Dossier – Mash-up ou shut up

Avec la simpsonwave, sans doute un des phénomènes musicaux les plus curieux et sympathiques popularisés par internet : le mash-up mélange des éléments de deux chansons, en s’appuyant sur le sample, cherchant généralement à réunir les genres les plus éloignés possible. Un autre dossier sur un sujet sans fin, curieusement négligé par les spécialistes, à mon humble avis. Publié en juin 2014 dans Coup d’Oreille.


« Ghosts of the past », Staffan Scherz, CC BY 2.0

Ce qui est pra­tique avec la musique, et la créa­tion en général, c’est qu’on ne sait jamais vrai­ment où elle va aller. Tan­dis que le XXe siè­cle a vu les gen­res majeurs, jazz, rock, pop et hip hop devenir tour à tour des pro­duits de con­som­ma­tion de masse, l’apparition des dif­férents sup­ports de lec­ture, de plus en plus mani­ables, a per­mis à cha­cun de mul­ti­plier ses écoutes. Peu à peu, les engage­ments musi­caux forts ont dis­paru, pour laisser place à un appétit d’écoute gran­dis­sant. Une cir­cu­la­tion ultra-​rapide qui a ses caram­bo­lages, sans vic­times. Le mash-​up, con­struc­tion musi­cale à par­tir de plusieurs morceaux d’artistes et de gen­res dif­férents, a logique­ment fait son appari­tion. Un mon­stre bâtard ou la musique du futur ?

La pre­mière écoute d’un mashup provoque des réac­tions con­tra­dic­toires : le plaisir d’entendre deux morceaux, con­nus et aimés, depuis une per­spec­tive renou­velée, et la cul­pa­bil­ité hon­teuse d’apprécier ce qui ne relève pas du tout de la volonté des auteurs des orig­in­aux. Un plaisir trop facile, trop jouis­sif, en somme : la mashup s’est vite retrouvé affublé de la dénom­i­na­tion peu avenante de « bas­tard pop ».

Le mashup se décou­vre le plus sou­vent au hasard, par­ti­c­ulière­ment sur le web : il accroche facile­ment l’oreille, habituée aux mélodies qu’elle croise. Ce n’est qu’après quelques recherches sup­plé­men­taires que l’on décèle les musi­ciens der­rière les col­lages, et la créa­tion der­rière l’exercice. Des… artistes seraient à l’origine de ces com­po­si­tions : des hommes et des femmes dotés d’un tal­ent par­ti­c­ulier pour le mashup. Et pour­tant, qui saura citer plus de qua­tre ou cinq représen­tants du genre ?

Frank Zappa est prob­a­ble­ment un des plus con­nus. Il développe dans les années 1970 une méth­ode de tra­vail com­mune à plusieurs morceaux, qu’il créé en mix­ant les instru­ments de dif­férents enreg­istrements. « Rub­ber Shirt » (1979) com­bine ainsi basse et bat­terie de deux enreg­istrements live dif­férents. La « xenochronie » se présen­tait comme une forme de mash-​up à la Zappa, un geste artis­tique qui n’étonne pas venant d’un musi­cien si atten­tif à soi-​même, quant à la place qu’il occupe dans ce monde. Zappa réé­coutait ses enreg­istrements live avec l’envie d’en tirer quelque chose d’inédit, parce qu’il con­sid­érait que cha­cun de ses gestes était sujet à création.

Dif­fi­cile de dater pré­cisé­ment la créa­tion du mashup. Après tout, le blues con­sis­tait déjà en une tra­di­tion orale de morceaux échangés, défor­més, remon­tés et réécrits, qui ont con­sti­tué un réper­toire mul­ti­ple et les pre­mières notes de folk, elle aussi issue de mul­ti­ples réap­pro­pri­a­tions, Bob Dylan en chef de file. Mais le genre a incon­testable­ment béné­fi­cié de l’apparition des clubs et des DJ, qui s’échangeaient des maxis pro­posant à la fois l’instrumental et l’a capella d’une même chan­son. Né dans le club, créé dans la chambre ?

Pas tout à fait, puisque toute une vague de mashup a vu le jour dans les clubs, dans les années 1980, pas for­cé­ment pour le meilleur… Citons Pink Project, groupe italo-​disco qui s’est taillé un petit suc­cès en mélangeant « Another Brick In the Wall » des Pink Floyd et « Mam­magamma » d’Alan Par­sons Project, sans oublier l’intro bien con­nue d’« Eyes in the Sky », égale­ment du sec­ond. Les dif­férentes par­ties de gui­tare ont toutes été réen­reg­istrées pour le morceau, fait plutôt rare par la suite. Mais la pochette façon KKK goth­ique fait défini­tive­ment flipper.

