explique le son parfois chaotique. Mais j’aimais bien ramener ces petits instantanés mouvants, et surtout les filmer.


FatLip, de The Pharcyde

Bizarre Ride II fait par­tie de ces albums que l’on a décou­verts bien après leur pres­sage : pas pour des raisons de dis­tri­b­u­tion ou de com­mu­ni­ca­tion, sim­ple­ment parce que le décalage avec son envi­ron­nement d’alors était trop impor­tant. En 1996, le deux­ième album des Phar­cyde, Lab­cab­in­cal­i­for­nia, leur offrira la recon­nais­sance d’un pub­lic peu fam­i­lier du hip hop, séduit par les réso­nances jazz de celui-​ci. Mais, pour amorcer son épopée comique, le groupe choisit la voie à con­tre­sens des pro­duc­tions de l’époque et du lieu. Si la vague gangsta vient de la street, le hip hop des Phar­cyde vient des clowns de rue.

Com­ment les Phar­cyde se sont-​ils enten­dus sur la direc­tion que suiv­rait leur Bizarre Ride II ? Slimkid3, Imani et Bootie Brown ont pu échanger des sou­venirs de lycée, et se sont engagés simul­tané­ment dans une car­rière de danseurs, au sein du crew « Two for Two ». C’est encore au lycée, au cours d’un événe­ment musi­cal organ­isé par Reg­gie Andrews (qui super­vis­era plus tard les enreg­istrements du groupe) que le trio ren­con­tre Fatlip, déjà rappeur, et J-​Swift, pro­duc­teur. ‹Les pre­miers fer­ont les b-​boys pour Fatlip, avant d’entrer en stu­dio en 1991, sous la direc­tion de J-​Swift. Ceux qui allaient devenir The Phar­cyde, sur­voltés et débor­dants d’énergie, mènent la vie dure au pro­duc­teur en s’appropriant les beats créés pour l’album, d’après des (mau­vais) sou­venirs évo­qués en 2006.

Com­mençons fort avec « Ya Mama » : en stu­dio, les 4 MCs s’affrontent comme au beau milieu de la rue, dans la pure tra­di­tion du dozen cher au hip hop. L’exercice est sim­ple : les par­tic­i­pants s’affrontent à jets de cou­plets peu respectueux envers la géni­trice de l’adversaire, et inutile de pré­ciser que la vic­toire se cache entre deux punch­lines bien envoyées.

Observer les mim­iques, le clip col­oré et bouf­fon, mais aussi le régu­lar­ité du beat, rehaussé par les inflex­ions des MCs. Sur la scène de LaPlage de Glaz’Art, la farce fonc­tionne tou­jours, les paroles font vibrer les glottes et SlimKid3, sur scène, gig­ote : « Levez la main si… vous avez des hémor­roïdes ! » D’accord, cer­taines poses vieil­lis­sent (K-​Natural avec un masque des Anony­mous ?), mais The Phar­cyde parvient à habiller ses coups d’éclat d’une manière par­ti­c­ulière. Comme cet inter­lude où l’équipe impro­vise pour célébrer l’arrivée immi­nente de leur dealer (« Quinton’s on the way »). Soudain, l’album tra­verse une sorte de blues déluré qui l’emmène sur « Pack the Pipe », incan­ta­tion col­lec­tive mêlant Her­bie Mann et John Coltrane pour les « fumeurs de weed ».

D’autres crews de l’époque savaient accorder inter­lude et recherche musi­cale, les De La Soul sur 3 Feet High and Ris­ing, typ­ique­ment, mais The Phar­cyde pour­suiv­ent les défor­ma­tions des inter­ludes dans leurs morceaux. « 4 Bet­ter or 4 Worse », par exem­ple, se ter­mine sur Fatlip adop­tant les manières d’un ser­ial killer pour s’adresser à sa belle, réal­isant trop tard être allé un peu trop loin dans le jeu.

Même éclatés (les mem­bres orig­in­aux Bootie Brown et Imani sont absents, K-​Natural et Cee Brown en ren­fort), l’entité The Phar­cyde parvient encore à tenir Bizarre Ride, même s’il leur est devenu plus sim­ple de faire appel à des b-​boys — ou plutôt, une b-​girl à qui ils doivent une fière chan­delle — pour assurer le spec­ta­cle des mouvements.

Toute­fois, les morceaux n’ont rien perdu avec les années (le Wu-​Tang fêtait aussi les 20 ans de son pre­mier album il y a peu) : prob­a­ble­ment en rai­son de leur écri­t­ure soignée, et sin­gulière­ment dif­férente de celle pra­tiquée par le reste de la scène. « On the DL », pour Down­Low évoque ainsi les ater­moiements d’un type qui hésite entre mas­tur­ba­tion et sexe avec sa moitié, ce qui sup­pose le réveil de celle-​ci et de sa prob­a­ble mau­vaise humeur, tan­dis qu’« Otha Fish » (seule chan­son de l’album pro­duite par L.A. Jay, qui les accom­pa­gne sur la tournée) expose la déli­cate sit­u­a­tion d’un MC amoureux tiraillé mal­gré sa façade macho.

Comme en témoigne ce sin­gle de Fatlip, les Phar­cyde n’ont jamais tenu le rap game comme une atti­tude sta­ble, ou fatale­ment enrichissante (dans les deux sens du terme). Peut-​être est-​ce une con­séquence de leur activ­ité de danseurs, qu’ils pour­suivirent après leurs débuts en tant que MCs (une bonne rai­son de revoir le « Remem­ber the Time » de Michael Jack­son, où ils appa­rais­sent lors de la scène de danse col­lec­tive), mais le groupe a inclus dans sa musique une charge puis­sante d’ironie, de déri­sion et d’action. Après Lab­cab­in­cal­i­for­nia, The Phar­cyde se détend, chaque mem­bre vaquant à ses occu­pa­tions (tox­i­co­manie pour cer­tains, car­rière solo aléa­toire pour d’autres). Le Bizarre Ride ne laisse pas indemne.