Je ne me souvenais plus de cet article, publié en août 2013 dans Coup d’Oreille, qui « oppose » deux artistes irrémédiablement liés, à l’aide de leurs albums respectifs. C’était assez pertinent pour Jay Z et Ye, car une vraie rivalité sourdrait, au moment de la sortie des albums. Personnellement, je trouve que l’album de West a plus survécu au temps, mais je ne suis pas objectif sur le sujet…
Watch the Throne les couronnait princes régnant sur un même royaume, réunissait le beatmaker propre sur lui et l’ancien dealer de crack dans l’explosion partagée des egos. Deux années plus tard, leurs albums respectifs se disputent les bacs, les charts et le sommet de leur art. Coup d’Oreille compte les points.
Titre
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Jay Z aurait pu choisir la facilité et la pérennité en nommant sa nouvelle production The Blueprint 4, mais préfère finalement la référence à deux objets quasiment aussi sacrés l’un que l’autre. « Holy Grail » appelle peu d’interprétations, puisqu’il s’agit simplement de la coupe que le Christ aurait utilisée lors de son dernier repas, avant de subir le comble pour un menuisier, finir sur une croix en bois. Ou commencer, selon les croyances : une énième résurrection de l’histoire du rap ? Jay Z est plutôt désabusé sur la question (« Jesus can’t save you/Life starts when the church ends » rappe-t-il dans « Empire State of Mind »), et la formule pourrait alors rester ce qu’elle est principalement aujourd’hui, une manière de montrer son respect, voire sa crainte ébahie. Les points de suspension dans le titre vont dans ce sens : s’il n’a pas mis « Holy Shit », c’est que le rappeur est désormais au fait des convenances.
La première partie du titre, « Magna Carta », est une référence appuyée à l’un des documents les plus importants de l’Histoire britannique, ayant influencé les colons américains. Signée en 1215 par le Roi John d’Angleterre, la charte proposait des solutions venues du peuple pour faire face à la crise que traversait alors le pays : en un mot, le Roi (se) signait pour ses faiblesses et erreurs. La première partie du titre fait d’ailleurs écho au voyage effectué par Hov et son épouse Beyoncé en avril 2013, à Cuba, pour fêter leur 5 années de mariage. Alors qu’ils coulaient des minutes heureuses à siroter des mojitos, une polémique avait enflé aux États-Unis, sur fond de racisme à peine larvé, des Républicains reprochant le voyage sur l’île malgré l’embargo toujours en vigueur pour les ressortissants américains. Remonté, Jay Z avait alors sorti, quelques semaines avant son album, une chanson intitulée « Open Letter », en réponse à ses détracteurs, mais peut-être bien adressée à son pote Barack, lui réclamant de défendre la liberté de tous tout en se posant comme « Bob Dylan du rap ». « Nous avons des choses plus importantes à gérer » a simplement déclaré le Président américain dans une interview à NBC Today. Et, dans ce cas, Magna Carta pourrait être un appel du pied au chef de l’État, genre remise en place. Bon, Obama lui a aussi fait un bel hommage lors du traditionnel dîner des correspondants de la Maison Blanche en lâchant un « I’ve got 99 problems and now Jay Z is one », donc Hova ne lui en veut pas, en fin de compte. En plus, c’est son dernier mandat.
Kanye West, Yeezus
Ici, le titre est clair comme du cristal : celui que se donne Kanye équivaut grossièrement à celui de messie du rap, un Jésus amélioré qui porterait des Nike Air Yeezy, le nom de la gamme étant également un des blazes du rappeur. Son collègue CyHi The Prynce, omniprésent sur l’album, soutient que le titre se prononce aussi « Yee-Is-Us », apportant une nouvelle dimension réflexive sur l’aspect populaire de sa musique. Mais bon, même en sneakers, ça ne va pas bien loin.
Gagnant : Jay Z
Promo
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
On sent que Hov a gardé le sens des affaires : il conclut un deal juteux avec le fabricant de smartphones Samsung en permettant au premier million d’utilisateurs qui téléchargeront son application dédiée de recevoir Magna Carta… gratuitement, le 4 juillet 2013. Et s’assure ainsi un disque de platine, 3 jours avant la sortie officielle de l’album, invectivant le Billboard (autorité des charts US) via Twitter.