La décen­nie suiv­ante verra le mashup s’inviter dans toute une con­stel­la­tion de gen­res musi­caux annexes, rassem­blés sous l’étiquette « fusions » : si les morceaux sont des orig­in­aux et ne relèvent donc pas tech­nique­ment du mashup, le ter­rain est pré­paré. La musique est dev­enue si sim­ple à écouter que les dif­férents « clans » musi­caux ont dis­paru. Dif­fi­cile d’imaginer, dans les années 2000, un revival de la Disco Demo­li­tion Night, quand, en juil­let 1979, un stade de Chicago devient le bûcher expi­a­toire de la disco, avec des cen­taines de dis­ques brûlés…

Le hip hop et le mash-​up, les pires enne­mis du copyright ?

Par les simil­i­tudes qu’il présente avec le hip hop, qui sam­ple lui aussi avec délec­ta­tion, le mashup a été con­sid­érable­ment influ­encé par les aven­tures des DJ et pro­duc­teurs avec le copy­right. Sou­vent mal­heureuses : si les 2 Live Crew ont prob­a­ble­ment été les plus inquiétés au cours des années 1990, le procès de Biz Markie est resté comme l’un des plus impi­toy­ables. En 1991, ce rappeur de la scène new-​yorkaise, proche de Mar­ley Marl, utilise un sam­ple de Gilbert O’Sullivan, tiré de « Alone Again » (1972) pour une chan­son du même titre. Les labels réagis­sent au quart de (33) tour pour défendre ce clas­sique, con­sid­érant qu’une chan­son de rap n’est pas légitime à se la réap­pro­prier… La Cour Fédérale assim­ile le morceau à un vol de pro­priété intel­lectuelle, et ordonne le retrait des albums. Pour les DJ, le ton est donné : il fau­dra désor­mais déclarer les sam­ples, et s’acquitter d’un pécule pour l’utilisation. Quant à la car­rière de Markie, elle vient de pren­dre un sérieux coup dans l’aile…

Pour le hip hop, dif­fi­cile de faire sans les sam­ples : dès lors, les options sont restreintes, entre déclarer les morceaux orig­in­aux et cas­quer, ou se servir en espérant que les inter­prètes orig­in­aux (et, surtout, les labels) ne recon­naîtront pas les notes dans le nou­veau morceau… Le Wu-​Tang, à l’occasion de l’album Wu-​Tang For­ever, aurait ainsi lâché près de 350.000 $ à Syl John­son pour les sonorités de ses titres de l’âge d’or. Pas mau­vais joueur, John­son a reconnu avoir fait mon­ter les enchères… Mais tout le monde ne fait pas par­tie du crew de Long Island, et, pour la plu­part, c’est une époque de scratchs mai­gres qui s’annonce…

Heureuse­ment, en 1996, un album culte et incon­tourn­able de la cul­ture hip hop vient remet­tre les hor­loges tour­nantes à l’heure : DJ Shadow, un fou du dig­gin’, bal­ance Endtro­duc­ing..…. Celui qui déclare ne pas aimer les mots pro­pose des com­po­si­tions totale­ment orig­i­nales, ou, surtout, les sam­ples orig­in­aux sont totale­ment mécon­naiss­ables. « The Num­ber Song », 3e titre de l’album, con­tient ainsi des sonorités de Metal­lica, Kur­tis Blow, T LA Rock, Jimmy Smith, A Tribe Called Quest, Grand Wiz­ard Theodore, Grand­mas­ter Flash… Un tra­vail de recherche et de com­po­si­tion incroy­able, encore méconnu à ce jour. Le « abstract hip hop » a trouvé son maître, et le DJ prouve défini­tive­ment que l’usage du sam­ple n’est pas un moyen de gag­ner de l’argent en cap­i­tal­isant sur de vieux clas­siques. Bien évidem­ment, Shadow n’a pas fait de chèque à cha­cun des artistes, ce qui aurait représenté le PIB de plusieurs pays…

Le prin­ci­pal obsta­cle à la dif­fu­sion des mix­tapes est longtemps resté le sup­port : pas évi­dent de se pro­curer les a capel­las, les ins­tu­men­taux, ainsi que le matos néces­saire, sans compter les moyens pour faire passer les mashups… En 1994, Evo­lu­tion Con­trol Com­mit­tee pro­pose un des tout pre­mier album du genre, avec Gun­der­phonic, sur… cas­sette. Les « Mix Crème Fou­et­tée » (Whipped Cream Mix) mélan­gent des a capel­las de Pub­lic Enemy et des instrus du Tijuana Brass Ensem­ble, et ne seront édités en vinyles que quelques années plus tard, une fois qu’une com­mu­nauté de fans suff­isante aura été rassemblée.