Trop facile. Mais il y a un couac dans la combine : pour s’assurer du succès de l’opération, Jay Z sort une vidéo promotionnelle dans laquelle il discute avec le célèbre producteur Rick Rubin à propos de son album, de la pression et du renouvellement artistiques, tout ça… Sauf que Rubin a bossé pour Kanye West, et pas pour Jay-Z, qui l’a simplement invité pour une séance d’écoute filmée qui a légèrement déstabilisé le producteur légendaire : « J’ai plutôt aimé ce que j’ai entendu, mais c’était un peu délicat. Je sortais des sessions avec Kanye… J’étais dans un état d’esprit plutôt progressif et expérimental, et l’album de Jay se range plutôt du côté du hip hop traditionnel. » Bref, gros fail comme dirait l’Internet. Jay Z s’est rattrapé en rappant pendant 6 heures durant « Picasso Baby » à la Pace Gallery de New York, en public. Face à face avec Marina Abramovic, célèbre pour sa performance dans laquelle elle invitait le public à s’asseoir face à elle en silence, jusqu’à en faire pleurer certains, il renforce le lien entre le rap, l’art contemporain et la performance. Bien vu : le tout fait partie de sa campagne #newrules, lancée sur Twitter et incluant son pote Kanye.
Kanye West, Yeezus
De son côté, Yeezy n’a pas chômé : peu avant la sortie de son nouvel album, il organise des projections de films expérimentaux sur des façades de bâtiments d’un peu plus d’une cinquantaine de villes autour du monde, uniquement dans des pays occidentaux. La chanson, c’est « New Slaves », un brûlot soulignant la nouvelle place prise par les Afro-Américains dans les sociétés traditionnellement blanches, qui appliquaient avec un soin tout particulier la ségrégation il y a encore moins d’un siècle. Et comment le volte-face s’est opéré facilement, notamment grâce à la musique moderne, en grande partie façonnée par le peuple noir. Un audacieux retournement de situation, donc, sorte de doigt d’honneur qui permet à Kanye de les remporter.
Un « fuck » qui revient sur le clip (doucement) interactif de « Black Skinhead », qui lui permet de gagner un point bonus pour l’ambiance anxiogène à souhait, avec le chanteur modélisé qui se change en mutant carapacé. New Slaves a également bénéficié d’un vidéo promo un peu ovni, rejouant la plus célèbre scène du film American Psycho, inspiré du roman homonyme de Bret Easton Ellis : dans celle-ci, Patrick Bateman (Christian Bale) explique à Paul Allen pourquoi Huey Lewis and the News a atteint un autre niveau, « artistique et commercial », avec l’album Fore!, la chanson-phare « Hip to Be Square » en fond, avant de couper court à la discussion. Évidemment, c’est cette fois l’album de Kanye West, et la chanson « New Slaves » qui sont au centre du dialogue sanglant, avec de nouveaux acteurs pour interpréter les personnages. Plutôt marrant, le remix est considéré comme une sorte de blague par l’auteur du roman et Kanye West, qui devraient collaborer à nouveau dans un futur proche, probablement pour un scénario… d’un film réalisé par le rappeur ?
Gagnant : Kanye West
Pochette
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
La pochette de Jay Z fait dans la magnificence, comme pour coller au titre : les statues sur l’image principale sont Alpheus and Arethusa, par l’italien Battista di Domenico Lorenzi vers 1568. Le dieu de la rivière Alpheus poursuivait la nymphe Arethusa pour se la taper (occupation préférée des dieux romains), jusqu’à ce que Diane la change en fontaine. La pauvre n’avait rien demandé. Il n’est pas interdit d’y voir une métaphore de Hov et Beyoncé, mais bon, ce qu’ils font dans leur vie privée ne regarde qu’eux. La mention Jay Z prend toute la place, mais est intégralement barrée, effet esthétique plus que symbolique, même si l’agencement détonne lorsque l’on sait que Jay Z souhaite désormais que l’on écrive son nom sans l’habituel tiret entre les deux parties. Le livret contient d’autres photographies monochromes d’Ari Marcopoulos, auteur de la pochette et légendaire capteur de la culture hip hop (Beastie Boys, Public Enemy, LL Cool J dans son CV), figurant différentes scènes urbaines, souvent dépouillées, voire pouilleuses, ainsi qu’un portait de Jay Z lui-même.
Kanye West, Yeezus
Encore une fois, c’est clair comme du cristal : Kanye West choisit de se passer d’artwork pour Yeezus, préférant une traditionnelle boîte à CD transparente, simplement agrémentée d’un sticker rouge sur la tranche, et d’un au dos pour les crédits. Il avait laissé à sa meuf Kim Kardashian le privilège d’instagramer un cliché de la pochette en avant-première, même si cette version était enrichie de fioritures dorées et marbrées absentes de la version commerciale pour les gueux. Avec cette non-pochette, West poursuit sur la lignée de ces derniers albums solo, pour lesquels l’image était déjà minimaliste, réduite à une petite icône sexuée pour My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Pour le prochain album, on mise sur une simple pochette plastique zippée, ou un grand préservatif.
Gagnant : Égalité
Production
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Pour Magna Carta…, Jay-Z poursuit sa collaboration avec l’indécrottable Timbaland, qui a assuré la production d’une bonne grosse moitié de ses albums : autant dire que le terrain est connu et les sonorités assurées. Présent sur la majorité de tracks, il apporte à Magna Carta des sonorités r&b électroniques, à l’instar de « Part II (On the Run) », le duo des mariés Jay Z et Beyoncé. Secondé par J-Roc, il structure les morceaux d’une façon assez attendue, évitant les ruptures et réduisant au maximum les distorsions appliquées à la voix de Hov, sur un beat régulier voire répétitif (« F.U.T.W. », « La Familia »). Des nappes sonores enveloppantes terminent de dresser la table de mixage juste au point pour que Jay Z puisse se sentir à sa place, piochant ça et là dans des techniques plus labellisées « new school ». En premier lieu sur « FuckWithMeYouKnowIGotIt », où il se risque avec Rick Ross et lâche un « skirt » très A$AP au bout d’une ligne. Notons d’ailleurs que la citation des paroles de Nirvana (extraites de Smells Like Teen Spirit) donne un autre aspect new school à l’album, le groupe grunge ayant influencé la nouvelle génération de niggas aussi bien dans l’écriture que dans l’attitude à adopter.
Du reste, HOV pioche à la fois dans le hip hop dit de l’âge d’or (A Tribe Called Quest, Notorious B.I.G.) que dans des morceaux plus récents (« Bad Girls » de M.I.A., Gonjasufi via son travail avec Flying Lotus), poursuivant sur la lignée du hip hop en samplant le Dj jamaïcain Sizzla, ou le groupe de funk One Way. L’intervention de Hit-Boy sur « Somewhereinamerica » est certes moins efficace que sur « Niggas in Paris », mais le trio formé avec Darhyl «Hey DJ» Camper, Mike Dean en fait une piste à mi-chemin entre l’amusement et la nostalgie (le sample de Gangster of Love (Part 1), de Johnny Guitar Watson), en voyant Miley Cirus danser le twerk. En somme, des associations plutôt intéressantes, mais un peu convenues.
Kanye West, Yeezus
Les premiers jours après la sortie de Yeezus ont vu fleurir les adjectifs abrasifs sur la production de l’album : d’« écoute exigeante » aux « sonorités agressives », en passant par l’« épreuve auditive » et les « oreilles qui saignent », les tympans des critiques et auditeurs n’en sont visiblement pas sortis indemnes. Et, visiblement, c’est bien ce que souhaitait Kanye West : les premières secondes de « On Sight » préviennent : « Auditeur, accroche-toi… ». Lances électroniques en avant, Kanye part à l’assaut des moulins à paroles qui ne manqueront pas de l’égratigner. La chanson se développe sur ce beat cradingue, volontairement détérioré comme s’il provenait d’une version leakée, mal compressée, de l’album. Mais, au bout d’une minute, le tout s’efface pour laisser place à une intervention éthérée de la Holy Name of Mary Choral Family, avant de revenir au beat primitif. Le flow de West, lui, reste intouché, presque à nu : « il criait plus qu’il ne rappait », se souvient Thomas Bangalter des Daft Punk, à la production. « Black Skinhead », « I Am A God », « New Slaves »… Plusieurs tracks suivent ce même schéma, où la voix isolée paraîtrait dépouillée, quand l’instru est déconstruite, concassée, faite de ruptures et de reprises radicales.
Bien entendu, Yeezy retrouve avec un plaisir non dissimulé l’Autotune, ce fameux outil qui fit tant chanter : son aspect cheap et casse-flow ne se dément pas, et le rappeur l’utilise bien moins que dans 808s & Heartbreak, mais son utilisation dans « Blood on the Leaves » se révèle plus que convaincante, renouant avec les petits chefs-d’oeuvre dramatiques qu’étaient « Heartless » ou « Love Lockdown ». Si les samples utilisés par Kanye West détonnent tous par leur variété (une chanson indienne sur I Am A God, un standard de rock hongrois sur New Slaves) c’est bien « Blood on the Leaves » qui s’en tire avec les honneurs, samplant respectueusement « Strange Fruit » de Nina Simone avant de n’en garder que les exclamations les plus déchirantes, bientôt suivies des déflagrations sonores que l’on retrouvait dans les premiers morceaux. Sans surprise, c’est lorsque la production des tracks est la plus hétérogène qu’elle est la plus convaincante, Guilt Trip et Send It Up ne filant rien d’autre qu’un mal de crâne. Après avoir rassemblé une armada de producteurs stars (Daft Punk, Brodinski, Gesaffelstein, Jerry Goldstein, 88-Keys…), West décide à l’arrachée de faire venir Rick Rubin pour revoir le produit presque fini avec lui, et remodèle le tout en quelques jours. D’où cette impression de rapidité, d’urgence (ajoutée au fait que l’album ne dure que 40 minutes) qui ajoute à la confusion générale. Kanye remporte la manche, grâce aux cartes inattendues qu’il dissimulait dans la sienne.