Pour cette rai­son aussi, les pra­ti­quants du mashup sont restés dans l’ombre pen­dant très longtemps. D’abord, comme on l’a vu, pour éviter la cen­sure et les ennuis judi­ci­aires, mais aussi parce que l’exercice sup­pose un cer­tain efface­ment. La per­cep­tion tra­di­tion­nelle de l’artiste seul penché sur son oeu­vre est en effet pas mal secouée…

La tech­nolo­gie façonne l’écoute

Les K7, l’autoradio, les CD, la pos­si­bil­ité de graver ses mix­tapes, sans même par­ler du MP3, ont changé notre façon d’écouter la musique, ou, plutôt les musiques. Le pro­duc­teur Dan­ger Mouse se sou­vient des années 1980, quand le hip hop qui sor­tait de la cham­bre de sa soeur se mêlait au métal main­stream dif­fusé par la radio… Deux décen­nies plus tard, avec l’aide du logi­ciel ACID Pro, il bal­ance en écoute sur le Web The Grey Album, une des pro­duc­tions les plus con­tro­ver­sées de ces dernières années. Et pour cause : Dan­ger Mouse s’est attaqué à l’un des réper­toires musi­caux les mieux pro­tégés, celui des Bea­t­les, et plus par­ti­c­ulière­ment le White Album qu’il a mélangé au Black Album de Jay-​Z. Si ce dernier, sachant ce qu’il doit au sam­ple, a gardé un silence appro­ba­teur, EMI, ges­tion­naire du cat­a­logue des Fabs Four, s’est empressé de faire retirer l’album de Dan­ger Mouse. En guise de riposte, 150 sites ont pro­posé l’album en télécharge­ment gra­tuit, afin de pro­tester con­tre cette cen­sure à la tronçonneuse.

Et oui, Inter­net est là, et il s’agit prob­a­ble­ment du meilleur ami du mashup : des titres facile­ment acces­si­bles, une dif­fu­sion ouverte, et le sou­tien d’adeptes à tra­vers le monde. Par­al­lèle­ment à l’avancée tech­nologique qui four­nit des logi­ciels de plus en plus sim­ples (Able­ton Live, ACID Pro, Cubase, Wave­lab, Cool Edit Pro…), le haut débit et les sites de partage généralisent la pra­tique du mashup. Des mil­liers d’amateurs s’essayent à l’exercice, et cer­tains le relèvent si bien qu’ils devi­en­nent des références : Mick Boo­gie, Terry Urban, Wait What, The Hood Inter­net, DJ BC…

Les mashup­pers devi­en­nent par­fois des pro­duc­teurs, tant leur tra­vail est respecté. D’autres, comme The Avalanches ou les 2 Many DJ’s, don­nent un coup d’accélérateur au genre en le faisant enten­dre d’un plus grand pub­lic. Avec le risque, déjà, d’utiliser des sam­ples devenus com­muns dans l’exercice du mashup… Mal­gré tout, il a su garder ce côté blague, groupe de rêve, grande fan­tas­magorie musi­cale, selon le bon vouloir du compositeur…

Alors, la musique du futur ? Peut-​être, si l’on estime que l’histoire de la musique, et par­ti­c­ulière­ment de la musique pop­u­laire, est cyclique, con­sis­tant en un retour des mêmes codes, rythmes et inspi­ra­tions : la théorie a essaimé ces dernières années, chez Simon Reynolds (Rip It Up and Start Again), Michka Assayas, ou David Quantick (jour­nal­iste du NME, a développé le con­cept de la « pop qui se dévore elle-​même »). Il restera toute­fois à sur­mon­ter le dés­in­térêt des labels pour le mashup, et le dur­cisse­ment des lois sur le droit d’auteur lié à Inter­net : « Ces remix numériques, cette cul­ture du mashup sont facil­ités par les nou­velles tech­nolo­gies, mais illé­gaux selon le droit d’auteur actuel. Nous devons décider si cette créa­tiv­ité doit être étouf­fée par la loi, ou si la loi doit être réécrite pour pro­téger ce qui doit l’être, tout en per­me­t­tant à ce genre de créa­tiv­ité de se dévelop­per », résume Lawrence Lessig, pro­fesseur de droit à Stan­ford et spé­cial­iste du copy­right. Mais peut-​être que le mash-​up, dérive imag­i­naire, s’attache unique­ment dans les marges de la machine.

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