Gagnant : Kanye West
Featurings
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Après un Blueprint 3 pourri de featurings, Jay Z semble se faire un peu plus confiance : le cercle est fermé, et HOV le limite à quelques personnalités : Justin, Rick Ross, Frank Ocean. On compte à part Beyoncé, avec laquelle il poursuit admirablement un featuring sorti en 2002 « ’03 Bonnie & Clyde ». Jay Z est amoureux de sa femme, et cela s’entend.
Kanye West, Yeezus
De son côté, le seul featuring affiché par West se fait avec… God, sur I Am a God. Egotrip ultime, pour une voix chopped and screwed qui est probablement la sienne, en fait. Sinon, Yeezus comporte pas mal de voix additionnelles, qui viennent s’ajouter (et se distordre) à celle(s) de Yeezy sans jamais mériter le featuring : on retrouve celles des précédents albums, qu’il s’agisse de Justin Vernon (Bon Iver, splendide sur Hold My Liquor), Kid Cudi, Charlie Wilson… Avec en plus Frank Ocean, décidement indispensable.
Gagnant : Égalité
Lyrics
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail
Certes, Jay Z maîtrise les punchlines (« I just want a Picasso in my casa, no, my castle » sur « Picasso Baby ») et les jeux de mots complexes (« Blue bloods they trying to clown on me », un appel à l’élite, surnommée « sang bleu », mais aussi au gang des Crips qui portait des fringues bleues, et au rap game), faisant des références à des lignes précédentes de la chanson, voire d’autres albums de HOV, voire à l’histoire musicale en général (les multiples références de « Holy Grail », le black Frank Sinatra…). Mais bon, le tout pourra lasser, puisque ses capacités d’écriture sont finalement mobilisées pour le traditionnel « I’m the best, leave you the rest » du rap game.
Kanye West, Yeezus
Ici aussi, les commentaires furent unanimes : si la production était intéressante, les paroles de Yeezus frôlaient le vide intersidéral, d’après nombre de commentateurs qui ne faisait qu’extrapoler les commentaires de West faits en interview. Sûr que toutes ses déclarations ne brillent pas par leur pertinence, mais quelques paroles de Yeezus valent un arrêt, même de courte durée. Celles de « New Slaves », par exemple : en commençant par « My momma was raised in the era when/Clean water was only served to the fairer skin », Kanye ne fait pas seulement référence à son autobiographie autocentrée, mais à la ségrégation en vigueur pendant des années (tout en filant une belle métaphore dans la seconde ligne). Ségrégation pas terminée, poursuit-il, mais qui a changé de forme : « What you want, a Bentley? Fur coat? A diamond chain?/All you blacks want all the same things » poursuit-il plus loin. Se prenant comme référence, à la fois repoussoir (il est le premier à claquer des thunes) et exception (il est un dieu, vous vous souvenez ?), West fait figure de Black Panther partagé entre amour de lui-même, et modèle potentiel de libération, et haine des autres dans le rapport qu’il peut entretenir avec eux. Et puis, à côté de ces quelques lignes plutôt graves, accusant tout à la fois la domination blanche et le peuple noir, Kanye peut sortir une punchline d’adolescent comme celle-ci : « You see there’s leaders and there’s followers/But I’d rather be a dick than a swallower », la dernière pouvant se traduire « Je préfère être une tête de bite qu’un suceur. » Boum.
Gagnant : Kanye West
Verdict : Désolé Hov, mais Kanye l’emporte, et haut la main. Pour te consoler, outre le fait que ton album truste les chartes alors que celui de Kanye chute dans les bas-fonds du Billboard, on pourra dire que tu restes le King du hip hop, tandis que Kanye, lui, préfère aller se balader dans des territoires inconnus, mêlant dub, electronica et rap. Mais c’est lui qu’on a envie de suivre.
Jay Z, Magna Carta… Holy Grail, Roc-A-Fella Records
Kanye West, Yeezus, Roc-A-Fella Records